La citoyenneté en droit constitutionnel camerounaispar Ampère Romuald NGASSAM KANGUE Université de Douala - Master 2 en droit public 2015 |
Paragraphe 1 : LA PERMEABILITE DE LA NATIONALITECAMEROUNAISE DANS LA PRESQU'ILE DE BAKASSI Compte tenu du contexte marqué par la forte présence démographique des nigérians dans la presqu'île de Bakassi, la citoyenneté camerounaise s'en sort vulnérable, car elle devient exposée à des risques d'infiltration (A). D'où la nécessité d'analyser les enjeux qui se rattachent à la mise à l'épreuve de la nationalité camerounaise du fait de ce facteur démographique (B). A. Les risques d'infiltration de la citoyenneté camerounaiseLes risques d'infiltration de la nationalité 428 et par ricochet de la citoyenneté camerounaise429 à Bakassi sont tributaires de la localisation massive des étrangers nigérians dans cette partie du territoire national. Ce fait démographique ne peut en effet être ignoré dans toute étude objective sur la nationalité ou la citoyenneté dans cette zone, d'autant plus qu' « il n'est guère de phénomènes sociaux qui n'aient un aspect démographique »430. Dans l'entreprise de démonstration de cette idée, nous utiliserons l'induction comme type de raisonnement, en ce qu'il est « une généralisation, opération par laquelle on étend à une classe d'objets ce que l'on a observé sur un individu ou quelques cas particuliers »431. Dans ce même sillage, l'induction amplifiante qui, « d'un nombre déterminé de faits observés, généralise, à un nombre infini de faits possibles »432, nous parait objectivement opératoire. 428 Le terme infiltration renvoie ici à la détention indue, parce que frauduleuse, de la nationalité 429 Nous utiliserons indifféremment les termes de nationalité et de citoyenneté à ce niveau ; la possession de la première entrainant logiquement l'exercice de la seconde, l'une impliquant l'autre. 430 Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, op. cit. , p. 264. 431 Ibid., p. 16. 432 Ibidem. 127 Selon la définition des Nations Unies, le terme étranger « s'applique [...] à tout individu qui ne possède pas la nationalité de l'Etat dans lequel il se trouve »433. De ce point de vue, les étrangers ne peuvent pas prétendre jouir des droits attachés à la qualité de citoyen de l'Etat dans lequel ils résident. Mais la forte présence démographique de la colonie nigériane qui, dans plusieurs localités de Bakassi, est même supérieure à l'effectif de la population camerounaise, peut donner à penser qu'il ne s'agit même plus d'une colonie étrangère, mais plutôt d'une réelle communauté nationale. La conséquence majeure qui en découle est qu'il se crée inéluctablement une confusion quant à l'identification du réel citoyen camerounais. Ce présage semble être conforté par Molem Christopher Sama et Debora Johnson-Ross, qui affirment que : « The Nigerian indigenes [...] do not necessarily have residence permits and other legal documents permitting them to reside and engage in business in what is now legally Cameroonian territory »434. Si l'infiltration de la citoyenneté camerounaise par des immigrés nigérians en particulier est possible jusque dans la ville de Douala où ces derniers ne représentent qu'une infime proportion de la population, il est logiquement donné à croire qu'elle serait plus facile et plus massive dans la presqu'île de Bakassi dans laquelle ces mêmes ressortissants étrangers forment un impressionnant effectif de la population totale. En effet, Jean-Blaise Nkéné révèle notamment que les stratégies d'insertion des immigrés nigérians à Douala « s'inscrivent dans des logiques de contournement, d'évitement, de subtiles infiltrations dans le corps social »435. L'auteur ajoute que malgré la souplesse de l'administration locale et de la législation camerounaise en matière de titre de séjour, « les immigrés nigérians semblent préférer des voies frauduleuses. Ils optent dans ce cas pour des solutions diverses [...] ils se font délivrer des fausses cartes d'identité camerounaises 433 Cf. la résolution47/144 adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU le 13 décembre 1985. 434 Molem Christopher Sama et Debora Johnson-Ross, « Reclaiming the Bakassi Kingdom: The Anglophone Cameroon - Nigeria Border », Afrika Zamani, nos. 13 et 14, 2005-2006, pp.103-122, (spéc. p. 117). « Les autochtones nigérians ne détiennent pas forcément des permis de séjour et autres documents légaux les autorisant à résider et à entreprendre des affaires dans ce qui désormais est un territoire camerounais du point de vue juridique ». La traduction est de nous. 435 Blaise-Jacques Nkéné, « Les immigrés nigérians à Douala : Problèmes et stratégies d'insertion sociale des étrangers en milieu urbain », in polis, R.C.S.P/C.PS.R., vol. 7, numéro spécial, 1999-2000, p. 14. 128 moyennant argent ... »436. La possession de la carte nationale par ces derniers montre le degré d'infiltration de cette nationalité, qui semble devenue d'ailleurs un phénomène récurrent437. A propos des mêmes immigrés nigérians au Cameroun, Jacques-Blaise Nkéné met en lumière leur entrée dans le champ politique local en tant qu'acteurs, singulièrement à Douala toujours. A ce propos, il affirme que son « intuition de départ est basée sur le fait que la présence massive d' «étrangers » dans certaines aires sociales ne peut ne pas avoir des conséquences sur le champ politique »438. Cette immixtion des immigrés nigérians dans la vie politique de la ville de Douala439 est justement possible par la détention frauduleuse de la nationalité camerounaise, par laquelle ils se prévalent, au même titre les nationaux camerounais, d'un droit de vote. A titre d'illustration, l'on révèlera que « Les élections dans l'arrondissement de Manoka - Douala VI - sont le reflet de la participation ou non des associations immigrées nigérianes qui regorgent en leur sein près de 85% de la population locale. Leur contrôle est alors un gage important pour l'expression des suffrages »440. Ainsi, l'infiltration de la nationalité camerounaise par les étrangers constitue une grave entorse à l'idée de Nation, dans la mesure où ces derniers, parce que leur démarche est frauduleuse et opportuniste, ne peuvent certainement pas se dévouer au service de la Nation camerounaise. C'est ce que semble soulever Jacques-Blaise Nkene lorsqu'il affirme que l'acquisition de la citoyenneté par des immigrés nigérians « leur permet tantôt de marchander leur voix en période électorale ou surtout d'acquérir des passe-droits sans pour autant se sentir des camerounais, [...] c'est donc d'une acquisition à des fins essentiellement mercantiles qu'il s'agit »441. Il renchérit en disant que : « La citoyenneté camerounaise pour l'immigré nigérian n'est qu'un instrument de travail »442. 436 Ibid, p. 20. 437 En effet, un nigérian interpellé à Douala le 1er juillet 1999 par la police au motif qu'il détenait deux cartes nationales d'identité, une camerounaise et une autre nigériane. avoua ce qui suit : « je me suis débrouillé comme ça à me faire établir une carte nationale d'identité camerounaise pour éviter les tracasseries policières ». Lire Jacques-Blaise Nkéné, Ibid, p. 21. 438 Jacques-Blaise Nkéné, « Les étrangers, acteurs de la vie politique camerounaise : L'expérience des immigrés nigérians dans la ville de Douala », R.C.S.P. /C.P.S.R., vol.8, numéro spécial, 2001, p. 3 439 Cette immixtion se fait, selon les mots de Jacques-Blaise Nkéné, par « une incorporation ou une infiltration physique ou/et symbolique dans les instances du pouvoir politique local ». Lire Jacques-Blaise Nkéné, Ibidem. 440 Ibid., pp. 8-9. 441 Ibid., p. 29. 442 Ibidem. 129 Au regard de ce qui précède, il est plus que raisonnable d'entrevoir l'orchestration des mêmes manoeuvres d'infiltration de la nationalité et par ricochet de la citoyenneté camerounaises dans la presqu'île de Bakassi, même si pour cette zone ladite infiltration prendraient une plus grande ampleur par rapport à Douala. En effet, la citoyenneté camerounaise est en proie à un « quasi étouffement » à Bakassi en raison de la forte présence étrangère, qui concurrence dans certaines zones l'effectif des ressortissants camerounais. Pour les cas par exemple de l'arrondissement de Bamusso, l'on dénombre 12230 ressortissants nigérians pour une population totale de 19230443 ; alors que dans l'arrondissement de Kombo Itindi l'on compte jusqu'à 1366 nigérians pour 2956 habitants444. Au regard de ce qui précède, il ne serait pas erroné de dire qu'autant les frontières séparant le Cameroun et le Nigéria sont poreuses, autant la citoyenneté camerounaise l'est aussi au profit des ressortissants nigérians. B. La nationalité camerounaise à l'épreuve de la forte démographie nigériane à Bakassi : Les enjeux Les enjeux de la nationalité à Bakassi peuvent se dessiner à deux niveaux : d'abord au niveau de l'Etat et des ressortissants nigérians (1), ensuite au niveau de l'Etat du Cameroun (2). 1. Les enjeux propres à l'Etat et aux ressortissants nigérians L'irrédentisme nigérian relativement au territoire de Bakassi avait ou continue d'avoir pour socle la nationalité des populations qui y habitent. En effet, le Nigéria s'était fondé sur une pseudo autorité politique établie et manifestée sur ce territoire et sur ses populations pour revendiquer sa souveraineté sur ce territoire445. C'est dire que la présence massive de 443 Cf. les résultats du 3e recensement général de la population et de l'habitat de 2005. 444 Ibid. 445 Le Nigéria revendique sa souveraineté sur Bakassi en s'appuyant sur trois fondements. Il s'agit d'abord de l'occupation de longue date de ce territoire par le Nigéria et des ressortissants nigérians, qui constitue une 130 ressortissants nigérians dans la presqu'île, territoire camerounais, constitue à n'en point douter un enjeu géopolitique important pour l'Etat du Nigéria. Dans cette optique, il ne serait pas erroné de conjecturer que la forte présence des citoyens nigérians dans la presqu'île de Bakassi peut avoir comme influences géopolitiques à la fois l'installation ou la réinstallation et l'accroissement de l'autorité de cet Etat dans cette partie du territoire camerounais. Cette hypothèse peut raisonnablement être confortée par le fait qu'en novembre 2007, le Sénat nigérian s'était opposé à la rétrocession de la péninsule au Cameroun en déclarant qu'elle était illégale. De même, en 2008, des habitants de Bakassi avaient saisi un juge de la Haute Cour fédérale du Nigéria réclamant l'arrêt du processus juridico diplomatique de transfert d'autorité au profit du Cameroun. Ce juge avait accordé une réponse favorable à la requête en prononçant le gel du transfert de souveraineté. Bien que le pouvoir exécutif nigérian n'eut pas suivi ces sons de cloche, car avait-il signé l'accord de Calabar le 14 août 2008446, il reste que persiste tout de même au Nigéria un certain irrédentisme tant au niveau fédéral que fédéré à propos de Bakassi. Cet irrédentisme est beaucoup plus poussé dans l'Etat fédéré du Cross River dont était rattachée la péninsule au moment de son occupation par le Nigéria. En effet, certains acteurs nigérians contestent la souveraineté du Cameroun sur la presqu'île en arguant que les populations indigènes qui y sont établies depuis toujours sont des citoyens nigérians. Autrement dit, il n'est pas envisageable pour les acteurs susmentionnés que des citoyens nigérians soient sous l'autorité du Cameroun, un Etat étranger selon eux. consolidation historique de sa souveraineté ; ensuite de la possession paisible par le Nigéria de ce territoire en qualité de souverain, possession qui n'a suscité aucune protestation de la part du Cameroun ; enfin des manifestations de souveraineté du Nigéria, en même temps que l'acquiescement du Cameroun à la souveraineté nigériane sur la presqu'île de Bakassi. Voir à ce sujet l'arrêt de la CIJ du 10 octobre 2002 sur l'affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria. 446 L'accord de Calabar a en effet parachevé le processus qui devait permettre au Cameroun de recouvrer sa pleine souveraineté sur la péninsule. Il dispose ainsi qu'« Il est reconnu, par le présent acte que (a) le retrait de l'administration civile et des forces de police de la République fédérale du Nigeria de la Zone (Annexe I et Annexe II de 1 'Accord de Greentree) et (b) le transfert d'autorité à la République du Cameroun sur la totalité de la presqu'île de Bakassi ont été achevés ce jour, jeudi 14 août 2008 ». 131 Conformément à cette position, c'est le rattachement de ces populations au Nigéria, et par-là même, la citoyenneté de ce pays, qui doivent y prévaloir. Cette position est relevée par Molem Christopher Sama et Debora Johnson-Ross, qui rapportent les propos suivants de certains habitants de Bakassi : « We are Nigerians and here in our ancestral home. You can see some of the graves here dating back to the 19th century. How can you force a strange culture and government on us? »447. Il va s'en dire que toutes les entreprises de valorisation ou de promotion de la citoyenneté nigériane menées dans l'optique de légitimer la souveraineté du Nigéria, et de contester par voie de conséquence celle du Cameroun sur Bakassi, sont de nature à éprouver le raffermissement de la citoyenneté camerounaise dans cette zone. Par exemple, le mouvement dénommé Assemblée des jeunes de l'Etat du Cross River, après une vaste consultation, a rejeté la décision de la CIJ du 10 octobre 2002 ; c'est ce qui ressort des déclarations suivantes : - We the Cross River State Youths reject completely the handover of Bakassi Peninsula to the Republic of Cameroun because it lacked the consent and approval of the indigenous Bakassi people who are Nigerians. - The Bakassi people refused to be transferred forcefully to a foreign country in the haste to obey a fraudulent world court judgment. - Historically, other countries are known to have disobeyed the judgment of the world court including some Western Nations. - Bakassi remains and will always remain part and parcel of Cross River State of Nigeria and not to be transferred to the Republic of Cameroun because the inhabitants have no ancestral, historical, archaeological and political links or ties. They are Nigerians and will always remain Nigerians448. 447 Molem Christopher Sama et Debora Johnson-Ross, loc cit. , p.111. « Nous sommes nigérians et nous sommes ici sur la terre de nos ancêtres. L'on peut voir ici certaines tombes qui datent du 19è siècle. Comment peut-on nous soumettre à une culture et à un gouvernement étranger ? ». La traduction est de nous 448 Lire Molem Christopher Sama et Debora Johnson-Ross, loc.cit. , pp. 111-112. La traduction est de nous. - Nous la jeunesse de l'Etat du Cross River rejetons complètement le transfert de la péninsule de Bakassi à la République du Cameroun en raison du fait qu'il a été opéré sans le consentement et l'approbation des populations indigènes de Bakassi qui sont des nigérians. 132 Ainsi, l'un des enjeux de la mise en exergue de la citoyenneté nigériane, comme étant la citoyenneté naturelle des populations de Bakassi, participe d'une stratégie conduite par des entités nigérianes449en vue de remettre en cause la souveraineté du Cameroun sur ce territoire à cause du fait, selon elles, que l'essentiel de la population est composé, non pas de ses ressortissants, mais des citoyens d'un autre Etat, en l'occurrence le Nigéria. Dans ce contexte, la question de la citoyenneté des populations de Bakassi doit normalement préoccuper au premier chef l'Etat du Cameroun. 2. Les enjeux liés à l'Etat du Cameroun L'enjeu majeur de la citoyenneté dans la presqu'île de Bakassi pour l'Etat du Cameroun est l'ancrage total de sa souveraineté sur cette zone, car selon Adeline Braux, « l'appartenance civique à tel ou tel Etat est une affaire de souveraineté »450. Selon l'accord de Greentree451, le Cameroun s'engage « à ne pas forcer les ressortissants nigérians vivant dans la presqu'île de Bakassi à quitter la zone ou à changer de nationalité »452 . Ainsi, après l'acquisition de la plénitude de sa souveraineté sur ce territoire453, il est fondamentalement indispensable de la rendre tout aussi effective sur les populations qui s'y trouvent ; étant entendu que l'Etat « est doté d'une autorité politique établie qui doit assurer l'unité de la population et du territoire »454. C'est dire que l'effectivité de la souveraineté du Cameroun sur cette localité - Le peuple de Bakassi a refusé d'être transféré de force à un pays étranger ceci dans la précipitation de se conformer au jugement erroné d'une juridiction internationale. - Historiquement, d'autres pays sont reconnus pour ne s'être pas conformés au jugement de la juridiction internationale y compris certaines Nations occidentales. - Bakassi demeure et demeurera toujours une partie intégrante de l'Etat du Cross River du Nigéria et ne doit pas être transféré à la République du Cameroun parce que les habitants n'ont pas avec elle des liens ou attaches ancestraux, historiques, archéologiques et politiques. Ils sont et demeureront toujours des nigérians. 449 Il peut s'agir de groupes associatifs ou criminels ou d'acteurs politiques fédéraux ou fédérés etc. 450 Adeline Braux, « De la citoyenneté soviétique à la citoyenneté russe : Les conflits d'allégeance des immigrés sud-caucasiens en fédération de Russie », http://www.ceri-sciences-po.org, mars 2010, p.6. 451 L'accord de Greentree est un accord politique signé le 12 juin 2006 entre le Cameroun et le Nigéria sous l'égide de l'ONU, ayant pour objet la définition des modalités de retrait et de transfert d'autorité dans la presqu'île de Bakassi conformément à la décision de la CIJ du 10 octobre 2002. 452Cf. art. 3 al. 2a. de l'accord de Greentree signé le 12 avril 2006 entre le Cameroun et le Nigéria, concernant les modalités de retrait et de transfert d'autorité dans la presqu'île de Bakassi. 453 Le Cameroun a recouvré la plénitude de sa souveraineté sur la presqu'île de Bakassi depuis la fin du régime spécial transitoire de cinq ans le 14 août 2013. 454 Joseph Owona, Droits constitutionnels et institutions politiques du monde contemporain. Etude comparative, op. cit., p. 20. 133 passe aussi par le contrôle et la maitrise des nationalités, c'est-à-dire le pays doit être capable d'identifier clairement qui est son national et qui est étranger. Il s'avère donc effectivement que la nationalité et la citoyenneté sont des attributs de la souveraineté455. Sous ce prisme, afin d'enraciner hermétiquement le territoire de Bakassi dans le pré carré du Cameroun, il s'avère impérieux d'y protéger et d'y renforcer la nationalité camerounaise. Cela est d'autant plus nécessaire dans la mesure où la nationalité peur être source d'ingérence extérieure456 ; d'ailleurs, conformément à l'accord de Greentree, les autorités civiles nigérianes avaient déjà la possibilité d'accéder aux populations installées dans la Zone457. De cette manière, les nombreux nigérians établis à Bakassi constituent en quelque sorte un bloc, qui peut servir d'une manière ou d'une autre, de canal d'expression ou d'influence du Nigéria vis-à-vis du Cameroun. En outre, la protection de la citoyenneté camerounaise à Bakassi constitue aussi un enjeu quant à la préservation de l'identité nationale, car le concept de Nation est étroitement lié à celui de citoyenneté. En effet, selon le Pr. Luc Sindjoun, « La nation se représente dans une large mesure à partir de l'identité, d'un référentiel commun à des acteurs sociaux »458. Or, il n'existe aucun rapport d'identification des ressortissants nigérians vivant à Bakassi, à la nation camerounaise. Et, compte tenu de leur grand nombre, il se crée dès lors une certaine déconnexion entre les deux éléments que sont la communauté nationale et les populations devant la composer. En d'autres termes, l'enjeu de l'attestation de l'existence d'une communauté nationale camerounaise auquel tend l'identité nationale459, peut être remis en cause singulièrement à cause du déficit d'intégration ou d'assimilation des hommes à la communauté dans laquelle ils vivent. Ce qui revient à dire que les ressortissants nigérians 455 Cette idée peut ainsi être illustrée par le fait que c'est la présence massive et de longue date des nationaux nigérians sur la presqu'île de Bakassi en l'occurrence qui a amené le Nigéria à y mettre en oeuvre des mécanismes d'exercice de sa souveraineté, ce qu'il a qualifié d' « exercice d'une autorité effective ». Cf. l'arrêt de la CIJ relative à l'affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria. 456 Le nombre de ressortissants d'un Etat résidant dans un autre Etat est un facteur déterminant dans la conduite des relations bilatérales entre eux. 457 Cf. para. 4a de l'annexe 1 de l'accord de Greentree, relatif au régime spécial transitoire. 458 Luc Sindjoun, « Identité nationale et « révision constitutionnelle » du 18 janvier 1996 : Comment constitutionnalise-t-on le « nous » au Cameroun dans l'Etat post- unitaire ? », Polis, R.C.S.P/C.P.S.R., Vol.1,n° spécial, Février 1996, p.1. 459 Selon le Pr. Luc Sindjoun, l'enjeu de l'identité nationale est la construction et la mobilisation « des signes, des actes et des pratiques attestant de l'existence d'une communauté, d'un groupe social soudé ou alors faisant croire en l'existence de celle-ci ou de celui-ci ». Cf. Luc Sindjoun, Ibidem. 134 établis à Bakassi, du fait toujours de leur nombre élevé, font prospérer de manière fort significative, non pas l'identité nationale camerounaise, mais celle nigériane ; avec le risque qu'on assiste à la supplantation de l'identité camerounaise par celle étrangère. Paragraphe 2 : LES PERSPECTIVES D'ANCRAGE DE LA CITOYENNETE CAMEROUNAISE A BAKASSI Etant donné que selon l'accord de Greentree, le Cameroun ne peut pas forcer les ressortissants nigérians vivant dans la presqu'île de Bakassi à quitter la zone ou à changer de nationalité, la logique de facilitation de l'intégration des populations étrangères qui y vivent s'inscrit dès lors en une perspective envisageable. Elle peut tourner autour de la mise sur pied de mécanismes exceptionnels d'accès à la nationalité camerounaise d'une part (A), et par l'octroi de droits politiques limités aux ressortissants nigérians d'autre part (B). A. La mise sur pied de mécanismes exceptionnels d'accès à la nationalité camerounaise Afin de sauvegarder la connexion entre l'appartenance à la Nation et la citoyenneté, il importe de mettre en oeuvre des mécanismes exceptionnels d'accès à la nationalité camerounaise par les ressortissants étrangers, en dehors de toute politique de peuplement du territoire de Bakassi par les propres citoyens camerounais. La naturalisation des étrangers, en l'occurrence les ressortissants nigérians, peut ainsi avoir comme fondement le jus soli460. Le territoire de Bakassi ayant été rétrocédé au Cameroun, ceux de ses habitants qui ont manifesté le voeu de demeurer sur ce sol devraient pouvoir avoir la possibilité d'être naturalisés camerounais ; car en effet, le droit du sol est l'une des modalités d'attribution de la nationalité camerounaise461. De façon pratique, le gouvernement du Cameroun, à travers son ministère de l'Administration territoriale et de la décentralisation, peut par exemple initier des campagnes itinérantes de consultation des populations dans les circonscriptions territoriales constitutives 460 Le jus soli renvoie à l'attribution de la nationalité d'après le lieu de naissance de l'individu. 461 Voir l'art. 26 al. a de la loi n° 1968-LF-3 du 11 juin 1968, portant code de la nationalité camerounaise. 135 de la péninsule de Bakassi en vue de recueillir leur avis quant à leur volonté ou non d'accéder à la nationalité camerounaise. Au vu des résultats de ces consultations, les nigérians qui en exprimeront la volonté, se verraient reconnaitre le statut de citoyens camerounais, titulaires de droits et tenus à des devoirs conformément au droit positif camerounais. Une politique nationale spéciale de naturalisation des étrangers permettrait ainsi à termes de régulariser leur situation. Le faire serait reconnaitre l'importance du phénomène démographique, qui a selon Emile Durkheim « le statut d'infrastructure de la vie sociale »462 Cette naturalisation mettrait ainsi fin à l'ambiguïté qui caractérise la citoyenneté à Bakassi, qui découle du fait que des ressortissants nigérians, bien qu'ils aient en réalité le statut juridique d'étrangers, ne sont pas pour autant traités comme tels dans les faits. En effet, il ne leur est pas exigé de justifier d'un permis de séjour ou de résidence en territoire camerounais. En outre, la naturalisation par des voies exceptionnelles de certains individus vivant dans la péninsule s'avère nécessaire au regard de la prévention des risques d'apatridie. En effet, il convient de relever que la situation sécuritaire qui prévalait à Bakassi, marquée à une période donnée par un affrontement militaire entre le Cameroun et le Nigéria, a certainement pu rendre difficile, sinon impossible l'enregistrement des naissances par l'un ou l'autre de ces Etats. De la sorte, il se dessine le spectre d'une profonde difficulté quant à la détermination de la citoyenneté des personnes nées à Bakassi pendant la période de son occupation par les forces armées et de police nigérianes de décembre 1993 à août 2008463. Le recensement des personnes nées pendant la période sus indiquée doit participer de la clarification de leur statut et de la facilitation éventuelle de leur naturalisation. Cette démarche obéirait de toutes les façons aux prescriptions de la Convention du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie, qui dispose que : « Tout Etat contractant accorde sa nationalité à l'individu né sur son territoire et qui, autrement, serait apatride »464. Toutefois, la naturalisation des étrangers de Bakassi n'est pas le moyen ultime. 462 Cf. Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, op. cit. , p. 264. 463 Le 14 août est la date de tenue d'une cérémonie officielle à Calabar symbolisant le retrait définitif l'armée nigériane et le transfert d'autorité au Cameroun sur la péninsule de Bakassi. Même si le 14 août 2006 s'était tenue dans la localité d'Akwa une cérémonie marquant le retrait partiel de l'armée nigériane. 464 Voir l'art.1er de la convention de l'ONU du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie. 136 |
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