C. La microfinance dans ces deux pays peut encore
connaître des améliorations
1) Un succès à nuancer au Bangladesh
a. Améliorer les pratiques existantes en préservant
la vocation sociale
La nécessité pour les IMF au Bangladesh
d'obtenir une rentabilité économique suffisante et l'importance
de la compétition sur le territoire amènent parfois les
institutions à se détourner de leur objectif d'impact social pour
se concentrer davantage sur leurs revenus : hausse des taux
d'intérêt, pratiques d'acquisition de clients agressives,
incitation à l'augmentation des montants. Au-delà des questions
morales que posent ces méthodes, elles ne se font pas forcément
au bénéfice des finances des IMF. La hausse des taux
d'intérêt entraîne mécaniquement une hausse des
défauts de paiement, et au-dessus d'un taux de 60% par an, la
rentabilité décroît164.
164 Independant Evaluation Group. (2015). Microfinance : A
Critical Litterature Survey. World Bank.
107
Pour une microfinance efficace qui préserve la
sécurité, la dignité et l'intégrité des
emprunteurs, l'un des principaux enjeux est l'homogénéisation des
modes de fonctionnement. D'une part, la formation du personnel peut être
renforcée, en insistant sur les codes de bonne conduite et en
développant des réponses standardisées aux situations de
défaut de paiement. Mais il y a aussi un besoin de formation à la
tenue des comptes, pour réduire les pertes d'argent
régulières, notamment dans le cas des micro-épargnes.
D'autre part, les contrôles doivent également être
renforcés, de la part des IMF sur leurs branches, mais aussi de la part
du gouvernement. Il s'agit non seulement d'éviter les abus des agents de
microfinance mais aussi les situations de surendettement des foyers, qui
contractent des prêts auprès de plusieurs institutions. Cela passe
par un renforcement des infrastructures et de la législation. Le Global
Microscope 2019, qui compare les pratiques de microfinance de 55 pays
émergents, rend les défauts du Bangladesh à ce niveau
visible : le pays obtient un score de 22 pour le soutien du gouvernement au
secteur, contre une moyenne de 54 pour les autres pays. Il est ainsi dernier
dans la catégorie (voir Annexe 7). Le gouvernement pourrait, à
titre d'exemple, mettre en place une institution centralisant les informations
sur les situations d'endettement des emprunteurs. En 2011, 30% d'entre eux
avaient des prêts dans plusieurs IMF165. Notons cependant que
du fait du risque important de l'activité et de la faiblesse des moyens
alternatifs existants pour les IMF, l'utilisation de pressions psychologiques
ne peut pas entièrement disparaître sans que d'autres changements
soient apportés.
Une de ces évolutions souhaitables est la
centralisation de davantage de données sur les emprunteurs, pour mieux
contrôler les remboursements et le risque. Comme nous l'avons vu en
observant la différence entre le Bangladesh et la France,
posséder des informations permet également d'évaluer avec
plus de précision l'impact de l'activité. Elles sont aussi
essentielles pour la gestion des coûts et l'évaluation de la
rentabilité. Enfin, ces données sont cruciales pour adapter au
mieux l'activité aux besoins des clients.
En effet, la microfinance au Bangladesh laisse encore beaucoup
de personnes de côté. L'efficacité pour les ultra-pauvres
n'est pas encore atteinte, et les personnes possédant au
préalable une épargne, du bétail ou un commerce autre
qu'agricole ont en moyenne une probabilité plus élevée
d'emprunter des microcrédits166. Il est donc
nécessaire de développer des prêts à des
165 Shankar, S. Bridging the «Missing Middle»
between Microfinance and Small and Medium-Sized Enterprise Finance in South
Asia. Asia Development Bank Institute. (2016).
166 Chemin, M. (2008). The Benefits and Costs of Microfinance
: Evidence from Bangladesh.
108
montants plus adaptés, aux calendriers plus flexibles,
et couplés à un accompagnement renforcé pour les personnes
qui souffrent le plus d'un manque de compétences.
Une méthode qui a fait ses preuves pour atteindre les
populations les plus marginalisées est la digitalisation. Cependant,
elle est en retard au Bangladesh en comparaison d'autres pays qui pratiquent la
microfinance, notamment en Afrique. Pourtant, elle constitue également
un moyen efficace d'améliorer la collecte de données, de rendre
les pratiques financières des clients plus efficaces et de
réduire les coûts. La réflexion autour de la digitalisation
et de son impact sur le caractère humain de la microfinance en est
également encore à ses balbutiements.
b. Aller au-delà des micro-entreprises
Si la microfinance au Bangladesh donne à ses
bénéficiaires les moyens d'investir dans de petites
activités économiques pour leur permettre de subsister, elle
n'est pas un outil qui permet à ces micro-entreprises de se
développer et de grandir. Cela ne pose pas uniquement un problème
pour les emprunteurs, qui n'ont pas de perspectives d'amélioration
considérable de leurs conditions de vie. C'est aussi une question de
développement économique du pays. Une entreprise qui ne grossit
pas, c'est une entreprise qui n'embauche pas de salariés. Le pays est
ainsi parsemé d'une multitude de micro-entreprises qui ne suffisent pas
à développer un tissu économique et industriel.
Esther Duflo, Prix Nobel d'économie 2019, s'est
beaucoup penchée sur la question des conditions de développement
économique des pays à faibles revenus. Dans un article au Monde
datant de 2010, elle affirme déjà que :
«Le microcrédit, par ses règles actuelles,
est plus adapté à financer des activités familiales qui
vivotent que de véritables entreprises créant des
emplois.»167
En effet, plusieurs modes de fonctionnement de la microfinance
au Bangladesh, et dans les pays émergents en général,
expliquent en partie ce phénomène. D'une part, les pratiques de
«group lending» ne sont pas favorables aux investissements
risqués. Les emprunteurs ne s'aventurent pas dans des activités
plus importantes et plus rentables mais cherchent à sécuriser
leurs remboursements afin de ne pas pénaliser les autres, voire
être blâmés par leur communauté. Les calendriers
rigides de remboursement, qui débutent souvent très tôt
après le début du prêt et
167 Duflo, E. Microcrédit, miracle ou désastre
? Le Monde.fr. (2011, 9 juin).
109
demandent en général des remboursements
hebdomadaires, représentent également un frein. Une
activité économique de plusieurs salariés a besoin de
temps au démarrage avant d'être rentable.
Enfin, les micro-entreprises ne peuvent pas se
développer faute d'instruments financiers adaptés. Il existe un
vide entre l'échelon des institutions de microfinance et celui des
banques commerciales, du fait du manque de ce que l'on appelle la
mésofinance. Progressivement, les IMF bangladaises proposent des
prêts de montants plus importants, initiés en 2007 par BRAC et la
Grameen Bank, mais cela reste très minoritaire. En 2014, la MRA
distingue les microcrédits, dont le montant moyen se situe en dessous de
637$, des crédits aux micro-entreprises, dont le montant est
supérieur, et qui sont souvent proposés sans «group
lending». Mais la plupart des IMF n'ont pas les capacités de
proposer ces prêts plus importants, et celles qui le peuvent n'en font
pas une activité centrale. En 2016, BRAC et ASA représentaient
42% des prêts aux micro-entreprises, et ces prêts n'étaient
offerts respectivement qu'à 2% et 1% de leurs emprunteurs.
Ainsi, la contribution des IMF à l'émergence
d'un véritable secteur salarial au Bangladesh doit passer par une
modification des pratiques, une accentuation de la formation, et par un
encouragement de la part du gouvernement à proposer davantage de
crédits aux micro-entreprises, par exemple en proposant des prêts
avantageux par le PKSF pour générer ces
crédits168.
2) Des pratiques perfectibles en France
a. Augmenter la portée de l'activité
Malgré son efficacité, la microfinance touche
encore très peu de personnes en France en comparaison des besoins
insatisfaits. Ce n'est pas faute de communication : en plus des partenariats
avec les banques ou les établissements chargés de l'emploi,
l'Adie procède par exemple à de la publicité, à des
entretiens télévisés ou à des semaines de
sensibilisation. Cependant, il est difficile de venir à bout du blocage
psychologique ressenti par les personnes souffrant de l'exclusion sociale et
qui se sentent abandonnées par les politiques publiques. Ces populations
perdent progressivement leur motivation pour chercher des solutions. Maria
Nowak nous explique que :
168 Shankar, S. Bridging the «Missing Middle»
between Microfinance and Small and Medium-Sized Enterprise Finance in South
Asia. Asia Development Bank Institute. (2016).
110
«En France il y a une sorte d'abandon de principe de la
part des potentiels bénéficiaires, l'impression que rien n'est
fait pour eux.»169
Une autre explication à l'expansion modeste de
l'activité par les IMF est son coût, notamment du fait de
l'accompagnement. Une solution à cela peut être trouvée
dans la digitalisation, qui permet de réduire les coûts en
créant des plateformes qui centralisent les informations des
bénéficiaires et en automatisant les procédures.
Cependant, de la même façon que dans les autres pays, la
digitalisation de l'activité doit être pensée pour
maintenir le contact humain entre les agents de microfinance et les emprunteurs
et ne pas aggraver la fracture numérique (15% des français n'ont
pas utilisé internet en 2019170).
b. Faire évoluer plus avant l'environnement
réglementaire
La réglementation en France peut encore faire des
progrès pour mettre plus en avant la microfinance, et les IMF
françaises travaillent constamment pour que ces évolutions
s'opèrent. Notamment, Maria Nowak a fait le choix de dédier la
fin de sa carrière à la rédaction du Livre Blanc du
Microcrédit Européen, publié en 2019, qui contient des
suggestions pour améliorer le cadre dans le pays et en Europe (voir
Annexe 12).
Le travail de sensibilisation des pouvoirs publics par les IMF
porte d'abord sur la reconnaissance de l'entrepreneuriat en tant que voie
d'insertion. Malgré des progrès importants ces dernières
décennies, l'entrepreneuriat est encore considéré comme
une solution dégradée par rapport au salariat, qui est au centre
des décisions légales. En particulier, les IMF souhaitent que
soient mis en place des mécanismes pour orienter davantage les clients
vers le microcrédit, par exemple par un renvoi automatique du demandeur
actionné par les banques.
Une autre évolution réglementaire souhaitable
est la simplification du réseau d'organisations qui participent à
la microfinance. Sa complexité se révèle à la fois
très coûteuse et décourageante pour les potentiels
bénéficiaires et les partenaires des IMF. Actuellement,
l'accompagnement est couvert par 600 institutions différentes (pour la
plupart des branches de
169 Entretien avec Maria Nowak, fondatrice et ancienne
présidente de l'Adie, 13/01/2021.
170 INSEE.
111
réseaux nationaux). Le développement de l'aide
directe, via la fusion de certains accompagnants et prêteurs, pourrait
par exemple être bénéfique.
3) Le rôle des régulations internationales
s'intensifie
Les crises connues par la microfinance au début des
années 2010, principalement en Inde et au Mexique, ont rendu visible et
urgente la nécessité d'encadrer la croissance
incontrôlée du secteur partout dans le monde. La communauté
internationale s'organise alors pour proposer un ensemble de recommandations et
de règles pour les IMF. Bien que ces directives ne fassent pas
autorité, les investisseurs privés en microfinance, dont
l'activité progresse fortement depuis le début du siècle,
constituent un levier puissant pour inciter les IMF à les suivre.
Parmi les institutions les plus influentes qui se penchent sur
cet exercice, on peut citer le CGAP, think tank avec pour objectif le
développement des solutions financières pour les populations
pauvres. Les organisations composant le CGAP publient
régulièrement des recommandations pour les IMF et les
investisseurs, épaulées par la recherche et les
expérimentations. D'autre part, la Social Performance Task Force (SPTF),
une ONG, publie en 2012 les Normes Universelles de Gestion de Performance
Sociale. Ces Normes Universelles forment un ensemble détaillé de
bonnes pratiques qui servent non seulement d'exemple pour les IMF, mais aussi
de base pour les investisseurs pour évaluer la performance de ces
dernières. Allant encore plus loin dans les instructions, Cerise a
développé le SPI4, un outil d'audit de la performance sociale.
112
Les 6 catégories des Normes Universelles
développées par le SPTF
Source : Normes Universelles de Gestion de la Performance
Sociale. SPTF. (2016).
Ces initiatives ont un impact positif sur les pratiques de
microfinance à travers le monde. Les institutions sont incitées
à positionner leur mission sociale au centre de leur activité,
à mettre en place des offres adaptées aux populations les plus
vulnérables, à assurer la protection de leurs clients.
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