CHAPITRE I :
LA CITOYENNETE DIFERRENCIEE
Dans un contexte d'Etat républicain, parler d'une
citoyenneté différenciée reviendra révéler
clairement la cohabitation divergente entre cette dernière et la
citoyenneté républicaine universelle.
Le premier type de citoyenneté peut découler
d'une sorte de rupture de la ligne horizontale sur laquelle doivent en principe
être placés tous les citoyens, cela en raison par exemple de
l'aménagement de statuts particuliers au profit de certaines
catégories de citoyens alors que d'autres se voient privés de
certaines facultés juridiques. Par contre, le second est inhérent
à la garantie suprême du principe fondamental de
l'égalité en droit de tous les citoyens.
Au regard de ce qui suit, dans ce chapitre, l'on est
amené de façon générale à scruter les
contours de la citoyenneté camerounaise en vue d'y déceler tous
les éléments de droit qui établissent des
différences entre les citoyens.
Dans ce cadre, nous montrerons que dans l'ordre
constitutionnel camerounais, la citoyenneté différenciée
résulte de la reconnaissance des minorités et des populations
autochtones d'une part (section I), et du système électoral
d'autre part (section II).
SECTION I : LA RECONNAISSANCE DES MINORITES ET DES
POPULATIONS AUTOCHTONES
L'une des innovations majeures de la réforme
constitutionnelle du 18 janvier 1996 au Cameroun a été la
reconnaissance constitutionnelle des minorités et des populations
autochtones260. Dans un contexte sociologique marqué par la
grande diversité ethnoculturelle, il se pose l'équation du
modèle de citoyenneté à construire dans ce paysage
multiculturaliste.
260 En effet, désormais « L'Etat assure la
protection des minorités et préserve les droits des populations
autochtones conformément à la loi » au regard du
préambule de la constitution du Cameroun.
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A cette question, le constituant de 1996 semble avoir
opté pour un type de citoyenneté tout aussi multiculturelle.
Dans ce sens, la reconnaissance des minorités et des
populations autochtones peut être perçue comme répondant au
souci de l'objectivation de la diversité sociologique ; ce qui conduira
malheureusement à l'émergence d'une citoyenneté à
double vitesse (§1), subissant du même coup une fragmentation du
fait de l'adoption de programmes de discrimination positive (§2).
Paragraphe 1 : DU SOUCI DE L'OBJECTIVATION DE LA
DIVERSITE CULTURELLE A L'EMERGENCE D'UNE CITOYENNETE A DOUBLE
VITESSE
Telle l'image du Janus ou telle une médaille et son
fâcheux revers, la reconnaissance des minorités et des populations
autochtones comporte indissociablement des atouts et des tares. En effet, la
gestion du multiculturalisme au Cameroun s'est traduite par la dynamique
assimilation-différenciation (A), la conséquence majeure qui en
découle étant l'établissement d'une catégorie de
citoyens sui generis (B).
A. La dynamique assimilation-différenciation
La réforme de la Constitution du 02 juin 1972 avait
entre autres objectifs de prendre en compte les « aspirations et les
préoccupations du peuple camerounais telles qu'elles se sont
exprimées ces dernières années »261. Mais
de quelles aspirations et préoccupations s'agissait-il
concrètement ? S'agissait-il de revendications particularistes ou
identitaires ?
Hélène-Laure Menthong fait à ce sujet
état d'une flopée de revendications à caractère
ethno régional qui ont rythmé la vie politique du pays au
lendemain de l'ouverture démocratique. Elles étaient largement
relayées et publiées par le journal gouvernemental Cameroun
Tribune et fusaient de toutes parts sur l'ensemble des régions du
pays.
L'on peut citer par exemple les revendications des «
"forces vives du littoral" (N° 5365 du 27 Avril 1993,
N° 5372 du 4 Mai 1993, p. 6), des "élites du Mfoundi"
(N° 5386 du 27 Mai 1993),
261 Voir à ce sujet l'exposé des motifs du
projet de loi n° 590/PLI/AN portant révision de La Constitution du
02 Juin 1972, déposé par le Gouvernement sur le bureau de
l'Assemblée nationale en décembre 1995.
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des "élites de la province de l'Est" (N°
5388 du 2 Juin 1993, p. 3), des "Populations du Sud" (N° 5389 du
3 Juin 1993, p.3) »262.
Pourtant avant 1996, le chantier de construction de la Nation
au Cameroun utilisait entre autres matériaux
l'homogénéisation culturelle ; traduisant ainsi une politique
constitutionnelle d'assimilation culturelle ou ethnique dont les
mécanismes ont consisté en un mutisme du texte constitutionnel
sur la diversité ethno sociologique du pays. Dans cet esprit, l'un des
traits caractéristiques qui étaient accolés à la
nation en construction était le monolithisme identitaire, qui signifiait
que la communauté nationale est le seul cadre d'appartenance des
citoyens263.
Cependant, en consacrant l'existence des minorités et
des populations autochtones en tant que nouveaux sujets
différenciés de droit, le constituant de 1996 aurait voulu donner
une dimension réaliste et concrète à la diversité
culturelle qui caractérise indiscutablement le Cameroun. Le Pr. Alain
Didier Olinga fait observer à ce propos qu' : « il semble qu'en
proclamant l'obligation de l'Etat de protéger les minorités et
les populations autochtones, la constitution ait voulu démystifier la
nation monolithique en tant que creuset et engager à une gestion
intelligente de la diversité des composantes de la nation
»264.
Cette position peut être épouse celle de Michel
Coutu, qui affirme que :
Le pluralisme culturel, sur le plan identitaire, se
caractérise par les luttes de reconnaissance de multiples groupements
(minorités ethniques et nationales, minorités religieuses,
sexuelles, personnes handicapées, etc.) ; ceux-ci s'attachent au projet
d'une identification citoyenne qui ne s'adresse pas en priorité à
la communauté politique étatique, mais plutôt aux
communautés plurielles présentes dans la
société265.
262 Hélène-Laure Menthong, « La
construction des enjeux locaux dans le débat constitutionnel au Cameroun
», polis/ R.C.S.P/C.P.S.R., vol. 2, no 2, 1996, pp.
69-90 (spéc. p. 76).
263A ce propos, le Pr. Jean Njoya parle d'une «
conception qui construit son épistémologie autour d'une
appréhension uniformiste et assimilationniste de la construction de
l'État ». Il relève ainsi que le cas du Cameroun
répond à ce schéma. Voir Jean Njoya, « États,
peuples et minorités en Afrique sub-saharienne : droit, contraintes
anthropologiques et défi démocratique », in «
Démocratie, organisation territoriale de l'État et protection des
minorités », 4e Forum mondial des droits de l'homme.
Face à la crise, les droits de l'homme ?, Nantes-France, 28
Juin-1er juillet 2010, p. 2.
264 Alain Didier Olinga, « La protection des
minorités et des populations autochtones en droit public camerounais
», Revue Africaine de Droit International et Comparé, vol.
10, 1998, pp.271-291.
265 Michel Coutu, « Introduction : Droits fondamentaux et
citoyenneté », op. cit., p. 13.
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Concrètement, le phénomène majoritaire,
impliqué par la démocratie 266, peut entrainer une
domination peut-être diffuse, mais plus ou moins réelle, d'une
certaine majorité sur une ou des minorités267. Telle
est manifestement la raison des revendications sus évoquées, pour
lesquelles la reconnaissance et la protection des minorités et des
populations autochtones devaient en être, selon leurs auteurs, la
satisfaction. C'est dans ce sens que s'inscrivent les propos du Pr. Alain
Didier Olinga selon lesquels « la protection des minorités et la
préservation des droits des populations autochtones ne seraient que des
accompagnateurs de la transition démocratique, des amortisseurs du choc
que constitue, pour certaines communautés, le passage à la
démocratie majoritaire »268.
A l'évidence, les propos du Pr. Alain Didier Olinga
sont en l'occurrence confortés par le contenu des revendications de ce
qui se faisait appeler la « minorité autochtone sawa » qui,
lors d'une marche de protestation tenue à Douala le 10 février
1996, scandait les messages suivants : « Démocratie oui,
hégémonie non » ; « pas de démocratie sans
protection des minorités autochtones » ; « la majorité
ethnique n'est pas l'expression de la démocratie mais celle de
l'expansionnisme »269.
Nul doute que les auteurs de ces revendications
réclament une certaine représentativité dans la gestion de
la sphère démocratique locale
particulièrement270. En effet, le chef Essaka Ekwalla Essaka,
porte-parole des chefs traditionnels Douala, déclara que : « nous
demandons que les postes de maires reviennent aux autochtones [...]. Nous
disons simplement que les listes qui ont été
déclarées victorieuses comportent dans leur sein des autochtones.
Ils ont le droit d'être maire »271.
266 Dans le contexte de la démocratie
électorale, le phénomène majoritaire renvoie à
l'idée selon laquelle les forces politiques gouvernantes au niveau local
ou national sont celles qui ont reçu la majorité des suffrages
électoraux exprimés par les électeurs.
267 Cet état des choses laisse ainsi clairement
apparaitre les limites intrinsèques du principe sacro-saint de
l'égalité de tous les citoyens.
268 Alain Didier Olinga, « La protection des
minorités et des populations autochtones en droit public camerounais
», Ibid., p. 276.
269 Voir le journal Cameroon Tribune no
6036, mardi 13 février 1996, p. 6, cité par Bernard Guimdo Dogmo,
« Reconnaissance des minorités et démocratie : Duel ou duo ?
», Annales de la faculté des sciences juridiques et politiques de
l'université de Dschang, Tome 1, volume 1, 1997, p.127.
270 En effet, l'usage des expressions «
hégémonie non » et « majorité ethnique »
conduit à subodorer de façon objective que, du fait de leur
infériorité numérique dans la ville de Douala, les sawa se
voyaient, à tort ou à raison, presque naturellement
écartés ou éloignés de la possibilité
d'accéder à des postes électifs au sein de leur ville
d'origine. C'est cette phobie qui justifie manifestement leurs
revendications.
271Ibid, p. 128.
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Des mouvements de revendications identitaires similaires
à celui précité se sont fait entendre de part et autre du
pays272 ; donnant ainsi à penser que leur montée
traduit une sorte de rejet du modèle de citoyenneté qui
prévalait en ce moment-là, c'est-à-dire la
citoyenneté universelle, à laquelle il fallait apporter des
correctifs.
Dès lors, pour certains, il fallait absolument parvenir
à la reconnaissance d'une citoyenneté spécifique des
minorités et des autochtones en vue de garantir pour eux une certaine
équité. D'ailleurs, cette idée avait entre-temps
été défendue par une frange de la doctrine camerounaise de
droit public273 . A s'en tenir à cette tendance doctrinale,
l'objectif de construction de l'Etat-nation camerounais qui fasse abstraction
de l'ethnicité ou de la tribalité dont les pendants sont la
minorité et l'autochtonie, ne relèverait purement que de
l'utopie274.
Toutefois, il convient de relever les tares et les avatars de
la reconnaissance des statuts particuliers de citoyen, notamment le
dépouillement de la notion de citoyenneté.
272 En effet, « pour les "Forces vives du Littoral",
il faut une juste répartition des minorités autochtones dans
la région par des mécanismes appropriés en tenant compte
des spécificités de chaque province. Pour les populations du Sud,
le chef de l'exécutif de la région devrait être élu
parmi les ressortissants de la région (...). L'ASFESEM propose quant
à elle la consécration du terme "autochtone" et le
recrutement des membres du conseil régional et de l'exécutif
communal parmi les autochtones. La distinction entre autochtone et
allogène est soulignée par la contribution d'une "partie de
l'élite extérieure de l'Est" au débat constitutionnel
». Lire Hélène-Laure Menthong, op.cit. pp.
76-77.
273 Le Pr. par exemple dit que la question des
minorités et des populations autochtones est une « Noble
préoccupation dont l'objet est de d'assurer la participation de toutes
les couches citoyennes à la gestion des affaires publiques.
Envisagée comme une formule de soutien aux populations en situation de
faiblesse, le principe se comprend sans difficultés notamment à
travers les lois forestières, domaniales, les lois électorales
». Lire Alain Didier Olinga, « Le citoyen dans le cadre
constitutionnel camerounais », op. cit., p. 163.
Le Pr. Luc Sindjoun affirme quant à lui que : « la
proclamation des droits des minorités relève de la reconnaissance
de l'égalité entre personnes, du respect de l'appartenance des
individus à des communautés ». Lire Luc Sindjoun, « La
démocratie est-elle soluble dans le pluralisme culturel ?
Eléments pour une discussion politiste de la démocratie dans les
sociétés plurales », Introduction inaugurale au colloque
international Fracophonie-Commonwealth sur la démocratie et les
sociétés plurielles, Yaoundé, 2000.
Abondant dans le même sens, le Pr. James Mouanguè
Kobila affirme quant à lui que : « la codification de la protection
des minorités et des populations autochtones en 1996 a davantage
consisté à refléter le droit positif qu'à
reconnaître des droits nouveaux, même si elle est riche en
virtualités. Elle est par conséquent plus descriptive que
réformatrice » 273 . Lire James Mouanguè Kobila, «
Droit de la participation politiques des minorités et des populations
autochtones. L'application de l'exigence constitutionnelle de la prise en
compte des composantes sociologiques de la circonscription dans la constitution
des listes de candidats aux élections au Cameroun », revue
française de droit constitutionnel, no 75, juillet 2008,
revue trimestrielle, pp. 629-664 (spéc. p. 653).
274 A ce sujet, le Le Pr. Etienne Charles
Lékéné Donfack disaitt que : « Dans le continent,
nous préconisons l'Etat Pluri-ethnique, calqué sur notre
pluralisme, c'est-à-dire sur nos éléments
hétérogènes au sein desquels se sont établis les
différentes formes de consensus qui permettent des échanges
». Voir Etienne Charles Lékéné Donfack,
L'expérience du fédéralisme camerounais : Les causes et
les enseignements d'un échec, Tome II, Thèse pour le doctorat
d'Etat en droit de l'université de Clermont 1, Faculté de droit
et des sciences politiques, octobre 1979, p. 330.
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