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Ecrire - la vérité. une lecture de Derrida


par Thibault Mercier
Université Paris Nanterre - Master 2 Histoire de la Philosophie 2021
  

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3. Il faut l'impossible

Arrivés à la dernière partie de notre travail nous sommes prosaïquement tentés de nous demander : pourquoi tout cela ? pourquoi déconstruire la métaphysique ? pourquoi déconstruire la vérité ? Cela s'entend : quel sens donner à cette démarche ? en vue de quoi la déconstruction se poursuit-elle ? Ainsi posées, ces questions ne semblent autoriser qu'une seule réponse, celle du sens précisément, du bon sens : au nom de quoi, en effet, se lancer dans une telle entreprise hypercritique sinon au nom de la vérité ? « Quel sens où quel intérêt y aurait-il à `'déconstruire la métaphysique», demande Rogozinski, si le nom de `'métaphysique» ne désignait pas une illusion, un mode de la non-vérité ? Et pourquoi faudrait-il la déconstruire...si l'on ne s'était pas décidé par avance contre l'illusion métaphysique, pour la vérité ? ».254

Tout ce que nous avons vu de la déconstruction jusqu'ici inviterait à se méfier de ces oppositions tranchées entre vérité et non-vérité, vérité et illusion, du recours au sens d'une démarche et au telos de vérité qui commanderait à distance toute prise de parole, de position, non seulement parce que la valeur de vérité (réalisée ou manquée) serait l'origine ou l'horizon du sens mais aussi parce que tout acte de langage se ferait en vue de la vérité. Comme si la bouche ne s'ouvrait qu'à promettre de dire vrai (même et surtout quand il s'agit de mentir). Enoncés incontestables, sans doute, dès lors que l'on accrédite sans réserve le système de l'intention, du vouloir-dire. Et, peut-être, est-il nécessaire, pour des raisons politiques, éthiques, juridiques, de maintenir un certain crédit à cette franchise.255 Néanmoins, à reconnaître la nécessité de l'hétéro-affection dans l'auto-affection, on est amené à reconsidérer ce qui semble aller de soi : à reconnaître que, la présence (à soi) étant toujours déjà différée, le sujet barré ne peut que manquer à sa parole - non que toute engagement langagier soit parjure (mais que reste-t-il de la robustesse de ce concept de parjure quand les voix se multiplient, quand l'univocité se perd ?) seulement, le milieu d'itérabilité dans lequel il s'inscrit complique originairement la sûre distinction entre le vrai et le non-vrai, la bonne foi et la mauvaise, la véracité et le

254 « `'Il faut la vérité» (notes sur la vérité de Derrida) », art.cit., p.19

255 Voir « Histoire du mensonge. Prolégomènes», dans Cahiers de l'Herne, op.cit., p.499, Derrida écrit : « Si, fût-ce pour des raisons de finesse et de rigueur conceptuelles, j'engageais le concept de mensonge dans toute la pliure mobile et fluide de cette complication, cette exigence théorique ou phénoménologique risquerait, c'est un enjeu sur lequel nous reviendrons, de perdre de vue une arête classique du mensonge, difficile à délimiter sans doute, mais sans laquelle aucune éthique, aucun droit et aucune politique ne survivrait, qui ont besoin, dans leur axiomatique fondamentale, de références aussi sommaires mais aussi décidables que l'opposition du mensonger et du vérace, de la bonne foi et de la mauvaise foi, etc. Ce concept carré, décidable, indispensable mais aussi brut et brutal du mensonge, je propose que nous le surnommions le franc-concept du mensonge... »

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mensonge, etc. Cela n'interdit nullement d'en décider, en responsabilité. Mais qui pourra jamais s'assurer et assurer à l'autre qu'il dit vraiment ce qu'il pense et pense vraiment ce qu'il dit ? S'il y a promesse de vérité, elle doit être dissociée des valeurs de volonté ou de vouloir-dire ; elle ne saurait être de l'ordre de la vérité, comme une nécessité logique immanente à tout langage comme le voulait Kant, mais relèverait d'un performatif, d'une promesse, peut-être intenable, qui en appelle à la croyance. Nous y reviendrons.

La déconstruction n'a, semble-t-il, pas à être vraie - ce qui n'implique surtout pas qu'elle soit fausse - pour (se) donner à lire et produire ses effets. Ainsi, à prendre le travail déconstructeur en considération, à y souscrire si l'on veut, on ne demandera plus « pourquoi la déconstruction ? » mais peut-être : qu'est-ce qui pousse à déconstruire ? qu'est ce qui met la déconstruction en mouvement ? Non que nous cherchions à substituer une cause motrice à une cause finale, un déterminisme psychologique, voire psychanalytique, à une volonté pensante, mais plutôt à faire droit à une possibilité plus ancienne : ni efficiente ni intentionnelle, la « cause », s'il y en a, serait celle qui, avant tout soi, engage et pousse à en-découdre, celle à quoi on ne peut que répondre « oui » quand elle appelle, pour causer.

Par exemple à telle conférence intitulée « Résistances » (reprise en ouverture du recueil Résistances - de la psychanalyse) au cours de laquelle Derrida se livre. Il se livre à ce qu'il appelle « une sorte d'auto-analyse plus ou moins impersonnelle », un éclaircissement de ce qu'il entend sous le nom de déconstruction. Il en va, écrit Derrida, d'analyse et de résistance. Mieux : d'hyperanalyse parce que de résistance à l'analyse, laquelle ne doit pas s'entendre simplement comme un reliquat, en fait ou en droit, inanalysable mais comme un reste dont la restance est hétérogène à l'ordre de l'analyse, pour n'être rien, ni essence, ni existence, étant-présent ou absent : une différance. Ce qu'explique alors Derrida c'est que la déconstruction - dé-constitution, dé-sédimentation, dé-composition etc. des édifices conceptuels - à la fois obéit à une exigence analytique et résiste au double motif qui forme toute ana-lyse, à savoir : la remontée vers l'originaire (le motif anagogique) et la déliaison dissociative jusqu'au simple (motif philolytique). S'il n'y a pas d'origine simple, nous l'avons vu, c'est que tout « commence » par une différance (une trace, une répétition etc.) mais cette différance ne peut être décelée que par une radicalisation du geste analytique (ontologico-transcendantal), qu'il faut donc maintenir comme réquisit. De cette double contrainte (double bind) Derrida écrit :

Ce qui pousse la déconstruction à analyser sans relâche les présupposés analytistes et dialecticistes de ces philosophies [celles de Kant, Hegel, Husserl et Heidegger], et sans doute de la philosophie même ; ce qui ressemble en elle à la pulsion ou au pouls de son mouvement propre, une

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compulsion rythmée à traquer le désir d'originarité simple et présente à elle-même, eh bien, cela même - voilà le double bind dont nous parlions à l'instant - la pousse à une surenchère analytiste et transcendantaliste.256

Evoquant elliptiquement « ce » qui pousse la déconstruction, laissant au pronom indéfini la charge de maintenir les possibles ouverts, Derrida mentionne quelques lignes plus loin « une affirmation donatrice qui reste l'ultime inconnue pour l'analyse qu'elle met pourtant en mouvement »257. Quoi donc de cette affirmation donatrice ? de ce « oui » qui donne son mouvement à la déconstruction, inaugure sa performance ? c'est-à-dire non seulement ce qui alimente sa surenchère analytique mais aussi provoque son intervention dans le champ déconstruit, notamment par cette écriture tympanisante dont nous avons vu qu'elle n'était rien moins qu'accessoire. Car, Derrida, à de nombreuses reprises, y insiste258 : la déconstruction n'est pas neutre, elle entend intervenir activement, faire bouger les choses. N'est-ce pas le moins qu'on puisse attendre d'une pensée de la différance ? Une pensée dont nous aurons d'ailleurs senti qu'elle est de part en part traversée d'enjeux éthico-politiques, c'est-à-dire aussi de tension et de conflictualité, jusqu'à le remarquer dans le a inentendable, la « grosse faute d'orthographe » qui inscrit la différance en marge de la verbalisation policée de la différence :

Le mot différence (avec un e) n'a jamais pu renvoyer ni au différer comme temporisation ni au différend comme polemos. C'est cette déperdition de sens que devrait compenser -économiquement- le mot différance (avec un a)259

C'est à ces enjeux éthico-politiques de la déconstruction que nous nous intéresserons, dans cette dernière partie, à supposer qu'on puisse encore ainsi délimiter les choses. Nous verrons qu'il ne s'agit aucunement de tirer des conséquences pratiques de la déconstruction. Celle-ci est toujours déjà engagée par et dans une promesse éthique : il en va dès l'entame, quoiqu'en disent celles et ceux qui défendent l'idée d'un tournant éthico-politique chez Derrida, de justice, d'une justice infinie, irréductible au droit constitué, mais qui exige néanmoins de se faire loi. Nous tenterons de montrer en quoi cette justice hyperbolique, que nous aurons d'abord

256 Résistances - de la psychanalyse, op.cit., p. 43, Derrida souligne

257 Ibid, p. 44

258 Voir par exemple, Positions, op.cit. p.129 : « Pourquoi s'engager dans un travail de déconstruction, plutôt que de laisser les choses en l'état ? [...] La déconstruction, j'y ai insisté, n'est pas neutre. Elle intervient. » (c'est Derrida qui souligne).

259 M, p.8

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à examiner, implique une conception renouvelée de la vérité. En quoi elle engage également la promesse d'une langue à venir.

A) Justice et déconstruction

Il n'y a pas de commencement absolu, telle serait une autre manière de dire ce qu'enseigne la déconstruction. Aucun ordre établi ne peut s'assurer rationnellement de ses propres fondements, c'est-à-dire de sa légitimité. Nous l'avons vu : le travail déconstructeur, partout où il s'applique, fait apparaître une décision qui ne se dit jamais comme telle, un coup de force qui, au nom de la vérité, refoule la différance en prétendant la dériver d'une présence originaire qu'on ne trouve nulle part. C'est pourquoi, avant même toute (mise en) question, toute sollicitation de quelque architecture conceptuelle que ce soit, ça se déconstruit, c'est en déconstruction. Telle est la possibilité de la déconstruction. Mais, la décision de déconstruire elle-même, d'où prend-elle son départ ? D'où vient la « force » qui l'anime, et qui lui donne sinon son « lieu propre » du moins son élan et son orientation ? A ces questions, Derrida répond sans ambages : c'est l'appel de la justice, par-delà toute légalité historique, qui engage la déconstruction : un oui à l'autre, à l'arrivant, à ce qui vient, c'est-à-dire aussi, nous tâcherons de l'expliquer, à l'impossible.

Oui à l'autre

Dans le texte « Nombre de oui », Derrida formalise la loi d'un oui au langage d'avant tout langage déterminé, un « oui archi-originaire » qui « ressemble à un performatif absolu », qui « ne décrit et ne constate rien mais engage dans une sorte d'archi-engagement, de consentement ou de promesse qui se confond avec l'acquiescement donné à l'énonciation qu'il accompagne toujours, fût-ce silencieusement et même si celle-ci devait être radicalement négative ».260

Ce oui imprésentable, imprononçable, étranger au savoir, n'est l'acte d'aucun sujet en ce qu'il précède tout sujet qu'il rend possible ; il n'est pas un événement, n'appartient pas à ce que nous appelons communément l'histoire. Et pourtant, il est présupposé par tout acte de langage, tout énoncé qu'il ouvre à l'événementialité. Tout ce qui se dit ou ne se dit pas, toute question, toute négation signifiées, tout métalangage qui chercherait à le dominer, impliquent ce oui au dire, ce don du langage qui se donne dans un passé absolu, hors de tout présent, hors de tout échange, qu'on ne peut refuser. Il en va d'un coup de don qui engage malgré soi dans

260 Jacques Derrida, « Nombre de oui », Psyché, Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, p.647

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l'espace d'une promesse plus vieille que soi, une promesse originaire et sans contenu propre sinon de parler, de s'adresser à l'autre. Il en va aussi d'une loi d'avant toute loi à laquelle il faut se plier : « Ordre ou promesse, cette injonction (m')engage de façon rigoureusement asymétrique avant même que j'ai pu, moi, dire je, et signer, pour me la réapproprier, pour reconstituer la symétrie, une telle provocation »261. On retrouve ici le don de la langue comme la loi dont parlait déjà Saussure. Ainsi, un sujet parlant n'advient qu'à acquiescer d'un silence affirmatif à la langue déjà là, avant lui, dans laquelle il est engagé et qui l'engage à parler. La structure de l'avant-dans re-nomme ici ce que nous avons précédemment vu sous le nom de structure quasi-transcendantale : « Car [le oui pré-originaire], s'il est `'avant» la langue, marque l'exigence essentielle, l'engagement, la promesse de venir à la langue, dans une langue déterminée. Tel événement est requis par la force même du oui »262.

Plus vieux que toute opposition, que tout sujet et tout objet, ce oui archi-originaire se tient en vérité entre deux oui. Il est originairement une confirmation, une réponse : « Il est d'abord second, venant après une demande, une question ou autre oui »263. Mais il se promet à son tour à une confirmation dans un prochain oui, un oui à venir et pourtant en un sens déjà là d'être promis. Si bien que le oui toujours déjà se ré-affirme, se dédouble en un oui, oui. La structure de répétition, sans laquelle il n'y aurait aucun oui (puisque ce n'est qu'avec sa réédition que le « premier » oui apparaît « comme tel », dans l'après-coup), ouvre le champ de la mémoire et de la promesse mais aussi, simultanément de l'oubli et du simulacre.

Comme le second oui habite le premier, la répétition augmente et divise, partage d'avance le oui archi-originaire. Cette répétition qui figure la condition d'une ouverture du oui, le menace aussi : répétition mécanique, mimétisme, donc oubli, simulacre, fiction, fable.264

Par où l'on voit que le oui au dire ne saurait être un oui à la vérité mais à l'appel de l'autre, avant tout soi, à la « prévenance de la trace »265. Dès que je parle, avant même de dire quelque chose de déterminé et qui n'est pas nécessairement une promesse, je suis engagé dans la promesse de répondre à l'autre, déjà là avant moi. Et en disant oui, je promets encore, à nouveau, de confirmer cette réponse, de continuer à parler, à m'adresser à l'autre. Cet espace de la promesse qui précède et enveloppe toute parole (et donc en particulier, toute promesse

261 « Comment ne pas parler », Psyché, op.cit., p.561, Derrida souligne.

262 Ibid, p. 644

263 « Nombre de oui », art.cit., p. 649

264 Ibid, p.649

265 « Comment ne pas parler », art.cit., p.561

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déterminée) engage d'emblée une responsabilité à l'égard de l'autre, une responsabilité avant toute liberté, toute maîtrise. Que je le veuille ou non je suis responsable de l'autre, je lui réponds, j'en réponds : je dis oui à la différance de l'autre, à cette altérité absolue et irrécupérable, non dialectisable, ouvrant un avenir inanticipable - la venue de l'autre - depuis un passé lui aussi tout autre, immémorial (que l'on peut penser depuis l'événement sans évènement du don du langage mais aussi du don de la vie, par exemple de « sa » naissance à laquelle personne ne fut présent).

Force de loi

Si le oui archi-originaire marque qu'il y a toujours déjà de l'autre avant (tout) soi, un autre dont on est d'avance responsable, alors il faut convenir que l'éthique et le politique ne surviennent pas à une écriture de l'écriture qu'on croirait à tort repliée sur elle-même en ce qu'elle vient troubler la référence tranquille à l'extériorité simple. L'affirmation exigée par le don engage d'emblée, comme une promesse qui donne le mouvement, la déconstruction dans l'éthico-politique : elle est de bout en bout pensée de la justice.

Si tournant il y a dans la pensée de Derrida, comme certains l'affirment266, il s'agirait donc plutôt d'une inflexion de style : le passage d'un discours oblique à un discours, sinon direct, du moins plus explicite sur l'idée de justice. C'est en 1989, en ouverture d'un colloque portant sur « Deconstruction and the Possibility of Justice », que Derrida « adresse », comme il le dit en comptant avec la richesse idiomatique du verbe anglais « to adress », la question de la justice, dans un texte intitulé « Du droit à la justice » repris dans le volume Force de loi. Il commence par rappeler que, malgré les apparences, cette question n'est pas nouvelle :

Il va sans dire que des discours sur la double affirmation, le don au-delà de l'échange et de la distribution, l'indécidable, l'incommensurable ou l'incalculable, sur la singularité, la différence et l'hétérogénéité sont aussi, de part en part, des discours au moins obliques sur la justice.267

Ce qui est nouveau, donc, c'est un certain mode d'exposition, un certain style d'adresse qui se voudrait plus direct quand il s'agit « d'adresser », sans détour, le problème de la justice (c'est l'usage transitif permis en anglais sur lequel joue Derrida). Or, précisément, Derrida

266 Voir par exemple, Peter Dews, « Déconstruction et dialectique négative : la pensée de Derrida dans les années 1960 et la question du `'tournant éthique» », dans Le Moment philosophique des années 1960 en France, dir. Patrice Maniglier, Paris, PUF, 2011, p.409-429

267 FDL, p.21

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soutient « que l'on ne peut pas parler directement de la justice, thématiser ou objectiver la justice, dire `'ceci est juste» et encore moins `'je suis juste» sans trahir immédiatement la justice, sinon le droit ».268 Pourquoi ? D'où vient cette distinction entre justice et droit, entre justice et justice comme droit ?

Pour le comprendre il peut être utile de repartir du syntagme « force de loi ». Le concept de loi a pour prédicats essentiels, il comprend analytiquement, la généralité et l'applicabilité. Une loi, pour être ce qu'elle est, doit être générale et « enforceable », c'est-à-dire applicable par la force, « que cette force soit directe ou non, physique ou symbolique, extérieure ou intérieure, brutale ou subtilement discursive - voire herméneutique -, coercitive ou régulative etc. ».269 En un premier sens, force de loi désigne donc la force de la loi, la force jugée légitime et seule capable de mettre un coup d'arrêt à la violence, à la force illégitime qu'on appelle parfois la loi du plus fort. Mais Derrida entend distinguer de cette acception, somme toute classique, une autre entente faisant résonner une articulation plus enfouie, plus profonde et aussi plus cachée entre la loi et la force : celle d'une force originaire, performative, qui se trouve au fondement du droit, de la justice comme droit.

Pour ce faire Derrida convoque le fameux mot de Pascal, repris de Montaigne, sur le « fondement mystique de l'autorité », que la lecture conventionnelle, note Derrida, interprète en un sens conventionnaliste, relativiste. En un mot : nous n'obéissons pas aux lois parce qu'elles sont justes en elles-mêmes, mais parce qu'elles ont de l'autorité, autorité qu'elles tirent de la coutume - c'est-à-dire d'un certain état de fait - et du crédit que nous lui accordons. La force de la loi se trouve, en réalité, au service des plus forts. Ainsi, souligne Derrida, on peut lire dans la pensée pascalienne, « les prémisses d'une philosophie critique moderne, voire une critique de l'idéologie juridique, une désédimentation des superstructures du droit qui cachent et reflètent à la fois les intérêts économiques et politiques des forces dominantes de la société ».270

Mais cette lecture « moderne », qui effectivement dissocie la justice et le droit, laisse ouverte la possibilité que la justice soit, en droit, réalisée (au besoin après la révolution). Or, c'est cette possibilité que Derrida entend réfuter en proposant une critique encore plus radicale de l'idéologie juridique, à partir d'une interprétation, elle-même plus radicale, de ce que Montaigne et Pascal appellent le « fondement mystique de l'autorité ». Celui-ci ne désignerait pas seulement l'acte de foi nécessaire au maintien des lois (c'est-à-dire à la consolidation de

268 FDL, p.36

269 FDL, p.18

270 FDL, p.32

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l'existant) mais le coup de force à l'origine de toute institution du droit : « une force interprétative et un appel à la croyance »271 impliqués au moment du surgissement de l'ordre juridique en tant que tel. Autrement dit, la justice comme droit, qui dit déduire ses fondements de principes ontologiques ou rationnels, en appellerait secrètement à la force performative d'un langage instituteur ; celui-ci ferait advenir un état de choses que le droit naissant prétendrait ensuite constater calmement, codifier, régler, livrant ainsi la justice au calcul, au jugement déterminant qui subsume un cas sous une loi qu'on dira également vraie (universelle et nécessaire) ou juste.

Or l'opération qui revient à fonder, à inaugurer, à justifier le droit, à faire la loi, consisterait en un coup de force, en une violence performative et donc interprétative qui en elle-même n'est ni juste ni injuste et qu'aucune justice, aucun droit préalable et antérieurement fondateur, aucune fondation préexistante, par définition, ne pourrait ni garantir ni contredire ou invalider.272

Tel serait donc le fondement mystique, une violence sans fondement à l'origine de l'auto-position du droit - ce qui ne déporte pas nécessairement les lois instituées dans l'illégalité mais rappelle qu'elles « ne sont ni légales ni illégales en leur moment fondateur » en ce qu'elles « excèdent l'opposition du fondé et du non-fondé ».273 La loi de la loi, si l'on ose dire, c'est d'avoir à se fonder hors de la légalité, hors d'elle-même donc, incapable de se justifier et produisant après-coup la fiction de sa légitimité (par exemple comme résultant d'un contrat social). Si l'on ne peut dire « ceci est juste » sans trahir la justice c'est donc d'abord parce qu'aucun système juridique ne peut déterminer objectivement ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, étant structurellement contaminé par la violence de son institution, par une violence originaire qui se tient en deçà de toute partition juridico-métaphysique entre fait et droit. (Violence en un sens inouï donc, violence sans violence et que Derrida, semble-t-il, continue d'appeler violence pour marquer que le fondement du droit est étranger au droit - ce que le droit institué détermine comme violence).

Justice incalculable

Cette historicité implique que le droit soit essentiellement déconstructible : il est toujours possible de dé-faire, de dé-constituer par analyse, l'axiomatique de telle ou telle

271 FDL, p.32

272 FDL, p.33, Derrida souligne.

273 FDL, p.34

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configuration sociale et historique de la justice qui tend à se présenter comme vérité anhistorique, fondée en raison (autrement dit qui tend à naturaliser un droit positif prétendant, à la limite, contraindre sans forcer, comme une loi de la nature). Et cette déconstructibilité, remarque Derrida, est « la chance politique de tout progrès historique »274, de la perfectibilité du droit, même si le droit en tant que tel ne pourra jamais être parfaitement juste. Est-ce à dire qu'il faut faire son deuil de la possibilité de la justice ? A cette question Derrida semble répondre à la fois oui et non : si la justice est possible elle ne l'est qu'en tant qu'impossible.

Notons d'abord que, même si elle n'est pas réalisable, il y a la justice. Comment, en effet, pourrait-on parler d'injustices déterminées dans un droit, ou de lois illégitimes, sans cette idée d'une justice absolue ? Seulement, « il ne faut pas se tromper d'adresse ». Si la justice est en excès sur toute légalité sociale instituée ce n'est pas seulement parce que l'institution est toujours une violence performative mais, peut-être plus fondamentalement, parce que la justice est hétérogène à l'ordre du droit qui est celui du calcul, de la distribution des droits et des devoirs, des rétributions et des sanctions dans un système de prescriptions codées : la justice est incalculable en ce qu'elle s'adresse toujours à « une singularité, des individus, des groupes, des existences irremplaçables, l'autre ou moi comme l'autre, dans une situation unique ».275 Il en va d'une justice verticale, évènementielle, celle universelle mais non universalisable, d'un cas, dans son incommensurable singularité. C'est pourquoi à chaque fois que la justice est inscrite dans un droit positif - et nous verrons qu'elle doit l'être- elle est pour ainsi dire trahie par la généralité de la règle. La disproportion essentielle entre la justice et le droit génère comme un appel et c'est à cet appel toujours insatisfait de la justice infinie, en tant que telle indéconstructible, que la déconstruction répond et ce faisant, se met en situation d'en répondre.

Il convient donc ici de préciser que si c'est l'être-déconstructible du droit présent qui rend la déconstruction possible, c'est l'indéconstructibilité de la justice, toujours à venir, qui lui donne son mouvement. En effet, si ce n'était cet acquiescement primitif à la justice, à la venue de l'autre comme autre, irréductible au même, qu'est-ce qui justifierait le travail déconstructeur ? Au nom de quoi faudrait-il déconstruire l'ordre établi sinon au nom d'une justice en excès sur toute ordre et qui donne la mesure de toute injustice ? Ainsi la déconstruction trouve son site dans l'intervalle qui sépare le droit fini de la justice infinie, dans cet entre où, interminablement, elle s'emploie à lutter contre la réduction de la justice au calcul, à l'objectivité, à la vérité universelle, ceci en dé-montant les appareillages conceptuels, théoriques, normatifs des constructions juridiques dans lesquelles la justice est dite réalisée. En

274 FDL, p.35

275 FDL, p.39

107

ce sens, et dans la mesure de cette critique hyperbolique animée du mouvement d'ouverture à l'incalculable, « la déconstruction est la justice ».276

Expérience de l'impossible

Mais il est un autre sens, plus profond, en lequel s'entend cette égalisation de la déconstruction et de la justice, à savoir : comme « expérience de l'impossible » ou encore « expérience de l'aporie » - expressions en elles-mêmes contradictoires car le concept d'expérience indique la possibilité d'une traversée que l'aporie, en tant qu'impasse, interdit. Il en va donc, avec la justice, d'une expérience impossible de l'aporie. Derrida écrit :

Mais je crois qu'il n'y a pas de justice sans cette expérience, toute impossible qu'elle est, de l'aporie. La justice est une expérience de l'impossible. Une volonté, un désir, une exigence de justice dont la structure ne serait pas une expérience de l'aporie n'aurait aucune chance d'être ce qu'elle est, à savoir juste appel de la justice.277

Ce juste appel de la justice, la déconstruction y répond en nous confrontant à des configurations aporétiques dans lesquelles la (bonne) conscience ne peut plus s'en remettre à des critères sûrs et prétendument objectifs pour « décider » du vrai et du juste, ce qui ouvre en réalité la possibilité d'une décision digne de ce nom - s'il y en a. L'expérience de l'aporie - qu'il ne saurait s'agir de traverser donc - n'est pas un scepticisme ou la forclusion de toute responsabilité mais au contraire l'épreuve-limite dans l'endurance de laquelle s'annonce la possibilité de l'éthique. La déconstruction de la vérité ouvre le domaine de l'éthique, elle est l'« ouverture non-éthique de l'éthique »278. Nous allons voir que cela vaut, exemplairement, pour la justice.

Après avoir proposé une distinction entre la justice et le droit, entre la justice infinie, incalculable, « rebelle à la règle » et le droit comme « dispositif statutaire et calculable », Derrida en vient à compliquer cette opposition. Car « il se trouve que le droit prétend s'exercer au nom de la justice et que la justice exige de s'installer dans un droit qui doit être mis en oeuvre (constitué et appliqué) par la force - `'enforced». »279 Et cela, précise Derrida, sans attendre, immédiatement. Il appartient à la structure d'appel de la justice infinie de précipiter dans une

276 FDL, p.35

277 FDL, p.38

278 « L'archi-écriture est l'origine de la moralité comme de l'immoralité. Ouverture non-éthique de l'éthique » DG, p. 202

279 FDL, p.49-50

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décision juste - car seule une décision est juste - qui ne peut se déterminer historiquement que dans la forme du droit. (En quoi la justice infinie ne saurait être assimilée à une idée régulatrice au sens kantien, laquelle suppose un horizon d'attente, nous y reviendrons). Il faut - c'est un impératif éthique - faire l'impossible, à savoir calculer avec de l'incalculable : « la justice incalculable commande de calculer ».280

La première complication est que cette décision de calculer ne relève pas elle-même du calcul, et ce dans la mesure même où il s'agit d'une décision. Il n'y a de décision, et a fortiori de décision juste, que là où prévaut l'indécidabilité. En effet, si je dispose d'une méthode infaillible pour décider, si pour cela je me contente de suivre un ensemble de règles prescrites, de dérouler un processus calculable, d'appliquer un droit existant, je peux le faire de bonne ou de mauvaise manière, correctement ou non, mais en toute rigueur je ne décide pas. Je suis un programme. Un jugement qui ne ferait que subsumer un cas sous une loi générale sera peut-être conforme au droit, juste au sens de la justesse, mais non au sens de la justice. Ce serait en réalité l'irresponsabilité maquillée en technicité juridique. Une décision responsable suppose toujours, comme sa condition de possibilité, l'épreuve de l'indécidabilité, c'est-à-dire de l'impossible. Non pas au sens où il serait impossible de décider, mais au sens où la décision, pour être ce qu'elle est, doit être prise hors de tout possible déjà prévu, codifié, décidé au préalable : décision im-possible c'est-à-dire, rigoureusement im-prévisible, en excès sur tout horizon calculable comme la singularité absolue de la situation à laquelle elle doit répondre. Cela signifie que le moment de la décision, le moment de la responsabilité, implique toujours un non-savoir, un suspens de la règle.

Mais, et c'est là toute la difficulté, il ne s'agit pas pour autant de ne tenir compte d'aucune règle et d'aucun droit, de se tenir absolument hors du domaine du calculable. Ne pas appliquer aveuglément la loi ne signifie pas improviser hors de tout principe. Une décision juste doit aussi se référer à une règle. Seulement, pour qu'une décision juste arrive, s'il y en a, il faut que la règle soit assumée, confirmée dans sa valeur par un jugement qui ne soit pas seulement une application mais une interprétation active de la loi « comme si le juge l'inventait lui-même à chaque cas ».

Bref, pour qu'une décision soit juste et responsable, il faut que dans son moment propre, s'il y en a un, elle soit à la fois réglée et sans règle, conservatrice de la loi et assez destructrice ou suspensive de la loi pour devoir à chaque cas la réinventer, la re-justifier, la réinventer au moins dans la

280 FDL, p.61

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réaffirmation et la confirmation nouvelle et libre de son principe. Chaque cas est autre, chaque décision est différente et requiert une interprétation absolument unique, qu'aucune règle existante et codée ne peut ni ne doit absolument garantir.281

Pour qu'il y ait une décision juste et responsable, il faut donc que celui ou celle qui juge réponde de son jugement - non pas, insistons-y, en invoquant une volonté arbitraire qui resterait injustifiable, mais en décidant, hors de tout calcul, de suivre une règle, d'en ré-affirmer la valeur, se ré-inscrivant ainsi dans l'ordre de l'itérable, du calculable, du généralisable. Telle serait la condition d'une décision juste. Est-ce possible ? Peut-il y avoir une décision présentement juste ?

Derrida soutient que non, pour cette raison essentielle que l'épreuve de l'indécidable, condition de la décision juste, ne sera jamais dépassée, surmontée c'est-à-dire relevée dans la décision. Celle-ci, une fois prise, continue d'être hantée par la trace de l'indécidabilité qui « déconstruit de l'intérieur toute assurance de présence, toute certitude ou toute prétendue critériologie nous assurant de la justice d'une décision ».282 Il reste de l'indécidable dans la décision qui n'est dès lors jamais pleinement décidée. Il y a, il y aura toujours matière à re-dire. C'est une nécessité a priori et structurelle. Si ce n'était pas le cas, si quelque savoir venait garantir la décision, la préserver du doute, alors la décision serait redevenue un calcul. Et Derrida ne peut manquer de faire observer que rien ne permet d'assurer qu'une décision digne de ce nom aura eu lieu, qu'elle ne se sera pas inscrite, selon tel ou tel détour, dans l'économie d'un calcul. D'où viendrait en effet, une telle assurance ?

Expérience de l'impossible, de l'aporie, la justice est imprésentable. L'indécidable qui la rend possible la rend du même coup impossible (il y a deux manières d'entendre l'impossible : comme ce qui excède le calcul, c'est l'im-possible, et comme ce qui ne peut se présenter). Ou, pour dire les choses autrement, la justice n'est possible qu'à être impossible, possible comme impossible. Mais elle n'en exige pas moins de s'inscrire sans délai dans le champ politico-juridique. Il n'y a pas de justice sans tiers c'est à dire sans institutions capables de faire respecter une décision de justice par la force. Est-ce que cela n'implique pas aussi une certaine vérité, celle due à l'autre qui demande que justice soit faite ?

281 FDL, p. 51

282 FDL, p.54

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Il faut faire la vérité

Il est clair qu'une décision ne peut prétendre à la justice que si, en elle, se lit aussi quelque justesse, par exemple celle d'un travail d'enquête, poussé le plus loin possible, visant à recueillir des informations, des témoignages, à établir des preuves, à reconstituer des chaînes causales etc. Ce qu'on appelle parfois faire la vérité, établir la vérité des faits (qui n'est pas la vérité métaphysique), processus qui reste bien évidemment exposé à l'erreur, à la manipulation ou la tromperie par les techniques et les procédés même qui sont censés la révéler. Il en va incontestablement d'un devoir de justice. Et si la justice est exemplairement le sens d'une responsabilité devant la mémoire, il faut insister sur la tâche, nécessaire et urgente, d'investigation historique visant la reconnaissance de tous les crimes, de toutes les violences, de toutes culpabilités et toutes les injustices laissées dans l'ombre, passées sous silence, maquillées, oubliées, niées, déniées, minimisées, justifiées etc. qu'il s'agisse d'affaires « privées » ou d'affaires d'Etat. Cette tâche infinie est d'une difficulté d'autant plus redoutable qu'elle-même est historique, dépendante, notamment, de l'évolution du droit qui modifie le regard que nous portons sur les faits voire sur leur identification.

Mais Derrida aura insisté sur le fait que cette dimension de justesse ne sera jamais suffisante : même à supposer une information infinie, il faut, pour qu'il y ait justice, une décision qui tranche. Et celle-ci doit être hétérogène à l'ordre du savoir, elle ne doit pas être la conséquence ou la conclusion nécessaire d'une délibération théorique ou d'une déduction logique mais marquer une interruption, l'effraction d'un non-savoir dans l'ordre du savoir. Pour dire que la justice a été rendue, que la vérité comme justice a été faite, il faut non seulement qu'une délibération contradictoire se soit tenue dans l'ordre de la preuve mais qu'une décision ait eu lieu, engageant une responsabilité sans garantie de savoir.283 Indépendamment des problèmes que nous avons soulevés quant à savoir si une décision juste en tant que telle est possible, insistons ici sur le fait que l'exigence de vérité impliquée par la justice compose toujours avec un acte décisoire que Derrida dit être une « folie ». Folie parce qu'une décision digne de ce nom arrive toujours dans « la nuit du non-savoir », comme une déchirure du sujet rassemblé dans la certitude consciente de la présence à soi.

283 On rappellera que cela vaut d'abord pour le témoignage, hétérogène dans son sens à l'ordre de la démonstration probante, et qui demande fondamentalement à être cru. Dans « Poétique et politique du témoignage », Derrida écrit : « `'Je témoigne» cela veut dire : `'j'affirme (à tort ou à raison, mais en toute bonne foi, sincèrement) que cela m'a été ou m'est présent, dans l'espace et dans le temps (sensible, donc), et bien que vous n'y ayiez pas accès, pas le même accès vous-mêmes, mes destinataires, vous devez me croire, parce que je m'engage à vous dire la vérité, j'y suis déjà engagé, je vous dis que je vous dis la vérité. Croyez-moi. Vous devez me croire» » dans Cahier de l'Herne, op.cit. p. 527.

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C'est une folie. Une folie car une telle décision est à la fois sur-active et subie, elle garde quelque chose de passif, voire d'inconscient, comme si le décideur n'était libre qu'à se laisser affecter par sa propre décision et comme si elle lui venait de l'autre.284

On voit que l'insistance derridienne sur la responsabilité, sur une responsabilité hyperbolique, rompt avec l'axiomatique de la présence qui sous-tend la pensée traditionnelle de la responsabilité et qui en appelle aux valeurs de subjectivité, de conscience, d'intentionnalité, de maîtrise, de propriété etc. Je ne décide jamais si cela implique que je sois maitre de ma décision, capable d'en rendre compte en invoquant tel ou tel critère assuré. La décision responsable, s'il y en a, ne peut être que celle de l'autre en moi.

Faire la vérité, si cela implique d'en décider, ne saurait se passer de cette venue de l'autre qui interrompt la trame du possible, du je peux, c'est-à-dire du calculable. Faire la vérité suppose de faire l'im-possible, de s'ouvrir à l'incalculable par un saut au-delà du savoir. On ne saura jamais, d'un savoir certain, distinguer le vrai du faux, la véracité du mensonge, le bien du mal. Il faut en décider. Même si cela n'exclut pas, requiert au contraire, le travail patient et méticuleux de la preuve théorique et/ou historique, « le moment de la décision, en tant que tel, ce qui doit être juste, il faut que cela reste toujours un moment fini d'urgence et de précipitation ».285

De manière générale, Derrida n'entend pas l'expression « faire la vérité », qu'il retrouve chez Saint Augustin, comme désignant le travail qui consiste à rendre manifeste une vérité déjà là, en attente de sa constatation. Le faire renvoie à une invention qui n'est pas seulement une « découverte » mais implique aussi la dimension active d'une institution. La vérité ainsi faite, inventée, se tient entre le savoir et le non-savoir. En reprenant « la distinction massive et tranchée » du performatif et du constatif - distinction que Derrida met en cause par ailleurs286 - il rappelle que tout énoncé constatif repose sur un performatif au moins implicite (chaque fois que j'énonce quelque chose, il y a comme un sous-texte qui dit «je te dis que je te parle, je m'adresse à toi pour te dire que ceci est vrai »), ce qui, en généralisant, lui permet d'écrire que « la dimension de justesse ou de vérité des énoncés théorico-constatifs (dans tous les domaines, en particulier dans le domaine de la théorie du droit) présuppose donc toujours la dimension de

284 FDL, p.58

285 FDL, p.58

286 Voir, notamment, « Signature, événement, contexte », Marges, « Psychè, invention de l'autre », Psychè, Signéponge, Paris, Seuil, 1984.

».288

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justice des énoncés performatifs ».287 En d'autres termes, l'énoncé d'une vérité prétendument objective en appelle toujours à un acte de foi, à un « crois-moi », qui ne répond plus aux exigences de la rationalité théorique. Dans tout énoncé constatif se trouve logé, de manière plus ou moins secrète, un appel à la croyance qui l'inscrit dans l'ordre du seulement croyable, du crédible. De manière analogue au fondement mystique du droit, l'origine performative de la vérité déborde l'économie du savoir comme objectivité neutre du constat, en la contaminant de son autre. Si l'on accepte de définir la justice comme ce non-savoir, cette dimension irréductiblement performative qui fait la vérité alors « en parodiant dangereusement l'idiome français, on finirait par dire `'La justice, il n'y a que ça de vrai»

Il faut faire la vérité au nom de la justice. Mais il faut aussi se rendre attentif au fait que la justice ne se laissera jamais absorber dans la vérité qui viendrait objectivement la déterminer - rêve d'une justice parfaite, décidable, dont Derrida montre qu'elle n'a rien de juste - mais qu'au contraire la vérité suppose toujours la justice : elle suppose dans sa constitution même un acte performatif hétérogène à l'ordre du savoir, une précipitation essentielle qui est due à l'autre : due comme une dette et comme une cause, car la décision d'y croire vient toujours de l'autre. En ce sens, c'est toujours l'autre, fût-il en moi, qui fait la vérité.

B) Politiques de l'écriture

L'éthique de la déconstruction n'a donc rien à voir avec un système de prescriptions ou de normes permettant de régler ou d'évaluer a priori les actions humaines. C'est, tout au contraire, dans le suspens du savoir, dans l'indécidable, que s'ouvre la possibilité de l'éthique comme décision responsable, comme justice. Il en va, nous l'avons vu, d'une éthique de l'altérité, de l'accueil de l'autre, de l'hospitalité : un « oui, à l'étranger ».289 C'est-à-dire aussi d'une éthique de l'événement, de « ce qui arrive », autre nom de l'impossible. Car, comme le rappelle Derrida, seul l'impossible arrive. Ce qui est attendu, anticipable, pré-visible comme un possible dans un horizon calculable n'arrive pas. Son événement est d'avance neutralisé. Au cours d'un entretien de janvier 2004 accordé au quotidien L'Humanité, à la question portant sur l'attention croissante portée à l'événement, Derrida répond :

Elle s'est faite de plus en plus insistante. L'événement comme ce qui arrive, imprévisiblement, singulièrement. Non seulement « ce » qui arrive, mais ce « qui » arrive, l'arrivant. La question « que

287 FDL, p.59

288 FDL, p.60

289 « Nombre de oui », art.cit. p.639

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faire avec (ce) qui arrive ? » [...] Tout cela concerne « (ce) qui arrive », l'événement en tant qu'imprévisible. Car un événement que l'on prévoit est déjà arrivé, ce n'est plus un événement. Ce qui m'intéresse dans l'événement, c'est sa singularité. Cela a lieu une fois, chaque fois une fois. Un événement est unique donc, et imprévisible, c'est-à-dire sans horizon.290

C'est aussi en ce sens qu'il faut entendre que la justice n'attend pas, qu'elle n'a pas d'horizon d'attente, qu'elle ne peut, par exemple, faire l'objet d'un projet politique l'inscrivant dans un futur plus ou moins proche, comme un présent-futur anticipé dans un programme à remplir. Ce serait perdre, justement, son à-venir, sa dimension irréductiblement imprévisible. La venue de l'autre doit être inattendue, n'être précédée d'aucun savoir et, même une fois arrivée, rester inappropriable, continuer à venir ; elle doit déranger l'organisation domestique, troubler l'ordre présent ou prévu, faire intrusion dans l'intimité d'un chez-soi, d'un entre-soi291. Toutefois, si l'événement doit surprendre, cela ne saurait fournir un prétexte à l'attentisme ou à l'inertie, à cette sorte de passivité résignée devant l'existant qui finit toujours par reconduire l'autre au même. La venue de l'autre, jamais assurée, toujours modalisée d'un peut-être, il faut néanmoins s'y préparer, se rendre disponible, car si on ne fait pas venir l'autre, tout l'enjeu est de le laisser venir. S'il y avait une politique de la déconstruction elle consisterait à se préparer à cette venue en ouvrant, autant que faire se peut, les possibilités du venir, de l'à-venir. Et Derrida insiste sur cette forme originale de passivité active propre à la déconstruction : « l'initiative ou l'invention déconstructrice ne peuvent consister qu'à ouvrir, déclôturer, déstabiliser des structures de forclusion pour laisser le passage à l'autre ».292 Tel est le mot d'ordre de la déconstruction : être ouvert à l'à-venir, à l'autre, à ce qui vient, comme une chance mais aussi, c'est le risque à courir, comme une menace.

Nous voudrions montrer, en prenant Le Monolinguisme de l'autre pour fil conducteur, que ce mot d'ordre se confond avec l'invention d'une langue à venir. Non pas d'une autre langue mais de ce qui déjà, dans la langue reçue - dans la langue dite maternelle et qui abrite toutes les violences - promet, tout en la refoulant le plus souvent, l'altérité la plus idiomatique. Nous verrons, dans cette dernière section, que cela passe par un certain tour d'écriture, qui

290 « Jacques Derrida, penseur de l'événement », L'Humanité, 28 janvier 2004.

291 On pense ici à la belle première page de L'Intrus de Jean-Luc Nancy : « L'intrus s'introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans avoir été d'abord admis. Il faut qu'il y ait de l'intrus dans l'étranger, sans quoi il perd son étrangeté. S'il a déjà droit d'entrée et de séjour, s'il est attendu et reçu sans que rien de lui reste hors d'attente ni hors d'accueil, il n'est plus l'intrus, mais il n'est plus, non plus, l'étranger. Aussi n'est-il logiquement recevable, ni éthiquement admissible, d'exclure toute intrusion dans la venue de l'étranger. » Jean-Luc Nancy, L'Intrus, Galilée, Paris, 2000, p.11

292 Jacques Derrida, « L'invention de l'autre », Psyché, op.cit., p.60

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endosse à son tour la responsabilité d'une violence - réglée, calculée, jusqu'à un certain point - faite au langage, parfois à l'ortho-graphie, par une certaine manière de détourner les règles dans le respect des règles. En un mot : faire arriver quelque chose à la langue, par l'écriture. Mais cela toujours avec amour, selon l'étrange graphique d'une fidélité infidèle, inventant à chaque fois « la loi de l'évènement singulier ».293

Le phantasme de la langue « maternelle »...

La langue dite maternelle est celle que je reçois à la naissance, celle dans laquelle je suis venu au monde, dans les mots de laquelle j'ai été attendu, nommé, mais qui ne m'a pas attendu. Cette langue me précède et pourtant, je la dis ma langue, je l'appelle tranquillement ma langue maternelle, celle que je crois maîtriser « naturellement ». Je me l'approprie. Elle est l'unique, même si en fait je suis polyglotte, que je possède en propre, sans doute parce qu'elle me possède aussi, qu'elle me constitue, qu'en elle je me sens chez moi. Et c'est à partir de cette possession, que je partage avec d'autres locuteurs de la même langue maternelle, que je m'identifie, d'abord à moi-même, puis à un groupe social dont le trait le plus saillant est de former cette communauté linguistique. Ma langue est la langue commune qui me rattache à un sol, à une histoire, à une culture. C'est dans cette langue, ma langue, notre langue, supposée une et commune, que j'apprends à dire « je » et « nous », à distinguer et opposer ma culture et celle de l'autre, ma langue et la langue de l'autre.

A ce scenario banal de l'appartenance langagière et culturelle, à ses présupposés de propriété, de maîtrise, d'unité et d'homogénéité ici résumés à grands traits (sans doute trop grossièrement), Derrida objecte le paradoxe suivant : « Oui, je n'ai qu'une langue, or ce n'est pas la mienne » 294 . Ce paradoxe, Derrida le présente d'abord à partir d'une situation particulière, celle qui fut la sienne, dans ce qui ressemble, sans en être pour des raisons qui apparaîtront bientôt, à une anamnèse autobiographique. Derrida évoque son rapport particulier à la langue française, marqué par la violence coloniale sévissant dans l'Algérie française où il a grandi. Il décrit, notamment, la triple interdiction qui frappait, du point de vue des langues, la « communauté » des Juifs d'Algérie.295 D'abord, l'accès barré aux langues arabes et berbères dont l'enseignement scolaire, bien qu'autorisé, l'était au titre de langues facultatives étrangères (« L'arabe, langue facultative étrangère en Algérie ! » 296 ) au même titre que l'anglais,

293 Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin, Paris, Galilée, 2005, p.31

294 MDL, p.15

295 A qui, Derrida le rappelle, la citoyenneté française, accordée par le décret Crémieux en 1870, fut retirée par décision unilatérale de l'Etat français (et non de l'occupant nazi) en octobre 1940 avant d'être rétablie en 1943.

296 MDL, p.67

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l'espagnol ou l'allemand. Autant dire, tout sauf encouragé par un dispositif pédagogique organisant la marginalisation et l'extinction croissante de ces langues qui n'étaient de fait, et selon un processus auto-entretenu, pas ou peu pratiquées à l'école. Ensuite, l'absence d'idiome intérieur à la communauté juive, comme peut l'être le yiddish pour les communautés juives d'Europe centrale et orientale, qui aurait pu constituer « un élément d'intimité, la protection d'un `'chez-soi» contre la langue de la culture officielle ».297 Enfin, l'interdiction de la langue française, tout à la fois imposée par l'administration coloniale comme langue de la culture officielle et interdite parce que trouvant ses références de bien-parler et bien-écrire, ses normes, ses règles, son histoire, ailleurs qu'en Algérie, dans un ailleurs fantasmé et inatteignable. Triple dissociation donc :

Cette « communauté » aura été trois fois dissociée par ce que nous appelons un peu vite des interdits. 1. Elle fut coupée, d'abord, et de la langue et de la culture arabe ou berbère (plus proprement maghrébine). 2. Elle fut coupée, aussi, et de la langue et de la culture française, voire européenne qui n'est pour elle qu'un pôle ou une métropole éloignée, hétérogène à son histoire. 3. Elle fut coupée, enfin, ou pour commencer, de la mémoire juive, et de cette histoire et de cette langue qu'on doit supposer être les siennes, mais qui à un moment donné ne le furent plus. Du moins de façon typique, pour la plupart de ses membres et de façon suffisamment « vivante » et intérieure.298

C'est au rapport à la langue française comme langue imposée et interdite, comme langue de l'autre, du colon, du maitre (et d'abord sous les traits du maitre d'école) que Derrida consacre surtout ses analyses. Elles viennent d'abord démentir la pseudo-évidence selon laquelle la langue reçue, la langue dite maternelle, serait naturellement appropriable, et comme telle support d'une double identification : identification subjective, comme constitution d'un je stable et assuré, et identification à une communauté rassemblée autour de ce bien commun censé être la langue, ciment d'une culture unifiée et homogène. Dans la situation décrite par Derrida, la langue française - la seule effectivement reçue à la naissance, la seule apprise à l'école comme langue officielle, la seule parlée couramment - ne renvoyait pas à un « nous » mais à un « eux » (les français de France, de la Métropole) : « Entre le modèle dit scolaire, grammatical ou littéraire, d'une part, et la langue parlée d'autre part, il y avait la mer, un espace

297 MDL, p. 91

298 MDL, p.93-94

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symboliquement infini, un gouffre pour tous les élèves de l'école française en Algérie, un abîme. »299 Cette mer séparatrice c'est ce qui rend impossible de dire « ma langue maternelle » :

Car jamais je n'ai pu appeler le français, cette langue que je te parle, « ma langue maternelle ». Ces mots ne me viennent pas à la bouche, ils ne me sortent pas de la bouche. Aux autres, « ma langue

maternelle ».300

« Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne » : phrase paradoxale qui condense donc la relation d'une expérience violente, traumatique, passant notamment par l'école, celle d'un « trouble de l'identité » qui affecte la formation du nous autant que du je, du dire-je, toujours renvoyé à une autre langue, à l'autre en général, et compliquant d'entrée de jeu ce qu'on penserait identifier comme une anamnèse autobiographique.

Or cette situation qu'on pourrait croire marginale ou atypique, Derrida nous dit qu'elle est exemplaire d'une structure universelle ; qu'elle éclaire crûment, cruellement, fait voir « plus à vif », l'impossible propriété de la langue. Tout le monde, y compris donc celui ou celle qui a une expérience apparemment « sans histoire » de sa langue dite maternelle, devrait reconnaître qu'elle n'est pas la sienne, qu'elle n'est pas appropriable. La langue qu'on prétend posséder naturellement, voire se donner comme un instrument, est en réalité toujours imposée par l'autre. Son appropriation est toujours le résultat d'un processus éducatif, une assimilation faite de contraintes (linguistiques, politiques, sociales, scolaires, familiales etc.) que non seulement personne ne peut totalement assimiler mais qui désapproprie celui ou celle qui s'y plie. En effet, plus je maîtrise la langue et plus je suis dépossédé de toute maîtrise puisque que, pour passer (pour) maître, je dois me conformer toujours plus aux conventions, me laisser gouverner par les règles du système, les usages en vigueur. Or, quiconque veut se faire entendre doit se plier à la loi de la langue, celle de sa grammaire, de sa conjugaison, de son orthographe etc. ; autant de modalités expressives d'avance gainées dans un réseau de normes et de conventions que personne ne peut revendiquer en propre, qui interdit au contraire toute possibilité d'expression singulière. Dès que j'ouvre la bouche je suis exporté dans un langage commun qui en fait ne parle à personne. Outre les règles de bonne conduite langagière, le milieu même du langage, à savoir la généralité conceptuelle, rend impossible de dire quelque chose de particulier. Telle est l'économie du langage : capable de désigner toutes les choses du monde en parlant de la chose, et par la même incapable de ne jamais rien dire de cette chose-ci, dont on voudrait pourtant

299 MDL, p.75

300 MDL, p.60

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parler. A proprement parler, il n'y a pas de parole propre. « Mon » monolinguisme, celui que j'appelle ma langue maternelle, c'est donc toujours le monolinguisme de l'autre :

Le monolinguisme de l'autre, ce serait d'abord cette souveraineté, cette loi venue d'ailleurs, sans doute, mais aussi et d'abord la langue même de la Loi. Et la Loi comme Langue. Son expérience serait apparemment autonome, puisque je dois la parler, cette loi, et me l'approprier pour l'entendre comme si je me la donnais moi-même ; mais elle demeure nécessairement, ainsi le veut au fond l'essence de toute loi, hétéronome. La folie de la loi loge sa possibilité à demeure dans le foyer de cette auto-hétéronomie.301

Autrement dit, l'expérience commune de la langue est celle d'une aliénation originaire, mais qui n'aliène aucune identité, aucun soi, aucune propriété qui ne l'ait précédé. La constitution de l'ipséité est d'emblée un mouvement d'appropriation contrariée : ex-appropriation dit aussi Derrida. Cette structure d'aliénation sans aliénation est ce qui institue, comme en réaction, le phénomène phantasmatique du « s'entendre-parler » pour « vouloir-dire » masquant cette expropriation originaire de la dite « langue maternelle » et du même coup de toute culture.

...matrice de toutes les violences

Il convient ici de faire deux remarques liées. D'une part, la reconnaissance d'une aliénation essentielle ne doit pas conduire à nier qu'il existe des « expropriations déterminées », c'est-à-dire des situations dans lesquelles un groupe oppresseur s'empare de ce qui dans une culture ne saurait appartenir à personne. La reconnaissance de la dé-propriation originaire est ce qui permet au contraire de re-politiser tous les mouvements d'accaparement qui se réclament d'une propriété naturelle. D'autre part, si Derrida donne à lire la situation historique et singulière qui fut la sienne comme re-marque d'une configuration structurelle et nécessaire, il ne s'agit aucunement de tout reconduire au même et de dissoudre les spécificités de situations d'oppression linguistique chaque fois différentes. Mais, cette « universalisation prudente et différenciée » doit faire apparaître la possibilité générale et la logique même de l'asservissement et de l'hégémonie. C'est parce que la langue n'est pas une propriété naturelle, parce qu'elle est en vérité inappropriable, qu'elle donne lieu à une « rage appropriatrice ». Derrida écrit :

301 MDL, p.69

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Parce que le maître ne possède pas en propre, naturellement, ce qu'il appelle pourtant sa langue ; parce que, quoi qu'il veuille ou fasse, il ne peut entretenir avec elle des rapports de propriété ou d'identités naturels, nationaux, congénitaux, ontologiques ; parce qu'il ne peut accréditer et dire cette appropriation qu'au cours d'un procès non naturel de constructions politico-phantasmatiques ; parce que la langue n'est pas son bien naturel, par cela même il peut historiquement, à travers le viol d'une usurpation culturelle, c'est-à-dire toujours d'essence coloniale, feindre de se l'approprier pour l'imposer comme la « sienne ». C'est là sa croyance, il veut la faire partager par la force ou par la ruse, il veut y faire croire, comme au miracle, par la rhétorique, l'école ou l'armée.302

Ce que Derrida donne profondément à penser c'est que toute culture, en tant qu'elle se fonde sur ce phantasme de la langue maternelle - c'est-à-dire l'appropriation de l'inappropriable - en tant qu'elle impose une langue qu'elle revendique comme la sienne, qu'elle tend à uniformiser, à réduire les langues à l'Un, à « l'hégémonie de l'homogène », toute culture est d'essence coloniale. A nouveau, il ne saurait s'agir de reproduire en miroir ce geste de violence en effaçant ou minimisant la brutalité et la cruauté de la colonisation « proprement dite ». Celle-ci, au contraire, doit, là aussi, révéler « plus à vif » « la structure coloniale de toute culture ».303

L'analyse de Derrida jette une lumière crue sur ce que nous appelons les politiques de la langue : la protection, la conservation, la patrimonialisation, la promotion, le développement d'une langue donnée. Ces politiques visent toujours, plus ou moins explicitement, à unifier, à homogénéiser une culture, c'est-à-dire à refouler toutes les différences, toutes les « impuretés » susceptibles d'affecter le bien commun. L'illusion et la fantasmagorie de cette impossible « pureté », de cette identification personnelle et collective toujours insatisfaite, donne lieu à un déferlement de violence, à l'exclusion, la discrimination, l'oppression, la ségrégation, la destruction etc. On sait à quel point les passions identitaires se nourrissent de « nationalisme linguistique », faisant de la langue la valeur par excellence de l'appartenance culturelle, un bien sacré comme le trésor où sont conservées l'histoire et la richesse d'une culture : trésor de la langue à célébrer mais aussi à protéger contre le toucher contaminateur, le vol, la perte, la déperdition. La langue maternelle est investie de tous les désirs d'appartenance et réclame une unité sans faille (sous peine de trahison) contre les éléments étrangers susceptibles de la ruiner de l'intérieur ; qui, en vérité, toujours déjà la rendent impropre. Purifier la langue maternelle, défendre la mère patrie, c'est l'interminable guerre des frères d'armes.

302 MDL, p.45

303 MDL, p.69

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Voilà ma culture, elle m'a appris les désastres vers lesquels une invocation incantatoire de la langue maternelle aura précipité les hommes. Ma culture fut d'emblée une culture politique. « Ma langue maternelle », c'est ce qu'ils disent, ce qu'ils parlent, moi je les cite et les interroge. Je leur demande, dans leur langue, certes, pour qu'ils m'entendent, car c'est grave, s'ils savent bien ce qu'ils disent et de quoi ils parlent. Surtout quand ils célèbrent si légèrement la « fraternité », c'est au fond le même problème, les frères, la langue maternelle, etc.304

Si personne ne possède la loi du langage, les forces sociales dominantes, mimant pour ainsi dire cette hétéronomie, se donnent, par la politique de la langue, les moyens d'imposer un parler particulier comme norme universelle d'une langue dont elles revendiquent la propriété. « Toute culture, écrit Derrida, s'institue par l'imposition unilatérale de quelque `'politique» de la langue. La maîtrise, on le sait, commence par le pouvoir de nommer, d'imposer et de légitimer les appellations. »305 Ainsi, on codifie un usage légitime de la langue qui exclut tout ce qui est référé au pôle de l'autre. On fait une langue maternelle, langue de frères, dans laquelle les femmes, notamment, sont invisibilisées.

C'est au nom de la sauvegarde de cette langue propre que les transformations linguistiques sont accusées de mettre en péril l'unité culturelle reposant sur un patrimoine naturalisé.306 Il faut conserver la langue en l'état, dit-on, si l'on veut un avenir en commun. D'où la dénonciation des ennemis de l'intérieur qui sèment la division en s'en prenant à la langue, qui touchent au propre, violent l'intimité de « notre rapport à nous-mêmes ». Pour les mêmes raisons, un accent qui ne revient pas, une manière « incorrecte » de s'exprimer, l'emploi de certains mots, sont bannis. Ou parfois, plus insidieusement, réduits au silence par la domination des formes discursives autorisées : des tournures, des intonations, une grammaire, un vocabulaire qui font la police du langage, toute une « construction politico-phantasmatique »

304 MDL, p.61

305 MDL, p.68

306 On rappellera, par exemple (mais quel exemple !), les déclarations de l'Académie française qui, en 2017, au sujet de l'écriture inclusive écrivait : « La multiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu'elle [l'écriture inclusive] induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l'illisibilité [...] devant cette aberration `'inclusive», la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd'hui comptable devant les générations futures. Il est déjà difficile d'acquérir une langue, qu'en sera-t-il si l'usage y ajoute des formes secondes et altérées ? Comment les générations à venir pourront-elles grandir en intimité avec notre patrimoine écrit ? Quant aux promesses de la francophonie, elles seront anéanties si la langue française s'empêche elle-même par ce redoublement de complexité, au bénéfice d'autres langues qui en tireront profit pour prévaloir sur la planète. » (nous soulignons). Notons également que quand ce n'est pas au nom de la survie de la langue et de la culture françaises, de son expansion territoriale, c'est au nom de l'impossible « correspondance avec l'oralité » que l'écriture inclusive est condamnée. Mais, on montrerait facilement qu'il en va, ici et là, des mêmes traditionnels problèmes de « débouchés ».

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qui s'impose comme la langue standard et relègue dans l'inaudible ce qui s'en écarte un peu trop. Pouvoir dire : cela passe par l'intériorisation des normes du discours légitime, susceptible d'être accepté dans la Cité. Et l'usage des mots du pouvoir donne lieu à un grand exercice de répétition collective par lequel les discours autorisés soutiennent l'ordre social qui les soutient en retour.

Si la politique de la langue n'est pas nécessairement nationale, ce sont néanmoins les Etats-nations qui font peser les contraintes les plus manifestes. La langue nationale doit régner sur son territoire. Langue du droit bien sûr, elle encode aussi les documents officiels et s'impose dans les institutions, notamment d'enseignement, sur les lieux de travail etc. Cette domination présuppose une hiérarchie entre langue, idiome et dialecte qu'aucun traits internes et structurels ne permet d'établir. Elle en appelle toujours, qu'elle le reconnaisse ou non, à des critères extérieurs, quantitatifs (ancienneté, extension démographique etc.) ou politico-symbolique (légitimité, autorité, domination de certains forces sociologique).

Dans Force de loi, Derrida déjà rappelait307 comment, en France, l'imposition du droit étatique était allée de pair avec l'imposition d'une même langue juridico-administrative à des minorités ethniques regroupées par l'Etat. D'abord, en 1539, au moment de l'ordonnance de Villers-Cotterêts consolidant l'unité de l'Etat monarchique par l'institution du français, alors langue particulière, comme unique langue officielle pour la rédaction des actes légaux et notariés (interdisant du même coup aux habitants non francophones du royaume de se laisser représenter dans la langue du droit qu'était alors le latin). Ensuite au moment de la Révolution française, et l'établissement de la République, une et indivisible, passant par une politique répressive et autoritaire d'unification linguistique.

Plus près de nous, si l'on peut dire (mais justement il faudrait se rendre attentif au fait que ses événements « passés » ne sont jamais loin de nous, ici-maintenant-présents, qu'ils hantent notre « actualité » et notre rapport à la langue française apprise à l'école de la République), songeons à tout ce qui concoure à l'hégémonie de la langue du capital. Il en va d'abord des contraintes socio-économiques qui pèsent sur les systèmes éducatifs, quand elles ne sont pas tout simplement mises en place par les pouvoirs étatiques. Elles tendent à privilégier l'enseignement des langues valorisées par le capital. Ainsi l'apprentissage des langues étrangères est indexé à l'accès des marchés (du travail, des biens et services etc.) qu'elles sont supposées ouvrir. Selon une logique d'accumulation auto-entretenue, laissée en roue libre, le choix se porte « librement » vers les idiomes comptant le plus de locuteurs dans le monde, c'est-

307 FDL, p. 47

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à-dire, en premier lieu, vers l'anglais, langue de la mondialisation. Et Derrida insiste sur la situation, autrement plus dramatique, où le choix de l'idiome devient un choix vital :

Et s'il valait mieux sauver des hommes que leur idiome, là où il faudrait hélas choisir ? Car nous vivons un temps où parfois la question se pose. Sur la terre des hommes aujourd'hui, certains doivent céder à l'homo-hégémonie des langues dominantes, ils doivent apprendre la langue des maîtres, du capital et des machines, ils doivent perdre leur idiome pour survivre ou pour vivre mieux. Économie tragique, conseil impossible. Je ne sais pas si le salut à l'autre suppose le salut de l'idiome.308

Encore faut-il préciser qu'il s'agit là d'un certain anglais, d'un certain apprentissage de l'anglais. Car ce qui domine sans partage dans les langues dominantes c'est l'injonction tacite à faire usage de la langue à des fins exclusives de communication. Obligation qui va de pair avec l'injonction à la clarté et à la transparence, dont il faut bien reconnaître qu'elles sont indispensables au commerce, sous toutes ses formes. Il faut qu'on s'entende, il faut que ça débouche (d'où, aussi, un privilège incontesté de l'écriture phonétique et la phonétisation croissante de tous les « messages »). Si l'on ne peut dire que ce qui est déjà capitalisé virtuellement dans la langue, la langue-outil imposée par le capital n'a de cesse de clôturer les possibles, de les restreindre à ce qui se prête à l'échange. Un interdit frappe la non-communication, le non-échange, ou pire : la mise en circulation de fausses monnaies, de paroles sans valeur. Pour gagner sa vie il faut dire des choses qui vaillent le coup d'être dites. Parler pour ne rien dire ou dire quelque chose qui ne veut rien dire c'est se condamner, comme usager du langage, au suicide économique et social. Enfin, insistons sur le fait que cette économie informationnelle, cette langue du capital, est aujourd'hui plus que jamais bouclée par la concentration des dits moyens de communication, des media, dans les mains des puissances d'argent qui entendent bien, fort de cet équivalent universel, monopoliser la parole, pour mieux répéter la loi (du marché). En septembre 1983, dans un entretien donné au Nouvel Observateur, Derrida disait :

Partout où ce pouvoir se concentre, aujourd'hui, il tend à mettre la modernité technique au service des vieilleries ronronnantes et parfois de la niaiserie la plus criante. Il donne des primes à la platitude et à la boursouflure. Si, si ça n'est pas incompatible. Le plus consternant passe de mieux en mieux, et il est fait pour passer, il est d'avance passé.309

308 MDL, p.56

309 Jacques Derrida, « Desceller (`'la vielle langue neuve») », Points de suspension, op.cit, p.133

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Plus d'une langue

La politique de la langue est une politique violente d'appropriation, de standardisation, d'homogénéisation, de monopolisation. Son leitmotiv est l'univocité : faire taire les voix dissonantes - non pas tant celles qui s'opposent dans l'assurance de la langue maternelle mais celles qui la hantent et la désapproprient. « Une seule voix sur la ligne, une parole continue, voilà ce qu'on veut imposer ». Dès lors, « la responsabilité de l'écrivain, ce n'est pas en premier lieu d'avancer des thèses révolutionnaires. Celles-ci sont désamorcées dès qu'elles se présentent dans la langue et selon les normes du dispositif culturel existant. C'est celui-ci qu'il faut aussi transformer ».310

Faire de la politique autrement, accordée à cette idée d'une justice tout autre, laisser une chance à l'événement, cela passe par la venue d'une autre langue : une autre langue dans la langue héritée. Exigence indissociable d'une oreille prêtée aux silences, aux voix confinées entre les lignes ; oreille dans le creux de laquelle se tympanise le syntagme « politique de la langue », y résonnent les différent(d)s qui habitent silencieusement le langage. Car s'il y a de la politique de la langue ce n'est pas seulement dans la mesure où celle-ci fait l'objet d'une politique d'essence coloniale, c'est aussi au sens où, en elle, se croisent des forces en différance. C'est ce que donne à lire Le Monoliguisme de l'autre, dont on rappellera au passage qu'il s'agit, comme tant d'autres textes de Derrida, d'un polylogue :

- On ne parle jamais qu'une seule langue... (oui mais)

- On ne parle jamais une seule langue...311

Plus d'une voix ou « plus d'une langue »312, c'est on le sait l'une des rares définitions risquées par Derrida pour la déconstruction. Lutter contre l'univocité cela aura été, en effet, le travail de l'écriture déconstructive, la tâche interminable indexée à l'exigence infinie de justice, d'une démocratie toujours à venir (la fixation du sens, d'un sens unique, d'une voix unique, n'est-ce pas ce qui menace structurellement toute démocratie digne de ce nom ?). Et d'abord une lutte contre la prétendue vérité du texte, contre l'effacement des plis, la mise à plat. Le premier mouvement de la déconstruction, nous l'avons vu, consiste à déplacer une certaine

310 Ibid, p. 133-139

311 MDL, p.25

312 Dans Mémoires - pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p.38, Derrida écrit : « Si j'avais à risquer, Dieu m'en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d'ordre, je dirais sans phrase : plus d'une langue.»

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scène de lecture, à en déranger le code, le programme, les attentes, les positions statutaires, selon le geste dédoublé d'une répétition subversive. Répétition, car il faut bien s'assurer d'une certaine justesse dans le déchiffrement du texte. Mais cette répétition, pour ne pas en rester à un point de lecture, pour qu'elle produise « la structure signifiante » qui descelle le système du vouloir-dire, doit se risquer à mettre la main à l'« objet » - non pas pour se l'approprier mais pour l'ouvrir à ce qui en lui reste inappropriable. Derrida s'en explique dans De la grammatologie, au moment de « justifier » ses « principes de lecture » :

Produire cette structure signifiante ne peut évidemment consister à reproduire, par le redoublement effacé et respectueux du commentaire, le rapport conscient, volontaire, intentionnel, que l'écrivain institue dans ses échanges avec l'histoire à laquelle il appartient grâce à l'élément du langage. Sans doute ce moment du commentaire redoublant doit-il avoir sa place dans la lecture critique. Faute de la reconnaître et de respecter toutes ses exigences classiques, ce qui n'est pas facile et requiert tous les instruments de la critique traditionnelle, la production critique risquerait de se faire dans n'importe quel sens et s'autoriser à dire à peu près n'importe quoi. Mais cet indispensable garde-fou n'a jamais fait que protéger, il n'a jamais ouvert une lecture.313

A l'assujettissement du lecteur - moment essentiel du commentaire redoublant - répond donc le réveil des traces qui ouvrent le texte du dedans, le mettent hors de lui en lui, excèdent l'intention de l'auteur. Il ne s'agit plus (ou pas simplement) de déchiffrer ce qu'on croit que le signataire a voulu dire, de reproduire en soi les actes de significations présumés, mais de faire ressortir ce qui dans le langage échappe à toute domination : « viser un certain rapport, inaperçu de l'écrivain, entre ce qu'il commande et ce qu'il ne commande pas des schémas de la langue dont il fait usage »314. Autre régime de lecture, autre politique de l'écriture/lecture qui, en même temps qu'elle donne congé à l'opposition de l'écriture et de la lecture, déconstruit la hiérarchie entre l'auteur supposé maître de son texte, de sa langue et le lecteur dont l'acte de lecture devrait se limiter à une re-production respectueuse, s'effaçant devant l'instance souveraine. Cela non pas, évidemment, pour couronner le lecteur qui détiendrait les clés du texte mais pour faire droit à l'archi-écriture qui multiplie les voix, dérobe le sens à toute mainmise. Remettre le texte sur le devant de la scène en re-marquant son indécidabilité, cela aura permis, entre autres choses, de faire apparaître les structures du pouvoir dans leur essentielle précarité, d'exhiber les

313 DG, p.220

314 DG, p.219

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oripeaux de la maîtrise, et du même coup la violence des gestes d'appropriation là où ils se déguisent dans la bonne conscience, le savoir, l'assurance de ce qui va de soi etc.

La langue à venir

Dans Le Monolinguisme de l'autre, Derrida réitère cet appel à la trace dans la langue, mais en le radicalisant pour ainsi dire. Car il ne s'agit pas seulement de désapproprier celui qui se croît maître de sa langue, mais la langue elle-même : de lui « faire arriver quelque chose, à cette langue » par un geste d'écriture - et Derrida rappelle que ce qu'il appelle ici encore écriture, « peut rester purement oral, vocal, musical : rythmique ou prosodique »315 - qui la désapproprie d'elle-même.

Mais le rêve...c'était peut-être de lui faire arriver quelque chose, à cette langue. Désir de la faire arriver ici en lui faisant arriver quelque chose, à cette langue demeurée intacte, toujours vénérable et vénérée, adorée dans l'oraison de ses mots et dans les obligations qui s'y contractent, en lui faisant arriver, donc, quelque chose de si intérieur qu'elle ne fût même plus en position de protester sans devoir protester du même coup contre sa propre émanation, qu'elle ne pût s'y opposer autrement que par de hideux et inavouables symptômes, quelque chose de si intérieur qu'elle en vienne à jouir comme d'elle-même au moment de se perdre en se retrouvant, en se convertissant à elle-même, comme l'Un qui se retourne, qui s'en retourne chez lui, au moment où un hôte incompréhensible, un arrivant sans origine assignable la ferait arriver à lui, ladite langue, l'obligeant alors à parler, elle-même, la langue, dans sa langue, autrement.316

Scène onirique, érotique, qui se produit dans le langage, dans ladite langue maternelle qu'on rêve de faire venir autrement, non pas dans la jouissance répétitive de sa loi mais depuis l'autre qu'elle retient en elle, pour qu'elle n'en revienne pas intacte ou qu'elle en devienne comme étrangère à elle-même, incapable de se rassurer dans l'assurance d'un « chez-soi ». Tout se passe comme s'il fallait puiser dans la langue donnée les ressources pour inventer une langue inouïe, une langue qui ne serait plus le monolinguisme de l'autre au sens que nous avons indiqué jusqu'ici mais un idiome absolu : « une langue assez autre pour ne plus se laisser réapproprier dans les normes, le corps, la loi de la langue donnée ».317

315 MDL, p.124

316 MDL, p.85

317 MDL, p.124

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Cette langue n'existe pas, il faut l'inventer nous dit Derrida, et cela ne peut se faire qu'en imprimant à même le corps de la dite monolangue318 des marques telles qu'elle en devienne intraduisible, non seulement dans telle ou telle langue « étrangère » mais aussi dans sa « propre » langue. Il y a toujours plus d'une langue dans la langue, toujours déjà divisée par et dans son rapport à soi, son auto-affection. C'est cette multiplicité qu'il s'agit de mobiliser en affectant la langue d'une impossible traduction franco-française. « J'aiguise la résistance de mon français, écrit Derrida, [...] sa résistance acharnée à la traduction : en toutes langues, y compris tel autre français ». 319 Mais il ne s'agit aucunement d'un repli idiomatique. La prolifération des obstacles à la traduction précipite au contraire les langues déliées dans une scène de traduction absolue, sans pôle de référence, sans langue de départ ni d'arrivée assurées, retranchées derrière leurs frontières. Il en va d'une négociation perpétuelle, dans un entre-plusieurs-langues : comme dans l'impossible exercice de traduction où il faut inventer une langue suffisamment nouvelle pour tenter d'accueillir l'altérité de l'idiome de l'autre. Tel est le geste révolutionnaire, résolument internationaliste de la déconstruction ; geste d'ouverture - de décloisonnement mais aussi d'avance ou d'invitation, voire de défi, lancé à l'autre :

Invente donc dans ta langue si tu peux ou veux entendre la mienne, invente si tu peux ou veux la donner à entendre, ma langue, comme la tienne, là où l'événement de sa prosodie n'a lieu qu'une fois chez elle, là même où son « chez elle » dérange les cohabitants, les concitoyens et les compatriotes ! Compatriotes de tous les pays, poètes-traducteurs, révoltez-vous contre le patriotisme ! 320

Cette résistance à l'hégémonie de l'homogène ne s'organise, insistons-y, que depuis l'intérieur, qu'à exploiter la réserve d'écriture qui met la langue au travail, qu'à marquer la langue d'un « coup de griffe ou de greffe », dans l'irrespect respectueux de ses lois dont on sait qu'elles n'ont rien d'immuables, toujours en différance, hantées par la possibilité nécessaire de l'accident. La condition du même est possibilité de la variation, selon la logique de l'itérabilité que nous avons déjà exposée. Il ne s'agit pas de faire mal à la langue, de la maltraiter dans sa grammaire, sa syntaxe, sa loi, mais selon l'exigence contrariée d'une « fidélité infidèle » de la mettre à l'épreuve d'elle-même : « quand je violente la langue française, écrit Derrida, je le fais avec le respect raffiné de ce que je crois être une injonction de cette langue, dans sa vie, dans

318 C'est ce que Derrida appelle aussi le tatouage, qui « en fait voir, à même corps, de toutes les couleurs » MDL, p.116

319 MDL, p.99

320 MDL, p.106-107

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son évolution ».321 Faire arriver quelque chose à la langue c'est donc un événement qui fait advenir des possibilités jusqu'à alors impossibles, dans son lexique, dans sa syntaxe etc. Et ce quelque chose lui fait quelque chose, ça ne la laisse pas insensible, qu'elle soit piquée ou séduite (ou les deux), par ce geste qui est aussi un geste d'amour, qui fait l'amour. On ne compte pas les passages où Derrida aura déclaré sa flamme à la langue française.

Il faut redoubler de prudence, dans ces pages d'une difficulté redoutable. Car s'il s'agit de transformer, de secouer la langue sédimentée ce n'est pas pour retomber dans les illusions de la maîtrise et de la possession. La langue inventée n'est pas l'initiative d'un sujet souverain en quête de distinction. Ce que Derrida appelle mon français ou mon idiome, c'est une langue en laquelle se laisserait traduire l'événement de la venue de l'autre. La singularité irremplaçable, idiomatique, qui s'y signe n'est pas tant celle d'un soi que celle de cette arrivée imprévisible, d'un soi comme autre, d'un soi ouvert à l'autre en soi. L'idiome n'appartient pas, ne se laisse pas approprier, il désapproprie en vérité celui ou celle qu'il signe. Car il vient toujours de l'autre, il est la venue de l'autre, celle qui inspire, par exemple, le souffle d'une trace inouïe, qui toujours revient à l'autre qui la contre-signe, dans une lecture, dans une écoute. Dès lors que le dire est toujours adressé, il faut reconnaître qu'il n'appartient plus à son signataire, qu'il est, là encore, comme dérobé - au sens où le signataire n'en maîtrise plus toute la signification mais aussi, sans doute, au sens où l'interprétation de l'autre produit un sens nouveau, le révèle comme on révèle une photographie. Qui sait ce qu'il peut dire ? 322 L'idiome c'est donc cet autre monologuisme de l'autre, tout autre que la langue de l'autre comme langue du maître. C'est ma langue en tant qu'elle me vient de l'autre, en tant qu'elle fait événement et dans cet événement même me surprend.

Cette langue à inventer, que Derrida appelle aussi l'« avant-première langue » (peut-être pour remarquer ce qu'elle doit à la trace originaire, passé sans présent d'avant la « première langue ») demeure toutefois inaccessible dans sa pureté. Elle est l'impossible même, dès lors que la réappropriation a toujours lieu. En effet, pour que l'événement ait une chance d'apparaître, de faire date, pour que la « première fois » ne soit pas la « dernière fois », il faut qu'il se laisse répéter, identifier, réinscrire dans la loi du même, perdant ainsi son unicité. C'est le prix de sa lisibilité. En ce sens, les événements n'arrivent qu'à ne pas arriver ou alors dans un langage encore irrecevable, hors la loi, comme « des événements non constatables :

321 Apprendre à vivre enfin, op.cit. p.38

322 Bien entendu cet autre peut être « moi » comme autre qui tout à coup, ou dans l'après coup, s'entend dire ce qu'il n'aura jamais voulu dire.

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illisibles ».323 Mais ces événements monstrueux, dans le procès même de leur régularisation, transforment et déplacent néanmoins le champ de la réception, retracent les frontières du recevable et de l'irrecevable, ouvrent d'autres voies à l'arrivant.

Ce rêve d'impossible, soutient ici profondément Derrida, c'est la promesse même de toute parole : une langue signant une singularité absolue - non pas celle d'une identité cernable, mais d'un tout autre qui s'inventerait dans des mots encore illisibles, qui dirait ou écrirait sa différance à soi, faisant droit dans un même souffle à la multiplicité des voix hétérogènes qui habitent un corps toujours déjà marqué par l'autre. « Vous rêvez, c'est fatal, l'invention d'une langue ou d'un chant qui soient vôtres, non pas les attributs d'un `'moi», plutôt le paraphe accentué, c'est-à-dire musical, de votre histoire la plus illisible ».324 Chaque fois que nous ouvrons la bouche ou écrivons, nous désirons, consciemment ou non, dire cette différance, cette irréductible altérité qui fait notre singularité, comme tout autre. Nous aspirons à donner à entendre ou à lire cet écart dans un phrasé singulier : rythmé, cadencé à la dé-mesure de notre unicité. Nous ne parlons pas pour répéter la loi mais animés du désir fou de toucher à cette vérité qui serait la nôtre, vérité secrète, unique, irremplaçable, de ce qui n'a jamais eu lieu, n'aura jamais lieu et que nous promettons pourtant chaque fois, comme une promesse intenable, à l'autre qui doit la reconnaître. Toujours, dès que nous parlons, nous promettons une autre langue, à nous-même, à celles et ceux à qui nous nous adressons. C'est pourquoi Derrida écrit que cette promesse qui promet l'impossible est aussi la possibilité de toute parole qu'elle appelle à venir. L'adresse à l'autre ne s'ouvre qu'à l'horizon de cette langue impossible, mais toujours promise, toujours à venir. C'est aussi en ce sens qu'elle vient de l'autre - d'un futur qui ne sera jamais présent (ce que Derrida appelle précisément l'à-venir) mais qui rassemble d'avance la langue disséminée dans sa promesse.

Cet appel à venir rassemble d'avance la langue. Il l'accueille, il la recueille, non pas dans son identité, dans son unité, pas même dans son ipséité, mais dans l'unicité ou la singularité d'un rassemblement de sa différence à soi : dans la différence avec soi plutôt que dans la différence d'avec soi. Il n'est pas possible de parler hors de cette promesse qui donne, mais en promettant de la donner, une langue, l'unicité de l'idiome.325

323 MDL, p.125

324 « Desceller (`'la vieille langue neuve») », Points de suspension, op.cit., p.127

325 MDL, p.127

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« On ne parle jamais qu'une seule langue » s'entend alors aussi comme cette promesse de l'idiome absolu qui accompagne toute parole, en quelque langue que ce soit, et qui rassemble les langues, dans leur dispersion même : promesse d'une langue encore inouïe qui ne promet rien, aucun contenu déterminable, sinon l'accueil de l'autre inventant l'idiome. C'est ce que Derrida appelle une messianicité sans messianisme, sans salut, sinon à l'autre reconnu comme tout autre ; ce qui ressemble à une promesse de justice, inscrite au coeur de toute parole.

La promesse dont je parle...et dont j'avance maintenant qu'elle promet l'impossible mais aussi la possibilité de toute parole, cette singulière promesse ne livre ni ne délivre ici aucun contenu messianique ou eschatologique. Aucun salut qui sauve ou promette la salvation, même si, au-delà ou en deçà de toute sotériologie, cette promesse ressemble au salut adressé à l'autre, à l'autre reconnu comme autre tout autre (tout autre est tout autre, là où une connaissance ou une reconnaissance n'y suffit pas), à l'autre reconnu comme mortel, fini, à l'abandon, privé de tout horizon d'espérance.326

***

Nous nous demandions en ouvrant cette dernière partie ce qui poussait la déconstruction à en découdre, ce qui l'animait peut-être secrètement. Nous avons vu que ce n'était pas la vérité mais la justice : non pas comme un objet là-devant, à atteindre, ou à cerner, mais comme ce qui, depuis un passé immémorial, engage en donnant le mouvement ; engage aussi comme une promesse archi-originaire, d'avant tout soi : un oui à la venue de l'autre qui doit rester incalculable ; engage enfin politiquement à laisser une chance à cette venue, en déclôturant autant que possible les structures socio-juridiques ou socio-politiques qui l'annulent d'avance dans l'économie d'un savoir.

« La déconstruction est la justice » parce que ce n'est qu'à défaire les structures sédimentées du savoir-pouvoir, qu'à déconstruire l'ordre de la vérité qui est aussi indissociablement un ordre politique et social, que s'ouvre la possibilité de la justice - comme impossible. Dire qu'il faut la justice c'est dire qu'il faut l'impossible. D'abord parce qu'il n'y a de justice que dans la considération de la singularité absolument autre d'une situation excédant tous les possibles imaginables. Ensuite, et c'est une conséquence immédiate, parce que la décision juste et responsable qui doit s'y mesurer ne saurait s'inscrire dans un programme de possibilités calculables à l'avance. Subsumer objectivement un cas sous la généralité d'une loi ne peut que revenir à manquer l'unicité de la situation et de la décision à prendre. Ce serait, en

326 MDL, p.128

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vérité, se dérober à toute décision, si une décision digne de ce nom engage toujours la responsabilité d'un choix qui doit faire l'épreuve de l'aporie, de l'indécidable. Là où un savoir formalisable enseigne ou prescrit par avance ce qu'il faut faire, il n'y a ni décision, ni responsabilité, ni justice. Dès lors si la justice requiert une décision juste, s'il faut décider, cette injonction impérative doit être sans normativité, sans vérité, sans rien qui ne soit garanti par un savoir possible, calculable (ce qui ne veut évidemment pas dire qu'il ne faut rien savoir, nous n'y revenons pas). Responsabilité hors-norme, hyper-responsabilité pour ainsi dire, qui révèle, par contrecoup, ce que l'axiomatique de la présence dominant l'idée traditionnelle de responsabilité (volonté, intentionnalité, autonomie etc.) a de profondément déresponsabilisant sous le couvert de la bonne conscience. Mais justice impossible, enfin, imprésentable, parce que l'indécidabilité qui en est la condition ne cesse jamais de revenir hanter la décision prise, s'il y en a. Autre manière de dire qu'on n'en aura jamais fini avec la justice. D'où aussi une certaine perplexité, peut-être inévitable : si une décision juste, pour être digne de son nom, exige la suspension de critères assurés, alors comment s'y mesurer ? Comment distinguer la mesure de la démesure ? N'est-on pas toujours renvoyé à une certaine forme de justesse qui serait susceptible, de son côté, de donner des gages mais en perdant alors la justice dans son exigence d'incalculabilité ? A moins, peut-être, de penser la justesse comme une question de tact, sans mesure prescrite, sans filet de sécurité. Toucher à la justice n'aura alors jamais paru aussi risqué. Mais la justice absolue, l'accueil inconditionnel de l'autre doit comporter cette part de risque, cette menace sans laquelle on ne parle pas de justice. « L'indécidable, rappelle Derrida, condition de la décision comme de la responsabilité, inscrit la menace dans la chance, et la terreur dans l'ipséité de l'hôte. »327

Sans jamais proposer une éthique au sens traditionnel du terme, la déconstruction est donc toujours déjà engagée dans une promesse éthique, promesse d'une justice à-venir, dès lors que celle-ci trouve sa pierre de touche dans l'expérience de l'aporie. Elle s'accorde avec la dimension intrinsèquement politique d'une écriture déconstructive ouverte sur l'à-venir, l'événement, l'impossible. Nous avons choisi d'insister dans cette partie sur la façon dont Derrida aura politisé une certaine expérience qui, à une oreille un peu bouchée, pourrait passer pour politiquement neutre, à savoir une certaine manière de tourner la langue. Dans Le Monolinguisme de l'autre, Derrida a exemplairement exhibé la violence nichée au coeur d'une langue dite maternelle qui se voudrait pure d'éléments étrangers, intacte, garante d'une culture homogène et unifiée : comme le phantasme d'une langue propre qui s'impose en refoulant

327 MDL, p.119

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toutes les différences, ou en ne tolérant que celles qui n'inquiètent pas son univocité. Mais, dans le même temps, c'est dans la dite monolangue, où les voix dissonantes sont assourdies par les discours qui disent tenir la langue en respect, c'est depuis la trace originaire qui la fait marcher toujours un peu de travers, que se réserve aussi la possibilité d'une justice à venir : l'invention d'une langue inouïe, ouverte à la venue de l'autre. Ou plutôt, car cette invention reste en sa pureté impossible, c'est à même l'expérience de l'écriture dans la langue que s'alimente le rêve d'un idiome absolu, comme promesse secrète inscrite dans toute parole. C'est de ce rêve, de ce désir fou que vit la déconstruction, c'est pour lui qu'elle prend tous les risques, qu'elle s'ouvre au tout autre en tournant follement sa langue comme celle de l'autre. Au risque, encore une fois, que ça tourne mal. Mais la conjuration du mal à tout prix, n'est-ce pas un autre nom du pire ? N'est-ce pas ce qui justifie les pires violences ? Une politique de l'écriture ne fera jamais l'économie de la violence, au nom de l'économie de la violence, justement.

Reste qu'on pourrait finalement se demander ce qu'il reste de la vérité, s'il en reste, et sous quelle forme, une fois l'ordre sévère de la vérité déconstruit pour laisser une chance à la justice. S'il faut la vérité n'est-ce pas aussi au nom de la justice ? Et y-a-t-il encore un monde possible sans une parole vérace pour le soutenir ? Nous avons en principe répondu à ces questions. La vérité comme justice est toujours à faire. Sans doute le travail théorico-historique de la preuve est-il indispensable. Mais jamais l'information, même infinie, ne suffira à décider du vrai et du non-vrai, du juste et de l'injuste dans l'unicité d'un cas irrépétable. Faire la vérité cela suppose d'en décider dans la folie d'un non-savoir. En ce sens il en va d'une vérité événementielle, incalculable, qui en appelle à la croyance avant tout savoir, promise plus que donnée. La vérité il faut l'inventer, c'est-à-dire non pas seulement la dévoiler mais la faire arriver là où elle n'est pas encore possible. Comme s'il fallait faire l'impossible. Il en va de même de la véracité : ma vérité, celle que je te promets quand je m'adresse à toi, celle que je te demande de croire sur parole, sans garantie de savoir, ma vérité comme celle de l'autre qui viendra peut-être dans une écriture encore illisible, cryptée, à déchiffrer, interminablement.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote