Section 4 : Les facteurs du manque d'alternance
politique en Guinée
4-1- Fraudes électorales comme stratégie
de conservation du pouvoir : Il convient, d'emblée, de
définir ce qui constitue, objectivement, une « fraude
électorale ». Cette définition permettra, ensuite,
d'analyser certaines des pratiques considérées comme telle. Ceci
à travers des approches normative ou juridique, sociologique et
stratégique. Cette démarche est d'autant plus nécessaire
que la plupart des rapports ou déclarations faisant état de
fraude électorale de la part des partis au pouvoir proviennent souvent
des partis de l'opposition « victimes » et observateurs
électoraux qui ne font pas, adéquatement, une différence
entre ce qui constitue
33 Lehoucq Fabrice, « Electoral Fraud :
Causes, Types, and Consequences, » Annual Review of political Science,
2003, pp. 233-256.
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une fraude électorale et ce qui relève de la
stratégie politique, « machiavélienne » que
soit-elle34.
Fabrice Lehoucq définit la fraude électorale
comme des « efforts clandestins déployés en violation des
règles établies dans le but d'influencer le résultat des
scrutins électoraux. » Il est vrai que des actes de truquage
peuvent apparaître comme flagrants et être facilement
détectés. Mais il n'est pas moins vrai que les truqueurs essaient
toujours de cacher leurs actes, et nient même, en cas de
découverte, d'avoir commis les faits qui leur sont reprochés.
Ainsi, la clandestinité ou l'intention de cacher et
l'illégalité sont deux conditions importantes pour
établir, de façon objective, le caractère «
frauduleux » d'un acte en jeu compétitif.
Pour nombre d'analystes et d'observateurs de la politique
africaine, la principale stratégie qu'emploient les partis au pouvoir
afin de conserver celui-ci est la fraude électorale, soutient que les
partis au pouvoir en Afrique ont développé des techniques de
fraude électorale très sophistiquées et subtiles, rendant
difficile la détection de certaines pratiques aussi bien par le
chercheur que par les observateurs électoraux. Selon une
déclaration de Pascal Lissouba, l'ancien président congolais,
« les régimes africains au pouvoir n'organisent pas les
élections pour les perdre ». Kokoroko part de cette
déclaration, qu'il utilise pour introduire son article qui porte sur les
élections dans ce qu'il appelle l'Afrique noire francophone. Ainsi, il
soutient que, dans la pratique, l'élection libre et honnête semble
démentie dans la plupart de ces pays, ce qui justifierait, selon lui,
qu'on se pose la question de savoir si les élections qui se
déroulent dans ces pays sont des moyens crédibles de promotion
des alternances démocratique et politique.
Ceci rejoint les arguments avancés pour justifier le
désintérêt, pour très longtemps, de la recherche
africaniste occidentale en science politique aux scrutins africains. Car ces
scrutins n'étaient pas jugés libres et transparents dans la
plupart des cas. La recherche africaniste n'avait donc pas jugé opportun
d'élaborer une problématique générale visant
à expliquer leur sens, leur déroulement ou leur rôle dans
le processus de démocratisation, contrairement à
l'intérêt porté aux échéances
électorales ayant lieu dans les démocraties occidentales stables,
voire dans les pays sud-américains35. Élargissant son
analyse à l'ensemble de l'Afrique, note que la plupart des processus
électoraux qu'a connus le continent depuis les années 1990 ont
34 Ninsin Kwame, « Introduction: The
Contradictions and Ironies of Elections in Africa, » Africa Development,
2006, pp. 1-10.
35 Shedler, Andreas, « The Menu of Manipulation,
» Journal of Democracy, juin 2002, pp. 36-50.
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été entachés d'énormes
irrégularités, « lesquelles non seulement se
généralisent, mais aussi se diversifient à toutes les
étapes du processus électoral ».
Ces étapes du processus électoral seraient au
nombre de quatre, selon Daniel Calingaert. Il s'agit des phases de recensement
des électeurs, de la campagne électorale, des procédures
du jour de scrutin et, enfin, de la comptabilisation et la proclamation des
résultats (Calingaert, 2006). C'est l'ensemble de ces techniques
qu'Andreas Schedler (2002) dénomme « menu de la
manipulation».
Tous les spécialistes reconnaissent que la plupart des
régimes au pouvoir en Afrique font ou tentent souvent de faire recours
à une ou plusieurs de ces techniques de truquage électoral. Dans
le cadre des pays d'étude, les partis d'opposition guinéens et
plusieurs observateurs de la politique guinéenne ont
dénoncé ce qu'ils estiment être des pratiques de fraude
électorale du parti au pouvoir, le Parti de l'Unité et du
Progrès.36 De même, au Bénin, les candidats du
parti la Renaissance du Bénin (PRB), Nicéphore Soglo, et du Parti
du renouveau démocratique (PRD), Adrien Houngbedji, arrivés
respectivement en 2ème et 3ème positions du
scrutin présidentiel de mars 2001, ont décidé de boycotter
le second tour en raison d'allégations de fraude à l'encontre du
régime au pouvoir. Curieusement, les partisans de Soglo, alors
président sortant, reprochent à Kérékou alors dans
l'opposition et les siens de lui avoir « volé» la victoire du
scrutin présidentiel de mars 1996.
Il convient d'analyser certains de ces actes à la
lumière de la définition et à l'aide des approches
susmentionnées. Ainsi, des actes comme la manigance des listes
électorales afin d'en exclure certains électeurs
éligibles, l'interdiction aux autres leaders politiques d'accéder
à certaines parties du territoire national aux fins de campagne
électorale en temps régulier, et le bourrage des urnes
constituent des actes de fraude électorale s'ils ont été
commis délibérément afin d'influencer les
résultats. Ces actes sont interdits dans les codes électoraux de
presque tous les États, et dans notre pays d'étude37.
Quant aux actes comme 1' « achat de votes » aussi appelé
« corruption morale », « don électoral » ou «
marchandisation du vote » et la cooptation des éléments de
l'opposition par le parti au pouvoir, ceux-ci sont des actes qui doivent faire
l'objet de plusieurs lectures. Étant donné que chacun de ces
actes prennent des formes multiples, l'analyse doit porter sur les
différentes manifestations de l'acte et les traiter
36 Banégas Richard, « Mobilisations
sociales et oppositions sous Kérékou, » Politique Africaine,
octobre 1995, pp. 25-44
37 Bebel Bernd et Alexandra Scacco, « What the
Numbers Say: A Digit-Based Test for Election Fraud Using New Data from Nigeria
», Communication présentée à la conférence
annuelle de American Political Science Association, Boston, août 2008.
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au cas par cas. Il y en a qui sont prohibés par les
règles électorales ou constitutionnelles en vigueur, et ceux-ci
sont illégaux et relèvent donc de la fraude électorale.
Par exemple, dans une requête qu'il a
déposée à la Cour constitutionnelle le 8 mars 2001,
Mathieu Kérékou, le candidat sortant à l'élection
présidentielle de mars 2001 au Bénin, a demandé à
la Cour d'annuler les votes au niveau de certains bureaux de vote. Il
justifiait sa requête par des irrégularités
électorales que ses agents auraient constatées au niveau de ces
bureaux de vote lors du premier tour du scrutin, le 4 mars. Les
irrégularités évoquées comprenaient, par exemple,
le fait que des « militants du parti d'opposition la Renaissance du
Bénin distribuait du riz au gras aux électeurs » le jour du
scrutin. Dans sa décision à propos de cette requête, la
Cour a reconnu l'irrégularité de ces actes et noté qu'ils
avaient été déjà pris en compte, examinés et
sanctionnés avec l'annulation des voix au niveau des bureaux de vote
où les irrégularités ont été
établies38.
S'agissant de l'achat de votes ou don électoral, s'il
n'est pas proscrit par les règles en vigueur, il n'est pas
évident qu'il constitue un fait de fraude électorale. Vu sous un
prisme normatif, cependant, éthique enseignerait l'évitement d'un
tel acte. Sauf que l'analyse sociologique dédramatise les conclusions de
ce regard normatif. En effet, l'on assiste, depuis quelques années,
à une monétarisation extrême des relations sociales dans la
plupart des sociétés africaines, y compris dans les mariages, les
rapports conjugaux des femmes refusant de se marier qu'au plus offrant, les
amitiés et même les relations entre parents. Or la conduite des
politiques est influencée, dans une grande mesure, par les matrices
morales de la société qu'ils représentent. Ainsi,
s'inscrivant parfaitement dans la logique de la « politique du ventre
», la plupart des électeurs africains considèrent la
promesse ou l'offre d'argent et autres faveurs en période
électorale comme une vertu éthique et civique, et n'y voient rien
d'anormal. Il est même possible d'arguer que certains les
considèrent comme une obligation que leur doivent les politiques. Dans
les canevas de questionnaire de nos enquêtes de terrain figurait les
questions suivantes : « Qu'est-ce qui vous a convaincu
d'adhérer à ce parti ? » et « Qu'est-ce qui
vous a convaincu de soutenir une personnalité indépendante comme
Boni (pour les militants de Yayi Boni au Bénin) ? » La
question conséquente que nous posions souvent était : «
pourquoi pas supporter tel ou tel autre candidat ? » Les
réponses de certains informateurs étaient
révélatrices à cet égard. En Guinée, le
premier élément évoqué par la plupart des militants
et sympathisants du parti au pouvoir était de dire que « Lansana
Conté est un homme de paix qui a préservé la
stabilité en Guinée malgré les crises politiques qui
prévalaient dans
38 Déposition de la Cour constitutionnelle
beninoise, 2001.
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les pays voisins. » Mais le deuxième
élément de réponse de bon nombre d'entre eux, et le
premier même pour certains, était de dire que Conté
lui-même ou un membre influent de son parti « est très
bienfaisant et généreux ». Trois personnes à Conakry
ont dit qu'ils n'étaient que sympathisants avec le PUP mais qu'elles
sont dorénavant très engagées parce que le
Président Conté a fait partir leurs parents à la Mecque
pour le pèlerinage musulman.
Au Bénin, quatre militants du PRD ont reconnu qu'ils
soutiennent le programme politique du leader de leur parti, mais qu'ils
déplorent le fait qu'il ne se montre pas suffisamment
généreux. À propos des difficultés non politiques
auxquelles ils font face, presque tous les leaders de l'opposition au
Bénin, en Guinée et au Ghana (notamment les petits partis) ont
mis l'accent sur la question de financement. Demandés pourquoi ils ne
mobilisaient pas suffisamment de fonds à partir des cotisations de leurs
militants, la réponse d'environ les deux tiers des Guinéens et
des Béninois et la moitié des Ghanéens était de
dire que « les militants ne sont pas bien engagés, ils sont
pauvres et beaucoup s'attendent d'ailleurs à ce que le parti leur fasse
des faveurs pour leur engagement ».
Pour Richard Banégas, parlant du cas béninois,
notamment lors des élections législatives de 1995, «la
période électorale est en effet perçue par la
majorité des citoyens comme le moment où l'on peut reprendre aux
hommes politiques l'argent qu'ils ont accumulé depuis leur accession au
pouvoir ou, plus généralement, depuis l'indépendance.
» De ce fait, soutient-il : Dans certains cas, les paysans d'un quartier
se sont organisés pour maximiser le profit tiré de la campagne
électorale ... Mais, contrairement à ce que laisse accroire une
image répandue, les citoyens ordinaires sont loin de se conformer
passivement au vote obligé que leur proposent les donateurs de ces
cadeaux ; ils monnayent âprement leur voix et veillent, chacun à
leur niveau, à maximiser l'échange électoral39.
Loin de consacrer la mise sous tutelle des électeurs, souvent
évoquée dans les analyses du clientélisme, la relation
client taire, instrumentalisée par les groupes populaires,
apparaît à ce titre comme un des vecteurs majeurs d'initiation aux
règles nouvelles du pluralisme40. Et loin d'être
l'oeuvre des seuls partis au pouvoir, il faut reconnaître que les acteurs
des partis d'opposition, qu'ils soient candidats à la présidence
ou à la députation, s'adonnent également à cette
pratique.
39 Mahiou Ahmed, « L'avènement du parti
unique en Afrique noire, l'expérience des États d'expression
française », Paris, LGDJ, 1969.
40 Banégas Michel, « Mobilisations
sociales et oppositions sous Kérékou », Politique africaine,
1995, p. 78
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Vue sous cet angle, l'offre du don électoral constitue
pour les politiques une « stratégie rationnelle » qui vise
à gagner des électeurs en étant sensibles à leurs
désirs et préférences41. D'ailleurs, comme nous
l'avons vu au premier chapitre, Weber (1971) reconnaît dans sa
définition de parti politique le fait que les partis ont aussi pour but
de procurer à leurs militants actifs « des chances idéales
ou matérielles de poursuivre des buts et objectifs, d'obtenir des
avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble
»42. Il est vrai que les partis au pouvoir, disposant de plus
de moyens, bénéficient davantage de cette donne et de cette
stratégie que les partis d'opposition.
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