3. Il faut l'impossible
Arrivés à la dernière partie de notre
travail nous sommes prosaïquement tentés de nous demander :
pourquoi tout cela ? pourquoi déconstruire la métaphysique ?
pourquoi déconstruire la vérité ? Cela s'entend : quel
sens donner à cette démarche ? en vue de quoi la
déconstruction se poursuit-elle ? Ainsi posées, ces questions ne
semblent autoriser qu'une seule réponse, celle du sens
précisément, du bon sens : au nom de quoi, en effet, se lancer
dans une telle entreprise hypercritique sinon au nom de la vérité
? « Quel sens où quel intérêt y aurait-il à
`'déconstruire la métaphysique», demande Rogozinski, si le
nom de `'métaphysique» ne désignait pas une illusion, un
mode de la non-vérité ? Et pourquoi faudrait-il la
déconstruire...si l'on ne s'était pas décidé par
avance contre l'illusion métaphysique, pour la vérité ?
».254
Tout ce que nous avons vu de la déconstruction
jusqu'ici inviterait à se méfier de ces oppositions
tranchées entre vérité et non-vérité,
vérité et illusion, du recours au sens d'une démarche et
au telos de vérité qui commanderait à distance
toute prise de parole, de position, non seulement parce que la valeur de
vérité (réalisée ou manquée) serait
l'origine ou l'horizon du sens mais aussi parce que tout acte de langage se
ferait en vue de la vérité. Comme si la bouche ne s'ouvrait
qu'à promettre de dire vrai (même et surtout quand il s'agit de
mentir). Enoncés incontestables, sans doute, dès lors que l'on
accrédite sans réserve le système de l'intention, du
vouloir-dire. Et, peut-être, est-il nécessaire, pour des raisons
politiques, éthiques, juridiques, de maintenir un certain crédit
à cette franchise.255 Néanmoins, à
reconnaître la nécessité de
l'hétéro-affection dans l'auto-affection, on est amené
à reconsidérer ce qui semble aller de soi : à
reconnaître que, la présence (à soi) étant toujours
déjà différée, le sujet barré ne
peut que manquer à sa parole - non que toute engagement langagier soit
parjure (mais que reste-t-il de la robustesse de ce concept de parjure quand
les voix se multiplient, quand l'univocité se perd ?) seulement, le
milieu d'itérabilité dans lequel il s'inscrit complique
originairement la sûre distinction entre le vrai et le non-vrai, la bonne
foi et la mauvaise, la véracité et le
254 « `'Il faut la
vérité» (notes sur la vérité de
Derrida) », art.cit., p.19
255 Voir « Histoire du mensonge.
Prolégomènes», dans Cahiers de l'Herne, op.cit.,
p.499, Derrida écrit : « Si, fût-ce pour des raisons de
finesse et de rigueur conceptuelles, j'engageais le concept de mensonge dans
toute la pliure mobile et fluide de cette complication, cette exigence
théorique ou phénoménologique risquerait, c'est un enjeu
sur lequel nous reviendrons, de perdre de vue une arête classique du
mensonge, difficile à délimiter sans doute, mais sans laquelle
aucune éthique, aucun droit et aucune politique ne survivrait, qui ont
besoin, dans leur axiomatique fondamentale, de références aussi
sommaires mais aussi décidables que l'opposition du mensonger et du
vérace, de la bonne foi et de la mauvaise foi, etc. Ce concept
carré, décidable, indispensable mais aussi brut et brutal du
mensonge, je propose que nous le surnommions le franc-concept du mensonge...
»
99
mensonge, etc. Cela n'interdit nullement d'en décider,
en responsabilité. Mais qui pourra jamais s'assurer et assurer à
l'autre qu'il dit vraiment ce qu'il pense et pense vraiment ce qu'il dit ? S'il
y a promesse de vérité, elle doit être dissociée des
valeurs de volonté ou de vouloir-dire ; elle ne saurait être de
l'ordre de la vérité, comme une nécessité logique
immanente à tout langage comme le voulait Kant, mais relèverait
d'un performatif, d'une promesse, peut-être intenable, qui en appelle
à la croyance. Nous y reviendrons.
La déconstruction n'a, semble-t-il, pas à
être vraie - ce qui n'implique surtout pas qu'elle soit fausse - pour
(se) donner à lire et produire ses effets. Ainsi, à prendre le
travail déconstructeur en considération, à y souscrire si
l'on veut, on ne demandera plus « pourquoi la déconstruction ?
» mais peut-être : qu'est-ce qui pousse à déconstruire
? qu'est ce qui met la déconstruction en mouvement ? Non que nous
cherchions à substituer une cause motrice à une cause finale, un
déterminisme psychologique, voire psychanalytique, à une
volonté pensante, mais plutôt à faire droit à une
possibilité plus ancienne : ni efficiente ni intentionnelle, la «
cause », s'il y en a, serait celle qui, avant tout soi, engage et pousse
à en-découdre, celle à quoi on ne peut que répondre
« oui » quand elle appelle, pour causer.
Par exemple à telle conférence intitulée
« Résistances » (reprise en ouverture du recueil
Résistances - de la psychanalyse) au cours de laquelle Derrida
se livre. Il se livre à ce qu'il appelle « une sorte d'auto-analyse
plus ou moins impersonnelle », un éclaircissement de ce qu'il
entend sous le nom de déconstruction. Il en va, écrit Derrida,
d'analyse et de résistance. Mieux : d'hyperanalyse parce que de
résistance à l'analyse, laquelle ne doit pas s'entendre
simplement comme un reliquat, en fait ou en droit, inanalysable mais comme un
reste dont la restance est hétérogène à l'ordre de
l'analyse, pour n'être rien, ni essence, ni existence,
étant-présent ou absent : une différance. Ce qu'explique
alors Derrida c'est que la déconstruction - dé-constitution,
dé-sédimentation, dé-composition etc. des édifices
conceptuels - à la fois obéit à une exigence analytique
et résiste au double motif qui forme toute ana-lyse, à
savoir : la remontée vers l'originaire (le motif anagogique) et la
déliaison dissociative jusqu'au simple (motif philolytique). S'il n'y a
pas d'origine simple, nous l'avons vu, c'est que tout « commence »
par une différance (une trace, une répétition etc.) mais
cette différance ne peut être décelée que par une
radicalisation du geste analytique (ontologico-transcendantal), qu'il faut donc
maintenir comme réquisit. De cette double contrainte (double
bind) Derrida écrit :
Ce qui pousse la déconstruction à
analyser sans relâche les présupposés analytistes et
dialecticistes de ces philosophies [celles de Kant, Hegel, Husserl et
Heidegger], et sans doute de la philosophie même ; ce qui ressemble en
elle à la pulsion ou au pouls de son mouvement propre, une
100
compulsion rythmée à traquer le désir
d'originarité simple et présente à elle-même, eh
bien, cela même - voilà le double bind dont nous parlions
à l'instant - la pousse à une surenchère analytiste et
transcendantaliste.256
Evoquant elliptiquement « ce » qui pousse la
déconstruction, laissant au pronom indéfini la charge de
maintenir les possibles ouverts, Derrida mentionne quelques lignes plus loin
« une affirmation donatrice qui reste l'ultime inconnue pour l'analyse
qu'elle met pourtant en mouvement »257. Quoi donc de cette
affirmation donatrice ? de ce « oui » qui donne son mouvement
à la déconstruction, inaugure sa performance ?
c'est-à-dire non seulement ce qui alimente sa surenchère
analytique mais aussi provoque son intervention dans le champ
déconstruit, notamment par cette écriture tympanisante dont nous
avons vu qu'elle n'était rien moins qu'accessoire. Car, Derrida,
à de nombreuses reprises, y insiste258 : la
déconstruction n'est pas neutre, elle entend intervenir activement,
faire bouger les choses. N'est-ce pas le moins qu'on puisse attendre d'une
pensée de la différance ? Une pensée dont nous aurons
d'ailleurs senti qu'elle est de part en part traversée d'enjeux
éthico-politiques, c'est-à-dire aussi de tension et de
conflictualité, jusqu'à le remarquer dans le a
inentendable, la « grosse faute d'orthographe » qui inscrit la
différance en marge de la verbalisation policée de la
différence :
Le mot différence (avec un e) n'a jamais pu renvoyer ni
au différer comme temporisation ni au différend comme polemos.
C'est cette déperdition de sens que devrait compenser
-économiquement- le mot différance (avec un a)259
C'est à ces enjeux éthico-politiques de la
déconstruction que nous nous intéresserons, dans cette
dernière partie, à supposer qu'on puisse encore ainsi
délimiter les choses. Nous verrons qu'il ne s'agit aucunement de tirer
des conséquences pratiques de la déconstruction. Celle-ci est
toujours déjà engagée par et dans une promesse
éthique : il en va dès l'entame, quoiqu'en disent celles et ceux
qui défendent l'idée d'un tournant éthico-politique chez
Derrida, de justice, d'une justice infinie, irréductible au droit
constitué, mais qui exige néanmoins de se faire loi. Nous
tenterons de montrer en quoi cette justice hyperbolique, que nous aurons
d'abord
256 Résistances - de la psychanalyse,
op.cit., p. 43, Derrida souligne
257 Ibid, p. 44
258 Voir par exemple, Positions,
op.cit. p.129 : « Pourquoi s'engager dans un travail de
déconstruction, plutôt que de laisser les choses en l'état
? [...] La déconstruction, j'y ai insisté, n'est pas
neutre. Elle intervient. » (c'est Derrida qui
souligne).
259 M, p.8
101
à examiner, implique une conception renouvelée
de la vérité. En quoi elle engage également la promesse
d'une langue à venir.
A) Justice et déconstruction
Il n'y a pas de commencement absolu, telle serait une autre
manière de dire ce qu'enseigne la déconstruction. Aucun ordre
établi ne peut s'assurer rationnellement de ses propres fondements,
c'est-à-dire de sa légitimité. Nous l'avons vu : le
travail déconstructeur, partout où il s'applique, fait
apparaître une décision qui ne se dit jamais comme telle,
un coup de force qui, au nom de la vérité, refoule la
différance en prétendant la dériver d'une présence
originaire qu'on ne trouve nulle part. C'est pourquoi, avant même toute
(mise en) question, toute sollicitation de quelque architecture conceptuelle
que ce soit, ça se déconstruit, c'est en déconstruction.
Telle est la possibilité de la déconstruction. Mais, la
décision de déconstruire elle-même, d'où prend-elle
son départ ? D'où vient la « force » qui l'anime, et
qui lui donne sinon son « lieu propre » du moins son élan et
son orientation ? A ces questions, Derrida répond sans ambages : c'est
l'appel de la justice, par-delà toute légalité historique,
qui engage la déconstruction : un oui à l'autre,
à l'arrivant, à ce qui vient, c'est-à-dire aussi, nous
tâcherons de l'expliquer, à l'impossible.
Oui à l'autre
Dans le texte « Nombre de oui », Derrida formalise
la loi d'un oui au langage d'avant tout langage déterminé, un
« oui archi-originaire » qui « ressemble
à un performatif absolu », qui « ne décrit et ne
constate rien mais engage dans une sorte d'archi-engagement, de consentement ou
de promesse qui se confond avec l'acquiescement donné à
l'énonciation qu'il accompagne toujours, fût-ce silencieusement et
même si celle-ci devait être radicalement négative
».260
Ce oui imprésentable, imprononçable,
étranger au savoir, n'est l'acte d'aucun sujet en ce qu'il
précède tout sujet qu'il rend possible ; il n'est pas un
événement, n'appartient pas à ce que nous appelons
communément l'histoire. Et pourtant, il est présupposé par
tout acte de langage, tout énoncé qu'il ouvre à
l'événementialité. Tout ce qui se dit ou ne se dit pas,
toute question, toute négation signifiées, tout
métalangage qui chercherait à le dominer, impliquent ce oui
au dire, ce don du langage qui se donne dans un passé absolu, hors
de tout présent, hors de tout échange, qu'on ne peut refuser. Il
en va d'un coup de don qui engage malgré soi dans
260 Jacques Derrida, « Nombre de oui
», Psyché, Inventions de l'autre, Paris, Galilée,
1987, p.647
102
l'espace d'une promesse plus vieille que soi, une promesse
originaire et sans contenu propre sinon de parler, de s'adresser à
l'autre. Il en va aussi d'une loi d'avant toute loi à laquelle il faut
se plier : « Ordre ou promesse, cette injonction (m')engage de
façon rigoureusement asymétrique avant même que j'ai pu,
moi, dire je, et signer, pour me la réapproprier, pour
reconstituer la symétrie, une telle provocation
»261. On retrouve ici le don de la langue comme la loi
dont parlait déjà Saussure. Ainsi, un sujet parlant n'advient
qu'à acquiescer d'un silence affirmatif à la langue
déjà là, avant lui, dans laquelle il est
engagé et qui l'engage à parler. La structure de
l'avant-dans re-nomme ici ce que nous avons précédemment
vu sous le nom de structure quasi-transcendantale : « Car [le oui
pré-originaire], s'il est `'avant» la langue, marque l'exigence
essentielle, l'engagement, la promesse de venir à la langue, dans une
langue déterminée. Tel événement est requis par la
force même du oui »262.
Plus vieux que toute opposition, que tout sujet et tout objet,
ce oui archi-originaire se tient en vérité entre deux oui. Il est
originairement une confirmation, une réponse : « Il est d'abord
second, venant après une demande, une question ou autre oui
»263. Mais il se promet à son tour à une
confirmation dans un prochain oui, un oui à venir et pourtant en un sens
déjà là d'être promis. Si bien que le oui
toujours déjà se ré-affirme, se dédouble en un
oui, oui. La structure de répétition, sans laquelle il
n'y aurait aucun oui (puisque ce n'est qu'avec sa
réédition que le « premier » oui apparaît «
comme tel », dans l'après-coup), ouvre le champ de la
mémoire et de la promesse mais aussi, simultanément de l'oubli et
du simulacre.
Comme le second oui habite le premier, la
répétition augmente et divise, partage d'avance le oui
archi-originaire. Cette répétition qui figure la condition
d'une ouverture du oui, le menace aussi : répétition
mécanique, mimétisme, donc oubli, simulacre, fiction,
fable.264
Par où l'on voit que le oui au dire ne saurait
être un oui à la vérité mais à l'appel de
l'autre, avant tout soi, à la « prévenance de la trace
»265. Dès que je parle, avant même de dire quelque
chose de déterminé et qui n'est pas nécessairement une
promesse, je suis engagé dans la promesse de répondre à
l'autre, déjà là avant moi. Et en disant oui, je promets
encore, à nouveau, de confirmer cette réponse, de continuer
à parler, à m'adresser à l'autre. Cet espace de la
promesse qui précède et enveloppe toute parole (et donc en
particulier, toute promesse
261 « Comment ne pas parler »,
Psyché, op.cit., p.561, Derrida souligne.
262 Ibid, p. 644
263 « Nombre de oui »,
art.cit., p. 649
264 Ibid, p.649
265 « Comment ne pas parler »,
art.cit., p.561
103
déterminée) engage d'emblée une
responsabilité à l'égard de l'autre, une
responsabilité avant toute liberté, toute maîtrise. Que je
le veuille ou non je suis responsable de l'autre, je lui réponds, j'en
réponds : je dis oui à la différance de l'autre, à
cette altérité absolue et irrécupérable, non
dialectisable, ouvrant un avenir inanticipable - la venue de l'autre - depuis
un passé lui aussi tout autre, immémorial (que l'on peut penser
depuis l'événement sans évènement du don du langage
mais aussi du don de la vie, par exemple de « sa » naissance à
laquelle personne ne fut présent).
Force de loi
Si le oui archi-originaire marque qu'il y a toujours
déjà de l'autre avant (tout) soi, un autre dont on est d'avance
responsable, alors il faut convenir que l'éthique et le politique ne
surviennent pas à une écriture de l'écriture qu'on
croirait à tort repliée sur elle-même en ce qu'elle vient
troubler la référence tranquille à
l'extériorité simple. L'affirmation exigée par le don
engage d'emblée, comme une promesse qui donne le mouvement, la
déconstruction dans l'éthico-politique : elle est de bout en bout
pensée de la justice.
Si tournant il y a dans la pensée de Derrida, comme
certains l'affirment266, il s'agirait donc plutôt d'une
inflexion de style : le passage d'un discours oblique à un discours,
sinon direct, du moins plus explicite sur l'idée de justice. C'est en
1989, en ouverture d'un colloque portant sur « Deconstruction and the
Possibility of Justice », que Derrida « adresse », comme il
le dit en comptant avec la richesse idiomatique du verbe anglais « to
adress », la question de la justice, dans un texte intitulé «
Du droit à la justice » repris dans le volume Force de
loi. Il commence par rappeler que, malgré les apparences, cette
question n'est pas nouvelle :
Il va sans dire que des discours sur la double affirmation, le
don au-delà de l'échange et de la distribution,
l'indécidable, l'incommensurable ou l'incalculable, sur la
singularité, la différence et
l'hétérogénéité sont aussi, de part en part,
des discours au moins obliques sur la justice.267
Ce qui est nouveau, donc, c'est un certain mode d'exposition,
un certain style d'adresse qui se voudrait plus direct quand il s'agit «
d'adresser », sans détour, le problème de la justice (c'est
l'usage transitif permis en anglais sur lequel joue Derrida). Or,
précisément, Derrida
266 Voir par exemple, Peter Dews, «
Déconstruction et dialectique négative : la pensée de
Derrida dans les années 1960 et la question du `'tournant
éthique» », dans Le Moment philosophique des années
1960 en France, dir. Patrice Maniglier, Paris, PUF, 2011, p.409-429
267 FDL, p.21
104
soutient « que l'on ne peut pas parler directement de la
justice, thématiser ou objectiver la justice, dire `'ceci est
juste» et encore moins `'je suis juste» sans trahir
immédiatement la justice, sinon le droit ».268 Pourquoi
? D'où vient cette distinction entre justice et droit, entre justice et
justice comme droit ?
Pour le comprendre il peut être utile de repartir du
syntagme « force de loi ». Le concept de loi a pour prédicats
essentiels, il comprend analytiquement, la généralité et
l'applicabilité. Une loi, pour être ce qu'elle est, doit
être générale et « enforceable »,
c'est-à-dire applicable par la force, « que cette force soit
directe ou non, physique ou symbolique, extérieure ou intérieure,
brutale ou subtilement discursive - voire herméneutique -, coercitive ou
régulative etc. ».269 En un premier sens, force de loi
désigne donc la force de la loi, la force jugée légitime
et seule capable de mettre un coup d'arrêt à la violence, à
la force illégitime qu'on appelle parfois la loi du plus fort. Mais
Derrida entend distinguer de cette acception, somme toute classique, une autre
entente faisant résonner une articulation plus enfouie, plus profonde et
aussi plus cachée entre la loi et la force : celle d'une force
originaire, performative, qui se trouve au fondement du droit, de la justice
comme droit.
Pour ce faire Derrida convoque le fameux mot de Pascal, repris
de Montaigne, sur le « fondement mystique de l'autorité », que
la lecture conventionnelle, note Derrida, interprète en un sens
conventionnaliste, relativiste. En un mot : nous n'obéissons pas aux
lois parce qu'elles sont justes en elles-mêmes, mais parce qu'elles ont
de l'autorité, autorité qu'elles tirent de la coutume -
c'est-à-dire d'un certain état de fait - et du crédit que
nous lui accordons. La force de la loi se trouve, en réalité, au
service des plus forts. Ainsi, souligne Derrida, on peut lire dans la
pensée pascalienne, « les prémisses d'une philosophie
critique moderne, voire une critique de l'idéologie juridique,
une désédimentation des superstructures du droit qui cachent et
reflètent à la fois les intérêts économiques
et politiques des forces dominantes de la société
».270
Mais cette lecture « moderne », qui effectivement
dissocie la justice et le droit, laisse ouverte la possibilité que la
justice soit, en droit, réalisée (au besoin après la
révolution). Or, c'est cette possibilité que Derrida entend
réfuter en proposant une critique encore plus radicale de
l'idéologie juridique, à partir d'une interprétation,
elle-même plus radicale, de ce que Montaigne et Pascal appellent le
« fondement mystique de l'autorité ». Celui-ci ne
désignerait pas seulement l'acte de foi nécessaire au maintien
des lois (c'est-à-dire à la consolidation de
268 FDL, p.36
269 FDL, p.18
270 FDL, p.32
105
l'existant) mais le coup de force à l'origine de
toute institution du droit : « une force interprétative et
un appel à la croyance »271 impliqués au moment
du surgissement de l'ordre juridique en tant que tel. Autrement dit, la justice
comme droit, qui dit déduire ses fondements de principes ontologiques ou
rationnels, en appellerait secrètement à la force performative
d'un langage instituteur ; celui-ci ferait advenir un état de choses que
le droit naissant prétendrait ensuite constater calmement, codifier,
régler, livrant ainsi la justice au calcul, au jugement
déterminant qui subsume un cas sous une loi qu'on dira également
vraie (universelle et nécessaire) ou juste.
Or l'opération qui revient à fonder, à
inaugurer, à justifier le droit, à faire la loi,
consisterait en un coup de force, en une violence performative et donc
interprétative qui en elle-même n'est ni juste ni injuste et
qu'aucune justice, aucun droit préalable et antérieurement
fondateur, aucune fondation préexistante, par définition, ne
pourrait ni garantir ni contredire ou invalider.272
Tel serait donc le fondement mystique, une violence sans
fondement à l'origine de l'auto-position du droit - ce qui ne
déporte pas nécessairement les lois instituées dans
l'illégalité mais rappelle qu'elles « ne sont ni
légales ni illégales en leur moment fondateur » en ce
qu'elles « excèdent l'opposition du fondé et du
non-fondé ».273 La loi de la loi, si l'on ose dire,
c'est d'avoir à se fonder hors de la légalité, hors
d'elle-même donc, incapable de se justifier et produisant
après-coup la fiction de sa légitimité (par exemple comme
résultant d'un contrat social). Si l'on ne peut dire « ceci est
juste » sans trahir la justice c'est donc d'abord parce qu'aucun
système juridique ne peut déterminer objectivement ce qui est
juste et ce qui ne l'est pas, étant structurellement contaminé
par la violence de son institution, par une violence originaire qui se tient en
deçà de toute partition juridico-métaphysique entre fait
et droit. (Violence en un sens inouï donc, violence sans violence et que
Derrida, semble-t-il, continue d'appeler violence pour marquer que le fondement
du droit est étranger au droit - ce que le droit institué
détermine comme violence).
Justice incalculable
Cette historicité implique que le droit soit
essentiellement déconstructible : il est toujours possible de
dé-faire, de dé-constituer par analyse, l'axiomatique de telle ou
telle
271 FDL, p.32
272 FDL, p.33, Derrida souligne.
273 FDL, p.34
106
configuration sociale et historique de la justice qui tend
à se présenter comme vérité anhistorique,
fondée en raison (autrement dit qui tend à naturaliser un droit
positif prétendant, à la limite, contraindre sans forcer, comme
une loi de la nature). Et cette déconstructibilité, remarque
Derrida, est « la chance politique de tout progrès historique
»274, de la perfectibilité du droit, même si le
droit en tant que tel ne pourra jamais être parfaitement juste. Est-ce
à dire qu'il faut faire son deuil de la possibilité de la justice
? A cette question Derrida semble répondre à la fois oui et non :
si la justice est possible elle ne l'est qu'en tant qu'impossible.
Notons d'abord que, même si elle n'est pas
réalisable, il y a la justice. Comment, en effet, pourrait-on
parler d'injustices déterminées dans un droit, ou de lois
illégitimes, sans cette idée d'une justice absolue ? Seulement,
« il ne faut pas se tromper d'adresse ». Si la justice est en
excès sur toute légalité sociale instituée ce n'est
pas seulement parce que l'institution est toujours une violence performative
mais, peut-être plus fondamentalement, parce que la justice est
hétérogène à l'ordre du droit qui est celui du
calcul, de la distribution des droits et des devoirs, des rétributions
et des sanctions dans un système de prescriptions codées : la
justice est incalculable en ce qu'elle s'adresse toujours à « une
singularité, des individus, des groupes, des existences
irremplaçables, l'autre ou moi comme l'autre, dans une
situation unique ».275 Il en va d'une justice verticale,
évènementielle, celle universelle mais non universalisable, d'un
cas, dans son incommensurable singularité. C'est pourquoi à
chaque fois que la justice est inscrite dans un droit positif - et nous verrons
qu'elle doit l'être- elle est pour ainsi dire trahie par la
généralité de la règle. La disproportion
essentielle entre la justice et le droit génère comme un appel et
c'est à cet appel toujours insatisfait de la justice infinie, en tant
que telle indéconstructible, que la déconstruction répond
et ce faisant, se met en situation d'en répondre.
Il convient donc ici de préciser que si c'est
l'être-déconstructible du droit présent qui rend la
déconstruction possible, c'est l'indéconstructibilité de
la justice, toujours à venir, qui lui donne son mouvement. En effet, si
ce n'était cet acquiescement primitif à la justice, à la
venue de l'autre comme autre, irréductible au même, qu'est-ce qui
justifierait le travail déconstructeur ? Au nom de quoi faudrait-il
déconstruire l'ordre établi sinon au nom d'une justice en
excès sur toute ordre et qui donne la mesure de toute injustice ? Ainsi
la déconstruction trouve son site dans l'intervalle qui sépare le
droit fini de la justice infinie, dans cet entre où, interminablement,
elle s'emploie à lutter contre la réduction de la justice au
calcul, à l'objectivité, à la vérité
universelle, ceci en dé-montant les appareillages conceptuels,
théoriques, normatifs des constructions juridiques dans lesquelles la
justice est dite réalisée. En
274 FDL, p.35
275 FDL, p.39
107
ce sens, et dans la mesure de cette critique hyperbolique
animée du mouvement d'ouverture à l'incalculable, « la
déconstruction est la justice ».276
Expérience de l'impossible
Mais il est un autre sens, plus profond, en lequel s'entend
cette égalisation de la déconstruction et de la justice, à
savoir : comme « expérience de l'impossible » ou encore «
expérience de l'aporie » - expressions en elles-mêmes
contradictoires car le concept d'expérience indique la
possibilité d'une traversée que l'aporie, en tant qu'impasse,
interdit. Il en va donc, avec la justice, d'une expérience impossible de
l'aporie. Derrida écrit :
Mais je crois qu'il n'y a pas de justice sans cette
expérience, toute impossible qu'elle est, de l'aporie. La justice est
une expérience de l'impossible. Une volonté, un désir, une
exigence de justice dont la structure ne serait pas une expérience de
l'aporie n'aurait aucune chance d'être ce qu'elle est, à savoir
juste appel de la justice.277
Ce juste appel de la justice, la déconstruction y
répond en nous confrontant à des configurations
aporétiques dans lesquelles la (bonne) conscience ne peut plus s'en
remettre à des critères sûrs et prétendument
objectifs pour « décider » du vrai et du juste, ce qui ouvre
en réalité la possibilité d'une décision digne de
ce nom - s'il y en a. L'expérience de l'aporie - qu'il ne saurait s'agir
de traverser donc - n'est pas un scepticisme ou la forclusion de toute
responsabilité mais au contraire l'épreuve-limite dans
l'endurance de laquelle s'annonce la possibilité de l'éthique. La
déconstruction de la vérité ouvre le domaine de
l'éthique, elle est l'« ouverture non-éthique de
l'éthique »278. Nous allons voir que cela vaut,
exemplairement, pour la justice.
Après avoir proposé une distinction entre la
justice et le droit, entre la justice infinie, incalculable, « rebelle
à la règle » et le droit comme « dispositif statutaire
et calculable », Derrida en vient à compliquer cette opposition.
Car « il se trouve que le droit prétend s'exercer au nom de la
justice et que la justice exige de s'installer dans un droit qui doit
être mis en oeuvre (constitué et appliqué) par la force -
`'enforced». »279 Et cela, précise
Derrida, sans attendre, immédiatement. Il appartient à la
structure d'appel de la justice infinie de précipiter dans une
276 FDL, p.35
277 FDL, p.38
278 « L'archi-écriture est l'origine
de la moralité comme de l'immoralité. Ouverture
non-éthique de l'éthique » DG, p. 202
279 FDL, p.49-50
108
décision juste - car seule une décision
est juste - qui ne peut se déterminer historiquement que dans la forme
du droit. (En quoi la justice infinie ne saurait être assimilée
à une idée régulatrice au sens kantien, laquelle suppose
un horizon d'attente, nous y reviendrons). Il faut - c'est un impératif
éthique - faire l'impossible, à savoir calculer avec de
l'incalculable : « la justice incalculable commande de calculer
».280
La première complication est que cette décision
de calculer ne relève pas elle-même du calcul, et ce dans la
mesure même où il s'agit d'une décision. Il n'y a de
décision, et a fortiori de décision juste, que là
où prévaut l'indécidabilité. En effet, si je
dispose d'une méthode infaillible pour décider, si pour cela je
me contente de suivre un ensemble de règles prescrites, de
dérouler un processus calculable, d'appliquer un droit existant, je peux
le faire de bonne ou de mauvaise manière, correctement ou non, mais en
toute rigueur je ne décide pas. Je suis un programme. Un
jugement qui ne ferait que subsumer un cas sous une loi générale
sera peut-être conforme au droit, juste au sens de la justesse, mais non
au sens de la justice. Ce serait en réalité
l'irresponsabilité maquillée en technicité juridique. Une
décision responsable suppose toujours, comme sa condition de
possibilité, l'épreuve de l'indécidabilité,
c'est-à-dire de l'impossible. Non pas au sens où il serait
impossible de décider, mais au sens où la décision, pour
être ce qu'elle est, doit être prise hors de tout possible
déjà prévu, codifié, décidé au
préalable : décision im-possible c'est-à-dire,
rigoureusement im-prévisible, en excès sur tout horizon
calculable comme la singularité absolue de la situation à
laquelle elle doit répondre. Cela signifie que le moment de la
décision, le moment de la responsabilité, implique toujours un
non-savoir, un suspens de la règle.
Mais, et c'est là toute la difficulté, il ne
s'agit pas pour autant de ne tenir compte d'aucune règle et d'aucun
droit, de se tenir absolument hors du domaine du calculable. Ne pas appliquer
aveuglément la loi ne signifie pas improviser hors de tout principe. Une
décision juste doit aussi se référer à une
règle. Seulement, pour qu'une décision juste arrive, s'il y en a,
il faut que la règle soit assumée, confirmée dans sa
valeur par un jugement qui ne soit pas seulement une application mais une
interprétation active de la loi « comme si le juge
l'inventait lui-même à chaque cas ».
Bref, pour qu'une décision soit juste et responsable,
il faut que dans son moment propre, s'il y en a un, elle soit à la fois
réglée et sans règle, conservatrice de la loi et assez
destructrice ou suspensive de la loi pour devoir à chaque cas la
réinventer, la re-justifier, la réinventer au moins dans la
280 FDL, p.61
109
réaffirmation et la confirmation nouvelle et libre de
son principe. Chaque cas est autre, chaque décision est
différente et requiert une interprétation absolument unique,
qu'aucune règle existante et codée ne peut ni ne doit absolument
garantir.281
Pour qu'il y ait une décision juste et responsable, il
faut donc que celui ou celle qui juge réponde de son jugement - non pas,
insistons-y, en invoquant une volonté arbitraire qui resterait
injustifiable, mais en décidant, hors de tout calcul, de suivre une
règle, d'en ré-affirmer la valeur, se ré-inscrivant ainsi
dans l'ordre de l'itérable, du calculable, du
généralisable. Telle serait la condition d'une décision
juste. Est-ce possible ? Peut-il y avoir une décision
présentement juste ?
Derrida soutient que non, pour cette raison essentielle que
l'épreuve de l'indécidable, condition de la décision
juste, ne sera jamais dépassée, surmontée
c'est-à-dire relevée dans la décision. Celle-ci, une fois
prise, continue d'être hantée par la trace de
l'indécidabilité qui « déconstruit de
l'intérieur toute assurance de présence, toute certitude ou toute
prétendue critériologie nous assurant de la justice d'une
décision ».282 Il reste de l'indécidable
dans la décision qui n'est dès lors jamais pleinement
décidée. Il y a, il y aura toujours matière à
re-dire. C'est une nécessité a priori et structurelle.
Si ce n'était pas le cas, si quelque savoir venait garantir la
décision, la préserver du doute, alors la décision serait
redevenue un calcul. Et Derrida ne peut manquer de faire observer que rien ne
permet d'assurer qu'une décision digne de ce nom aura eu lieu, qu'elle
ne se sera pas inscrite, selon tel ou tel détour, dans l'économie
d'un calcul. D'où viendrait en effet, une telle assurance ?
Expérience de l'impossible, de l'aporie, la justice est
imprésentable. L'indécidable qui la rend possible la rend du
même coup impossible (il y a deux manières d'entendre l'impossible
: comme ce qui excède le calcul, c'est l'im-possible, et comme ce qui ne
peut se présenter). Ou, pour dire les choses autrement, la justice n'est
possible qu'à être impossible, possible comme impossible. Mais
elle n'en exige pas moins de s'inscrire sans délai dans le champ
politico-juridique. Il n'y a pas de justice sans tiers c'est à dire sans
institutions capables de faire respecter une décision de justice par la
force. Est-ce que cela n'implique pas aussi une certaine vérité,
celle due à l'autre qui demande que justice soit faite ?
281 FDL, p. 51
282 FDL, p.54
110
Il faut faire la vérité
Il est clair qu'une décision ne peut prétendre
à la justice que si, en elle, se lit aussi quelque justesse, par exemple
celle d'un travail d'enquête, poussé le plus loin possible, visant
à recueillir des informations, des témoignages, à
établir des preuves, à reconstituer des chaînes causales
etc. Ce qu'on appelle parfois faire la vérité, établir la
vérité des faits (qui n'est pas la vérité
métaphysique), processus qui reste bien évidemment exposé
à l'erreur, à la manipulation ou la tromperie par les techniques
et les procédés même qui sont censés la
révéler. Il en va incontestablement d'un devoir de justice. Et si
la justice est exemplairement le sens d'une responsabilité devant la
mémoire, il faut insister sur la tâche, nécessaire et
urgente, d'investigation historique visant la reconnaissance de tous les
crimes, de toutes les violences, de toutes culpabilités et toutes les
injustices laissées dans l'ombre, passées sous silence,
maquillées, oubliées, niées, déniées,
minimisées, justifiées etc. qu'il s'agisse d'affaires «
privées » ou d'affaires d'Etat. Cette tâche infinie est d'une
difficulté d'autant plus redoutable qu'elle-même est historique,
dépendante, notamment, de l'évolution du droit qui modifie le
regard que nous portons sur les faits voire sur leur identification.
Mais Derrida aura insisté sur le fait que cette
dimension de justesse ne sera jamais suffisante : même à supposer
une information infinie, il faut, pour qu'il y ait justice, une décision
qui tranche. Et celle-ci doit être hétérogène
à l'ordre du savoir, elle ne doit pas être la conséquence
ou la conclusion nécessaire d'une délibération
théorique ou d'une déduction logique mais marquer une
interruption, l'effraction d'un non-savoir dans l'ordre du savoir. Pour dire
que la justice a été rendue, que la vérité comme
justice a été faite, il faut non seulement qu'une
délibération contradictoire se soit tenue dans l'ordre de la
preuve mais qu'une décision ait eu lieu, engageant une
responsabilité sans garantie de savoir.283
Indépendamment des problèmes que nous avons soulevés quant
à savoir si une décision juste en tant que telle est possible,
insistons ici sur le fait que l'exigence de vérité
impliquée par la justice compose toujours avec un acte décisoire
que Derrida dit être une « folie ». Folie parce qu'une
décision digne de ce nom arrive toujours dans « la nuit du
non-savoir », comme une déchirure du sujet rassemblé dans la
certitude consciente de la présence à soi.
283 On rappellera que cela vaut d'abord pour
le témoignage, hétérogène dans son sens à
l'ordre de la démonstration probante, et qui demande fondamentalement
à être cru. Dans « Poétique et politique du
témoignage », Derrida écrit : « `'Je
témoigne» cela veut dire : `'j'affirme (à tort ou à
raison, mais en toute bonne foi, sincèrement) que cela m'a
été ou m'est présent, dans l'espace et dans le temps
(sensible, donc), et bien que vous n'y ayiez pas accès, pas le
même accès vous-mêmes, mes destinataires, vous devez me
croire, parce que je m'engage à vous dire la vérité,
j'y suis déjà engagé, je vous dis que je vous dis la
vérité. Croyez-moi. Vous devez me croire» » dans
Cahier de l'Herne, op.cit. p. 527.
111
C'est une folie. Une folie car une telle décision est
à la fois sur-active et subie, elle garde quelque chose de
passif, voire d'inconscient, comme si le décideur n'était libre
qu'à se laisser affecter par sa propre décision et comme si elle
lui venait de l'autre.284
On voit que l'insistance derridienne sur la
responsabilité, sur une responsabilité hyperbolique, rompt avec
l'axiomatique de la présence qui sous-tend la pensée
traditionnelle de la responsabilité et qui en appelle aux valeurs de
subjectivité, de conscience, d'intentionnalité, de
maîtrise, de propriété etc. Je ne décide
jamais si cela implique que je sois maitre de ma décision,
capable d'en rendre compte en invoquant tel ou tel critère
assuré. La décision responsable, s'il y en a, ne peut être
que celle de l'autre en moi.
Faire la vérité, si cela implique d'en
décider, ne saurait se passer de cette venue de l'autre qui interrompt
la trame du possible, du je peux, c'est-à-dire du calculable.
Faire la vérité suppose de faire l'im-possible, de s'ouvrir
à l'incalculable par un saut au-delà du savoir. On ne saura
jamais, d'un savoir certain, distinguer le vrai du faux, la
véracité du mensonge, le bien du mal. Il faut en décider.
Même si cela n'exclut pas, requiert au contraire, le travail patient et
méticuleux de la preuve théorique et/ou historique, « le
moment de la décision, en tant que tel, ce qui doit être
juste, il faut que cela reste toujours un moment fini d'urgence et de
précipitation ».285
De manière générale, Derrida n'entend pas
l'expression « faire la vérité », qu'il retrouve chez
Saint Augustin, comme désignant le travail qui consiste à rendre
manifeste une vérité déjà là, en attente de
sa constatation. Le faire renvoie à une invention qui n'est pas
seulement une « découverte » mais implique aussi la dimension
active d'une institution. La vérité ainsi faite,
inventée, se tient entre le savoir et le non-savoir. En
reprenant « la distinction massive et tranchée » du
performatif et du constatif - distinction que Derrida met en cause par
ailleurs286 - il rappelle que tout énoncé constatif
repose sur un performatif au moins implicite (chaque fois que j'énonce
quelque chose, il y a comme un sous-texte qui dit «je te dis que je te
parle, je m'adresse à toi pour te dire que ceci est vrai »), ce
qui, en généralisant, lui permet d'écrire que « la
dimension de justesse ou de vérité des énoncés
théorico-constatifs (dans tous les domaines, en particulier dans le
domaine de la théorie du droit) présuppose donc toujours la
dimension de
284 FDL, p.58
285 FDL, p.58
286 Voir, notamment, « Signature,
événement, contexte », Marges,
« Psychè, invention de l'autre »,
Psychè, Signéponge,
Paris, Seuil, 1984.
».288
112
justice des énoncés performatifs
».287 En d'autres termes, l'énoncé d'une
vérité prétendument objective en appelle toujours à
un acte de foi, à un « crois-moi », qui ne répond plus
aux exigences de la rationalité théorique. Dans tout
énoncé constatif se trouve logé, de manière plus ou
moins secrète, un appel à la croyance qui l'inscrit dans l'ordre
du seulement croyable, du crédible. De manière analogue au
fondement mystique du droit, l'origine performative de la vérité
déborde l'économie du savoir comme objectivité neutre du
constat, en la contaminant de son autre. Si l'on accepte de définir la
justice comme ce non-savoir, cette dimension irréductiblement
performative qui fait la vérité alors « en
parodiant dangereusement l'idiome français, on finirait par dire `'La
justice, il n'y a que ça de vrai»
Il faut faire la vérité au nom de la justice.
Mais il faut aussi se rendre attentif au fait que la justice ne se laissera
jamais absorber dans la vérité qui viendrait objectivement la
déterminer - rêve d'une justice parfaite, décidable, dont
Derrida montre qu'elle n'a rien de juste - mais qu'au contraire la
vérité suppose toujours la justice : elle suppose dans sa
constitution même un acte performatif hétérogène
à l'ordre du savoir, une précipitation essentielle qui est due
à l'autre : due comme une dette et comme une cause, car la
décision d'y croire vient toujours de l'autre. En ce sens, c'est
toujours l'autre, fût-il en moi, qui fait la vérité.
B) Politiques de l'écriture
L'éthique de la déconstruction n'a donc rien
à voir avec un système de prescriptions ou de normes permettant
de régler ou d'évaluer a priori les actions humaines.
C'est, tout au contraire, dans le suspens du savoir, dans l'indécidable,
que s'ouvre la possibilité de l'éthique comme décision
responsable, comme justice. Il en va, nous l'avons vu, d'une éthique de
l'altérité, de l'accueil de l'autre, de l'hospitalité : un
« oui, à l'étranger ».289
C'est-à-dire aussi d'une éthique de l'événement, de
« ce qui arrive », autre nom de l'impossible. Car, comme le rappelle
Derrida, seul l'impossible arrive. Ce qui est attendu, anticipable,
pré-visible comme un possible dans un horizon calculable n'arrive pas.
Son événement est d'avance neutralisé. Au cours d'un
entretien de janvier 2004 accordé au quotidien
L'Humanité, à la question portant sur l'attention
croissante portée à l'événement, Derrida
répond :
Elle s'est faite de plus en plus insistante.
L'événement comme ce qui arrive, imprévisiblement,
singulièrement. Non seulement « ce » qui arrive, mais ce
« qui » arrive, l'arrivant. La question « que
287 FDL, p.59
288 FDL, p.60
289 « Nombre de oui »,
art.cit. p.639
113
faire avec (ce) qui arrive ? » [...] Tout cela concerne
« (ce) qui arrive », l'événement en tant
qu'imprévisible. Car un événement que l'on prévoit
est déjà arrivé, ce n'est plus un événement.
Ce qui m'intéresse dans l'événement, c'est sa
singularité. Cela a lieu une fois, chaque fois une fois. Un
événement est unique donc, et imprévisible,
c'est-à-dire sans horizon.290
C'est aussi en ce sens qu'il faut entendre que la justice
n'attend pas, qu'elle n'a pas d'horizon d'attente, qu'elle ne peut, par
exemple, faire l'objet d'un projet politique l'inscrivant dans un futur plus ou
moins proche, comme un présent-futur anticipé dans un programme
à remplir. Ce serait perdre, justement, son à-venir, sa
dimension irréductiblement imprévisible. La venue de l'autre doit
être inattendue, n'être précédée d'aucun
savoir et, même une fois arrivée, rester inappropriable, continuer
à venir ; elle doit déranger l'organisation domestique, troubler
l'ordre présent ou prévu, faire intrusion dans l'intimité
d'un chez-soi, d'un entre-soi291. Toutefois, si
l'événement doit surprendre, cela ne saurait fournir un
prétexte à l'attentisme ou à l'inertie, à cette
sorte de passivité résignée devant l'existant qui finit
toujours par reconduire l'autre au même. La venue de l'autre, jamais
assurée, toujours modalisée d'un peut-être, il
faut néanmoins s'y préparer, se rendre disponible, car si on ne
fait pas venir l'autre, tout l'enjeu est de le laisser venir. S'il y avait une
politique de la déconstruction elle consisterait à se
préparer à cette venue en ouvrant, autant que faire se peut, les
possibilités du venir, de l'à-venir. Et Derrida insiste sur cette
forme originale de passivité active propre à la
déconstruction : « l'initiative ou l'invention
déconstructrice ne peuvent consister qu'à ouvrir,
déclôturer, déstabiliser des structures de forclusion pour
laisser le passage à l'autre ».292 Tel est le mot
d'ordre de la déconstruction : être ouvert à
l'à-venir, à l'autre, à ce qui vient, comme une chance
mais aussi, c'est le risque à courir, comme une menace.
Nous voudrions montrer, en prenant Le Monolinguisme de
l'autre pour fil conducteur, que ce mot d'ordre se confond avec
l'invention d'une langue à venir. Non pas d'une autre langue mais de ce
qui déjà, dans la langue reçue - dans la langue
dite maternelle et qui abrite toutes les violences - promet, tout en la
refoulant le plus souvent, l'altérité la plus idiomatique. Nous
verrons, dans cette dernière section, que cela passe par un certain tour
d'écriture, qui
290 « Jacques Derrida, penseur de
l'événement », L'Humanité, 28 janvier
2004.
291 On pense ici à la belle
première page de L'Intrus de Jean-Luc Nancy : « L'intrus
s'introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans
avoir été d'abord admis. Il faut qu'il y ait de l'intrus dans
l'étranger, sans quoi il perd son étrangeté. S'il a
déjà droit d'entrée et de séjour, s'il est attendu
et reçu sans que rien de lui reste hors d'attente ni hors d'accueil, il
n'est plus l'intrus, mais il n'est plus, non plus, l'étranger. Aussi
n'est-il logiquement recevable, ni éthiquement admissible, d'exclure
toute intrusion dans la venue de l'étranger. » Jean-Luc Nancy,
L'Intrus, Galilée, Paris, 2000, p.11
292 Jacques Derrida, « L'invention de
l'autre », Psyché, op.cit., p.60
114
endosse à son tour la responsabilité d'une
violence - réglée, calculée, jusqu'à un certain
point - faite au langage, parfois à l'ortho-graphie, par une certaine
manière de détourner les règles dans le respect des
règles. En un mot : faire arriver quelque chose à la langue, par
l'écriture. Mais cela toujours avec amour, selon l'étrange
graphique d'une fidélité infidèle, inventant à
chaque fois « la loi de l'évènement singulier
».293
Le phantasme de la langue « maternelle
»...
La langue dite maternelle est celle que je reçois
à la naissance, celle dans laquelle je suis venu au monde, dans les mots
de laquelle j'ai été attendu, nommé, mais qui ne m'a pas
attendu. Cette langue me précède et pourtant, je la dis ma
langue, je l'appelle tranquillement ma langue maternelle, celle que je crois
maîtriser « naturellement ». Je me l'approprie. Elle est
l'unique, même si en fait je suis polyglotte, que je possède en
propre, sans doute parce qu'elle me possède aussi, qu'elle me constitue,
qu'en elle je me sens chez moi. Et c'est à partir de cette possession,
que je partage avec d'autres locuteurs de la même langue maternelle, que
je m'identifie, d'abord à moi-même, puis à un
groupe social dont le trait le plus saillant est de former cette
communauté linguistique. Ma langue est la langue commune qui me rattache
à un sol, à une histoire, à une culture. C'est dans cette
langue, ma langue, notre langue, supposée une et commune, que j'apprends
à dire « je » et « nous », à distinguer et
opposer ma culture et celle de l'autre, ma langue et la langue de l'autre.
A ce scenario banal de l'appartenance langagière et
culturelle, à ses présupposés de propriété,
de maîtrise, d'unité et d'homogénéité ici
résumés à grands traits (sans doute trop
grossièrement), Derrida objecte le paradoxe suivant : « Oui, je
n'ai qu'une langue, or ce n'est pas la mienne » 294 . Ce paradoxe,
Derrida le présente d'abord à partir d'une situation
particulière, celle qui fut la sienne, dans ce qui ressemble, sans en
être pour des raisons qui apparaîtront bientôt, à une
anamnèse autobiographique. Derrida évoque son rapport particulier
à la langue française, marqué par la violence coloniale
sévissant dans l'Algérie française où il a grandi.
Il décrit, notamment, la triple interdiction qui frappait, du point de
vue des langues, la « communauté » des Juifs
d'Algérie.295 D'abord, l'accès barré aux
langues arabes et berbères dont l'enseignement scolaire, bien
qu'autorisé, l'était au titre de langues facultatives
étrangères (« L'arabe, langue facultative
étrangère en Algérie ! » 296 ) au même titre
que l'anglais,
293 Jacques Derrida, Apprendre à
vivre enfin, Paris, Galilée, 2005, p.31
294 MDL, p.15
295 A qui, Derrida le rappelle, la
citoyenneté française, accordée par le décret
Crémieux en 1870, fut retirée par décision
unilatérale de l'Etat français (et non de l'occupant nazi) en
octobre 1940 avant d'être rétablie en 1943.
296 MDL, p.67
115
l'espagnol ou l'allemand. Autant dire, tout sauf
encouragé par un dispositif pédagogique organisant la
marginalisation et l'extinction croissante de ces langues qui n'étaient
de fait, et selon un processus auto-entretenu, pas ou peu pratiquées
à l'école. Ensuite, l'absence d'idiome intérieur à
la communauté juive, comme peut l'être le yiddish pour les
communautés juives d'Europe centrale et orientale, qui aurait pu
constituer « un élément d'intimité, la protection
d'un `'chez-soi» contre la langue de la culture officielle
».297 Enfin, l'interdiction de la langue française, tout
à la fois imposée par l'administration coloniale comme langue de
la culture officielle et interdite parce que trouvant ses
références de bien-parler et bien-écrire, ses normes, ses
règles, son histoire, ailleurs qu'en Algérie, dans un ailleurs
fantasmé et inatteignable. Triple dissociation donc :
Cette « communauté » aura été
trois fois dissociée par ce que nous appelons un peu vite des interdits.
1. Elle fut coupée, d'abord, et de la langue et de la culture arabe ou
berbère (plus proprement maghrébine). 2. Elle fut coupée,
aussi, et de la langue et de la culture française, voire
européenne qui n'est pour elle qu'un pôle ou une métropole
éloignée, hétérogène à son histoire.
3. Elle fut coupée, enfin, ou pour commencer, de la mémoire
juive, et de cette histoire et de cette langue qu'on doit supposer être
les siennes, mais qui à un moment donné ne le furent plus. Du
moins de façon typique, pour la plupart de ses membres et de
façon suffisamment « vivante » et
intérieure.298
C'est au rapport à la langue française comme
langue imposée et interdite, comme langue de l'autre, du colon, du
maitre (et d'abord sous les traits du maitre d'école) que Derrida
consacre surtout ses analyses. Elles viennent d'abord démentir la
pseudo-évidence selon laquelle la langue reçue, la langue dite
maternelle, serait naturellement appropriable, et comme telle support d'une
double identification : identification subjective, comme constitution d'un je
stable et assuré, et identification à une communauté
rassemblée autour de ce bien commun censé être la langue,
ciment d'une culture unifiée et homogène. Dans la situation
décrite par Derrida, la langue française - la seule effectivement
reçue à la naissance, la seule apprise à l'école
comme langue officielle, la seule parlée couramment - ne renvoyait pas
à un « nous » mais à un « eux » (les
français de France, de la Métropole) : « Entre le
modèle dit scolaire, grammatical ou littéraire, d'une part, et la
langue parlée d'autre part, il y avait la mer, un espace
297 MDL, p. 91
298 MDL, p.93-94
116
symboliquement infini, un gouffre pour tous les
élèves de l'école française en Algérie, un
abîme. »299 Cette mer séparatrice c'est ce qui
rend impossible de dire « ma langue maternelle » :
Car jamais je n'ai pu appeler le français, cette langue
que je te parle, « ma langue maternelle ». Ces mots ne me viennent
pas à la bouche, ils ne me sortent pas de la bouche. Aux autres, «
ma langue
maternelle ».300
« Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne » :
phrase paradoxale qui condense donc la relation d'une expérience
violente, traumatique, passant notamment par l'école, celle d'un «
trouble de l'identité » qui affecte la formation du nous
autant que du je, du dire-je, toujours renvoyé
à une autre langue, à l'autre en général, et
compliquant d'entrée de jeu ce qu'on penserait identifier comme une
anamnèse autobiographique.
Or cette situation qu'on pourrait croire marginale ou
atypique, Derrida nous dit qu'elle est exemplaire d'une structure universelle ;
qu'elle éclaire crûment, cruellement, fait voir « plus
à vif », l'impossible propriété de la langue. Tout le
monde, y compris donc celui ou celle qui a une expérience apparemment
« sans histoire » de sa langue dite maternelle, devrait
reconnaître qu'elle n'est pas la sienne, qu'elle n'est pas appropriable.
La langue qu'on prétend posséder naturellement, voire se donner
comme un instrument, est en réalité toujours imposée
par l'autre. Son appropriation est toujours le résultat d'un
processus éducatif, une assimilation faite de contraintes
(linguistiques, politiques, sociales, scolaires, familiales etc.) que non
seulement personne ne peut totalement assimiler mais qui désapproprie
celui ou celle qui s'y plie. En effet, plus je maîtrise la langue et plus
je suis dépossédé de toute maîtrise puisque que,
pour passer (pour) maître, je dois me conformer toujours plus aux
conventions, me laisser gouverner par les règles du système, les
usages en vigueur. Or, quiconque veut se faire entendre doit se plier
à la loi de la langue, celle de sa grammaire, de sa conjugaison, de son
orthographe etc. ; autant de modalités expressives d'avance
gainées dans un réseau de normes et de conventions que personne
ne peut revendiquer en propre, qui interdit au contraire toute
possibilité d'expression singulière. Dès que j'ouvre la
bouche je suis exporté dans un langage commun qui en fait ne parle
à personne. Outre les règles de bonne conduite langagière,
le milieu même du langage, à savoir la
généralité conceptuelle, rend impossible de dire quelque
chose de particulier. Telle est l'économie du langage : capable
de désigner toutes les choses du monde en parlant de la chose, et par la
même incapable de ne jamais rien dire de cette chose-ci, dont on voudrait
pourtant
299 MDL, p.75
300 MDL, p.60
117
parler. A proprement parler, il n'y a pas de parole propre.
« Mon » monolinguisme, celui que j'appelle ma langue maternelle,
c'est donc toujours le monolinguisme de l'autre :
Le monolinguisme de l'autre, ce serait d'abord cette
souveraineté, cette loi venue d'ailleurs, sans doute, mais aussi et
d'abord la langue même de la Loi. Et la Loi comme Langue. Son
expérience serait apparemment autonome, puisque je dois la
parler, cette loi, et me l'approprier pour l'entendre comme si je me
la donnais moi-même ; mais elle demeure nécessairement, ainsi le
veut au fond l'essence de toute loi, hétéronome. La
folie de la loi loge sa possibilité à demeure dans le foyer de
cette auto-hétéronomie.301
Autrement dit, l'expérience commune de la langue est
celle d'une aliénation originaire, mais qui n'aliène aucune
identité, aucun soi, aucune propriété qui ne l'ait
précédé. La constitution de l'ipséité est
d'emblée un mouvement d'appropriation contrariée :
ex-appropriation dit aussi Derrida. Cette structure d'aliénation sans
aliénation est ce qui institue, comme en réaction, le
phénomène phantasmatique du « s'entendre-parler » pour
« vouloir-dire » masquant cette expropriation originaire de la dite
« langue maternelle » et du même coup de toute culture.
...matrice de toutes les violences
Il convient ici de faire deux remarques liées. D'une
part, la reconnaissance d'une aliénation essentielle ne doit pas
conduire à nier qu'il existe des « expropriations
déterminées », c'est-à-dire des situations dans
lesquelles un groupe oppresseur s'empare de ce qui dans une culture ne saurait
appartenir à personne. La reconnaissance de la dé-propriation
originaire est ce qui permet au contraire de re-politiser tous les mouvements
d'accaparement qui se réclament d'une propriété naturelle.
D'autre part, si Derrida donne à lire la situation historique et
singulière qui fut la sienne comme re-marque d'une configuration
structurelle et nécessaire, il ne s'agit aucunement de tout reconduire
au même et de dissoudre les spécificités de situations
d'oppression linguistique chaque fois différentes. Mais, cette «
universalisation prudente et différenciée » doit faire
apparaître la possibilité générale et la logique
même de l'asservissement et de l'hégémonie. C'est parce que
la langue n'est pas une propriété naturelle, parce qu'elle est en
vérité inappropriable, qu'elle donne lieu à une «
rage appropriatrice ». Derrida écrit :
301 MDL, p.69
118
Parce que le maître ne possède pas en propre,
naturellement, ce qu'il appelle pourtant sa langue ; parce que, quoi
qu'il veuille ou fasse, il ne peut entretenir avec elle des rapports de
propriété ou d'identités naturels, nationaux,
congénitaux, ontologiques ; parce qu'il ne peut accréditer et
dire cette appropriation qu'au cours d'un procès non naturel de
constructions politico-phantasmatiques ; parce que la langue n'est pas son bien
naturel, par cela même il peut historiquement, à travers le viol
d'une usurpation culturelle, c'est-à-dire toujours d'essence coloniale,
feindre de se l'approprier pour l'imposer comme la « sienne ». C'est
là sa croyance, il veut la faire partager par la force ou par la ruse,
il veut y faire croire, comme au miracle, par la rhétorique,
l'école ou l'armée.302
Ce que Derrida donne profondément à penser c'est
que toute culture, en tant qu'elle se fonde sur ce phantasme de la langue
maternelle - c'est-à-dire l'appropriation de l'inappropriable - en tant
qu'elle impose une langue qu'elle revendique comme la sienne, qu'elle
tend à uniformiser, à réduire les langues à l'Un,
à « l'hégémonie de l'homogène », toute
culture est d'essence coloniale. A nouveau, il ne saurait s'agir de reproduire
en miroir ce geste de violence en effaçant ou minimisant la
brutalité et la cruauté de la colonisation « proprement dite
». Celle-ci, au contraire, doit, là aussi, révéler
« plus à vif » « la structure coloniale de toute culture
».303
L'analyse de Derrida jette une lumière crue sur ce que
nous appelons les politiques de la langue : la protection, la conservation, la
patrimonialisation, la promotion, le développement d'une langue
donnée. Ces politiques visent toujours, plus ou moins explicitement,
à unifier, à homogénéiser une culture,
c'est-à-dire à refouler toutes les différences, toutes les
« impuretés » susceptibles d'affecter le bien commun.
L'illusion et la fantasmagorie de cette impossible « pureté »,
de cette identification personnelle et collective toujours insatisfaite, donne
lieu à un déferlement de violence, à l'exclusion, la
discrimination, l'oppression, la ségrégation, la destruction etc.
On sait à quel point les passions identitaires se nourrissent de «
nationalisme linguistique », faisant de la langue la valeur par excellence
de l'appartenance culturelle, un bien sacré comme le trésor
où sont conservées l'histoire et la richesse d'une culture :
trésor de la langue à célébrer mais aussi à
protéger contre le toucher contaminateur, le vol, la perte, la
déperdition. La langue maternelle est investie de tous les désirs
d'appartenance et réclame une unité sans faille (sous peine de
trahison) contre les éléments étrangers susceptibles de la
ruiner de l'intérieur ; qui, en vérité, toujours
déjà la rendent impropre. Purifier la langue maternelle,
défendre la mère patrie, c'est l'interminable guerre des
frères d'armes.
302 MDL, p.45
303 MDL, p.69
119
Voilà ma culture, elle m'a appris les désastres
vers lesquels une invocation incantatoire de la langue maternelle aura
précipité les hommes. Ma culture fut d'emblée une culture
politique. « Ma langue maternelle », c'est ce qu'ils disent, ce
qu'ils parlent, moi je les cite et les interroge. Je leur demande, dans leur
langue, certes, pour qu'ils m'entendent, car c'est grave, s'ils savent bien ce
qu'ils disent et de quoi ils parlent. Surtout quand ils célèbrent
si légèrement la « fraternité », c'est au fond
le même problème, les frères, la langue maternelle,
etc.304
Si personne ne possède la loi du langage, les forces
sociales dominantes, mimant pour ainsi dire cette hétéronomie, se
donnent, par la politique de la langue, les moyens d'imposer un parler
particulier comme norme universelle d'une langue dont elles revendiquent la
propriété. « Toute culture, écrit Derrida, s'institue
par l'imposition unilatérale de quelque `'politique» de la langue.
La maîtrise, on le sait, commence par le pouvoir de nommer, d'imposer et
de légitimer les appellations. »305 Ainsi, on codifie un
usage légitime de la langue qui exclut tout ce qui est
référé au pôle de l'autre. On fait une langue
maternelle, langue de frères, dans laquelle les femmes, notamment, sont
invisibilisées.
C'est au nom de la sauvegarde de cette langue propre que les
transformations linguistiques sont accusées de mettre en péril
l'unité culturelle reposant sur un patrimoine
naturalisé.306 Il faut conserver la langue en l'état,
dit-on, si l'on veut un avenir en commun. D'où la dénonciation
des ennemis de l'intérieur qui sèment la division en s'en prenant
à la langue, qui touchent au propre, violent l'intimité de «
notre rapport à nous-mêmes ». Pour les mêmes raisons,
un accent qui ne revient pas, une manière « incorrecte » de
s'exprimer, l'emploi de certains mots, sont bannis. Ou parfois, plus
insidieusement, réduits au silence par la domination des formes
discursives autorisées : des tournures, des intonations, une grammaire,
un vocabulaire qui font la police du langage, toute une « construction
politico-phantasmatique »
304 MDL, p.61
305 MDL, p.68
306 On rappellera, par exemple (mais quel exemple !), les
déclarations de l'Académie française qui, en 2017, au
sujet de l'écriture inclusive écrivait : « La multiplication
des marques orthographiques et syntaxiques qu'elle [l'écriture
inclusive] induit aboutit à une langue désunie,
disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à
l'illisibilité [...] devant cette aberration `'inclusive», la
langue française se trouve désormais en péril
mortel, ce dont notre nation est dès aujourd'hui comptable devant
les générations futures. Il est déjà difficile
d'acquérir une langue, qu'en sera-t-il si l'usage y ajoute des formes
secondes et altérées ? Comment les
générations à venir pourront-elles grandir en
intimité avec notre patrimoine écrit ? Quant aux promesses
de la francophonie, elles seront anéanties si la langue française
s'empêche elle-même par ce redoublement de complexité, au
bénéfice d'autres langues qui en tireront profit pour
prévaloir sur la planète. » (nous soulignons).
Notons également que quand ce n'est pas au nom de la survie de la langue
et de la culture françaises, de son expansion territoriale, c'est au nom
de l'impossible « correspondance avec l'oralité » que
l'écriture inclusive est condamnée. Mais, on montrerait
facilement qu'il en va, ici et là, des mêmes traditionnels
problèmes de « débouchés ».
120
qui s'impose comme la langue standard et relègue dans
l'inaudible ce qui s'en écarte un peu trop. Pouvoir dire : cela
passe par l'intériorisation des normes du discours légitime,
susceptible d'être accepté dans la Cité. Et l'usage des
mots du pouvoir donne lieu à un grand exercice de
répétition collective par lequel les discours autorisés
soutiennent l'ordre social qui les soutient en retour.
Si la politique de la langue n'est pas nécessairement
nationale, ce sont néanmoins les Etats-nations qui font peser les
contraintes les plus manifestes. La langue nationale doit régner sur son
territoire. Langue du droit bien sûr, elle encode aussi les documents
officiels et s'impose dans les institutions, notamment d'enseignement, sur les
lieux de travail etc. Cette domination présuppose une hiérarchie
entre langue, idiome et dialecte qu'aucun traits internes et structurels ne
permet d'établir. Elle en appelle toujours, qu'elle le reconnaisse ou
non, à des critères extérieurs, quantitatifs
(ancienneté, extension démographique etc.) ou politico-symbolique
(légitimité, autorité, domination de certains forces
sociologique).
Dans Force de loi, Derrida déjà
rappelait307 comment, en France, l'imposition du droit
étatique était allée de pair avec l'imposition d'une
même langue juridico-administrative à des minorités
ethniques regroupées par l'Etat. D'abord, en 1539, au moment de
l'ordonnance de Villers-Cotterêts consolidant l'unité de l'Etat
monarchique par l'institution du français, alors langue
particulière, comme unique langue officielle pour la rédaction
des actes légaux et notariés (interdisant du même coup aux
habitants non francophones du royaume de se laisser représenter dans la
langue du droit qu'était alors le latin). Ensuite au moment de la
Révolution française, et l'établissement de la
République, une et indivisible, passant par une politique
répressive et autoritaire d'unification linguistique.
Plus près de nous, si l'on peut dire (mais justement il
faudrait se rendre attentif au fait que ses événements «
passés » ne sont jamais loin de nous,
ici-maintenant-présents, qu'ils hantent notre « actualité
» et notre rapport à la langue française apprise à
l'école de la République), songeons à tout ce qui concoure
à l'hégémonie de la langue du capital. Il en va d'abord
des contraintes socio-économiques qui pèsent sur les
systèmes éducatifs, quand elles ne sont pas tout simplement mises
en place par les pouvoirs étatiques. Elles tendent à
privilégier l'enseignement des langues valorisées par le capital.
Ainsi l'apprentissage des langues étrangères est indexé
à l'accès des marchés (du travail, des biens et services
etc.) qu'elles sont supposées ouvrir. Selon une logique d'accumulation
auto-entretenue, laissée en roue libre, le choix se porte «
librement » vers les idiomes comptant le plus de locuteurs dans le monde,
c'est-
307 FDL, p. 47
121
à-dire, en premier lieu, vers l'anglais, langue de la
mondialisation. Et Derrida insiste sur la situation, autrement plus dramatique,
où le choix de l'idiome devient un choix vital :
Et s'il valait mieux sauver des hommes que leur idiome,
là où il faudrait hélas choisir ? Car nous vivons un temps
où parfois la question se pose. Sur la terre des hommes aujourd'hui,
certains doivent céder à l'homo-hégémonie des
langues dominantes, ils doivent apprendre la langue des maîtres, du
capital et des machines, ils doivent perdre leur idiome pour survivre ou pour
vivre mieux. Économie tragique, conseil impossible. Je ne sais pas si le
salut à l'autre suppose le salut de l'idiome.308
Encore faut-il préciser qu'il s'agit là d'un
certain anglais, d'un certain apprentissage de l'anglais. Car ce qui domine
sans partage dans les langues dominantes c'est l'injonction tacite à
faire usage de la langue à des fins exclusives de
communication. Obligation qui va de pair avec l'injonction à la
clarté et à la transparence, dont il faut bien reconnaître
qu'elles sont indispensables au commerce, sous toutes ses formes. Il faut qu'on
s'entende, il faut que ça débouche (d'où, aussi, un
privilège incontesté de l'écriture phonétique et la
phonétisation croissante de tous les « messages »). Si l'on ne
peut dire que ce qui est déjà capitalisé virtuellement
dans la langue, la langue-outil imposée par le capital n'a de cesse de
clôturer les possibles, de les restreindre à ce qui se prête
à l'échange. Un interdit frappe la non-communication, le
non-échange, ou pire : la mise en circulation de fausses monnaies, de
paroles sans valeur. Pour gagner sa vie il faut dire des choses qui vaillent le
coup d'être dites. Parler pour ne rien dire ou dire quelque chose qui ne
veut rien dire c'est se condamner, comme usager du langage, au suicide
économique et social. Enfin, insistons sur le fait que cette
économie informationnelle, cette langue du capital, est aujourd'hui plus
que jamais bouclée par la concentration des dits moyens de
communication, des media, dans les mains des puissances d'argent qui
entendent bien, fort de cet équivalent universel, monopoliser la parole,
pour mieux répéter la loi (du marché). En septembre 1983,
dans un entretien donné au Nouvel Observateur, Derrida disait
:
Partout où ce pouvoir se concentre, aujourd'hui, il
tend à mettre la modernité technique au service des vieilleries
ronronnantes et parfois de la niaiserie la plus criante. Il donne des primes
à la platitude et à la boursouflure. Si, si ça n'est pas
incompatible. Le plus consternant passe de mieux en mieux, et il est fait
pour passer, il est d'avance passé.309
308 MDL, p.56
309 Jacques Derrida, « Desceller (`'la
vielle langue neuve») », Points de suspension,
op.cit, p.133
122
Plus d'une langue
La politique de la langue est une politique violente
d'appropriation, de standardisation, d'homogénéisation, de
monopolisation. Son leitmotiv est l'univocité : faire taire les
voix dissonantes - non pas tant celles qui s'opposent dans l'assurance de la
langue maternelle mais celles qui la hantent et la désapproprient.
« Une seule voix sur la ligne, une parole continue, voilà ce qu'on
veut imposer ». Dès lors, « la responsabilité de
l'écrivain, ce n'est pas en premier lieu d'avancer des thèses
révolutionnaires. Celles-ci sont désamorcées dès
qu'elles se présentent dans la langue et selon les normes du dispositif
culturel existant. C'est celui-ci qu'il faut aussi transformer
».310
Faire de la politique autrement, accordée à
cette idée d'une justice tout autre, laisser une chance à
l'événement, cela passe par la venue d'une autre langue : une
autre langue dans la langue héritée. Exigence
indissociable d'une oreille prêtée aux silences, aux voix
confinées entre les lignes ; oreille dans le creux de laquelle se
tympanise le syntagme « politique de la langue », y
résonnent les différent(d)s qui habitent silencieusement le
langage. Car s'il y a de la politique de la langue ce n'est pas seulement dans
la mesure où celle-ci fait l'objet d'une politique d'essence coloniale,
c'est aussi au sens où, en elle, se croisent des forces en
différance. C'est ce que donne à lire Le Monoliguisme de
l'autre, dont on rappellera au passage qu'il s'agit, comme tant d'autres
textes de Derrida, d'un polylogue :
- On ne parle jamais qu'une seule langue... (oui
mais)
- On ne parle jamais une seule
langue...311
Plus d'une voix ou « plus d'une langue
»312, c'est on le sait l'une des rares définitions
risquées par Derrida pour la déconstruction. Lutter contre
l'univocité cela aura été, en effet, le travail de
l'écriture déconstructive, la tâche interminable
indexée à l'exigence infinie de justice, d'une démocratie
toujours à venir (la fixation du sens, d'un sens unique, d'une voix
unique, n'est-ce pas ce qui menace structurellement toute démocratie
digne de ce nom ?). Et d'abord une lutte contre la prétendue
vérité du texte, contre l'effacement des plis, la mise à
plat. Le premier mouvement de la déconstruction, nous l'avons vu,
consiste à déplacer une certaine
310 Ibid, p. 133-139
311 MDL, p.25
312 Dans Mémoires - pour Paul de
Man, Paris, Galilée, 1988, p.38, Derrida écrit : « Si
j'avais à risquer, Dieu m'en garde, une seule définition de la
déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot
d'ordre, je dirais sans phrase : plus d'une langue.»
123
scène de lecture, à en déranger le code,
le programme, les attentes, les positions statutaires, selon le geste
dédoublé d'une répétition subversive.
Répétition, car il faut bien s'assurer d'une certaine justesse
dans le déchiffrement du texte. Mais cette répétition,
pour ne pas en rester à un point de lecture, pour qu'elle
produise « la structure signifiante » qui descelle le système
du vouloir-dire, doit se risquer à mettre la main à l'«
objet » - non pas pour se l'approprier mais pour l'ouvrir à ce qui
en lui reste inappropriable. Derrida s'en explique dans De la
grammatologie, au moment de « justifier » ses « principes
de lecture » :
Produire cette structure signifiante ne peut évidemment
consister à reproduire, par le redoublement effacé et respectueux
du commentaire, le rapport conscient, volontaire, intentionnel, que
l'écrivain institue dans ses échanges avec l'histoire à
laquelle il appartient grâce à l'élément du langage.
Sans doute ce moment du commentaire redoublant doit-il avoir sa place dans la
lecture critique. Faute de la reconnaître et de respecter toutes ses
exigences classiques, ce qui n'est pas facile et requiert tous les instruments
de la critique traditionnelle, la production critique risquerait de se faire
dans n'importe quel sens et s'autoriser à dire à peu près
n'importe quoi. Mais cet indispensable garde-fou n'a jamais fait que
protéger, il n'a jamais ouvert une
lecture.313
A l'assujettissement du lecteur - moment essentiel du
commentaire redoublant - répond donc le réveil des traces qui
ouvrent le texte du dedans, le mettent hors de lui en lui, excèdent
l'intention de l'auteur. Il ne s'agit plus (ou pas simplement) de
déchiffrer ce qu'on croit que le signataire a voulu dire, de reproduire
en soi les actes de significations présumés, mais de faire
ressortir ce qui dans le langage échappe à toute domination :
« viser un certain rapport, inaperçu de l'écrivain, entre ce
qu'il commande et ce qu'il ne commande pas des schémas de la langue dont
il fait usage »314. Autre régime de lecture, autre
politique de l'écriture/lecture qui, en même temps
qu'elle donne congé à l'opposition de l'écriture et de la
lecture, déconstruit la hiérarchie entre l'auteur supposé
maître de son texte, de sa langue et le lecteur dont
l'acte de lecture devrait se limiter à une re-production respectueuse,
s'effaçant devant l'instance souveraine. Cela non pas,
évidemment, pour couronner le lecteur qui détiendrait les
clés du texte mais pour faire droit à l'archi-écriture qui
multiplie les voix, dérobe le sens à toute mainmise. Remettre le
texte sur le devant de la scène en re-marquant son
indécidabilité, cela aura permis, entre autres choses, de faire
apparaître les structures du pouvoir dans leur essentielle
précarité, d'exhiber les
313 DG, p.220
314 DG, p.219
124
oripeaux de la maîtrise, et du même coup la
violence des gestes d'appropriation là où ils se déguisent
dans la bonne conscience, le savoir, l'assurance de ce qui va de soi etc.
La langue à venir
Dans Le Monolinguisme de l'autre, Derrida
réitère cet appel à la trace dans la langue, mais en le
radicalisant pour ainsi dire. Car il ne s'agit pas seulement de
désapproprier celui qui se croît maître de sa
langue, mais la langue elle-même : de lui « faire arriver
quelque chose, à cette langue » par un geste d'écriture
- et Derrida rappelle que ce qu'il appelle ici encore écriture,
« peut rester purement oral, vocal, musical : rythmique ou prosodique
»315 - qui la désapproprie d'elle-même.
Mais le rêve...c'était peut-être de lui
faire arriver quelque chose, à cette langue. Désir de la faire
arriver ici en lui faisant arriver quelque chose, à cette
langue demeurée intacte, toujours vénérable et
vénérée, adorée dans l'oraison de ses mots et dans
les obligations qui s'y contractent, en lui faisant arriver, donc, quelque
chose de si intérieur qu'elle ne fût même plus en position
de protester sans devoir protester du même coup contre sa propre
émanation, qu'elle ne pût s'y opposer autrement que par de hideux
et inavouables symptômes, quelque chose de si intérieur qu'elle en
vienne à jouir comme d'elle-même au moment de se perdre en se
retrouvant, en se convertissant à elle-même, comme l'Un qui se
retourne, qui s'en retourne chez lui, au moment où un hôte
incompréhensible, un arrivant sans origine assignable la ferait arriver
à lui, ladite langue, l'obligeant alors à parler,
elle-même, la langue, dans sa langue, autrement.316
Scène onirique, érotique, qui se produit dans le
langage, dans ladite langue maternelle qu'on rêve de faire venir
autrement, non pas dans la jouissance répétitive de sa loi mais
depuis l'autre qu'elle retient en elle, pour qu'elle n'en revienne pas intacte
ou qu'elle en devienne comme étrangère à elle-même,
incapable de se rassurer dans l'assurance d'un « chez-soi ». Tout se
passe comme s'il fallait puiser dans la langue donnée les ressources
pour inventer une langue inouïe, une langue qui ne serait plus le
monolinguisme de l'autre au sens que nous avons indiqué jusqu'ici mais
un idiome absolu : « une langue assez autre pour ne plus se
laisser réapproprier dans les normes, le corps, la loi de la langue
donnée ».317
315 MDL, p.124
316 MDL, p.85
317 MDL, p.124
125
Cette langue n'existe pas, il faut l'inventer nous dit
Derrida, et cela ne peut se faire qu'en imprimant à même le corps
de la dite monolangue318 des marques telles qu'elle en devienne
intraduisible, non seulement dans telle ou telle langue «
étrangère » mais aussi dans sa « propre » langue.
Il y a toujours plus d'une langue dans la langue, toujours déjà
divisée par et dans son rapport à soi, son auto-affection. C'est
cette multiplicité qu'il s'agit de mobiliser en affectant la langue
d'une impossible traduction franco-française. « J'aiguise la
résistance de mon français, écrit Derrida, [...]
sa résistance acharnée à la traduction : en
toutes langues, y compris tel autre français ». 319 Mais
il ne s'agit aucunement d'un repli idiomatique. La prolifération des
obstacles à la traduction précipite au contraire les langues
déliées dans une scène de traduction absolue, sans
pôle de référence, sans langue de départ ni
d'arrivée assurées, retranchées derrière leurs
frontières. Il en va d'une négociation perpétuelle, dans
un entre-plusieurs-langues : comme dans l'impossible exercice de traduction
où il faut inventer une langue suffisamment nouvelle pour tenter
d'accueillir l'altérité de l'idiome de l'autre. Tel est le geste
révolutionnaire, résolument internationaliste de la
déconstruction ; geste d'ouverture - de décloisonnement mais
aussi d'avance ou d'invitation, voire de défi, lancé à
l'autre :
Invente donc dans ta langue si tu peux ou veux
entendre la mienne, invente si tu peux ou veux la donner à entendre, ma
langue, comme la tienne, là où l'événement de sa
prosodie n'a lieu qu'une fois chez elle, là même où son
« chez elle » dérange les cohabitants, les concitoyens et les
compatriotes ! Compatriotes de tous les pays, poètes-traducteurs,
révoltez-vous contre le patriotisme ! 320
Cette résistance à l'hégémonie de
l'homogène ne s'organise, insistons-y, que depuis l'intérieur,
qu'à exploiter la réserve d'écriture qui met la langue au
travail, qu'à marquer la langue d'un « coup de griffe ou de greffe
», dans l'irrespect respectueux de ses lois dont on sait qu'elles n'ont
rien d'immuables, toujours en différance, hantées par la
possibilité nécessaire de l'accident. La condition du même
est possibilité de la variation, selon la logique de
l'itérabilité que nous avons déjà exposée.
Il ne s'agit pas de faire mal à la langue, de la maltraiter dans sa
grammaire, sa syntaxe, sa loi, mais selon l'exigence contrariée d'une
« fidélité infidèle » de la mettre à
l'épreuve d'elle-même : « quand je violente la langue
française, écrit Derrida, je le fais avec le respect
raffiné de ce que je crois être une injonction de cette langue,
dans sa vie, dans
318 C'est ce que Derrida appelle aussi le
tatouage, qui « en fait voir, à même corps, de toutes les
couleurs » MDL, p.116
319 MDL, p.99
320 MDL, p.106-107
126
son évolution ».321 Faire arriver
quelque chose à la langue c'est donc un événement qui fait
advenir des possibilités jusqu'à alors impossibles, dans son
lexique, dans sa syntaxe etc. Et ce quelque chose lui fait quelque chose,
ça ne la laisse pas insensible, qu'elle soit piquée ou
séduite (ou les deux), par ce geste qui est aussi un geste d'amour, qui
fait l'amour. On ne compte pas les passages où Derrida aura
déclaré sa flamme à la langue française.
Il faut redoubler de prudence, dans ces pages d'une
difficulté redoutable. Car s'il s'agit de transformer, de secouer la
langue sédimentée ce n'est pas pour retomber dans les illusions
de la maîtrise et de la possession. La langue inventée n'est pas
l'initiative d'un sujet souverain en quête de distinction. Ce que Derrida
appelle mon français ou mon idiome, c'est une langue en laquelle se
laisserait traduire l'événement de la venue de l'autre. La
singularité irremplaçable, idiomatique, qui s'y signe n'est pas
tant celle d'un soi que celle de cette arrivée imprévisible, d'un
soi comme autre, d'un soi ouvert à l'autre en soi. L'idiome n'appartient
pas, ne se laisse pas approprier, il désapproprie en
vérité celui ou celle qu'il signe. Car il vient toujours de
l'autre, il est la venue de l'autre, celle qui inspire, par exemple, le
souffle d'une trace inouïe, qui toujours revient à l'autre
qui la contre-signe, dans une lecture, dans une écoute. Dès lors
que le dire est toujours adressé, il faut reconnaître qu'il
n'appartient plus à son signataire, qu'il est, là encore, comme
dérobé - au sens où le signataire n'en maîtrise plus
toute la signification mais aussi, sans doute, au sens où
l'interprétation de l'autre produit un sens nouveau, le
révèle comme on révèle une photographie. Qui sait
ce qu'il peut dire ? 322 L'idiome c'est donc cet autre monologuisme
de l'autre, tout autre que la langue de l'autre comme langue du maître.
C'est ma langue en tant qu'elle me vient de l'autre, en tant qu'elle fait
événement et dans cet événement même me
surprend.
Cette langue à inventer, que Derrida appelle aussi
l'« avant-première langue » (peut-être pour remarquer ce
qu'elle doit à la trace originaire, passé sans présent
d'avant la « première langue ») demeure toutefois inaccessible
dans sa pureté. Elle est l'impossible même, dès lors que la
réappropriation a toujours lieu. En effet, pour que
l'événement ait une chance d'apparaître, de faire date,
pour que la « première fois » ne soit pas la «
dernière fois », il faut qu'il se laisse répéter,
identifier, réinscrire dans la loi du même, perdant ainsi son
unicité. C'est le prix de sa lisibilité. En ce sens, les
événements n'arrivent qu'à ne pas arriver ou alors dans un
langage encore irrecevable, hors la loi, comme « des
événements non constatables :
321 Apprendre à vivre enfin,
op.cit. p.38
322 Bien entendu cet autre peut être
« moi » comme autre qui tout à coup, ou dans l'après
coup, s'entend dire ce qu'il n'aura jamais voulu dire.
127
illisibles ».323 Mais ces
événements monstrueux, dans le procès même de leur
régularisation, transforment et déplacent néanmoins le
champ de la réception, retracent les frontières du recevable et
de l'irrecevable, ouvrent d'autres voies à l'arrivant.
Ce rêve d'impossible, soutient ici profondément
Derrida, c'est la promesse même de toute parole : une langue signant une
singularité absolue - non pas celle d'une identité cernable, mais
d'un tout autre qui s'inventerait dans des mots encore illisibles, qui dirait
ou écrirait sa différance à soi, faisant droit dans un
même souffle à la multiplicité des voix
hétérogènes qui habitent un corps toujours
déjà marqué par l'autre. « Vous rêvez, c'est
fatal, l'invention d'une langue ou d'un chant qui soient vôtres, non pas
les attributs d'un `'moi», plutôt le paraphe accentué,
c'est-à-dire musical, de votre histoire la plus illisible
».324 Chaque fois que nous ouvrons la bouche ou
écrivons, nous désirons, consciemment ou non, dire cette
différance, cette irréductible altérité qui fait
notre singularité, comme tout autre. Nous aspirons à donner
à entendre ou à lire cet écart dans un phrasé
singulier : rythmé, cadencé à la dé-mesure de notre
unicité. Nous ne parlons pas pour répéter la loi mais
animés du désir fou de toucher à cette
vérité qui serait la nôtre, vérité
secrète, unique, irremplaçable, de ce qui n'a jamais eu lieu,
n'aura jamais lieu et que nous promettons pourtant chaque fois, comme une
promesse intenable, à l'autre qui doit la reconnaître. Toujours,
dès que nous parlons, nous promettons une autre langue, à
nous-même, à celles et ceux à qui nous nous adressons.
C'est pourquoi Derrida écrit que cette promesse qui promet l'impossible
est aussi la possibilité de toute parole qu'elle appelle à venir.
L'adresse à l'autre ne s'ouvre qu'à l'horizon de cette langue
impossible, mais toujours promise, toujours à venir. C'est aussi en ce
sens qu'elle vient de l'autre - d'un futur qui ne sera jamais présent
(ce que Derrida appelle précisément l'à-venir) mais qui
rassemble d'avance la langue disséminée dans sa promesse.
Cet appel à venir rassemble d'avance la langue. Il
l'accueille, il la recueille, non pas dans son identité, dans son
unité, pas même dans son ipséité, mais dans
l'unicité ou la singularité d'un rassemblement de sa
différence à soi : dans la différence avec soi
plutôt que dans la différence d'avec soi. Il n'est
pas possible de parler hors de cette promesse qui donne, mais en promettant de
la donner, une langue, l'unicité de l'idiome.325
323 MDL, p.125
324 « Desceller (`'la vieille langue
neuve») », Points de suspension, op.cit., p.127
325 MDL, p.127
128
« On ne parle jamais qu'une seule langue » s'entend
alors aussi comme cette promesse de l'idiome absolu qui accompagne toute
parole, en quelque langue que ce soit, et qui rassemble les langues, dans leur
dispersion même : promesse d'une langue encore inouïe qui ne promet
rien, aucun contenu déterminable, sinon l'accueil de l'autre inventant
l'idiome. C'est ce que Derrida appelle une messianicité sans
messianisme, sans salut, sinon à l'autre reconnu comme tout autre ; ce
qui ressemble à une promesse de justice, inscrite au coeur de toute
parole.
La promesse dont je parle...et dont j'avance maintenant
qu'elle promet l'impossible mais aussi la possibilité de toute parole,
cette singulière promesse ne livre ni ne délivre ici aucun
contenu messianique ou eschatologique. Aucun salut qui sauve ou promette la
salvation, même si, au-delà ou en deçà de toute
sotériologie, cette promesse ressemble au salut adressé à
l'autre, à l'autre reconnu comme autre tout autre (tout autre est tout
autre, là où une connaissance ou une reconnaissance n'y suffit
pas), à l'autre reconnu comme mortel, fini, à l'abandon,
privé de tout horizon d'espérance.326
***
Nous nous demandions en ouvrant cette dernière partie
ce qui poussait la déconstruction à en découdre, ce qui
l'animait peut-être secrètement. Nous avons vu que ce
n'était pas la vérité mais la justice : non pas comme un
objet là-devant, à atteindre, ou à cerner, mais comme ce
qui, depuis un passé immémorial, engage en donnant le
mouvement ; engage aussi comme une promesse archi-originaire, d'avant tout soi
: un oui à la venue de l'autre qui doit rester incalculable ; engage
enfin politiquement à laisser une chance à cette venue, en
déclôturant autant que possible les structures socio-juridiques ou
socio-politiques qui l'annulent d'avance dans l'économie d'un savoir.
« La déconstruction est la justice » parce
que ce n'est qu'à défaire les structures
sédimentées du savoir-pouvoir, qu'à déconstruire
l'ordre de la vérité qui est aussi indissociablement un ordre
politique et social, que s'ouvre la possibilité de la justice - comme
impossible. Dire qu'il faut la justice c'est dire qu'il faut l'impossible.
D'abord parce qu'il n'y a de justice que dans la considération de la
singularité absolument autre d'une situation excédant tous les
possibles imaginables. Ensuite, et c'est une conséquence
immédiate, parce que la décision juste et responsable qui doit
s'y mesurer ne saurait s'inscrire dans un programme de possibilités
calculables à l'avance. Subsumer objectivement un cas sous la
généralité d'une loi ne peut que revenir à manquer
l'unicité de la situation et de la décision à prendre. Ce
serait, en
326 MDL, p.128
129
vérité, se dérober à toute
décision, si une décision digne de ce nom engage toujours la
responsabilité d'un choix qui doit faire l'épreuve de l'aporie,
de l'indécidable. Là où un savoir formalisable enseigne ou
prescrit par avance ce qu'il faut faire, il n'y a ni décision, ni
responsabilité, ni justice. Dès lors si la justice requiert une
décision juste, s'il faut décider, cette injonction
impérative doit être sans normativité, sans
vérité, sans rien qui ne soit garanti par un savoir possible,
calculable (ce qui ne veut évidemment pas dire qu'il ne faut rien
savoir, nous n'y revenons pas). Responsabilité hors-norme,
hyper-responsabilité pour ainsi dire, qui révèle, par
contrecoup, ce que l'axiomatique de la présence dominant l'idée
traditionnelle de responsabilité (volonté,
intentionnalité, autonomie etc.) a de profondément
déresponsabilisant sous le couvert de la bonne conscience. Mais justice
impossible, enfin, imprésentable, parce que
l'indécidabilité qui en est la condition ne cesse jamais de
revenir hanter la décision prise, s'il y en a. Autre manière de
dire qu'on n'en aura jamais fini avec la justice. D'où aussi une
certaine perplexité, peut-être inévitable : si une
décision juste, pour être digne de son nom, exige la suspension de
critères assurés, alors comment s'y mesurer ? Comment distinguer
la mesure de la démesure ? N'est-on pas toujours renvoyé à
une certaine forme de justesse qui serait susceptible, de son
côté, de donner des gages mais en perdant alors la justice dans
son exigence d'incalculabilité ? A moins, peut-être, de penser la
justesse comme une question de tact, sans mesure prescrite, sans filet
de sécurité. Toucher à la justice n'aura alors jamais paru
aussi risqué. Mais la justice absolue, l'accueil inconditionnel de
l'autre doit comporter cette part de risque, cette menace sans laquelle on ne
parle pas de justice. « L'indécidable, rappelle Derrida, condition
de la décision comme de la responsabilité, inscrit la menace dans
la chance, et la terreur dans l'ipséité de l'hôte.
»327
Sans jamais proposer une éthique au sens traditionnel
du terme, la déconstruction est donc toujours déjà
engagée dans une promesse éthique, promesse d'une justice
à-venir, dès lors que celle-ci trouve sa pierre de touche dans
l'expérience de l'aporie. Elle s'accorde avec la dimension
intrinsèquement politique d'une écriture déconstructive
ouverte sur l'à-venir, l'événement, l'impossible. Nous
avons choisi d'insister dans cette partie sur la façon dont Derrida aura
politisé une certaine expérience qui, à une oreille un peu
bouchée, pourrait passer pour politiquement neutre, à savoir une
certaine manière de tourner la langue. Dans Le Monolinguisme de
l'autre, Derrida a exemplairement exhibé la violence nichée
au coeur d'une langue dite maternelle qui se voudrait pure
d'éléments étrangers, intacte, garante d'une culture
homogène et unifiée : comme le phantasme d'une langue propre qui
s'impose en refoulant
327 MDL, p.119
130
toutes les différences, ou en ne tolérant que
celles qui n'inquiètent pas son univocité. Mais, dans le
même temps, c'est dans la dite monolangue, où les voix
dissonantes sont assourdies par les discours qui disent tenir la langue en
respect, c'est depuis la trace originaire qui la fait marcher toujours un peu
de travers, que se réserve aussi la possibilité d'une justice
à venir : l'invention d'une langue inouïe, ouverte à la
venue de l'autre. Ou plutôt, car cette invention reste en sa
pureté impossible, c'est à même l'expérience de
l'écriture dans la langue que s'alimente le rêve d'un idiome
absolu, comme promesse secrète inscrite dans toute parole. C'est de ce
rêve, de ce désir fou que vit la déconstruction, c'est pour
lui qu'elle prend tous les risques, qu'elle s'ouvre au tout autre en tournant
follement sa langue comme celle de l'autre. Au risque, encore une
fois, que ça tourne mal. Mais la conjuration du mal à tout prix,
n'est-ce pas un autre nom du pire ? N'est-ce pas ce qui justifie les pires
violences ? Une politique de l'écriture ne fera jamais
l'économie de la violence, au nom de l'économie de la
violence, justement.
Reste qu'on pourrait finalement se demander ce qu'il reste de
la vérité, s'il en reste, et sous quelle forme, une fois l'ordre
sévère de la vérité déconstruit pour laisser
une chance à la justice. S'il faut la vérité n'est-ce pas
aussi au nom de la justice ? Et y-a-t-il encore un monde possible sans une
parole vérace pour le soutenir ? Nous avons en principe répondu
à ces questions. La vérité comme justice est toujours
à faire. Sans doute le travail théorico-historique de la preuve
est-il indispensable. Mais jamais l'information, même infinie, ne suffira
à décider du vrai et du non-vrai, du juste et de
l'injuste dans l'unicité d'un cas irrépétable. Faire la
vérité cela suppose d'en décider dans la folie d'un
non-savoir. En ce sens il en va d'une vérité
événementielle, incalculable, qui en appelle à la croyance
avant tout savoir, promise plus que donnée. La vérité il
faut l'inventer, c'est-à-dire non pas seulement la dévoiler mais
la faire arriver là où elle n'est pas encore possible. Comme s'il
fallait faire l'impossible. Il en va de même de la
véracité : ma vérité, celle que je te promets quand
je m'adresse à toi, celle que je te demande de croire sur parole, sans
garantie de savoir, ma vérité comme celle de l'autre qui viendra
peut-être dans une écriture encore illisible, cryptée,
à déchiffrer, interminablement.
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