SECTION II : LA DIFFERENCIATION DE LA CITOYENNETE
AU
TRAVERS DU DROIT ELECTORAL
Une vue panoramique jetée sur le droit électoral
camerounais révèle que certains de ses aspects sont
substantiellement de nature à engendrer des disparités manifestes
au niveau de la citoyenneté. Dans ce cadre, l'on montrera d'une part que
le découpage électoral est une source d'exercice inégal de
la souveraineté nationale par les citoyens (§1), et d'autre part
que le droit à l'éligibilité est instaurateur de
distinctions entre citoyens (§ 2).
Paragraphe 1 : LES DECOUPAGES ELECTORAUX SPECIAUX COMME
SOURCE D'EXERCICE INEGALITAIRE DE LA SOUVERAINETE
La mise en oeuvre du suffrage universel passe par
l'opération du découpage électoral, qui est une «
technique qui lors des élections législatives consiste à
diviser le territoire national en circonscriptions électorales et
à leur affecter un nombre de sièges déterminés
»322.
319 Tous les départements ou arrondissements composant
une région ne voient pas toujours leurs ressortissants être admis
à des concours administratifs malgré l'application de la
règle de l'équilibre régional. A ce sujet, comment
sera-t-il possible de répartir un quota régional de six places
par exemple à un concours administratif entre des candidats tous
originaires d'une même région comptant huit départements
avec trois ou quatre arrondissements pour les uns et six pour les autres ? En
tout cas il va s'en dire que le risque est grand que ni toutes les
régions, ni tous les départements, ni tous les arrondissements ne
seront pas représentés dans certaines circonstances.
320 Luc Sindjoun, L'Etat ailleurs. Entre noyau dur et case
vide, op. cit., p. 312.
321 Ibid, p. 313.
322 Alain Didier Olinga, « Le citoyen dans le cadre
constitutionnel camerounais », op. cit. , p. 164.
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Toutefois, il existe à coté de ce
découpage électoral, dit général, des
découpages électoraux spéciaux, dont l'usage
éminemment politique (A) entraine dans les faits l'exercice
inégalitaire de la souveraineté nationale (B).
A. L'usage politique de la technique du découpage
électoral spécial
Parlant du découpage électoral spécial,
le Pr. Alain Didier Olinga révèle que « cette pratique n'est
pas nouvelle dans l'histoire du droit électoral camerounais
»323, car l'article 2 du décret n° 66/50 du 4 mars
1960 opérait déjà la division des départements du
Wouri et du Moungo dans le but d'assurer « une équitable
représentation des minorités ethniques »324.
Cette technique est utilisée au Cameroun respectivement pour les
élections législatives325 et
régionales326 pour lesquelles la circonscription
électorale est en principe le département.
Toutefois, la compétence exclusive du Président
de la République en la matière, en vertu de ce qu'il lui est
constitutionnellement reconnu le rôle de garant de l'organisation et du
bon fonctionnement des institutions de la République327, est
sujette à caution ceci à cause de sa position de président
national du parti politique au pouvoir.
En effet, le fait que le Chef de l'Etat détienne et
conserve sa casquette de chef incontesté de son parti328 peut
laisser émerger contre celui-ci une présomption
d'impartialité dans la délimitation territoriale des
circonscriptions électorales et dans l'attribution des sièges
à chacune d'elle. Le Dr. Menguele Menyengue Aristide évoque
à ce sujet que des partis politiques d'opposition « contestent
systématiquement cette compétence présidentielle
«superfétatoire» du fait de «la
multipositionnalité » inhérente au jeu de rôle
présidentiel, étant
323Alain Didier Olinga, « Politique et droit
électoral au Cameroun : Analyse juridique de la politique
électorale », Polis R.C.P.S. /C.P.S.R., Vol. 6,
no 2, 1998, pp. 31-52 (spéc. p. 44).
324Ibidem.
325 Selon l'art. 149 al. 2 du code électoral, «
... compte tenu de leur situation particulière, certaines
circonscriptions peuvent faire l'objet d'un découpage spécial par
décret du Président de la République ».
326 L'art. 247 al. 2 du code électoral dispose que
«... en raison de leur situation particulière, certaines
circonscriptions peuvent faire l'objet d'un regroupement ou d'un
découpage spécial par décret du Président de la
République ».
327 En vertu de l'art. 5 de la constitution, le
Président de la République peut exercer ce pouvoir d'arbitrage
qu'est le découpage électoral, et ce, dans
l'équité, c'est-à-dire en faisant correspondre le plus
exactement possible le nombre de députés à attribuer
à une circonscription électorale avec sa taille
démographique.
328 Au sein du parti au pouvoir au Cameroun, le RDPC, il est
dit du Président de la République Paul Biya, par ailleurs
président de ce parti, qu'il est son candidat naturel à
l'élection présidentielle. Cela montre à suffisance que le
Chef de l'Etat, malgré son statut de Président de la
République, ne reste pas moins foncièrement attaché
à son parti.
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entendu que par «dédoublement
fonctionnel», le Président de la République [...] est
par ailleurs resté jusqu'ici le président national du parti au
pouvoir »329. Il poursuit en affirmant qu'
Il serait naïf de penser que le Président de
la République par ailleurs président national du R.D.P.C- parti
au pouvoir- ferait un usage équitable du découpage
électoral lorsque et tant que les militants de son parti sont en
compétition avec des militants d'autres partis politiques dans une
échéance électorale f...] cet usage partisan du
découpage électoral est presque consubstantiel à «
l'invention» de la pratique330.
Par ailleurs, la loi électorale énonce que
compte tenu de leur situation particulière, certaines circonscriptions
peuvent faire l'objet soit d'un découpage spécial, soit d'un
regroupement par décret du Président de la
République331.
Au sens de cette disposition, le motif juridique du
découpage électoral est la « situation particulière
» de la circonscription électorale en question. Mais il se pose un
réel problème découlant de ce que cette expression n'a pas
été définie par le législateur. Quels sont en fait
les éléments qui font d'une circonscription électorale
qu'elle devienne particulière ?
Le silence de la loi sur la question laisse ainsi un large
pouvoir d'appréciation au Président de la République,
détenteur exclusif de la compétence de délimitation
territoriale des circonscriptions électorales. Dans ce contexte, des
risques sont grands que l'on assiste à une manipulation politique du
découpage électoral spécial.
Cette suspicion, déjà exprimée par
l'opposition, peut tout à fait avoir une certaine
légitimité si l'on se fonde sur l'idée que le
découpage électoral spécial s'assimile au
gerrymandering332, qui est une pratique consistant à
définir les limites des circonscriptions
329 Aristide M. Menguele Menyengue, « La
problématique du découpage spécial des circonscriptions
électorales au Cameroun », revue africaine de parlementarisme
et de démocratie, SOLON, vol. III, n°8, août
2014, pp.143-173, (spéc. p. 147).
330 Aristide M. Menguele Menyengue, op. cit., p. 157.
331 Voir les art. 149 al. 2 et 247 al. 2 du code
électoral.
332 « On doit la technique du
découpage électoral à Eldbridge GERRY du nom d'un ancien
gouverneur de l'Etat du Massachussetts qui initia au début du
XIXème siècle le désormais très fameux
procédé du découpage électoral ». Ainsi,
« Le concept de gerrymander provient donc de la contraction de
«Gerry» et de «mander». D'où le
qualificatif de gerrymandering. Lire Aristide M. Menguele
Menyengue, op. cit., p. 158.
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électorales en vue de favoriser les candidats du parti
au pouvoir333. C'est dans ce sens que s'inscrivent les propos de
Thomas Ehrhard, qui dit que « le gerrymandering, qualifie ainsi
toute pratique consistant à « charcuter » les limites
des circonscriptions pour avantager certains candidats »334.
Pour le Pr. Alain Didier Olinga, ce charcutage semble effectivement avoir eu
lieu lors des élections législatives de mai 1997. Il confesse
qu'une « observation d'ensemble permet d'affirmer que le découpage
spécial a nettement joué en faveur du RDPC dans de nombreuses
circonscriptions délicates »335. Ainsi, « Le
découpage spécial apparaît donc clairement comme une
donnée politique de premier plan, un amortisseur de défaites
électorales ou un facteur de victoires électorales pour les
gouvernants en place »336.
En confrontant cette suspicion de l'arbitraire du
découpage électoral spécial avec la réalité
de son opérationnalisation au Cameroun, il découle un
déséquilibre dans la représentation des différentes
circonscriptions électorales.
B. L'exercice inégalitaire de facto de la
souveraineté
En vertu du principe d'égalité des suffrages,
chaque électeur ne doit disposer que d'une seule voix. Mais lorsque les
circonscriptions électorales sont représentées de
façon disproportionnelle, le poids des voix dès lors n'est plus
égal. Autrement dit, à nombre d'habitants identique, deux
circonscriptions électorales données peuvent être
représentées par un nombre différent de
députés.
L'atteinte à l'égalité dans le droit de
vote « peut exister en cas de découpage inégal des
circonscriptions »337, avec comme conséquence l'exercice
inégalitaire de la souveraineté nationale338 par les
citoyens.
333Aristide M. Menguele Menyengue affirme dans ce
sens qu'« il est certain que l'offre présidentielle du cadre
géographique de la compétition électorale par
«ciselage» plus ou moins arbitraire des circonscriptions
électorales vise aussi l'organisation et «la répartition
vicieuse» des zones d'influence politique qui oscille entre
consolidation de l'hégémonie politique du parti au pouvoir et
affaiblissement progressif du marquage territorial des partis d'opposition
». Lire Aristide M. Menguele Menyengue, op. cit., p.159.
334 Thomas Ehrhard, « Dualité et théorie
pratique : le découpage électoral au prisme
révélateur de la mobilisation des savants et des savoirs »,
Section Thématique n°- 36 : Découpage Electoral, Histoire,
Enjeux et Méthodes, Congrès A.F.S.P. Strasbourg, 2011, p.1.
Cité par Aristide M. Menguele Menyengue, op. cit., p. 158.
335 Alain Didier Olinga, « Politique et droit
électoral au Cameroun : Analyse juridique de la politique
électorale », op. cit. , p. 45.
336 Ibidem.
337 Marie-Anne Cohendet, Droit constitutionnel, op
cit. p.148.
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C'est manifestement ce qui découle du décret
présidentielle no 2013/222 du 03 juillet 2013 portant
répartition des sièges par circonscription électorale
à l'Assemblée Nationale, qui abrogeait le décret
no 97/061 du 02 avril 1997 portant sur le même objet. En
effet, la confrontation des rapports entre le nombre de sièges
attribués aux circonscriptions électorales et leur poids
démographique montre que ce décret ignore les résultats du
dernier recensement général de la population.
Au niveau des régions, il ressort du troisième
recensement général de la population du Cameroun effectué
en 2005 que la région du Centre est la plus peuplée avec
3.525.664 habitants, l'Extrême-Nord vient tout juste après avec
3.480.141, puis le Littoral, peuplé de 2.865.795. Pour le cas seulement
de ces trois régions, il existe une disproportion dans la
représentation parlementaire des populations au niveau de
l'Assemblée Nationale : La première citée, d'après
le dernier découpage électoral effectué en 2013, compte 28
députés contre 29 pour la deuxième et 19 pour la
troisième.
De ce qui précède, comment comprendre que la
région du Centre soit numériquement moins
représentée par rapport à l'Extrême-Nord pourtant
est-elle plus peuplée que cette dernière, soit une
différence de 72.250 habitants. Il est clair dans cette situation que ce
n'est pas le critère du poids démographique qui a
présidé à la répartition du nombre de
députés entre ces deux régions. Le Dr. Menguele Menyengue
Aristide justifie cette disparité en expliquant que « le
décret n°- 2013/222 du 03 juillet 2013 consacre le principe de
l'attribution équitable du nombre de sièges au prorata de la
densité démographique. Suivant ce principe, la région de
l'Extrême-nord par exemple se voit attribuer le plus grand nombre de
sièges de députés »339. En effet, selon
les résultats du 3e recensement général de la
population et de l'habitat sur lequel s'appuie le décret du 03 juillet
2013 suscité, la densité de la population dans
l'Extrême-Nord est de 101,6 habitants/km2 contre 51,1
habitants/km2 pour le Centre.
Cependant, quand bien même l'on retiendrait le
critère de la densité de la population, l'on constate qu'il n'a
pas prévalu dans l'attribution du nombre de députés pour
toutes les
338 En effet, selon, l'art. 4 de la constitution,
l'autorité de l'Etat est exercée par le président de la
République et le Parlement. De plus, les députés, bien
qu'élus au niveau local, sont considérés comme les
élus de la Nation toute entière.
339Aristide Menguele Menyengue, « La
problématique du découpage spécial des circonscriptions
électorales au Cameroun », op. cit. , p. 169.
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autres régions. Nous observons les données
démographiques de trois régions successives pour soutenir cette
conclusion :
- Le Littoral, avec 2.865.795 habitants et 141,5
habitants/km2 compte 19 députés ;
- Le Nord-Ouest, avec 1.804.695 habitants et 104,3
habitants/km2 compte 20 députés ;
- l'Ouest, avec 1.785.285 habitants et 128,5
habitants/km2 compte 25 députés340.
A l'observation, l'on constate que le critère de la
densité démographique ne prévaut pas ici, si oui la
région du littoral aurait le plus grand nombre de députés
et la région la moins peuplée qu'est l'Ouest n'aurait pas
paradoxalement le plus grand nombre de sièges341. De la
sorte, un député se verra élire par deux ou trois fois
plus de populations qu'un autre ou inversement, biaisant ainsi
l'équité dans la représentation des citoyens.
A l'échelon des départements l'on observe tout
aussi des disproportions dans la répartition du nombre de
députés.
Dans le premier cas, il existe des circonscriptions
électorales qui comptent un nombre plus élevé de
sièges de députés par rapport à d'autres pourtant
démographiquement plus importantes. C'est cet état de fait que
dénonçait le mémorandum des élites du Grand-Nord du
23 septembre 2002, qui estimaient que le Grand-Nord (qui regroupe les
régions de l'Adamaoua, du Nord et de l'Extrême-Nord) était
sous représenté à l'Assemblée nationale à la
suite du découpage électoral à la faveur du scrutin
législatif de 2002. Elles déclaraient à ce propos que :
Le département de la Bénoué avec ses
676 000 habitants a 4 députés. Dans le même temps le
département du Dja et Lobo avec ses 138 000 habitants, a 5
députés. Si le département de la Bénoué
avait bénéficié du même traitement que le Dja et
Lobo, il aurait 24 députés. De même, le département
du Mayo Tsanaga infiniment plus peuplé que la province du Sud serait aux
anges. Cette situation de discrimination flagrante heurte la conscience de tout
démocrate,
340 Voir le décret no 2013/222 du 03 juillet
2013 portant répartition des sièges par circonscription
électorale à l'Assemblée Nationale.
341 Ce contraste résulte certainement du grossissement
de la région de l'Ouest par la création continue, jusqu'au
décret no 2013/222 du 03 juillet 2013 de plusieurs
circonscriptions électorales spéciales notamment dans le
département du Noun.
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car elle vise de manière parfaitement arbitraire
à diminuer le poids du Grand-nord dans cette Institution malgré
son poids démographique342.
Le second cas concerne les disparités du nombre de
sièges de députés entre des départements d'une
même région. Pour le démontrer, nous ferons le choix
arbitraire du département Nkam343, qui ne compte qu'un seul
député sur les 19 de la région du Littoral. Pourtant les
multiples singularités qui le caractérisent auraient
peut-être pu, selon la lettre de l'art. 149 al. 2 du code
électoral, motiver qu'il fît l'objet d'un découpage
spécial344. En effet, le Nkam est le seul département
du Littoral qui ne soit pas relié à la ville chef-lieu de
région par une route bitumée, il est le plus enclavé de la
région car il n'y existe pas de routes bitumées reliant ses
différents arrondissements345.
Il n'est pas inimaginable que le cas singulier du
département Nkam soit similaire à celui de bien d'autres
départements dans le pays.
Paragraphe 2 : L'EXISTENCE DE DISTINCTIONS ENTRE LES
CITOYENS PAR LE DROIT A L'ELIGIBILITE
Les disparités entre citoyens à propos du droit
à l'éligibilité découlent d'une part des cas
d'inéligibilité liés à la qualité de citoyen
d'adoption (A), de même ces inéligibilités sont
inhérentes à la candidature indépendante aux
élections (B).
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