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Ecrire - la vérité. une lecture de Derrida


par Thibault Mercier
Université Paris Nanterre - Master 2 Histoire de la Philosophie 2021
  

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2. Écrire l'écriture

Nous avons insisté dans la première partie de notre travail sur le versant dit « conceptuel » de la déconstruction. Mais parler ainsi schématiquement de versant conceptuel en laissant supposer qu'il puisse exister indépendamment et antérieurement à son « expression » ne peut avoir qu'une fonction didactique : rendre plus explicite le passage que nous voudrions tenter maintenant, à savoir mettre l'accent sur le rôle crucial joué par le travail d'écriture, de syntaxe, de mise en scène, dans la pratique déconstructrice. Car nous devrions avoir compris qu'une séparation stricte entre la chose à dire et la manière de la dire, séparation massivement revendiquée par la tradition métaphysique, est impossible au principe. Le telos d'univocité - solidaire du primat accordé à la voix sur l'écriture, au sémantique sur le syntaxique - horizon d'un langage diaphane ordonné à la connaissance objective, est contredit par les conditions de possibilité de la conceptualité, de la signification, de l'apparaître. La philosophie toujours déjà s'écrit, s'inscrit dans un texte (une structure de renvoi à (de) l'autre) qui ne s'efface pas sans reste. C'est ce que Derrida aura voulu re-marquer.

Que veut dire ici re-marquer ? Nous avons essayé de montrer jusqu'alors que la déconstruction situait le logocentrisme dans l'espace inextensif d'un jeu différantiel le précédent, le débordant. En un premier sens, re-marquer signifie ré-inscrire, répéter (non sans violence) l'histoire de la métaphysique à la lumière de l'archi-écriture, interroger (harceler) les discours philosophiques au-delà de leur vouloir-dire, en y décelant (traquant) les failles, comme autant de textes déterminés pris dans un texte général. Mais nous avons vu également que cette répétition n'était possible qu'à faire appel aux catégories du champ réinscrit, qu'en « utilisant contre l'édifice les instruments ou les pierres disponibles dans la maison »121. Tenue au langage hérité, le seul possible, la déconstruction encodée semble retenue dans la clôture de la métaphysique qu'elle désigne. La déconstruction de la vérité serait déconstruction de la vérité, au double sens du génitif : la philosophie se parlant encore d'elle-même, « engendrant et internant d'avance le procès de son expropriation »122, se ré-appropriant en un mouvement de synthèse enveloppant ses schémas de pensée antérieurs.

Est-ce sûr ? Dès lors qu'il n'y a pas de présence simple, de signifié transcendantal capable de rassembler le sens une fois pour toutes, de mettre fin à la dérive signifiante, si un signe ne vaut qu'à s'itérer (c'est-à-dire à se répéter en s'altérant) n'est-ce pas l'abîme du

121 M, p.162

122 M, p.VIII

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redoublement infini qui s'ouvre dans le langage de la métaphysique ? et avec lui la possibilité essentielle du simulacre, de la pure répétition qui, sans changer un signe, subvertit l'identité du même ? Si tout commence par une itération, comment distinguer la bonne répétition, la bonne anamnèse - celle du signifié, de la vérité -, de la mauvaise, celle du signifiant, du symbole vide ? Le sujet parlant n'est-il pas toujours embarqué dans cette structure itérative, d'avance exproprié de son dire, disant toujours plus que ce qu'il (s') entend dire, disant dans cet écart la différance qui rend son dire possible ?

Cet écart, Derrida le remarque dans les textes qu'il lit, exhibant, par exemple, la contradiction entre l'intention déclarée d'un auteur - revendication d'une valeur ou d'un sens antérieur à la différance, la contrôlant - et les descriptions qu'il propose, lesquelles trahissent la complexité d'une structure échappant à la domination revendiquée. Mais il le remarque aussi dans son « propre » texte. C'est pourquoi la déconstruction n'est pas seulement la ré-insertion des concepts philosophiques dans la toile où ils se découpent : c'est aussi une écriture qui met en abyme la textualité en laquelle elle se produit. Les quasi-philosophèmes glanés par Derrida au fil des lectures - différance, supplément, espacement, écriture, trace, hymen, pharmakon etc. - font signe dans le texte philosophique vers le fond sans fond qui lui donne son jeu. Ils disent dans le texte ce qu'est un texte. En ce sens, ils sont déjà double marque (re-marque) : dans le champ déconstruit et dans le texte déconstruisant (ainsi, par exemple, écriture dit l'autre de la parole mais aussi ce qui, de l'envelopper dans une graphique plus puissante, donne congé à l'opposition de l'écriture et de la parole). Il n'y a qu'un texte mais qui, par ce double marquage, se divise, s'écarte de lui-même. Se logeant non pas contre la raison mais entre la raison et la déraison, entre le sens et le non-sens, dans l'intervalle de leur différance, Derrida trace d'un trait oblique, échappant à toute ré-appropriation, à toute dialectisation dans une synthèse d'ordre supérieur. Si la déconstruction opère nécessairement dans le langage de la métaphysique, elle y opère comme double science, science re-marquant son être-écrit dans une écriture multipliée, stratifiée, seule manière de ne pas retomber en deçà de ce qu'elle profère.

Cette re-marque ne se limite toutefois pas à l'inscription d'unités sémiques indécidables, qui court-circuitent la logique de la position en ne se laissant pas constituer comme troisième terme dans une logique spéculative. De plus en plus, à partir des années 1970, Derrida aura écrit d'une écriture (au moins) double, laissant résonner en elle, autant que faire se peut, le jeu de l'autre dans le même, l'irréductibilité de la différence et de la relation disséminant le sens. Tympaniser la philosophie, comme y invite Derrida, c'est faire pièce à l'Aufhebung par les voies d'un « écrire autrement », procéder stratégiquement par « des tours d'écriture que l'ordre

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ne puisse retourner pour s'y ganter ou rengainer une fois de plus »123. C'est aussi apprendre à lire avec ses oreilles ou « ouïr avec les yeux ». Faire, en somme, (ce) que la différance diffère. Ainsi, tout se passe comme si l'opération d'écriture méditée dans les textes des années 1960 (ceux que nous avons lus jusqu'ici) avait été, pour ainsi dire, « performée » dans ceux de la décennie suivante - Derrida passant alors du « vieux style »124 à une pratique d'écriture faisant droit à l'équivocité du langage non plus seulement « conceptuellement » mais par un travail formel et syntaxique se rapprochant d'une écriture qu'on dirait, si cette démarcation avait encore un sens rigoureux, « littéraire », d'avant-garde littéraire.125

C'est ce travail de « syntaxier »126 que nous voudrions étudier maintenant, en montrant notamment comment une écriture réduisant le recouvrement significatif, se donnant à voir pour « elle-même », en vient à suspendre, de ne rien vouloir dire, l'ordre de la vérité. Mais, ce n'est pas tant l'art derridien de tourner les mots que nous examinerons sinon la façon dont Derrida aura réfléchi cette « rhétorique graphique »127 en son rapport à la vérité à travers des lectures de textes exposant, sous un certain angle, leur textualité : nous lirons le commentaire de Mimique de Mallarmé, proposé dans « La double séance » puis le « Facteur de la vérité », analyse critique consacrée à la lecture lacanienne de La Lettre volée et sa cécité quant à la carrure d'une scène d'écriture. Mais avant d'en venir à ces lectures, commençons par expliciter, très brièvement, la manière dont une certaine écriture, un certain style, touche à la vérité.

123 M.p. XVII

124 On pense au mot nietzschéen de Deleuze, dans l'avant-propos de Différence et Répétition : « Le temps approche où il ne sera guère possible d'écrire un livre de philosophie comme on en fait depuis si longtemps : `'Ah ! le vieux style...» » Voir, Gilles Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 2015, p.4. Précisons qu'en parlant ici un peu abusivement du passage du vieux style à l'écriture disséminante nous ne voulons suggérer aucune rupture, plutôt une accentuation de ce qui opérait déjà dans les textes antérieurs.

125 Nouant indissolublement le fond et la forme, déconstruisant cette opposition, cette écriture dis-traite, disloquée, disséminée Derrida l'aura, par un tour supplémentaire, re-marquée dans des dispositifs textuels destinés à indisposer la lecture linéaire. C'est le cas notamment des fameux textes à colonnes ou collages multiples (« Tympan », « La double séance », Glas, Feu la cendre etc.) désorientant, voire affolant, la tête de lecture, littéralement débordée, comme le sens auquel elle se cramponne, par un jeu de renvoi infini.

126 Le mot est de Mallarmé qui se dit, dans une lettre à Maurice Guillemot, « profondément et scrupuleusement syntaxier ». Cité dans D, p.222

127 DG, p.137

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A) La touche « littéraire »

Plusieurs raisons expliquent pourquoi Derrida continue d'utiliser, entre autres « vieux signes »128, celui d'écriture pour traduire le mouvement de la différance, alors que ce dernier n'est nullement réductible à l'écriture au sens étroit. D'abord, nous l'avons vu, cela tient au fait que les traits prédicatifs généralement associés à l'écriture et présidant à son abaissement sous la parole (« nom courant de signes qui fonctionnent malgré l'absence totale du sujet », « signe de signe », « répétition à vide », « trace instituée », « renvoi sans origine » etc.) peuvent être étendus au tout du langage. En dé-marquant l'écriture de son statut de transcription empirique et extérieure pour en faire la condition de possibilité/impossibilité du sens en général, il s'agit donc non pas de relever dialectiquement l'écriture mais de souligner l'originarité du secondaire, c'est-à-dire aussi la contamination de l'empirique et du transcendantal, qui se traduit par l'enchaînement irréductible du logos à un idiome.

Ensuite, la maintenance du « mot » écriture pour désigner ce qui précède et neutralise l'opposition de la parole et de l'écriture, envahissant tout son système, répond également à un dessein stratégique : intervenir pratiquement dans le champ en déconstruction en réhaussant le terme historiquement subordonné et en capitalisant sur sa puissance subversive129. L'écriture au sens courant, en raison peut-être de la résistance qu'elle oppose au temps, fait mieux sentir le jeu de la différance, l'espacement, et d'abord parce qu'elle le donne à voir. Comme l'écrit Derrida dans De la grammatologie :

Si nous persistons à nommer écriture cette différence, c'est parce que, dans le travail de répression historique, l'écriture était, par situation, destinée à signifier le plus redoutable de la différence. Elle était ce qui, au plus proche, menaçait le désir de la parole vive, ce qui du dedans et dès son commencement, l'entamait. 130

Mais un autre motif fait communiquer la différance et l'écriture, motif qui nous intéressera tout particulièrement dans cette partie. Il tient à l'affinité entre la déconstruction et

128 Sur la nécessité de cette « paléonymie », intrinsèquement liée à ce que nous avons dit plus haut de l'impossibilité de se passer des concepts métaphysiques pour déconstruire la métaphysique, qu'on se remémore ce que Derrida écrit en conclusion de La Voix et le phénomène : « Pour ce qui `'commence» alors, `'au-delà» du savoir absolu, des pensées inoüies sont réclamées qui se cherchent à travers la mémoire des vieux signes » in VP, p. 120

129 Notons également, comme le fait Derrida dans Positions, que cette opération de renversement/déplacement mime un acte d'écriture : prélèvement d'un prédicat réduit dans une structure conceptuelle, greffe sur son autre et extension à la totalité de la structure ; prélèvement, greffe, extension : ce sont aussi les traits prédicatifs de l'écriture.

130 DG, p.83

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une certaine pratique d'écriture, dite littéraire, c'est-à-dire une écriture qui, revendiquant l'idiomaticité, l'irréductibilité du dire au dit, résiste en acte à la répression logocentrique : une écriture occupée à elle-même, qui ne s'épuise pas dans le transport d'un contenu signifié. Bien entendu, cette écriture littéraire n'est spécifique qu'en tant qu'elle exhibe la condition textuelle de tous discours. En ce sens, il n'est pas possible d'opposer la littérature et la philosophie par exemple. Cette opposition, philosophique de part en part, se voit emportée par la déconstruction de la vérité-présence. C'est à partir du critère de la vérité, en effet, que la métaphysique entend distinguer fermement les discours « sérieux », transparents, transis de sens et animés d'un souci heuristique, des discours fictionnels, opaques et « joueurs », ne produisant aucun savoir. Cette distinction est reconduite au niveau rhétorique de la métaphore : la bonne métaphore est un moyen économique de connaissance qui, moins parfaite que la philosophie certes, touche néanmoins à la vérité, s'en approche. A l'inverse la mauvaise métaphore, l'image poétique, fait obstacle au mouvement de la vérité : elle voile. Cette relégation épistémique s'épaissit d'une condamnation politique et morale : les tours d'écriture de la belle plume sont superflus, stériles, nuisibles : « semence dépensée au dehors en pure perte »131 pour Platon qui chasse les poètes de la cité idéale, « dangereux supplément » pour Rousseau dont on sait qu'il désigne aussi, dans cette expression, le toucher auto-érotique. Que dit-on d'autre ou de plus, pour dénigrer un texte, quand on dit que « c'est de la littérature » ?

Or, à raturer la vérité comme présence, à l'inscrire comme effet de surface d'un texte général qu'elle ne commande plus, on fait tomber la vigie qui surveille les frontières entre les traces fécondes et les traces improductives, disséminées. Comme l'écrit Derrida « de même qu'il y a des dimensions `'littéraires» et `'fictionnelles» dans tout discours philosophique...de même, il y a des philosophèmes à l'oeuvre dans tout texte défini comme `'littéraire» et déjà dans le concept somme toute moderne de `'littérature» ».132

Restent, une fois rappelée l'inanité de l'opposition, l'hétérogénéité des styles ou des touches, des manières différentes de faire droit à l'opacité signifiante et, à cet égard, le privilège qu'une certaine littérature (qu'on dira, pour être bref, moderne133) détient auprès de la déconstruction, privilège qu'elle doit, notamment, à l'art, au tour de main, avec lequel elle

131 D, p.187

132 « Y a-t-il une langue philosophique » dans Jacques Derrida, Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, p.232. Juste après le passage cité Derrida ajoute : « Cette explication entre `'philosophie» et `'littérature» n'est pas seulement un problème difficile que je tente d'élaborer comme tel, c'est aussi ce qui prend dans mes textes la forme d'une écriture qui, pour n'être ni purement littéraire ni purement philosophique, tente de ne sacrifier ni l'attention à la démonstration ou aux thèses ni la fictionnalité ou la poétique de la langue ».

133 Citons ici quelques-unes des signatures privilégiées par Derrida : Artaud, Bataille, Blanchot, Genet, Jabès, Joyce, Mallarmé...

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affiche sa littéralité, donne à lire une dimension du langage ordinairement éclipsée par le sens. En un mot, une écriture « littéraire » pratiquant une réduction contre-phénoménologique. Derrida le rappelle à propos de l'écriture souveraine de Bataille, piégeant la logique (hégélienne) de maîtrise en consumant ses ressources dans une « une sorte de potlatch des signes » :

La transgression du sens n'est pas l'accès à l'identité immédiate et indéterminée du non-sens, ni à la possibilité de maintenir le non-sens. Il faudrait plutôt parler d'une épochè de l'époque du sens, d'une mise entre parenthèses - écrite - suspendant l'époque du sens : le contraire d'une épochè phénoménologique ; celle-ci se conduit au nom et en vue du sens. C'est une réduction nous repliant vers le sens. La transgression souveraine est une réduction de cette réduction : non pas réduction au sens mais réduction du sens.134

Réduction du sens (et non position du non-sens) par l'affirmation souveraine d'un jeu sans vérité : c'est dans l'espace de l'écriture bataillenne que le système hégélien est joué. De façon analogue, le style éperonnant de Nietzsche, repliant le texte dans ses voiles, défait la prétention à la maîtrise ; il crève, telle une lame envoilée, l'horizon herméneutique qui réduit la lecture des textes à leur contenu discursif, postulant un sens vrai à dé-chiffrer, une volonté pensante à pénétrer. A l'interprétation heideggérienne qui reconduit la percée nietzschéenne à la captivité métaphysique, Derrida rappelle « l'étrangeté absolue » de la forme, la patte de l'écrivain, soulignant que « Nietzsche a écrit ce qu'il a écrit »135. Cette écriture interrompt le rapport à la vérité, le suspend « comme on peut tendre ou étendre une toile, un rapport, etc., qu'on laisse en même temps - suspendu - dans l'indécision. Dans l'ðï÷Þ ».136 Le style, rien moins qu'un ornement superfétatoire, est ce qui fait la différence, si du moins l'on veut toucher à la vérité, ne pas la laisser intacte :

Sans parodie discrète, sans stratégie d'écriture, sans différence ou écart de plumes, sans le style, donc, le grand, le renversement revient au même dans la déclaration bruyante de l'antithèse.137

Ainsi, l'intérêt marqué de Derrida pour la littérature ne correspond nullement à un intérêt philosophique pour un objet à cerner ou pour une performance textuelle illustrant une théorie

134 ED, p.393, Derrida souligne

135 DG, p. 32, Derrida souligne

136 EP, p.47

137 EP, p. 77

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de l'écriture qui vaudrait par ailleurs. Ni à un « délassement d'esthète »138. La déconstruction n'étant rien d'autre que la totalité articulée de ses opérations de lecture/écriture139, c'est plutôt au con-tact de certains textes littéraires, dans un accouplement où elle se laisse affecter par l'autre et l'affecte en retour, que son geste s'accomplit, comptant avec leur puissance, leur force de déconstruction. Car, comme le note Derrida dans Positions, « il est incontestable que certains textes classés comme `'littéraires» opére[nt] des frayages ou des effractions au point de la plus grande avancée »140.

C'est notamment en frayant avec celui de Mallarmé que Derrida aura interrogé le « coin entre littérature et vérité » dans son article « La double séance », que nous allons lire maintenant.

B) Ecrire - cette pratique

L'article « La double séance » repris dans le volume La Dissémination141 (ces deux expressions, « double séance » et « dissémination », étant empruntées au lexique de Mallarmé) s'ouvre sur la mise en regard (oblique) d'un fragment du Philèbe de Platon et du poème en prose Mimique de Mallarmé. Ces deux textes, reproduits en double colonne sur une même page au seuil de l'article, sont disposés de telle sorte que le second fasse comme effraction dans le premier : « un petit texte de Mallarmé, Mimique, s'enfonce en coin, le partageant ou le complétant, dans un morceau du Philèbe ».142

D'entrée de jeu, la mise en page met en scène ce dont il sera question : la structure d'un débordement, par lequel le texte expliqué enveloppe le texte expliquant, dans une mise en abîme qui déplace les rapports entre littérature et vérité, historiquement déterminés par « une certaine interprétation de la mimesis ». C'est cette interprétation que l'écriture de Mallarmé déconstruit, ainsi que le fait apparaître la lecture derridienne de Mimique, qui peut, à son tour, être lue comme une réflexion sur le travail stylistique que Derrida mène au tournant des années 70, accordant un soin de plus en plus méticuleux à la mise en scène de ses textes. Commençons par revenir sur l'interprétation de la mimesis.

138 L'expression est de Jean-Louis Houdebine dans Positions, op.cit., p.84

139 Ce qui n'exclut pas une « stratégie générale, théorique et systématique ». Mais celle-ci ne vaut pas comme méthode indépendante de ses réalisations.

140 Positions, op.cit, p.88

141 D, p.219-346, ce texte, précisons-le ici, donna lieu à deux séances du Groupe d'Etudes théoriques, les 26 février et 5 mars 1969 desquelles il tire aussi son titre. « La double séance », tout en étant une citation de Mallarmé, nomme donc indistinctement le texte et son objet, sans pour autant les confondre, les maintenant dans une relation qu'on qualifiera bientôt d'hyménale. A perdre ainsi son surplomb (Derrida, après Mallarmé, parle de lustre) il ne s'agit donc plus tout à fait d'un titre.

142 D, p.225

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Double mimesis

L'extrait du Philèbe fournit l'occasion d'une mise au point schématique de la détermination platonicienne de la mimesis qui « règle l'interprétation philosophique et critique de la `'littérature» ».143 Derrida y prélève, comme il se doit pour un cadrage, quatre traits.

Premièrement, le livre est présenté comme un mode du logos, mais un mode déficitaire, un dialogue que l'âme entretient avec elle-même, dans son intériorité, faute d'interlocuteur : une parole rentrée. Traité métaphoriquement comme écriture psychique, le livre est un faux dialogue adressé à soi-même, comme substitut au discours vivant. A défaut de pouvoir s'exprimer au dehors, la pensée déjà formée, s'écrit au dedans.

Mais, deuxièmement, ce faux dialogue, simulé, n'est pas nécessairement un dialogue faux. Sa valeur dépend de sa conformité aux choses même, c'est-à-dire de sa vérité de ressemblance. « L'écriture psychique comparaît en dernière instance devant le tribunal de la dialectique, de l'ontologie. Elle ne vaut que son pesant de vérité et telle est sa seule mesure. »144

Cependant, troisièmement, cette valeur ne lui est pas intrinsèque. L'écriture psychique n'étant que la transcription d'un logos aphone, elle ne vaut que ce qu'elle copie. C'est toujours à propos du logos que se pose la question du vrai et du faux. D'où une certaine ambivalence de Platon à l'égard de l'écriture comme mimesis (imitation, double de la parole vivante). Tantôt, l'opération mimétique est vue comme une technique neutre, recommandée ou rejetée en fonction du modèle imité. Tantôt, la mimesis est condamnée en elle-même, comme procès de duplication, indépendamment de la valeur de ce qui est imité. Mais, comme le note Derrida, « dans les deux cas la mimesis est ordonnée à la vérité : ou bien elle nuit au dévoilement de la chose même, en substituant sa copie ou son double à l'étant ; ou bien elle sert la vérité par la ressemblance du double (homoiosis) »145

Seulement, la scène du Philèbe vient encore compliquer les choses. Car, quatrièmement, tout ce qui précède se joue dans l'élément de l'image en général. Le logos, en effet, est lui-même d'essence représentative, se réglant sur le modèle de la vérité de la chose, de l'eidos (qui, rappelons-le, ne vaut qu'en raison de sa répétabilité) avec lequel il entretient un rapport de ressemblance non sensible. Ainsi « tout s'organise selon ce rapport de répétition, de ressemblance (homoiosis), de redoublement, de duplication, par cette sorte de miroitement et de procès spéculaire où les choses (onta), la parole et l'écriture viennent se réfléchir les unes

143 D, p.236

144 D, p.227

145 D, p.231

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les autres »146. L'écriture psychique imite le logos. Mais, dans la mesure où celui-ci est déjà une imitation - procès de répétition de la chose même - il imite, à son tour, l'écriture comme modèle de l'opération mimétique. En un sens, l'écriture psychique est bien la vérité du logos, qu'elle révèle dans sa « picturalité essentielle » 147 . Ce point est encore accentué avec l'apparition de la peinture dans le Philèbe un peintre, qui vient après l'écrivain et dessine dans l'âme les images correspondantes aux paroles »). Car la peinture, ornement du logos, venant illustrer le livre déjà écrit, est néanmoins capable, d'après Socrate, de restituer l'image nue de la chose même, mettant alors en évidence la superfluité du discours. Si bien que la peinture (métaphorique, dans l'âme) est tour à tour ce qui s'ajoute au discours comme supplément inutile et ce qui le remplace avantageusement. L'inscription psychique (écriture-peinture) et la parole entretiennent ce que Derrida appelle un rapport de supplémentarité : s'ajoutant et se substituant l'une à l'autre, « surplus et vicariance ».148

Ce qui, finalement, est en jeu c'est bien la discernabilité de l'imité et de l'imitant, de l'avant et de l'après, et avec elle la possibilité de la vérité. Si le double est à la fois le même et l'autre que ce qu'il double - s'y ajoutant (donc différent) en étant capable de le remplacer (donc le même) - comment, en effet, distinguer le premier du second, l'original de la copie, et par suite la copie de la copie de la copie (simulacre) ? C'est en ce point que Derrida fait apparaître la décision, l'interprétation platonicienne de la mimesis qui met fin à la prolifération infinie des suppléments.

Or, que décide et que maintient le « platonisme », c'est-à-dire plus ou moins immédiatement, toute l'histoire de la philosophie occidentale, y compris les anti-platonismes qui s'y sont régulièrement enchaînés ? qu'est ce qui se décide et se maintient dans l'ontologie ou dans la dialectique à travers toutes les mutations ou révolutions qui s'y sont enchaînées ? C'est justement l'ontologique : la possibilité présumée d'un discours sur ce qui est, d'un logos décidant et décidable de ou sur l'on (étant présent). Ce qui est, l'étant présent...se distingue de l'apparence, de l'image, du phénomène etc., c'est-à-dire de ce qui, le présentant comme étant-présent, le redouble, le re-présente et dès lors le remplace et le dé-présente. Il y a donc le 1 et le 2, le simple et le double. Le double vient après le simple, il le multiplie par suite. Il s'ensuit...que l'image survient à la réalité, la représentation au présent en présentation, l'imitation à la chose, l'imitant à l'imité.149

146 D, p.231

147 D. p.232

148 D, p.287

149 D, p.235

66

L'ordre d'apparition, la pré-séance de l'imité, est l'ordre de la vérité : soit comme procès de « dévoilement de ce qui se tient caché dans l'oubli (aletheia) » ; soit comme « accord (homoiosis ou adequatio), rapport de ressemblance ou d'égalité entre une re-présentation et une chose (présent dévoilé) ». 150 C'est toujours à cet ordre que se conforme l'interprétation ontologique de la mimesis, qu'il s'agisse du dédoublement par lequel la physis se dévoile, sort de sa crypte ou bien, plus classiquement, de la bonne imitation, de la répétition fidèle, ressemblante, adéquate à la physis du modèle. Le trait invariant de ce mimétologisme métaphysique, c'est la référence à une instance ultime, réelle, vraie, qui précède toujours son mime à la fois temporellement et en dignité. Et c'est d'après cette mimétologie que la littérature a été comprise par la philosophie, assignable comme un discours régional, illustrant une vérité hors-livre, indépendante et antérieure.

Ce système de l'illustration, c'est ce que Mimique, le poème de Mallarmé, vient déjouer. Sans doute, la toute première partie de « La double séance », que nous avons suivie jusqu'ici, mettant au jour les « paradoxes du double supplémentaire » à partir du Philèbe, constituait déjà une déconstruction de la mimétologie. Mais ce qui intéresse davantage Derrida dans son commentaire, semble-t-il, c'est de montrer comment celle-ci se trouve « discrètement mais absolument déplacée dans l'opération d'une certaine syntaxe, quand une écriture marque et redouble la marque d'un trait indécidable ».151 A y voir une illustration du mouvement déconstructeur tel qu'il vient d'être esquissé à (quatre) grands traits, on ne ferait évidemment que se maintenir à l'intérieur du système en question. Il semble plutôt qu'en mettant l'accent sur « l'opération d'une certaine syntaxe » Derrida souligne la force déconstructrice d'une écriture plus puissante que les concepts qui voudraient s'y mesurer : une écriture « littéraire » en laquelle se re-marque les effets disloquants de la différance, et qui devient de plus en plus, dans ces mêmes années, l'écriture de la déconstruction.

Mimique sans imitation

De cette dislocation écrite, Mimique serait donc « exemplaire ». Si le « système de l'illustration y est tout autre que celui du Philèbe »152, c'est d'abord parce qu'il y va d'une mimique sans modèle. Derrida commence par examiner « ce qui semble y être décrit, comme le contenu thématique ou l'événement mimé ».153

150 D, p.237

151 D, p.238

152 D, p.239

153 D, p.256

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Que semble décrire Mimique ? Le jeu d'un Mime, Paul Marguerrite en l'occurrence, qui, au début des années 1880, joue Pierrot assassin de sa femme. Rappelons l'intrigue en quelques mots. Pierrot, seul sur scène, raconte (muettement, cela va sans dire) comment il a tué sa femme infidèle, Colombine : après l'avoir liée au lit durant son sommeil, il lui chatouilla les pieds jusqu'à la faire mourir de rire. Crime sans violence, sans trace, sans une goutte de sang versé et dont il est, au surplus, impossible de dire qu'il fut véritablement commis. Car le mimodrame est une anamnèse : Pierrot mime au présent le passé. Et, dans ce présent apparent, qui reproduit un souvenir, il reconstitue la délibération projetant le crime à venir : mimant tour à tour les différents moyens de tuer sa femme tels qu'ils se sont présentés à son esprit (la corde, le couteau, le poison, le fusil) puis finalement le « crime parfait », le « rire absolu ». Le Mime joue alors alternativement les rôles de Pierrot et de Colombine, chatouillant chatouillé. A la fin de la scène, après la reproduction du souvenir de ce vrai-faux meurtre (anticipation passée d'un crime indécelable), Pierrot meurt lui aussi, hilare, repris « par le chatouillement de Colombine, comme un mal contagieux et vengeur ».154

Cette structure diégétique déjà fort compliquée - où le passé répété dans le présent du mimodrame n'a, semble-t-il, jamais été présent, tout au plus un désir anticipant un acte fantasmé - cette structure se redouble du trait supplémentaire, que Mallarmé décrit dans son poème : la performance du Mime est un « soliloque muet que, tout du long à son âme tient et du visage et des gestes le fantôme blanc comme une page pas encore écrite »155. Le Mime n'imite rien, « il ne suit aucun livret préétabli »156 qu'il viendrait re-présenter. Tout commence par l'opération mimétique à travers laquelle le Mime s'écrit : « Page et plume, le Pierrot est à la fois passif et actif, matière et forme, l'auteur, le moyen et la pâte de son mimodrame ».157 S'il y a bien un livret, à partir duquel Mallarmé écrit Mimique comme le relève Derrida, ce livret, rédigé par Marguerrite lui-même, est postérieur au « spectacle ». L'écriture gestuelle précède l'écriture verbale qui vient après coup réfléchir l'événement qu'il devrait en principe commander.

Récapitulons : Mimique est composé d'après un livret qui survient à un mimodrame au lieu de le dicter. Il y a, pourrait-on croire, simple inversion de l'origine : l'imitant devient l'imité. Sauf que l'écriture gestuelle sans livret rejoue ici un événement introuvable : « présent-passé mais dont le présent n'a jamais occupé la scène ; n'a jamais été perçu par personne [...] Jamais, nulle part, fût-ce dans la fiction théâtrale »158. Tout ce à quoi le mime donne lieu c'est

154 D, p. 248

155 Cité, dans D, p.240

156 D, p.240

157 D, p.244

158 D, p.247

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au souvenir présent d'une délibération passée sur un crime à venir. La source de la chaîne mimétique fait défaut159.

D'où l'objection que Derrida ne manque pas de prévenir : puisque le Mime n'imite rien, puisque l'écriture gestuelle ne se conforme à aucun référent extérieur, ne renvoyant qu'à son initialité, n'a-t-on pas affaire au mouvement même de la vérité comme dévoilement présent du présent, aletheia ? « Le mime produit, c'est-à-dire fait paraître dans la présence, manifeste le sens même de ce que présentement il écrit : de ce qu'il performe ». 160 Contre cette réappropriation métaphysique, Derrida, emboîtant le pas de Mallarmé, fait valoir la mimique justement : « Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace ».161 L'effacement du référent n'abolit pas la référence, la structure de renvoi, la fait au contraire apparaître « comme telle ». Le Mime n'imite rien mais il y a « allusion perpétuelle », c'est-à-dire une différence, un jeu de miroir qui ne reflète néanmoins aucun modèle réel, premier ou dernier, aucun au-delà de l'écriture : « sans briser la glace ». Mimique mais sans imitation, sans origine à laquelle mesurer la ressemblance : ni vrai ni fausse.

« Il y a une mimique ». 162 Ce point est crucial : pour ne pas retomber dans le mimétologisme, il faut conserver la structure de la mimesis tout en sapant ses assises ontologiques :

Mallarmé maintient ainsi la structure différentielle de la mimique ou de la mimesis, mais sans l'interprétation platonicienne ou métaphysique, qui implique que quelque part l'être d'un étant soit imité. Mallarmé maintient même (se maintient dans) la structure du phantasme, telle que la définit Platon : simulacre comme copie de copie. A ceci près qu'il n'y a plus de modèle, c'est-à-dire de copie et que cette structure [...] n'est plus référée à une ontologie, voire à une dialectique.163

Détournement du système oppositionnel par simulacre, parodie, et non renversement des couples métaphysiques, on retrouve le mouvement stratégique de la déconstruction. Mais, en ce point, Derrida avertit : « Nous intéressent moins ici ces propositions de forme philosophique que le mode de leur réinscription dans le texte de Mimique ».164 De fait, le

159 Nous avons fait l'économie de l'analyse philologique de Derrida qui reconstitue, au niveau hypertextuel, la trame de renvois et de greffes qui fait communiquer le livret de Marguerrite (et par conséquent Mimique, et par suite « La double séance » etc.), avec toute la bibliothèque des Pierrots et de fil en aiguille, avec « tous les fils de la comedia dell'arte ». Là aussi, pas de hors-texte, mais « un réseau sans fin ».

160 D, p.254

161 Cité dans D, p.254

162 D, p.254

163 D, p.255

164 D, p.256

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déplacement « mallarméen » n'opère pas par concepts mais par l'écriture, une écriture qui ne renvoie « en dernière instance » qu'à elle-même. Mimique décrit ce que fait le mime : écriture sans modèle, qui ne renvoie à aucun événement réel. Ce « contenu thématique » n'est finalement rien d'autre que « l'espace de l'écriture ». De même que Pierrot n'imite rien et par ce rien donne la mimique en spectacle, de même la prose de Mallarmé n'illustre rien, « illustre le rien, éclaire l'espace, re-marque l'espacement comme rien, comme blanc : blanc comme une page pas encore écrite ou comme différence entre les traits »165.

Hymen

Ce qui s'éclaire donc, par cette écriture de l'écriture, c'est la scène et non plus ce qui s'y effectue. Cet espace invisible de visibilité, ce théâtre où rien ne se joue, se re-marque à son tour dans le texte du mot d' « hymen » - « dans un hymen (d'où procède le Rêve), vicieux mais sacré, entre le désir et l'accomplissement, la perpétration et son souvenir : ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent.»166

Hymen, Derrida le rappelle, peut s'entendre, a fortiori dans un langage poétique, au sens de « mariage ». Hymen entre le désir et l'accomplissement dirait ainsi la fusion, la confusion des deux : « plus de distance entre le désir (attente de la présence pleine qui devrait venir le remplir, l'accomplir) et l'accomplissement de la présence ».167 La distance est supprimée entre la distance et la non-distance, entre la différence (le désir) et la non-différence (l'accomplissement). Autrement dit, il n'y a plus de différence entre la différence et la non-différence, entre l'imitant et l'imité, le signifiant vide et le signifié plein.

Mais la non-différence ne signifie pas qu'il ne reste plus que « le plein du signifié, de l'imité ou de la chose même en personne, du simplement présent ».168 Car, nous l'avons précisé, il y a mimique. Ce qui est supprimé c'est « l'hétérogénéité des deux lieux », l'indépendance et la précédence de l'imité. S'il y a identité entre le désir et l'accomplissement c'est que l'accomplissement, toujours mimé, est un fantasme. C'est-à-dire une différence.

Ce qui est ainsi levé, ce n'est donc pas la différence mais le différent, les différents, l'extériorité décidable des différents. Grâce à la confusion et à la continuité de l'hymen, non pas en dépit de lui,

165 D, p.257

166 Cité dans D, p.258, Mallarmé souligne

167 D, p. 258

168 D, p.258

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s'inscrit une différence (pure et impure) sans pôles décidables, sans termes indépendants et irréversibles. Telle différance sans présence apparaît ou plutôt déjoue l'apparaître en disloquant un temps ordonné au

centre du présent.169

Dans ce continuum, cet hymen entre le désir (futur) et l'accomplissement (présent), entre le souvenir (passé) et la perpétration (présent), il n'y a plus de présent simple, plus de centre de perception susceptible de donner lieu à l'intuition de la chose même. Ne reste que le « Rêve » où s'entremêlent anamnèse, perception et anticipation désirante, un « milieu, pur, de fiction »170 . Mais d'une « fiction » arrachée à sa polarisation historique, plus vieille que l'opposition de la réalité et de la fiction : un espace fictionnel dans lequel se dessinent seulement des traces, des gestes qui font perpétuellement allusion, qui ne sont pas eux-mêmes présents, n'étant que renvois à d'autres traces, qui n'auront-elles-mêmes jamais été présentes - « ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent ».

Hymen désigne donc la différence sans différents, l'espacement qui n'est rien, le lieu d'écriture, le milieu : à la fois éther, milieu invisible enveloppant les deux termes et intervalle entre les différents, ce qui se tient entre. Comme les blancs de la page qui unissent et séparent les signes. A la fois, c'est-à-dire, l'un et l'autre et ni l'un ni l'autre. Indécidablement. Car, selon la logique même de l'hymen qui vient ici s'ourler, hymen se confond à son tour « avec ce dont il paraît dériver : l'hymen comme écran protecteur, écrin de la virginité, paroi vaginale, voile très fin et invisible, qui devant l'hystère, se tient entre le dedans et le dehors de la femme, par conséquent entre le désir et l'accomplissement. Il n'est ni le désir ni le plaisir mais entre les deux ».171

A la fois mariage et virginité, confusion et distinction, hymen nomme économiquement la structure différentielle de la mimique, le déplacement sans renversement du platonisme : le Mime est à la fois imitant et imité et entre les deux, dans l'espace du pur renvoi, sans que jamais le seuil de la fiction ne soit franchi, « sans briser la glace ». Rien ne se passe vraiment dans ce simulacre d'imitation. Le crime n'est jamais vraiment perpétré, c'est pourquoi il y a hymen (fusion du désir et de l'accomplissement, du mimant et du mimé). Mais dans cet hymen de confusion reste un hymen, un écart, une différence : il y a mimique.

Le mime, comme écriture corporelle, se joue de la vérité : il n'illustre aucune action effective, et pourtant il fait allusion, allusion à son propre jeu, à l'espace de l'écriture -

169 D, p.259

170 Cité, dans D. p. 260

171 D, p.262, Derrida souligne

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l'espacement - où la vérité n'a pas lieu. A replier ainsi la référence sur lui-même, le texte (celui du Mime, comme celui de Mallarmé qui s'y réfléchit) écarte le référent : l'être est écarté, mis à l'écart d'être ainsi espacé.

Dans cette allusion perpétuelle au fond de l'entre qui n'a pas de fond, on ne sait jamais à quoi l'allusion fait allusion, sinon à elle-même en train de faire allusion, tissant son hymen et fabriquant son texte. En quoi l'allusion est bien un jeu qui ne se conforme qu'à ses propres règles formelles.172

La suggestion indécidable du mime, ni vraie ni non-vraie, soustraite à l'ordre de la vérité, se re-marque ainsi dans l'hymen qui « à la fois met la confusion entre les contraires et se tient entre les contraires »173. Tout se joue, finalement, dans l'indécidabilité d'un entre, d'une cheville syntaxique.

Entre ouvert

Ce mot d'hymen, syllepse lexicographique condensant deux significations contraires, illustre donc, si l'on peut encore dire, dans le texte, l'effet de milieu qui défait l'interprétation métaphysique de la mimesis, laquelle requiert la discernabilité absolue des différents. Plus généralement, hymen répète, en contexte mallarméen, ce que nous avons en principe déjà vu de la topologie bizarre qui (dé)structure tous les couples métaphysiques : le partage (confusion) originaire sur le fond duquel s'enlève le partage (différence) et qui fait que l'autre hante le même comme une hétérogénéité absolue et pourtant non extérieure. Cette structure, que Derrida appelle ailleurs invagination174 (le repli du dehors dans le dedans, constitutif du dedans), interdit de déterminer la différence en opposition, c'est-à-dire de faire de l'autre une négativité, travaillant dans une économie dialectique du même. Ainsi :

172 D, p. 270

173 D, p.261, Derrida souligne

174 Voir notamment « Survivre », Parages, op.cit, p.109-203. Sur l'emploi de termes « féminins », comme hymen ou invagination, précisons qu'il ne s'agit pas, bien évidemment, de simplement prendre le contre-pied du phallogocentrisme. Car, si l'on appelle « masculin » non pas ce qui se tient d'un côté d'une opposition mais ce qui est la position même de l'opposition, alors il faut voir dans ce re-marquage « féminin » ce qui vient contester la logique même toute binarisme. Au risque, par l'emploi du « vieux mot » de « femme » de laisser croire à un simple renversement (le problème est le même avec la déconstruction de l'opposition parole/écriture). Mais ce risque doit être couru, si la déconstruction ne doit pas en rester à une neutralisation des dichotomies traditionnelles ouvrant la voie à toutes les ré-appropriations possibles.

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le medium de l'hymen ne devient jamais une médiation ou un travail du négatif, il déjoue toutes les ontologies, tous les philosophèmes, les dialectiques de tous bords. Il les déjoue et, comme milieu et comme tissu, il les enveloppe, les retourne et les inscrit.175

Le mouvement dialectique de retournement d'une chose en son contraire présuppose toujours l'hymen. Sur quoi repose, en effet, l'exercice dialectique, sinon sur la pure possibilité d'être à la fois même et autre, identique et différent, sur ce qui s'écrit ici hymen ? C'est dans l'instabilité de l'hymen, dans le jeu qui est sa non-essence que la dialectique trouve ses ressources opératoires. A nouveau la dialectique, mouvement de présentation du vrai, se voit située dans une graphique plus puissante.

Mais l'important vient maintenant : dans le texte mallarméen ce n'est pas le « mystère poétique » du mot hymen qui compte. Il ne s'agit pas de s'émerveiller de cette heureuse richesse lexicale qui ramasse dans un mot de la langue naturelle l'ambivalence qu'il y aurait à formaliser en de longs paragraphes (comme, en allemand, Aufhebung installe d'emblée dans l'élément de la dialectique spéculative) : « Nous avons bien fait semblant de tout reconduire au mot hymen » écrit Derrida, mimant à son tour le coup de théâtre :

Ce qui compte ici, c'est la pratique formelle ou syntaxique qui le compose et le décompose. [...] Ce mot, cette syllepse, n'est pas indispensable, la philologie et l'étymologie ne nous intéressent que secondairement et la perte de l'« hymen » ne serait pas irréparable pour Mimique. L'effet est d'abord produit par la syntaxe qui dispose l'« entre » de telle sorte que le suspens ne tienne plus qu'à la place et non au contenu des mots. Par l'« hymen » on remarque seulement ce que la place du mot entre marque déjà et marquerait même si le mot « hymen » n'apparaissait pas.176

C'est donc le syntaxique et non le sémantique qui, comme les blancs chez Mallarmé, « assume l'importance ». La subversion réglée du mimétologisme dépend ici entièrement du syncatégorème « entre » : terme en lui-même dépourvu de sens, ne prenant de valeur sémantique qu'à relier des catégorèmes (noms, verbes, adjectifs) dans des unités syntaxiques dont il modifie la signification. Or, placé comme Mallarmé le fait dans la phrase « dans un hymen (d'où procède le Rêve), vicieux mais sacré, entre le désir et l'accomplissement, la perpétration et son souvenir », le mot « entre », associé à l'hymen, n'a pas de valeur décidable, pouvant aussi bien dire confusion qu'intervalle. Ce n'est pas le mot « hymen » qui

175 D, p.265

176 D, p.271-272

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produit l'indécision, c'est le fait qu'il y ait « hymen entre x et y ». Comme le fait observer Derrida :

Si l'on remplaçait « hymen » par « mariage » ou « crime », « identité » ou « différence », etc., l'effet serait le même [...] Il faut déterminer l'hymen à partir de l'entre et non l'inverse. L'hymen dans le texte (crime, acte sexuel, inceste, suicide, simulacre) se laisse inscrire à la pointe de cette indécision. Cette pointe s'avance selon l'excès irréductible du syntaxique sur le sémantique.177

L'excès du syntaxique sur le sémantique, ce que Derrida nomme aussi dissémination, correspond aux effets textuels remarqués de l'archi-écriture, à l'impossibilité principielle de s'assurer d'un sens définitif parce que c'est toujours une différance qui ouvre la signification : la trace de l'autre comme autre dans le même qui « produit » les différences significatives lesquelles ne signifient qu'à être indéfiniment itérables, différant à l'infini toute saturation sémantique. Il n'y a, de part en part, que des différances, qui se répètent, sans origine ni fin, sans bordures, sans ultime garant : référence ou signifié transcendantal. Le langage ne marche qu'à la condition de ce déboîtement du dire et du dit, qui tient le sens en haleine.

Ainsi, la syntaxe indécidable de Mallarmé n'est pas un jeu, l'exploitation « ludique » d'une possibilité structurelle du langage. C'est bien plus profondément la mise sur le devant de la scène du jeu de l'articulation, de la textualité même de tout engagement langagier. Mallarmé publie la défection du sens plein, du sens vrai, sans laquelle aucun discours, aucune interprétation, aucune dialectique, aucune logique ne s'ouvrirait. Mimique n'est pas l'illustration d'une théorie scientifique de l'écriture qu'elle viendrait éventuellement éclairer ou conforter comme une vérification empirique : elle décrit ce qui rend possible toute théorie. C'est pourquoi Derrida écrit que :

Quand une écriture marque et re-marque cette indécidabilité, sa puissance formalisatrice est plus grande, même si elle est d'apparence « littéraire » ou en apparence tributaire d'une langue naturelle, que celle d'une proposition de forme logico-mathématique qui se tiendrait en-deçà de ce type de marque.178

Ce que l'interprétation ontologisante de l'écriture nommerait volontiers des pirouettes (on lit dans Réplique II, « le chiffre de pirouette prolongé vers un autre motif ».179) des manières de dire déconcertantes esquivant les vraies questions, artifice ou parades sans valeur de vérité,

177 D, p.272

178 D, p.274

179 Cité dans D, p.293

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ces pirouettes disent, dans leur pivotement même, le chiffre de tout texte comme tissu de traces, report infini de signifiant en signifiant, sans présence, sans vérité : « `'il y a» un texte, soit une lisibilité sans signifié (qu'on décrètera dans le recul de l'effroi, illisibilité) : un indésirable qui renvoie le désir à lui-même »180.

Exhibant la structure du texte, la syntaxe de Mallarmé n'est dès lors plus tout à fait une pure syntaxe, puisque s'y lit la condition insensée du sens : la relation syntaxique « elle-même ». Tout se passe comme si, par cette mise en abyme, le syncatégorème « entre » signifiait l'espacement, l'intervalle, l'articulation etc. En effet :

On n'est même plus autorisé à dire que « entre » soit un élément purement syntaxique. Outre sa fonction syntaxique, par la re-marque de son vide sémantique, il se met à signifier, mais l'espacement et l'articulation ; il a pour sens la possibilité même de la syntaxe et il ordonne le jeu du sens. Ni purement syntaxique, ni purement sémantique, il marque l'ouverture articulée de cette opposition.181

L'écriture de Mallarmé n'est donc pas seulement pliée sur elle-même, se décrivant dans son absence de sens. Cette absence de sens dessine à son tour un nouveau pli, un repli, au creux duquel c'est la cheville syntaxique elle-même qui par ce vide sémantique s'indique obliquement, se met à signifier. L'excès de la syntaxe sur le sens se redouble de l'excès de l'« entre » sur l'opposition syntaxe/sens.

Pour qui le lit

Le texte de Mallarmé paraît donc « exemplaire » de cette puissance déconstructrice de la littérature, de cette écriture au carré, re-marquant « l'excès irréductible du syntaxique sur le sémantique » de la pointe d'un style, selon l'opération chirurgicale que Derrida décrit, et répète pour son compte, dans Glas :

Entre les mots, entre le mot lui-même qui se divise...faire passer la tige très fine, à peine visible, l'insensible d'un levier froid, d'un scalpel ou d'un style pour énerver puis délabrer d'énormes

discours.182

Mais, ce style excédant, idiome rieur comme le rire du Mime qui se donne pour la mort, déjouant tout accès à un contenu univoque par l'ouverture d'investissements sémantiques

180 D, p.309

181 D, p.274

182 Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, p.9

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multiples (qui sont aussi, notons-le, des investissements libinaux, d'où l'adulation et la réprobation), ce style qui, « à la vérité ne se laisse pas prendre »183, ce style imprenable donc, requiert une contre-signature (et en vérité l'appelle par son itérabilité même), un geste de lecture qui en révèle non pas le fin mot (il n'en a pas) mais les effets déconstructeurs. Le style, ici celui de Mallarmé, opère pour qui le lit.

La question de l'écriture-lecture est d'ailleurs au coeur de Mimique dont on rappellera que Mallarmé le compose en lisant un livret écrit après coup, à partir du geste d'un Mime qui s'écrit, à la fois actif et passif. Telle est du moins une possibilité de lecture :

Parmi les possibilités, celle-ci : le Mime ne lit pas son rôle, il est aussi lu par lui. Du moins est-il à la fois lu et lisant, écrit et écrivant, entre les deux, dans le suspens de l'hymen, écran et miroir.184

Cette indétermination est imprimée dans la syntaxe mallarméenne qui « machine » l'impossibilité de décider, une fois pour toutes, qui lit : « Moins qu'un millier de lignes, le rôle, qui le lit, tout de suite comprend les règles comme placé devant un tréteau, leur dépositaire humble ». Le calcul de la ponctuation, de la virgule - figure de l'espacement, de la coupe dans le continnuum de la page blanche - rend le sujet du « lit » indécidable. Mimant (« mimiquant ») cette indécidabilité, Derrida joue double lui aussi : « La question du texte est - pour qui le lit ».185

La lecture la plus immédiate, la plus facile, fait du « qui » un lecteur quelconque : le rôle, quiconque le lit, tout de suite comprend les règles. Ce lecteur quelconque, celui du bon sens, est de fait le plus répandu. « Des statistique empiriques, écrit Derrida, montreraient que le prétendu `'sentiment linguistique» commande le plus souvent cette lecture ».186 Mais le code grammatical en vigueur n'interdit pas de lire le « qui » comme pronom introduisant le « rôle » en tant que sujet d'une proposition subordonnée relative. Ce qui change (presque) tout.

183 On reconnaîtra le mot de Derrida dans Eperons, op.cit., p. 43. Derrida y écrit : « Ce qui à la vérité ne se laisse pas prendre est - féminin » où, mise à cette place, l'expression « à la vérité » peut être entendue soit comme locution adverbiale soit complément d'objet indirect. Via cette indécidabilité syntaxique, c'est « l'opération féminine », que Derrida rapproche du style de Nietzsche, qui est mimée en même temps que « féminin » se détache du verbe être d'un tiret qui réplique la mise à distance par quoi la femme se dérobe à toute prise conceptuelle.

184 D, p.276

185 D, p. 276. La question du texte est « pour qui le lit ? » : à quel sujet rapporter le verbe lire ? Mais cette question se pose à qui le lit, c'est-à-dire non pas, sans doute, au lecteur pressé ou négligent mais au lecteur attentif qui lit et relit. C'est à ce qui que le qui du lit pose question. Qui pose question ? C'est ce qui qui pose question.

186 D, p.277

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Ainsi : « Moins qu'un millier de lignes, le rôle (sujet et non plus objet), qui (pronom relatif pour `'rôle») le (pronom pour `'Mime», sujet de la phrase précédente, très proche) lit, tout de suite comprend (embrasse, contient, règle, organise : lit) les règles comme placé devant un tréteau (le rôle est placé face à la scène, soit comme auteur-compositeur, soit comme spectateur-lecteur, dans la position du `'quiconque» de la première hypothèse), leur dépositaire humble. »187

Il n'y a qu'un texte mais qui, sous l'effet d'un petit jeu dans la lecture, d'un pivotement réglé, se dédouble, affiche sa duplicité. Le point crucial est qu'entre les « deux » textes aucune relève dialectique, aucune synthèse, aucun dépassement n'est possible, faute de discernabilité, faute de contradiction. Le texte « premier » est hanté par son autre, par son fantôme, qui le traverse et le divise. On retrouve, au niveau de l'alternative syntaxique, la graphique de l'hymen : confusion et distinction entre le « premier » et le « second » texte, enveloppés et séparés d'un voile invisible.

Ainsi, c'est une certaine pratique de lecture (« lire - cette pratique »), une double science là encore qui fait apparaître le léger décalage, la duplicité, c'est-à-dire aussi la différance déjouant la prétention de maitrise que revendique l'interprétation classique, herméneutique, des textes. Et notamment la critique thématique.188 Sans doute, ce suspens de la décidabilité, cet « effet de flottaison indéfinie entre deux possibles » a-t-il été ménagé par la syntaxe.

187 D, p.277

188 La deuxième partie de « La double séance », la deuxième séance donc, est largement consacrée à la délimitation de la critique thématique, focalisée sur un certain nombre de signifiés majeurs dans l'oeuvre de Mallarmé et dont Jean-Pierre Richard est le principal représentant. Derrida travaille notamment sur le thème du « blanc » et montre que le projet thématique d'en épuiser le sens est ruiné par le pli du blanc qui remarque la textualité du texte. Pour Richard, « comprendre un thème c'est encore `'déployer (ses) multiples valences» : c'est voir par exemple comment la rêverie mallarméenne du blanc peut incarner tantôt la jouissance du vierge, tantôt le bonheur d'une ouverture, d'une liberté, d'une médiation, et c'est mettre en rapport en un même complexe ces diverses nuances de sens » (cité dans D, p. 304). A ce thématisme, Derrida objecte le double jeu du « blanc » : le blanc se donne à la fois comme la série des valences sémantiques et comme le blanc entre les valences, « l'hymen qui les unit et les discerne ». Dès lors, le « blanc » est la totalité polysémique des blancs et de ses affinités tropiques plus l'espacement qui en règle le jeu, l'éventail qui rassemble et disperse, en forme le texte. Et cette surimpression du texte sur lui-même qu'est le blanc comme espacement ne s'inscrit pas comme une valence de plus dans la série : il la dé-chaîne plutôt, en pliant chaque signifiant à l'angle de cette remarque. Si le blanc comme espacement asémique fait prendre la série, il en interdit du même coup la clôture : s'appliquant à tous les blancs « pleins », il les met en même temps en rapport avec leur « dehors », avec toutes les traces qui s'absentent dans chaque blanc et qui débordent la série. A noter aussi que dans ses blancs « pleins » le blanc « vide » se reflète, à son tour, « métaphoriquement ». « La dissémination des blancs...produit une structure tropologique qui circule infiniment sur elle-même par le supplément incessant d'un tour de trop : plus de métaphore, plus de métonymie. Tout devenant métaphorique, il n'y a plus de sens propre et donc plus de métaphore ». (D, p.315)

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Derrida montre, sur textes, en comparant des versions successives du poème, que Mallarmé l'a très probablement calculé :

Pourquoi, après avoir écrit, sans ambiguïté possible, ceci : « Ce rien merveilleux, moins qu'un millier de lignes, qui le lira comme je viens de le faire, comprendra les règles éternelles, ainsi que devant un tréteau, leur dépositaire humble » (1886),

puis ceci : « Ce rôle, moins qu'un millier de lignes, qui le lit comprendra les règles ainsi que placé devant un tréteau, leur dépositaire humble » (1891)

enfin ceci avec toute l'ambiguïté possible : « Moins qu'un millier de lignes, le rôle, qui le lit, tout de suite comprend les règles comme placé devant un tréteau, leur dépositaire humble » (1897) ?189

Mais l'essentiel n'est pas de savoir si Mallarmé était conscient ou non de ce qu'il faisait, s'il a calculé ou non cette ambiguïté. Ces questionnements se tiennent à l'intérieur d'oppositions qui sont précisément déconstruites par le texte qu'elles sont supposées interroger. L'écriture, le texte, échappent aux catégories de passivité et d'activité ou, si l'on veut, font signe vers une passivité originaire, une passivité poétique plus ancienne que l'opposition décidable de l'activité et de la passivité, de l'écriture et de la lecture (ce qu'on appelle couramment l'inspiration). L'écrivain, pris dans une langue qu'il ne saurait absolument dominer, se meut dans un système, dans une structure signifiante qui le gouverne, au moins jusqu'à un certain point. C'est ce surplomb du texte, cet excès sur tout vouloir-dire, plus ou moins remarqué selon des écritures/lectures à chaque fois singulières, qui fait l'événement de la déconstruction.

Aussi, bien que la déconstruction du système de la vérité-présence soit toujours une opération textuelle, c'est-à-dire un déplacement produit par l'écriture, la syntaxe, et jamais simplement un renversement conceptuel ; bien que le style soit l'arme par excellence de la déconstruction, faire de ce style un instrument maitrisé de dislocation de la maitrise reviendrait à reconduire la métaphysique de la présence sous une forme inversée. C'est la tentation que Derrida prévient dans Eperons, texte consacré aux styles de Nietzsche, dans un avertissement qui vaudrait tout aussi bien pour Mallarmé, et pour Derrida lui-même :

Non qu'il faille conclure, de ce que le maître sens, le sens unique et hors greffe est introuvable, à la maîtrise infinie de Nietzsche, à son pouvoir imprenable, à son impeccable manipulation du piège, à une sorte de calcul infini, quasiment celui du Dieu de Leibniz, mais calcul infini de l'indécidable cette fois, pour déjouer la prise herméneutique. Ce serait, pour l'éviter à coup sûr, retomber aussi sûrement

189 D, p. 278

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dans le piège. Ce serait faire de la parodie ou du simulacre un instrument de maîtrise au service de la vérité ou de la castration, reconstituer la religion, le culte de Nietzsche par exemple, et y trouver son intérêt, prêtrise de l'interprète ès parodie, interprêtrise.190

S'ouvrir à la pensée de la non-présence (qui n'est pas, insistons-y, pensée de l'absence), de la non-maîtrise, requiert une part de risque, une part d'errance adossée à l'inconscience d'une parole soufflée191. Il s'agit d'abord de se laisser jouer par la langue, de se rendre à la nécessité de l'accident, à l'hymen entre la règle et le hasard (le coup de dés), à la duplicité intrinsèque de la toile enveloppante et discontinue, « comme une araignée inégale à ce qui s'est produit à travers elle ». 192 De s'ouvrir, en un mot, au non-savoir dans l'habitation du langage.

Ce rapport au langage est incontestablement proche de celui promu par la psychanalyse et notamment la psychanalyse lacanienne : parlé avant d'être parlant, le sujet divisé de l'inconscient, perdu pour la souveraineté, ne sait plus ce qu'il pense, puisque c'est la langue qui pense et parle en lui. En lui et avant lui : donnée, la langue imprime sa marque signifiante dès la naissance, laquelle s'effectue, selon la belle expression de Lacan, « dans un bain de langage ». Sujet du signifiant, le parlêtre l'est d'être assujetti à la loi du signifiant.

Ainsi, comme le souligne, Jean-Michel Salanskis, « la psychanalyse lacanienne a pu sembler, à bien des lecteurs dans la période de popularisation de ces pensées, dire exactement la même chose que la déconstruction : sommairement, que la subjectivité n'était qu'un effet vacillant sur le bord d'une trame signifiante, et que l'existence humaine était existence désirante vouée à une altérité imprenable, l'altérité de l'inconscient. La pensée lacanienne, elle aussi, renvoyait le sujet à l'absence et à l'Autre, et dénonçait toute illusion suivant laquelle les significations ou les objets seraient présents et nôtres. »193

C'est ce qui a pu sembler, en effet. Car, comme souvent avec Derrida, c'est au coeur d'une proximité revendiquée194 que travaille la différance la plus irréductible (hymen encore), dans un tout contre qui nous intéresse ici particulièrement en ce qu'il engage la question de l'écriture et de la vérité. C'est principalement autour de La Lettre volée, la nouvelle de Poe

190 EP, p.80

191 « La parole soufflée » ED, p.263 : « J'ai rapport à moi dans l'éther d'une parole qui m'est toujours soufflée et qui me dérobe cela même avec quoi elle me met en rapport. La conscience de parole, c'est-à-dire la conscience tout court, est l'insu de qui parle au moment et au lieu où je profère. Cette conscience est donc aussi une inconscience...contre laquelle il faudra reconstituer une autre conscience qui cette fois sera cruellement présente à elle-même et s'entendra parler. »

192 EP, p.82

193 Derrida, op. cit, p. 53

194 Dans la longue note 33 de Positions, à bien des égards, programmatique du « Facteur de la vérité », Derrida évoque l'affinité de son travail avec celui de Lacan, « plus que de tout autre aujourd'hui ».

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commentée par Lacan dans le Séminaire qui ouvre les Ecrits, que tourne la polémique. Derrida épingle dans la lecture lacanienne de la trajectoire de la lettre, censée illustrer la circulation signifiante constitutive du sujet (de l'inconscient), un certain nombre de motifs qui la retienne dans l'idéalisme logocentrique qu'elle prétend dépasser. C'est le cas, notamment, du nouage de la vérité et de la parole, qui méconnaît le « fonctionnement ou le fictionnement du texte de Poe ».195 Ce que nous allons voir plus en détail, dans la dernière section de notre deuxième partie.

C) « L'écriture avant la lettre »

La psychanalyse, on le sait, fait grand cas de la littérature. Si l'oeuvre de Freud s'appuie largement sur la clinique, elle accorde une valeur non moins importante à la fiction. Cas cliniques et cas littéraires se voient reconnaître une égale dignité : celle de guider l'enseignement analytique. Lacan le rappelle à de maintes reprises. Par exemple, dans l'hommage adressé à Marguerite Duras, où l'on peut lire : « le seul avantage qu'un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle donc reconnue comme telle, c'est de se rappeler avec Freud qu'en sa matière, l'artiste toujours le précède et qu'il n'a donc pas à faire le psychologue là où l'artiste lui fraie la voie ».196

Chez Lacan, on peut même dire, qu'en un sens, la fiction prend le pas sur la clinique. Non que la théorie lacanienne ne soit, elle aussi, fondamentalement adossée à une pratique, mais l'enseignement de Lacan, contrairement à celui de Freud, ne fait que rarement mention de situations cliniques, privilégiant le recours aux oeuvres de fiction. Sans doute, peut-on y voir une tentative de constituer des « cas » purs d'intervention transférentielle, où l'analyste est d'emblée excentré, hors-jeu. Mais, le privilège accordé à la littérature s'explique aussi par la priorité dévolue à l'ordre symbolique sur l'imaginaire et le réel (en tous cas, chez le « premier » Lacan, celui des Ecrits) et plus précisément à « l'insistance de la chaîne signifiante »197 au principe de la compulsion de répétition qui détermine le sujet de l'inconscient. De cette loi du signifiant, la littérature, oeuvre de la lettre, serait exemplaire ayant « l'avantage de manifester d'autant plus purement la nécessité symbolique, qu'on pourrait la croire régie par l'arbitraire ».198

195 Positions, op.cit. p. 133

196 Jacques Lacan, Marguerite Duras, Paris, Albatros, 1975, p.8

197 Jacques Lacan , Ecrits I, Paris, Seuil, 1966, p. 11. Lacan souligne.

198 Ibid, p.12

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Aussi, il n'est pas étonnant que Lacan ait placé son Séminaire sur La Lettre volée (prononcé en 1955, écrit en 1956, publié en 1957), au « poste d'entrée » des Ecrits, bien qu'il ne soit pas le premier en date des textes recueillis dans le volume de 1966, qui suivent pour le reste une loi diachronique. Ce qui l'est davantage, au regard de ce qui est dit ailleurs de la préséance de la littérature, c'est la fonction réservée au texte de Poe, convoqué à des fins didactiques : La Lettre volée, dûment interprétée, doit venir illustrer une vérité valant par ailleurs, une loi générale du savoir psychanalytique précédent la fiction. Dans les mots de Lacan : « nous avons pensé à illustrer pour vous aujourd'hui la vérité qui se dégage du moment de la pensée freudienne que nous étudions, à savoir que c'est l'ordre symbolique qui est, pour le sujet, constituant, en vous démontrant dans une histoire la détermination majeure que le sujet reçoit du parcours d'un signifiant. »199

Déchiffrement analytique de la vérité d'un texte de façon à ce que ce texte puisse servir d'illustration à une vérité hors-texte, une vérité qui ne serait pas seulement celle d'un certain « moment de la pensée freudienne » mais la vérité de la vérité, tel est au fond le traitement lacanien de La Lettre volée que Derrida met en évidence dans l'article « Le facteur de la vérité », que nous suivrons dans cette section. En cause : l'instrumentalisation de la fiction, réduite à son contenu signifié, au contenu d'une « histoire » narrée, ordonnée au système métaphysique de la vérité-voix-présence ; c'est-à-dire, finalement, contre l'intention déclarée de Lacan de porter l'emphase sur le signifiant, la scotomisation de la forme narrante, de la scène d'écriture qui inscrit la vérité comme une pièce dans un montage fictionnel plus puissant, ouvert à la différance, à la dissémination de la lettre.

Les deux triangles narrés

Derrida commence par souligner ce qui, de prime abord, distingue la lecture lacanienne de La Lettre volée de la critique littéraire d'inspiration post-freudienne et notamment du psycho-biographisme qui commande l'analyse faite par Marie Bonaparte, quelques vingt années plus tôt, du même texte : l'absence de référence à l'auteur.200 Dans De la grammatologie déjà, Derrida définissait cette psychanalyse appliquée à la littérature comme « une interprétation nous transportant hors de l'écriture vers un signifié psycho-biographique ou même vers une structure psychologique qu'on pourrait séparer en droit du signifiant ».201

199 Ibid. p.12

200 En réalité cette absence n'est pas totale. Comme le note Derrida, Lacan ne manque pas de faire allusion aux « intentions de l'auteur ». Voir CP, p. 481

201 DG, p. 221

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En rompant avec la tradition post-freudienne, Lacan semble donc faire droit à la lettre du texte et non plus à sa valeur symptomatique eu égard à ce qui est inféré de l'inconscient de l'auteur à partir de matériaux biographiques. Quel est, en effet, l'objet du déchiffrement analytique lacanien ? Il s'agit essentiellement de deux scènes narrées dans la nouvelle, que Lacan distingue en une scène primitive et sa répétition ; deux scènes qui s'organisent autour de triades intersubjectives constituées par le trajet d'une lettre. Rappelons-en, à grand traits, le dessin.

La scène primitive se joue dans le boudoir royal. La Reine, d'abord seule, reçoit une lettre dont on ne saura rien sinon qu'il s'agit d'une missive compromettante. Pendant qu'elle la lit, le Roi entre dans la pièce, obligeant la dame à poser précipitamment la lettre sur une table mais non sans avoir pris soin de la retourner, la suscription en dessus, de façon à dissimuler son contenu. Arrive, à cet instant, le ministre D... qui d'un seul coup d'oeil perçoit la lettre, reconnaît l'écriture de la suscription et remarque le désarroi de la Reine, perçant ainsi son secret. Après un bref entretien, le ministre tire de sa poche une lettre semblable d'aspect à celle qu'il projette de dérober, feint de la lire, la dépose à côté de celle-ci, échange encore quelques mots, puis s'empare du billet embarrassant, le tout sous le regard impuissant de la reine, interdite par la crainte d'éveiller les soupçons de son souverain de mari, demeuré quant à lui, tout du long, aveugle au manège. Ainsi que conclut Lacan : « Tout pourrait donc avoir passé inaperçu pour un spectateur idéal d'une opération où personne n'a bronché, et dont le quotient est que le ministre a dérobé à la Reine sa lettre et que, résultat plus important encore que le premier, la Reine sait que c'est lui qui la détient maintenant, et non pas innocemment. »202

La deuxième scène se joue dans le bureau du ministre. Après dix-huit mois d'investigation, la Police, mandatée par la Reine, n'a pas su mettre la main sur la lettre volée, profitant pourtant des absences nocturnes du ministre pour entreprendre des fouilles extrêmement minutieuses à son hôtel. En désespoir de cause, le préfet de police se tourne finalement vers le détective Auguste Dupin, comptant sur sa perspicacité pour résoudre l'affaire. Ce dernier comprend que si les perquisitions de la police ont échoué c'est que le ministre a roulé son monde en cachant la lettre sans la cacher. Dupin se rend donc chez le ministre et inspecte le bureau du regard, les yeux protégés par des lunettes aux verres fumés. Il repère la précieuse lettre, effectivement laissée en évidence dans la case d'un porte-cartes pendant au milieu du manteau de la cheminée. Plutôt que de s'en emparer sur le champ, il feint d'oublier sa tabatière chez le ministre pour revenir le lendemain ravir le billet en lui substituant

202 Ecrits I, op.cit., p.13. Lacan souligne

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une contrefaçon, un fac-similé quant à l'extérieur mais contenant, en son dedans cacheté, la signature de Dupin : une citation de l'Atrèe de Crébillon, recopiée à la main, laissant deviner au ministre, qui connaît l'écriture de Dupin, l'identité de celui qui l'a joué.

Telles sont donc les deux scènes qui font l'objet du commentaire de Lacan. Et dans ces scènes, c'est « l'intersubjectivité où les deux actions se motivent » qui retient l'attention du psychanalyste, intersubjectivité définie par la place que chaque sujet occupe relativement aux autres dans son rapport à la lettre. Celle-ci, dans sa trajectoire, distribue les rôles en une structure qui se répète d'une scène à l'autre. Ce qui se trouve ainsi, allégoriquement, mis en évidence c'est la « prise du symbolique », « le déplacement du signifiant [qui] détermine les sujets dans leurs actes, dans leurs destins, dans leur refus, dans leurs aveuglements... »203 Les positions subjectives sont assignées par la circulation de la lettre qui, de substitutions en substitutions, forme la chaîne signifiante. Ce fondement symbolique de la structure psychique s'organise en un système à trois fois trois termes :

Donc trois temps, ordonnant trois regards, supportés par trois sujets, à chaque fois incarnés par des personnes différentes.

Le premier est d'un regard qui ne voit rien : c'est le Roi et c'est la police.

Le second d'un regard qui voit que le premier ne voit rien et se leurre d'en voir couvert ce qu'il cache : c'est la Reine, puis c'est le ministre.

Le troisième qui de ces deux regards voit qu'ils laissent ce qui est à cacher à découvert pour qui voudra s'en emparer : c'est le ministre, et c'est Dupin, enfin.204

L'effet de sujétion du signifiant se remarque dans la fiction de Poe à ce que la trajectoire de la lettre conditionne la position désirante des sujets se relayant sur son passage. La possession de la lettre - « admirable ambiguïté du langage » note Lacan - s'entend au sens où la lettre possède celui ou celle qui croit la posséder. Ainsi le ministre D..., au moment où il détient la lettre, prend la place précédemment occupée par la Reine qui elle-même se déplace d'un cran dans la triade intersubjective en s'en remettant à la police. Les effets de la lettre se font sentir sur tous les personnages et Lacan ne manque pas de noter l' « imbécillité » qui frappe quiconque occupe la place du Roi. Mais ce sont les effets sur les détenteurs d'après-vol qui sont les plus spectaculaires. Le psychanalyste relève, chez le ministre, les signes d'identification à la Reine. Car « la lettre, pas plus que l'inconscient du névrosé, ne l'oublie. Elle l'oublie si peu

203 Ibid, p.30

204 Ibid, p.15

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qu'elle le transforme de plus en plus à l'image de celle qui l'a offerte à sa surprise... ». « C'est qu'à jouer la partie de celui qui cache, c'est le rôle de la Reine dont il lui faut se revêtir, et jusqu'aux attributs de la femme et de l'ombre, si propices à l'acte de cacher ». Aussi, quand le ministre tente de leurrer Dupin en feignant la nonchalance et l'ennui, Lacan y lit les effets de la féminisation : « tout semble concerté pour que le personnage que tous ses propos ont cerné des traits de la virilité, dégage quand il apparaît l'odor di femina la plus singulière. »205

De même Dupin, qui a su, grâce à sa position excentrée de départ, déchiffrer l'énigme, se trouve, au moment où il localise la lettre - et déjà virtuellement la tient sans pouvoir encore s'en défaire -, pris dans la ronde. Ainsi, s'éclairerait, d'après Lacan, le « coup en dessous », l'inexplicable « explosion passionnelle » du détective qui, tout réfléchi qu'il est, ne peut s'empêcher de signer sa vengeance, c'est-à-dire se faire (re)connaître de sa victime. A occuper la place médiane, il se conforme, à son tour, au désir de la Reine : « C'est ainsi que Dupin, de la place où il est, ne peut se défendre contre celui qui interroge ainsi, d'éprouver une rage de nature manifestement féminine. »206

L'économie du texte

Attentif à la logique du signifiant telle qu'elle se donne à lire dans le trajet de la lettre volée, Lacan est-il aussi attentif à la dimension signifiante de La Lettre volée ? La lecture lacanienne ne saute-t-elle pas, elle aussi, par-dessus le texte ? Non pas, certes, à la manière de la critique psycho-biographique, vers l'inconscient-de-l'auteur, mais vers son signifié, son contenu présumé, le vouloir-dire de l'histoire narrée ? Ces questions forment la nervure principale de la critique que Derrida formule à l'endroit du déchiffrement lacanien.

Cette histoire est certes celle d'une lettre, du vol et du déplacement d'un signifiant. Mais ce dont traite le Séminaire, c'est seulement le contenu de cette histoire, ce qu'on appelle justement l'histoire, le récité du récit, le versant interne et narré de la narration. Non pas la narration elle-même. [...] Le déplacement du signifiant est donc analysé comme un signifié, comme l'objet raconté dans une

nouvelle.207

Tout se passe comme si, au moment même où - et peut-être dans la mesure où - Lacan prétendait pénétrer le sens profond du texte, il se rendait aveugle à l'écriture, à la structure de

205 Ibid, p. 31, 34, 35

206 Ibid, p.40, Lacan souligne

207 CP, p.455

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fiction, transformant le Séminaire en une « analyse fascinée d'un contenu ».208 En s'intéressant exclusivement au dit « drame réel », Lacan écrase ce qu'on pourrait appeler le feuilleté de la nouvelle de Poe. Car, d'abord, les scènes triangulaires analysées par le psychanalyste sont découpées dans une narration (narrante) dont l'épaisseur n'est jamais prise en compte. L'« histoire » est, en effet, tout du long racontée par un narrateur qui, après une brève introduction « J'étais à Paris en 18...en compagnie de mon ami Dupin ...»209 fait parler les différents protagonistes dans deux grandes scènes dialoguées dont il est lui-même partie prenante. Le premier dialogue met en scène Dupin, le narrateur et le préfet de Police, ce dernier relatant le vol de la lettre par le ministre ; le second dialogue se tient entre le narrateur et Dupin, qui lui expose la manière dont il a récupéré la lettre. Entre les deux : un paragraphe non dialogué au cours duquel le narrateur décrit la remise de la lettre volée au préfet par Dupin contre un chèque de cinquante mille francs - c'est-à-dire, note Lacan, contre le « signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification, à savoir l'argent ».210

Mais ce n'est pas tout. Derrida fait apparaître une dimension supplémentaire en remarquant que le narrateur, à la fois narrant et narré, en scène dans ce qu'il met en scène, « est à son tour mis en scène dans un texte plus ample que la narration dite générale ». Ce texte est la fiction intitulée La Lettre volée qui ne se confond pas plus avec la narration que le narrateur ne se confond avec le scripteur (qui n'est pas l'auteur), bien que le chevauchement de la narration et de la fiction facilite le rabattement de l'une sur l'autre. « Mais, note Derrida, c'est là la fiction. Il y a un cadre invisible mais structurellement irréductible autour de la narration. Où commence-t-il ? à la première lettre du titre ? à l'exergue de Sénèque ? au `'J'étais à Paris en 18...» ? C'est encore plus compliqué que cela, nous y reviendrons... ». 211 (Nous y reviendrons en effet, à la fin de cette section quand, avec Derrida, nous insisterons sur la puissance disséminatrice de l'écriture qui interdit, au principe, toute mainmise sur la lettre. Notons cependant, au passage, et comme en pierre d'attente, la multiplication des marques d'ajournement qui scandent « Le facteur de la vérité », par exemple le « nous n'en sommes pas

208 CP, p.456. Notons, que Lacan occupe alors la même place que le Roi - maître du sens - aveugle à la lettre.

209 Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, Paris, Gallimard, 1973, p.92

210 Ecrits I, op.cit., p.37 ; Expression dont Derrida ne manque pas de relever l'ambiguïté, « le signifiant le plus annihilant » laissant ouverte la possibilité que l'argent ne soit pas totalement annihilant de toute signification, et donc ne suffise pas à ce que Dupin se retire du circuit symbolique. On lira, très évidemment, dans ces pages, l'interrogation quant à la supposée neutralité de l'analyste - du sujet supposé savoir - supposément abrité des effets du signifiants dans le transfert par la rétribution pécuniaire.

211 CP, p.459

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encore là »212 qui se répète quatre fois dans les premières pages, cadrant le début du texte. Manière, peut-être, aussi de faire sentir au lecteur la nécessité du délai qui détourne structurellement la lettre de son « trajet propre ». Mais nous n'en sommes pas encore là).

Ainsi, Lacan fait-il fi de la structure du texte quand il prélève, dans l'encaissement des scènes d'écriture, les morceaux qui l'intéressent : « deux dialogues qui forment l'histoire narrée, c'est-à-dire le contenu d'une représentation, le sens interne d'un récit, le très-encadré qui requiert toute l'attention, mobilise tous les schèmes psychanalytiques, oedipiens en l'occurrence ».213 Certes, comme le relève Derrida, Lacan distingue, au tout début de son commentaire, « un drame, de la narration qui en est faite et des conditions de cette narration ». 214 Mais la narration est ensuite neutralisée, réduite à un « élément neutre, homogène, transparent », « une diaphanéité générale » : une simple condition de possibilité du récit qui « n'ajoute rien ». Cette exclusion du narrateur est d'autant plus immotivée que ce dernier, par des questions, des remarques, des exclamations, intervient dans le triangle narrant (celui formé avec Dupin et le préfet de police), triangle qu'il abîme de se trouver ainsi dédoublé, des deux côtés de la narration (narrant-narré), compliquant du même coup les deux autres triangles narrés avec lesquels il communique par un des sommets (celui de Dupin). L'exclusion immotivée de ce quasi-transcendantal, de ce quatrième ou « troisième-plus-ou-moins-un », Derrida l'interprète à son tour comme une « décision sémantique et psychanalytique » :

Ne pas tenir compte de cette complication, ce n'est pas une défaillance de critique littéraire « formaliste », c'est une opération du psychanalyste sémanticien. [...] En cadrant aussi violemment, en coupant la figure narrée elle-même d'un quatrième côté pour n'y voir que des triangles, on élude peut-être une certaine complication, peut-être de l'OEdipe, qui s'annonce dans la scène d'écriture.215

Logique du quart exclu, réduction (forcée) de l'écriture au sens, au vouloir-dire supposément véhiculé : on retrouve ici le schéma traditionnel d'une vérité qui habite la fiction, non pas « au sens un peu pervers d'une fiction plus puissante que la vérité qui l'habite » mais « comme le maître de la maison, comme la loi de maison, comme l'économie de la fiction. La vérité fait l'économie la fiction, elle dirige, organise et rend possible la fiction ».216

212 CP, p. 451, 452, 453, 468 à quoi il faudrait ajouter : « il nous faudra les interroger plus tard » (p.452) ; « une certaine façon dont nous retardons l'analyse » (p.458) ; « nous analyserons plus tard » (p.464) ; « laissons pour le moment la question de ce savoir » (p.467)

213 CP, p. 460

214 Ecrits I, op.cit., p. 12

215 CP, p.461

216 CP, p.454

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La vérité - de la lettre

L'économie du texte, la mise à l'écart de la scène d'écriture qui signe la lecture lacanienne, est en effet de bout en bout commandée par la valeur de vérité. Il s'agit d'abord de la vérité (supposée) du texte, dissimulée sous la narrativité, sous les « formes voilantes de l'élaboration secondaire »217 : appliquant au contenu narré son travail interprétatif, Lacan dit dévoiler son vouloir-dire caché. Celui-ci est livré, au terme du déchiffrement herméneutique, dans la dernière phrase du Séminaire (de la partie consacrée à fiction de Poe) : « C'est ainsi que ce que veut dire `'la lettre volée», voire `'en souffrance», c'est qu'une lettre arrive toujours à destination ».218

Le mot de la fin est censé révéler le fin mot de l'histoire, à savoir qu'une lettre ne se perd pas en route, que sa circulation est réglée par un principe de ré-appropriation : entamant son trajet en quittant les mains de la Reine, la lettre revient, après un détour par les mains du ministre, de Dupin et finalement du préfet, à son point de départ. Qu'il y ait détour, cela signifie comme l'écrit Lacan, que la lettre a « un trajet qui lui est propre »219. Ce trajet propre de la lettre serait une allégorie du trajet propre du signifiant. Qu'est ce qui, en effet, mobilise le signifiant, qu'est ce qui « anime », fait parler (le névrosé) ? Réponse de Lacan : le désir. Le signifiant a un lieu d'émission et de destination, un lieu propre, qui est le trou, le manque à être - lui-même déterminé par la marque signifiante originaire - à partir duquel se constitue le sujet, comme sujet du désir inconscient. Ce trajet du manque au manque constitue le sens propre du signifiant-lettre, qui n'est donc pas son signifié (nous ne savons rien, dans la nouvelle de Poe du contenu du billet, sinon qu'il s'agit d'une trahison, d'un pacte menacé - même si, comme le fait justement observer Derrida, cette détermination minimale constitue une « amarre sémantique massive » qui joue un rôle décisif dans le procès de réappropriation) mais la loi de son déplacement : le retour circulaire en son lieu propre, qui est « la femme en tant que lieu dévoilé du manque de pénis, en tant que vérité du phallus, c'est-à-dire de la castration ».220

Ce qui constitue, d'après Lacan, la vérité de la lettre volée, c'est que l'inadéquation du signifiant au signifié, la déhiscence qui ouvre la chaîne signifiante, fait l'objet d'une ré-adéquation dans l'assomption du désir qui est, en même temps, le voilement/dévoilement de la

217 CP, p.443, Freud, en effet, analysait les élaborations formelles, telle la narrativité, comme des élaborations secondaires recouvrant le noyau sémantique, de façon analogue aux déguisements recouvrant la nudité pour les besoins de la censure.

218 Ecrits I, op.cit. p. 41

219 Ibid, p.29, Lacan souligne.

220 CP, p.467

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vérité du sujet (son manque, sa castration symbolique qui, ne montrant rien à se dévoiler, se voile en se dévoilant)221. Ainsi, écrit Derrida :

La vérité de la lettre volée est la vérité, son sens est le sens, sa loi est la loi, le contrat de la vérité avec elle-même dans le logos. Au-dessous de cette valeur de pacte (et donc d'adéquation), celle de voilement/dévoilement accorde tout le Séminaire avec le discours heideggérien sur la vérité. Le voilement/dévoilement est ici d'un trou, d'un non-étant : vérité de l'être comme non-étant. La vérité est « femme » en tant que castration voilée/dévoilée.222

Si le signifiant, comme l'écrit Lacan, se déplace constamment et, par conséquent, manque à sa place, cela ne vaut, souligne Derrida, que pour une topologie naïve et empirique. En réalité, le signifiant a sa place dans une topologie transcendantale qui, dans le discours lacanien, fait sans cesse consonner l'être et lettre. Cette place, nous venons de le voir, est celle du manque, de la castration comme vérité. Nul hasard à ce que Dupin, figure de l'analyste, sache, depuis sa position excentrée initiale, où trouver la lettre.

Nul hasard à ce que la lettre se trouve là où il s'attend à la trouver : « entre les jambages de la cheminée ».223 Jouant sur la lettre, Derrida écrit :

il suffira peut-être de changer une lettre, peut-être moins qu'une lettre, dans la locution « manque à sa place », d'y introduire un a écrit, c'est-à-dire sans accent, pour faire apparaître que si le manque a sa place dans cette topologie atomistique du signifiant, s'il y occupe un lieu déterminé, aux contours définis, l'ordre n'aura jamais été dérangé : la lettre retrouvera toujours son lieu propre, un

221 Ce qui s'accorde tout à fait avec une conception de la signification selon laquelle le sens d'une phrase se constitue rétroactivement, le dernier terme venant boucler la boucle du sens en accrochant le signifiant au signifié dans la ponctualité du capitonnage : « Ce point de capiton, trouvez-en la fonction diachronique dans la phrase, pour autant qu'elle ne boucle sa signification qu'avec son dernier terme, chaque terme étant anticipé dans la construction des autres, et inversement scellant leur sens par son effet rétroactif », dans « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », Ecrits II, op.cit. p. 285.

222 CP, p.467

223 Derrida montre ainsi que Lacan conclut au même vouloir-dire de la lettre volée que Bonaparte : la castration de la mère comme sens ultime et lieu propre de la lettre. Convergence, malgré les différences de styles et de hauteur, qui s'explique, selon Derrida, par une même fidélité au père de la psychanalyse, et même si, bien entendu, le « retour à Freud » opéré par Lacan se veut une remise dans le droit chemin de la lettre du texte freudien, après les détournements dont elle a souffert. En un mot : une ré-appropriation du mors. Toute une strate du très enchâssé texte de Derrida reconstitue, à partir des prémisses du Séminaire, la scène que Lacan fait à Bonaparte, à partir d'une note assassine laissée à l'attention de la « cuisinière ». Derrida commente : « la plus remarquable prise à partie, disons `'le coup en dessous» le plus insidieux, `'la rage de nature manifestement féminine» se déchaîne à l'égard de...Bonaparte, qui s'est cru(e)...la légataire de l'autorité de Freud...le représentant même dans notre pays comme une sorte de ministre dont l'auteur du Séminaire connaît à la fois la trahison et l'aveuglement. » (p. 484)

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manque circonvenu (non pas empirique certes, mais transcendantal, c'est encore mieux et plus sûr), elle sera où elle aura toujours été, toujours dû être, intangible et indestructible à travers le détour d'un trajet propre et proprement circulaire.224

Si Derrida parle d'une « topologie atomistique du signifiant », c'est que la théorie du lieu propre qui soutient le procès de ré-adéquation suppose à son tour une conception du signifiant comme localité indivisible. C'est-à-dire comme ponctualité. Pour que la lettre fasse retour, il est nécessaire, en effet, qu'elle soit insécable, que le signifiant reste unique, ne se morcelle pas en chemin : la lettre originale doit rester ce qu'elle est. Ce point, Lacan le nomme curieusement la « matérialité du signifiant » : matérialité « singulière en bien des points dont le premier est de ne point supporter la partition ».225

La lettre, qu'on la prenne au sens de l'élément typographique, de l'épître ou de ce qui fait le lettré, on dira que ce qu'on dit est à entendre à la lettre, qu'il vous attend chez le vaguemestre une lettre, voire que vous avez des lettres, - jamais qu'il n'y ait nulle part de la lettre 226

La parole pleine

Une lettre, des lettres, la lettre mais jamais de la lettre, telle est l'« atomystique » de (la) lettre, qui soutient la circulation du propre que Lacan lit dans La Lettre volée. Où Lacan prend-il cette matérialité singulière, cette indivisibilité qu'on ne trouve nulle part, demande Derrida ? Puisqu'il ne saurait s'agir d'une matérialité empirique, la lettre lacanienne doit impliquer une idéalité. Non pas celle de l'identité de la forme signifiante, distincte de ses instanciations empiriques, mais celle du « point de capiton » qui boutonne le signifiant au signifié. La ponctualité du signifiant se doit au point d'agrafe au sens.

On comprend, écrit Derrida, que Lacan trouve cette « matérialité » « singulière » : il n'en retient que l'idéalité. Il ne considère la lettre qu'au point où, déterminée (quoi qu'il en dise) par son contenu de sens, par l'idéalité du message qu'elle « véhicule », par la parole qui reste, dans son sens, hors d'atteinte pour la partition, elle peut circuler, intacte de son lieu de détachement à son lieu de rattachement, c'est-à-dire au même lieu.227

224 CP, p.453, Derrida souligne.

225 Ecrits I, op.cit., p.24

226 Ibid, Lacan souligne

227 CP, p.492-493

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Le système de l'idéalité du signifiant est empreint, d'en être un emprunt, du phonologisme le plus traditionnel. De même que, chez Husserl, l'appel à la voix venait répondre à la difficulté posée par l'indiscernabilité de la conscience et du langage impliquée par l'historicité des objets idéaux (souvenons-nous : « leur indiscernabilité n'introduira-t-elle pas la non-présence et la différence...au coeur de la présence à soi ? Cette difficulté appelle une réponse. Cette réponse s'appelle la voix. »228), de même chez Lacan c'est la phonè qui abrite la lettre du morcellement, de la puissance disséminatrice de l'écriture. En effet :

La voix provoque d'elle-même une telle interprétation : elle a les caractères phénoménaux de la spontanéité, de la présence à soi, du retour circulaire à soi. Elle garde d'autant mieux qu'on croit pouvoir la garder sans accessoire externe, sans papier et sans enveloppe : elle se trouve, nous dit-elle, toujours disponible où qu'elle se trouve.229

La voix, qui se donne comme élément diaphane de la signification (comme la narration plus haut), simule l'indivisibilité par son lien apparemment immédiat à l'idéalité d'un sens, dans l'unité d'une parole présente et vivante. C'est en elle que se loge la lettre lacanienne, tirant parti des effets idéalisateurs (et leurrant) de la voix qui garde la présence, que nous avons déjà vu en lisant La Voix et le phénomène. On retrouve, note Derrida, cette « massive coimplication, dans le discours lacanien, entre la vérité et la parole, la parole `'présente», `'pleine» et `'authentique» »230. Le relais par les valeurs de plénitude et d'authenticité articule les deux déterminations traditionnelles de la vérité, comme adéquation (« à un contrat originel : acquittement d'une dette ») et dévoilement (« du manque à partir duquel le contrat se contracte »). L'adéquation est dévoilement car la vérité du dire est révélation du manque qui ouvre la parole, retour au trou d'émission, indépendamment de toute référence à une chose visée au-delà du discours.

En effet, ce qui importe n'est pas tant que le sujet profère un discours vrai, conforme à l'objet, mais qu'il adresse à l'analyste une vraie parole, adéquate à elle-même, en laquelle le sujet dit quelque chose de son désir et ce faisant s'authentifie dans sa singularité inaliénable. Objectivement vraie ou fausse, véridique ou mensongère, peu importe : ce qui compte est que la parole du sujet témoigne de son ex-sistence. Non pas, bien entendu, celle d'un « moi », mais celle d'un sujet divisé, excentré par son désir qui est toujours désir de l'Autre, et où « il nous

228 VP, p.15, Derrida souligne.

229 CP, p. 493

230 CP, p.497

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faut situer le sujet de l'inconscient, si nous devons prendre au sérieux la découverte de Freud ».231Authenticité d'une parole qui n'est pas d'un « moi » donc, mais de l'autre en soi, d'un ça parle qui se manifeste de façon privilégiée en symptômes, rêves, lapsus, actes manqués etc. Certes. Il n'empêche : pour Lacan, le procès idéal de la cure analytique parcourt l'arc tendu entre une parole vide et une parole pleine, remplie d'assumer sa castration :

Nous avons abordé la fonction de la parole dans l'analyse par son biais le plus ingrat, celui de la parole vide, où le sujet semble parler en vain de quelqu'un qui, lui ressemblerait-il à s'y méprendre, jamais ne se joindra à l'assomption de son désir [...] Si nous portons maintenant notre regard à l'autre extrême de l'expérience analytique...nous trouverons à opposer à l'analyse du hic et nunc la valeur de l'anamnèse comme indice et comme ressort du progrès thérapeutique, à l'intrasubjectivité obsessionnelle l'intersubjectivité hystérique, à l'analyse de la résistance l'interprétation symbolique. Ici commence la réalisation de la parole pleine.232

Le procès de la cure, qui s'ouvre par le discours de l'on, se transforme progressivement en une re-élaboration discursive du passé (anamnèse), à laquelle invite le silence de l'analyste, tout disposé à saisir les moments, rares, où s'énonce une parole vraie, ou plutôt, devrait-on dire, où s'adresse une parole vraie. La vérité dont il s'agit en psychanalyse n'est pas extérieure au procès de la cure mais produite par le travail qui s'y fait ; elle dépend du dispositif analytique et de la relation asymétrique, appelée transfert, qui s'instaure entre l'analysant et l'analyste. L'authentification passe par l'intersubjectivité, en l'espèce par l'interprétation révélante du psychanalyste qui dérobe la parole de l'analysant pour lui restituer, « sous une forme inversée », la vérité de son dire (celle de son désir inconscient). Non comme un sens retrouvé sur lequel il s'agirait de gagner une maitrise consciente mais comme un signifiant libéré, qui pourra produire ses effets de réagencement symbolique. Tout cela ne peut passer que par l'interlocution vivante : il ne saurait s'agir d'écrire à son analyste ni de recevoir de sa part un discours enregistré.233

231 Ecrits I, op.cit., p.11

232 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », Ecrits I, op.cit., p. 252

233 Dans un récent article sur le cadre psychanalytique en temps de confinement publié dans la revue AOC, la psychanalyste Silvia Lippi, fait état de toute la flexibilité offerte par le dispositif lacanien en matière de télécommunication, à l'exception notable (et sans surprise) de l'écriture : « Ainsi les difficultés de la télé-psychanalyse sont surmontables grâce à la présence du désir de l'analyste. Certes, ce désir ne peut pas tout. Par exemple, un entretien écrit, via mail ou courrier postal, ne saurait relever de la psychanalyse, car l'écrit écrase la synchronie, et donc la surprise d'être saisi par l'autre, au milieu d'un lapsus par exemple, et il exclut la contingence de chaque rencontre ». Voir Silvia Lippi, « Télé-psychanalyse : le transfert au temps du Corona », AOC, 3 juin 2020. En parlant de de lapsus par écrit, Derrida note qu'à deux reprises dans son commentaire de La Lettre volée, Lacan aura forcé le dessein en destin à propos de la citation de Crébillon recopiée par Dupin en guise de signature : « Un dessein si funeste, s'il n'est digne d'Atrée, est digne de Thyeste ».

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Finalement, la constellation formée par les valeurs de présence, de plénitude, d'authenticité, rassemblées autour de la vive voix, (sur)prend le discours de Lacan dans le filet phonocentrisme qui court de Platon à Freud. Et à l'instar de toute la tradition métaphysique qu'il entend situer comme discours du maître et dans laquelle il se meut néanmoins, Lacan « ne peut pas se passer de condamner... le simulacre de l'hypomnèse : au nom de la vérité, de ce qui lie mneme, anamnesis, aletheia, etc. »234

Destinerrance

Ce qui se trouve refoulé, au nom de la vérité, c'est donc l'écriture dans la voix, « l'écriture avant la lettre » comme l'écrivait Derrida dans De la grammatologie, autrement dit cette différance qui ouvre la parole mais ne se ferme jamais, interdisant tout ré-appropriation, ajournant indéfiniment la réalisation du sens plein, disséminant la lettre. Point de point (de capiton) chez Derrida. L'itérabilité - force de répétition, d'exportation - qui forme la structure de toute marque, sans laquelle aucune marque ne serait possible, cette itérabilité est aussi ce qui la divise originairement. Il y a toujours plus d'une marque. Ce qui signifie que :

contrairement à ce que dit le Séminaire en son dernier mot...une lettre peut toujours ne pas arriver à destination [...] Non que la lettre n'arrive jamais à destination, mais il appartient à sa structure de pouvoir, toujours, ne pas arriver. Et sans cette menace...le circuit de la lettre n'aurait pas même commencé. Mais avec cette menace, il peut toujours ne pas finir. Ici la dissémination menace la loi du signifiant et de la castration comme contrat de vérité. Elle entame l'unité du signifiant, c'est-à-dire du

phallus.235

Nous retrouvons ici un paradoxe que nous connaissons bien : la condition de possibilité est condition d'impossibilité. Pour qu'il y ait envoi il faut que la lettre se laisse toujours déjà ex-portée hors de son lieu d'origine (qu'un signe soit répétable hors contexte par exemple), mais cette structure d'envoi fait que son arrivée à destination doit être considérée comme un accident, ce qui revient à dire « qu'elle n'y arrive jamais vraiment, que quand elle arrive, son pouvoir-ne-pas-arriver la tourmente d'une dérive interne ».236 La divisibilité imprime au creux

234 CP, p. 501

235 CP, p.472

236 CP, p.517

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de chaque marque « un principe d'indétermination, de chance, de hasard ou de destinerrance ».237

Il s'agit ici de se rendre attentif au fait que la destinerrance, terme forgé par Derrida, dit la « positivité » d'une telle indirection, qui n'est rien moins qu'une modalité dérivée de la destination, une destination manquée. De même la dissémination n'est pas la perte d'un sens plein ou l'impossibilité toute négative d'y accéder. Ce n'est pas davantage une dispersion absolue, une dépense sans réserve. Ce que « la dissémination affirme [c'est] la génération toujours déjà divisée du sens »238, la non-origine, la substitution sans fin, l'irréférence au centre plutôt que l'absence de centre. Elle ne saurait, contrairement au phallus chez Lacan (castration et désir de la mère), occuper la place de signifiant transcendantal, lieu propre et non substituable où tout revient.239 Contrairement à Lacan qui feint d'abandonner la maîtrise dans la reconnaissance de la castration pour mieux la récupérer comme vérité du sujet, Derrida fait valoir que « le manque n'a pas sa place dans la dissémination »240. Le manque reste une catégorie métaphysique au principe d'une ontologie négative : le manque à être, trou aux bordures déterminables, ne manque pas d'être.

En ce sens la castration-vérité est le contraire du morcellement, son antidote même : ce qui y manque à sa place a sa place fixe, centrale, soustraite, à toute substitution. Quelque chose manque à sa place, mais le manque n'y manque jamais.241

L'indécidabilité ou l'incalculabilité des effets de la lettre ne doivent pas être entendues comme des valeurs négatives, comme l'échec de la décidabilité ou de la calculabilité. Certes, en 1962, dans son introduction à L'Origine de la géométrie, Derrida écrivait que la « notion d'in-décidable » n'a « un tel sens que par quelque irréductible référence à l'idéal de décidabilité », elle n'est « elle-même que si elle reste essentiellement et intrinsèquement hantée dans son sens d'origine par le telos de décidabilité dont elle marque la disruption »242. Mais, précisément, l'in-décidabilité « négative » à laquelle Derrida faisait allusion restait homogène au domaine de la décidabilité, prise dans l'opposition décidable du décidable et de

237 Jacques Derrida, « Mes chances. Au rendez-vous de quelques stéréophonies épicuriennes », Cahiers Confrontation, n°19, 1988, p.30

238 D, p.226

239 Lacan écrit aussi : « Le phallus est le signifiant privilégié de cette marque où la part du logos se conjoint à l'avènement du désir »

240 CP, p.470

241 CP, p.469

242 IOG, p.40

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l'indécidable. De cette indécidabilité au sens étroit, il faudrait distinguer une indécidabilité générale, dé-bordant, de l'inscrire en elle, toute décidabilité, et à laquelle l'herméneute s'aveugle en s'aveuglant au sens : comme aux effets de cadre invisibles qui sans cesse relancent la lettre, la dérobent à toute saisie définitive, non sans susciter en retour un désir d'appropriation, de maitrise, de vérité. Ce qui se re-marque dans certains textes « littéraires », en particulier dans La Lettre volée.

La carrure d'une scène d'écriture

C'est pourquoi, après ce que nous n'appellerons pas un « détour » par l'analyse critique de l'interprétation lacanienne, Derrida propose une lecture de La Lettre volée qui s'efforce de reconnaître sa « structure disséminale ». Elle passe par la prise en compte du logement du récit dans la scène d'écriture. Qui n'est pas simple.

On se souvient qu'au moment de mettre en évidence le cadre textuel omis par Lacan, et notamment de distinguer la narration de la fiction, Derrida se demandait où commençait cette dernière : au titre de la nouvelle, à l'exergue, au chapeau introductif précédent les deux scènes dialoguées ? Derrida relit le premier paragraphe de La Lettre volée. Le narrateur s'y narre :

J'étais à Paris en 18...Après une sombre et orageuse soirée d'automne, je jouissais de la double volupté de la méditation et d'une pipe d'écume de mer, en compagnie de mon ami C. Auguste Dupin, dans sa petite bibliothèque ou cabinet d'étude rue Dunôt, n°33, au troisième, faubourg Saint-Germain.243

Tout « commence », note Derrida, « dans » une bibliothèque. Loin d'être un simple « décor littéraire », l'indication de mise en scène encadre la scène d'écriture dans une scène plus grande. Le lieu de la narration est ainsi mis en abîme, la bibliothèque étant le lieu par excellence de l'archi-écriture, du texte général : renvoi de textes en textes sans origine ni fin. C'est dire que rien ne commence vraiment : La Lettre volée, le texte qui porte ce titre, est d'emblée emporté dans le mouvement de la « dérive textuelle », ouvert à la greffe infinie sur d'autres écritures. Et d'abord sur le réseau, disons interne, le milieu dans lequel s'insère la nouvelle, et auquel le narrateur renvoie explicitement à la deuxième phrase :

Pour mon compte, je discutais en moi-même certains points qui avaient été dans la première partie de la soirée l'objet de notre conversation ; je veux parler de l'affaire de la rue Morgue et du

243 Nouvelles extraordinaires, op.cit., p.92 les italiques sont en français dans le texte.

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mystère relatif à l'assassinat de Marie Roget. Je rêvais donc à l'espèce d'analogie qui reliait ces deux affaires quand la porte de notre appartement s'ouvrit...244

La Lettre volée est donc à son tour encadrée, deux fois cadrée, inscrite dans une machine textuelle plus large, comme la troisième fiction d'une série qui compte aussi Double Assassinat dans la rue Morgue et Le Mystère de Marie Roget. Remontant la chaîne textuelle, Derrida ouvre le Double Assassinat pour y lire les circonstances de la rencontre entre le narrateur (narrant-narré) et Dupin et remarquer que « le remarquable insiste » : la rencontre y est dite avoir lieu dans un « obscur cabinet de lecture ». Derrida suit alors la relation de la liaison qui se constitue entre les deux personnages, menant sur les voies du double et du double dédoublé, que pour notre part nous ne suivrons pas. Mais tout y confirme « qu'elle ne laissera jamais au narrateur dit général la position d'un rapporteur neutre et transparent, n'intervenant pas dans la relation en cours »245. Les triangles narrés sont toujours compliqués par l'avancée discrète du metteur en scène dans la scène, comme l'archi-écriture qui se remarque dans l'écriture.

L'important est de noter que La Lettre volée, la fiction ainsi intitulée, ne peut être considérée comme une entité indivisible, indépendante et fermée sur elle-même. A la prendre comme une totalité close, même en y comptant le narrateur et la narration, on manque ce qui du « dedans » la divise, à savoir des morceaux de son contenu qui la dé-borde de l'encadrer dans des ensembles qui à leur tour s'ouvrent de l'« intérieur », et ainsi de suite. « Des morceaux sans tout, des `'partitions» sans ensemble, voilà ce qui déjoue ici le rêve d'une lettre sans partition, allergique à la partition. A partir de quoi le sème `'phallus» erre, commence par disséminer, non pas même à se disséminer ».246

Ce qui se trouve ainsi en jeu, dans ce jeu de dupes (dupé-dupant, comme Dupin, comme tous et toutes), c'est moins la topologie - empirique ou transcendantale, positive ou négative - qui détermine la localité de la lettre, que la condition topologique elle-même qui suppose que, quelque part, à un moment donné, il soit toujours possible de faire le point. C'est dire que « dans » le texte la vérité n'a pas lieu. Non qu'elle se trouve, du reste, au-delà, dans un hors-texte dont nous avons mesuré l'inconsistance. C'est dire aussi que, du fait de cette divisibilité

244 Ibid, p.92

245 CP, p.514

246 CP, p. 513-414

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sans terme, une analyse, et par exemple une psychanalyse, est interminable. Serait-ce là la vérité de la déconstruction ? Si l'on y tient, et sans doute y tenons-nous247.

Mais à se cramponner ainsi à la vérité, on risque, à nouveau, de méconnaître la lettre : non pas celle dans le texte, avec son trajet propre, qu'on peut certes reconstituer en faisant abstraction de l'écriture, « mais celle qu'il `'est» qu'il décrit, `'lui-même», comme l'écart du quatre, sans promesse de topos et de vérité ».248 Au risque donc, sans doute pour partie inévitable, de ne pas lire : par exemple le texte intitulé La Lettre volée qui, au moment où il nous dupe en feignant de nommer son contenu - l'histoire captivante d'une lettre qui arrive à destination - se dérobe à toute localisation, à toute saisie, s'abîmant dans ce que Derrida appelle joliment son « feint titre ». Ce qui vaudrait aussi, bien entendu, pour le texte intitulé « Le facteur de la vérité ».

***

Quoi donc de la vérité chez Derrida serions-nous (derridiennement) tentés de demander au moment de conclure (sans point final cela va sans dire) cette deuxième partie ? A la fin de la première partie, on s'en souvient, nous interrogions la possibilité pour la déconstruction de faire un pas au-delà de la vérité dès lors que la redoutable mise en question des assises de la vérité - de la présence du présent - s'énonçait dans un discours se laissant, pour ainsi dire, dédire par son langage et sa rigueur. La raison, le savoir, ne s'y retrouvaient-ils pas ? Inscrire la vérité dans le jeu d'une archi-écriture refoulée par la voix qui s'entend, n'était-ce pas dénoncer l'illusion phonocentrique d'une présence pure ? N'était-ce pas, sur un mode déniaisant, écrire la vérité ?

Mais, reconduire ainsi la déconstruction à la vérité - ce qui semble toujours possible - c'est compter sans l'écriture, précisément, sans cette puissance de répétition, de simulacre, « d'avant » la distinction entre réalité et illusion, vérité et non-vérité. Pas au-delà de la vérité, sans doute, mais pour brouiller la limite qui donne sens au franchissement (au-delà de la distinction oppositionnelle entre vérité et non-vérité donc, si la catégorie d'au-delà n'était elle-même, pour cette raison même, à suspecter). La vérité qui s'écrit s'abîme dans la graphique de l'hymen, dans une indécidabilité « première » qui déroute le sémanticien. C'est qu'il n'en va

247 Dans Résistances - de la psychanalyse, op.cit., p.48, Derrida écrit : « Paradoxe seulement apparent : c'est parce qu'il n'y a pas d'élément indivisible ou d'origine simple que l'analyse est interminable. La divisibilité, la dissociabilité et donc l'impossibilité d'arrêter une analyse, comme la nécessité de penser la possibilité de cette indéfinité, telle serait peut-être, si on y tenait, la vérité sans vérité de la déconstruction ».

248 CP, p.472

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pas, avec cette indécidabilité-là, d'une simple impossibilité à trancher entre des pôles sémantiques bien définis : elle se joue dans l'entre, dans l'espacement qui, tel l'éventail mallarméen, rassemble et disperse le texte sans qu'il soit possible d'en arrêter le mouvement, sans qu'il ne soit jamais possible de fixer un sens une fois pour toutes. L'opposition décidable du vrai et du non-vrai est suspendue d'être en suspens, dans un no man's land où, comme le dit Levinas dans le beau texte qu'il dédie à Derrida « rien n'est plus habitable pour la pensée »249, faute de repère stable, faute de lieu où prendre racine.250

Vertige d'une dérive signifiante qui opère déjà dans la langue de tous les jours, dans le langage dit courant, mais qu'on n'éprouve pas ou peu car il appartient à la structure de la trace de se retirer sous l'effet de sens qu'elle rend possible. Finalement, si la vérité ne se trouve qu'à mettre l'écriture sous le boisseau, cette opération est d'autant plus aisée que l'écriture se prête d'elle-même à cet effacement. Reste que la trace ne s'efface pas sans reste, même là où l'on n'en veut rien savoir. Par l'écriture, la déconstruction aura cherché à exhumer la textualité de tous discours : à tympaniser - la philosophie, souvent dure de la feuille, en faisant ressortir, à l'angle d'une certaine re-marque, la ligne de fuite par où le sens (se) défile et la vérité avec elle : parade stylistique déjouant toute prise dialectique de ne jamais se laisser déterminer en contenu univoque.

Ce ne sont pas tant les styles derridiens que nous aurons examinés dans cette partie mais, par un détour ou un pli supplémentaire, la manière dont Derrida aura réfléchi, dans une certaine « littérature », cet art du suspens qui fascine Mallarmé dans Crayonné au théâtre, cette voltige qui « toute condensée à la pointe de la danseuse ou de l'idée...(d)écrit toujours, en outre la structure du tissu littéraire, le mouvement même de son inscription, `'hésitation» devenant écriture ».251 Ecriture abyssale qui n'en finit pas de spéculer sur elle-même dans un jeu de miroir sans dehors, ou plutôt qui inscrit en lui des effets de sorties. Notons, cependant, qu'en écrivant/lisant Poe ou Mallarmé, Derrida ne cherche pas à préserver le « littéraire » de la philosophie ou de la psychanalyse ; plutôt à montrer ce qui, dans la facture de ces textes, résiste à l'appareillage conceptuel qui tente de s'y mesurer, et d'abord parce que la métaphysique dualiste, qui commande souterrainement la composition des oeuvres où son commentaire s'applique avec succès, ici ne s'y retrouve pas. Par leur tournure, ces textes témoignent d'une capacité déconstructrice souvent plus forte que les discours démonstratifs. Toutefois, en se

249 Emmanuel Levinas, «Tout autrement» dans Cahiers de l'Herne, dir. Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris, Edition de l'Herne, Paris, , 2004, p.16

250 On pense ici aussi aux résonances avec « Rhizome », l'introduction de Mille Plateaux de Deleuze et Guattari.

251 Cité dans D, p.293

tournant vers cette écriture au carré, il ne s'agit aucunement, faut-il le préciser, de céder à « un confusionnisme esthétisant, aveugle à l'art autant qu'à la philosophie, et qui voudrait nous faire conclure que...l'ère du philosophe-artiste étant désormais ouverte, la rigueur du concept pourrait se montrer moins intraitable, qu'on allait pouvoir dire n'importe quoi et militer pour la non-pertinence, ce qui revient toujours à rassurer et confirmer, à laisser hors d'atteinte l'ordre auquel on croit alors s'opposer ».252

Se risquer à ne rien vouloir dire n'est pas sacrifier au non-sens ou à la non-vérité, proclamées valeurs subversives - ce qui serait encore s'amarrer, par la négative, à l'ordre contesté. C'est plutôt, d'un geste ni simplement actif ni simplement passif, s'ouvrir à ce qui du dedans du logos, « dans » « l'espace » sans vérité de l'écriture, échappe à toute maîtrise, toute compréhension, toute appropriation définitive. Ce que la déconstruction de la vérité affirme c'est la contamination originaire, le complexe, l'inextricable, le « et » de la liaison irréductible et par suite (paradoxe apparent) la nécessité du déchiffrement infini du texte - pour qui le lit. Il ne saurait donc s'agir d'en finir avec le sens : conséquence analytique, si l'on veut, de ce que la pensée de la différance enseigne, à savoir, comme l'écrit Levinas : que « les significations ne convergent pas vers la vérité. Ce n'est pas elle la grande affaire ! »253. D'où notre question : quelle est donc la grande affaire ? (s'il y en a une, et s'il y en a une). Autrement dit : qu'est-ce qui pousse la déconstruction à entamer cette analyse interminable ?

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252 EP, p.60

253 « Tout autrement », art.cit., p.17

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote