SECTION 2 : LE DENI DE CITOYENNETE PAR LES
ATTEINTES
A L'INTERET GENERAL
S'il est admis que l'intérêt
général constitue l'un des aspects essentiels de la
citoyenneté ; lequel se pose comme supérieurs aux
intérêts individuels211. Cependant, le déclin de
l'intérêt général dans le contexte camerounais est
manifeste à travers la montée de l'individualisme, qui se dresse
véritablement comme une atteinte à la citoyenneté
républicaine (§ 1). Face à cela, la réalisation dudit
intérêt général peut tout de même emprunter la
voie de la participation politique (§ 2).
Paragraphe 1 : L'INDIVIDUALISME COMME UNE ATTEINTE A LA
CITOYENNETE REPUBLICAINE
Les sociétés africaine en général
et camerounaise en particulier ont depuis toujours été
caractérisées par leur forme communautaire, marquée par
l'existence de systèmes de solidarité entre les individus. Cela
fait en sorte que l'individu est « subordonné à la
collectivité, car c'est du bien public que dépend le bien
individuel »212. Or, l'individualisme entraine la rupture de
cette relation. Il signifie d'une part la « tendance à s'affirmer
indépendamment des autres », et d'autre part la « tendance
à privilégier la valeur et les droits de l'individu contre les
valeurs et droits des groupes sociaux »213. C'est la seconde
acception
211 C'est le dogme de l'unité nationale qui
légitime la suprématie de l'intérêt
général sur les intérêts individuels particuliers,
le premier garantissant les seconds ; car le citoyen est tout d'abord un sujet
de la Nation dont la condition d'existence est l'unité. Ainsi, si
l'intérêt général repose dans la sacralité de
l'unité nationale, cela veut dire que les intérêts
privés ne peuvent que lui être inférieurs.
212 Jean-Claude Kamdem, « Personne, culture et droits en
Afrique noire », in Henri Pallard, Stamatios Tzitzis
(dir.), Droits fondamentaux et spécificités
culturelles, Paris, éd. L'Harmattan, 1997, pp. 95-117,
(spéc. p. 100).
213 Cf. le dictionnaire Petit Robert, op. cit.,
p. 542.
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qui sied le mieux à notre analyse, dans laquelle nous
montrerons d'abord les dérives de l'individualisme au Cameroun (A) avant
d'en analyser ensuite l'impact (B).
A. Les dérives de l'individualisme au Cameroun
L'individualisme se manifeste au Cameroun aussi bien dans la
sphère de l'administration publique que dans la sphère
sociétale toute entière. D'ailleurs dans une adresse à la
Nation, le Chef de l'Etat l'a lui-même reconnu sans ambages. Ses
déclarations peuvent ainsi nous servir de grille d'analyse dans ce
segment.
Ainsi, si l'intérêt individuel en vient à
supplanter l'intérêt général, cela peut notamment
résulter d'une certaine déstructuration des rapports du citoyen
à la société globale, liée au
dépérissement des valeurs collectives d'une part (1), et de la
« privatisation » du service public d'autre part (2).
1. La déstructuration des rapports du citoyen
à la société globale : Le dépérissement des
valeurs collectives
A ce niveau, nous entendons expliquer l'idée selon
laquelle les citoyens au Cameroun se caractérisent par une sorte de
duplicité quant à leur identification. En effet, ces derniers
s'identifient selon deux repères.
Il y a d'abord les repères primaires, c'est-à-dire
que les citoyens s'identifient premièrement par rapports à leur
origine tribale ou ethno communautaire
Ensuite ; il y a le repère d'unité national par
lequel les citoyens ne s'identifie que secondairement.
En se détournant des contraintes sociales ou culturelles
et des valeurs qui ont été érigées en ciment de la
société camerounaise à un moment ou à un autre de
l'évolution historique, politique, sociale ou constitutionnelle du pays,
le citoyen marque par là son individualisme. Il s'agit d'une attitude
négative car l'individu, citoyen de l'Etat, s'écarte ainsi des
contraintes sociales mythiques telles que la politesse, le patriotisme, les
devoirs civiques, la solidarité etc. Lorsque le citoyen se
démarque de la sorte de la société globale, il se produit
alors chez lui une désintégration sociale, et donc, un
désintérêt pour les valeurs et les enjeux collectifs.
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C'est cet individualisme que dénonçait le
Président de la République Paul Biya dans son traditionnel
discours à la Nation, en le considérant comme l'une des tares
majeures de notre société. A ce sujet, le Chef de L'Etat
affirmait ce qui suit : « Bien qu'attachés à nos
communautés d'origine - ce qui ne nous empêche pas d'être de
fervents patriotes lorsque l'honneur national est en jeu - nous sommes un
peuple d'individualistes, plus préoccupés de réussite
personnelle que d'intérêt général
»214. Il poursuivait en disant que : « Dans un Etat
moderne, cette dérive ne doit pas être tolérée
»215.
De l'exégèse de ces propos216, il
ressort que l'individualisme au Cameroun revêt un caractère
tribal, qui se traduit par un repli identitaire des citoyens vers leur
communauté tribale, entrainant justement des revendications de type
communautariste. Les individus affichent davantage leur
préférence pour leur tribu ou leur région
d'origine217 ; donnant ainsi lieu à la construction de
diverses solidarités primaires de nature tribale ou ethno
régionale ; lesquelles se dressent en réalité contre la
solidarité et l'unité nationales.
Dans ce sens, Alain-Gérard Slama affirmait que : «
la disparition des fondements nationaux du lien social entraîne des
mouvements inévitables de repli des citoyens [...] vers d'autres
références, d'autres appartenances. Ainsi se comprend [...] la
diffusion d'un individualisme tribal fait de revendications
catégorielles, corporatistes et communautaires »218.
Dans un contexte où le pôle ethno régional
est devenu de plus en plus la plateforme favorite de revendication citoyenne,
les individus sollicitent telle ou telle prestation vis-à-vis de l'Etat,
non pas en raison de leur statut de citoyen tout court219, mais du
fait de leur appartenance à une tribu ou à une région
donnée220. Pourtant le seul titre de citoyen de l'Etat
suffit, par lui-même à fonder des revendications ou des
créances légitimes vis-à-vis dudit Etat,
214 Voir le message du Chef de l'Etat S.E. Paul Biya à la
Nation, le 31 décembre 2013.
215 Ibidem.
216 Puisque ces propos portant sur la dénonciation de
l'individualisme émanent de la plus autorité de l'Etat, celle
qui, au sens de l'art. 5 al.2 de la Constitution, incarne l'unité
nationale, cela pousse davantage à jeter un grand coup de projecteur sur
ce phénomène.
217 A titre d'illustration, nous parlerons du
phénomène des lettres ou des mémorandums adressées
au gouvernement ou directement au Président de la République qui
a pris corps il y'a un certain temps au Cameroun ; et par lesquels les
populations d'une région ou d'une tribu, généralement
à travers ses élites, réclament de la part de l'Etat des
actions spécifiques en termes notamment de construction
d'infrastructures diverses.
218 Alain-Gérard Slama, « L'Etat sans citoyens
», revue pouvoirs, no 84, 1998, pp. 89-98,
(spéc. pp. 97-98).
219 Pourtant à ce titre ils sont déjà
normalement créanciers vis-à-vis de l'Etat.
220 C'est dans cette logique que s'inscrivait la revendication
des élites de la région de l'Extrême-Nord portant sur
l'admission automatique de tous les candidats originaires de cette
région qui s'étaient présentés au concours
d'entrée à l'école normale de Maroua en 2008. Ce lobbying
avait à la fin atteint ses objectifs.
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et, que pour ce faire, le repli sur sa communautaire tribale
parait dès lors simplement superfétatoire.
Il est plus qu'évident que les intérêts
communautaro-tribaux ou ethno-régionaux ne servent nullement
l'intérêt général, entendu comme
l'intérêt de l'ensemble national unifié. Mais au contraire,
ils le dévoient tout en fragilisant du même coup les piliers de la
Nation en construction.
2. La « privatisation » du service
public
L'Etat, en tant qu'il est la personnification juridique de la
Nation221, apparait comme la première entité qui soit
véritablement en même de définir et de protéger
efficacement l'intérêt général. C'est dans cette
logique que J. Verhoeven affirme que la citoyenneté collective renvoie
à une « volonté de fusion des individualités dans une
entité unique, seule capable de les porter, d'assumer une
responsabilité entière dans la conduite de leur destin. Cette
entité c'est l'Etat »222. Par conséquent, s'il
est admis que c'est l'Etat qui garantit l'intérêt
général, elle le fait à travers son bras séculier,
à savoir l'Administration ; laquelle est vouée à
l'accomplissement des missions de service public. A ce sujet, le Dr.
Jérôme Wandji K. affirme que : « Le droit de la fonction
publique [...] repartit les fonctionnaires civils camerounais en
différents corps spécifiques qui trouvent leur cohésion
dans l'exercice d'activités au service de l'intérêt
général »223. Fort de cela, il est donc
envisageable d'analyser le dépérissement de
l'intérêt général et la montée de
l'individualisme dans le cadre du fonctionnement des services publics
étatiques.
Recourant une fois de plus au message du Chef de l'Etat
précédemment évoqué, l'on en ressort la
déclaration selon laquelle « Notre Administration reste
perméable à l'intérêt particulier. Ce dernier est le
plus souvent incompatible avec l'intérêt de la
communauté
221 En effet, Raymond Carré de Malberg voit en l'Etat
un « être de droit » « en qui se résume de
façon abstraite la collectivité nationale, c'est-à-dire
une personne morale dont l'une des fonctions est la personnification dudit
groupe humain ». Lire à ce sujet Joseph Owona, Droits
constitutionnels et institutions politiques du monde contemporain, étude
comparative, op. cit. , p.19.
222 Cf. J. Verhoeven, Conclusions'', In
SFDI, Droit international et droit communautaire, perspectives
actuelles, Colloque de Bordeaux, Paris, Pedone, 2000, cité par Alain
Didier Olinga, « Le citoyen dans le cadre constitutionnel camerounais
», op. cit., p. 157.
223 Jérôme Francis Wandji K., « Principes du
procès équitable et procédure disciplinaire dans le
nouveau droit de la fonction publique au Cameroun », Annales de la
Faculté des Sciences Juridiques et Politiques de l'Université de
Dschang, Tome 15, 2011, pp. 283- 317, (spéc. p. 286).
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nationale. Dans un Etat moderne, cette dérive ne doit
pas être tolérée »224.
L'intérêt particulier ainsi évoqué renverrait
à l'incivilité des agents publics, consistant en la pratique de
fléaux tels que la corruption, le népotisme, les
détournements de deniers publics etc.
Il ressort clairement que l'usage d'une charge publique
à des fins personnelles entraine fatalement l'abandon de
l'intérêt général. Lequel fonde pourtant le service
public d'une part, et constitue un élément fondamental de la
citoyenneté d'autre part. Dès lors, le sacrifice de
l'intérêt général à l'autel des
intérêts privés s'assimile véritablement à un
dévoiement de la citoyenneté républicaine et
patriotique225.
En somme, la conséquence majeure de la crise de
l'intérêt général est la remise en cause de la
cohésion sociale.
B. La remise en cause de la cohésion
sociale
Au regard de la loi fondamentale du Cameroun, la Nation est
une et indivisible. Au rang des facteurs de cette unité de la
collectivité des citoyens, figure en bonne place la cohésion
sociale. Dans cet ordre d'idées, l'individualisme constituerait un
déchirement de cette dernière ; car il entraine une division des
citoyens, leur écartèlement entre des aspirations
différentes et souvent opposées.
La cohésion sociale correspond à une situation
dans laquelle les membres d'une société entretiennent des liens
sociaux étroits, partagent les mêmes valeurs et ont le sentiment
d'appartenir une même collectivité sociale ou politique. Dans
cette optique, peut-on dire que les citoyens camerounais ont
véritablement le sentiment de faire partie indifféremment du
même Etat ? Mieux, le lien social entre ces derniers est-il suffisamment
fort ?
Parlant des liens sociaux, ils désignent l'ensemble des
relations qui unissent les individus faisant partie d'une même
collectivité telle que l'Etat.
Or, l'individualisme entraine un affranchissement du citoyen
des structures qui garantissent la cohésion sociale. Ainsi, le culte de
l'individuel au détriment du collectif est la cause de la
224 Cf. le message du Chef de l'Etat S.E. Paul Biya
à la Nation, le 31 décembre 2013.
225 A ce propos, Jean-Jacques Rousseau affirmait que chaque
homme a « une volonté particulière contraire ou dissemblable
à la volonté générale qu'il a comme citoyen ».
Voir Lucien Jaume, « La représentation : une fiction
malmenée », revue pouvoirs, Voter, no120, pp.
5-16, (spéc. p.9).
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désunion de la société ; d'autant plus
que les outils d'intégration sociale tels la morale, la religion, le
patriotisme et la famille226 connaissent une certaine
fragilisation.
Cette situation contraste clairement avec les idéaux
d'unité nationale et de cohésion sociale définis par la
Constitution au Cameroun227. La fragilisation de
l'intérêt général se produit lorsque le citoyen
développe une certaine morale propre qui s'oppose à celle
collectivement consacrée.
En outre, la cohésion sociale est autant gravement
fragilisée par le phénomène du repli identitaire
matérialisé par des revendications particularistes ; car
entraine-t-il l'altération du caractère homogène de la
citoyenneté de type républicain.
De manière générale, les replis à
tendance communautaire se posent en s'opposant souvent à la
collectivité des citoyens. Tel est en réalité le fait
générateur d'un conflit ouvert entre l'intérêt
général de tous les citoyens sans exception et les
intérêts particuliers de quelques citoyens seulement. De ce qui
précède, il est impérieux d'opérer la
resocialisation des citoyens. Cette perspective pourrait passer par une sorte
de réarmement moral consistant à inculquer à l'individu
des normes et des valeurs républicaines.
Paragraphe 2 : LA REALISATION DE
L'INTERET GENERAL AU TRAVERS DE LA PARTICIPATION POLITIQUE
Pour Messieurs Alain Didier Olinga et Patrice Bigombè
Logo, la participation politique « signifie l'intérêt
manifeste que l'on porte aux choses de la cité, aux affaires qui
transcendent les préoccupations individuelles (sans les ignorer) pour
rechercher le bien commun, l'intérêt de la communauté dans
son ensemble »228. Dans ce cadre, la participation politique
apparaît comme une prise en main par le citoyen de l'intérêt
général (A). Cette réalité peut par ailleurs
être appréciée au regard de nouvelles perspectives offertes
par l'avènement de la décentralisation (B).
226 La famille on l'occurrence constitue une instance de
socialisation primaire ; c'est ce qui justifie la prescription
constitutionnelle selon laquelle « La nation protège et encourage
la famille, base naturelle de la société humaine... ». Voir
le préambule de la constitution du Cameroun.
227 En effet, le préambule de la constitution dispose
que le Peuple camerounais « ... constitue une seule et même nation,
engagée dans le même destin... ».
228 Alain Didier Olinga, Patrice Bigombè Logo, «
La participation politique et communautaire dans la dynamique de la mise en
oeuvre de la Constitution du 18 janvier 1996 », in : Alain
Ondoua, (dir.), La Constitution du 18 janvier 1996 : bilan et
perspectives, op. cit., pp. 187-202, (spéc. pp.
187-188).
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