C. L'exportation de la microfinance en France
insufflée par Maria Nowak
1) Une initiative directement inspirée de
l'expérience bangladaise
Au moment où la microfinance se développe
progressivement au Bangladesh dans les années 1980, Maria Nowak
travaille à l'Agence Française de Développement. Elle a
dans ce contexte l'occasion de se rendre dans le pays pour observer
l'application de ce nouveau secteur. Comme Mme Nowak le dit elle-même
à l'occasion de notre entretien :
«J'ai rencontré Muhammad Yunus dans les
années 1980, à l'époque où j'étais
directrice d'études à l'AFD. La microfinance m'est
d'emblée apparue comme une idée simple et évidente, qu'il
était absurde de ne pas mettre en place.»56
Rapidement, elle travaille à l'introduction de la
microfinance en Afrique subsaharienne dans le cadre de l'AFD en partenariat
avec la Grameen Bank. L'opération est un succès dans plusieurs
pays malgré le scepticisme des gouvernements et des banques
traditionnelles à l'international.
«C'est ainsi que je me suis intéressée
à son introduction en France, où la microfinance n'apparaissait
comme une nécessité pour personne : on considérait que le
crédit était accessible pour tous, et qu'il y avait suffisamment
d'aides sociales.»
Cependant, face à l'importance du chômage et
à la détresse des victimes de l'exclusion sociale dans le pays,
Mme Nowak décide d'aller à l'encontre de ce
présupposé. Elle déplore le peu de reconnaissance de
l'entrepreneuriat et les difficultés rencontrées pour s'engager
dans cette voie. C'est ainsi qu'elle décide de lancer sa propre
initiative.
37
56 Entretien avec Maria Nowak, fondatrice et ancienne
présidente de l'Adie, 13/01/2021
38
2) L'aventure de l'Adie
a. Porter soi-même ses convictions
Le projet de Mme Nowak débute en décembre 1988
sous la forme d'une petite association qui fait office d'intermédiaire
entre les banques et les bénéficiaires. C'est une initiative
personnelle et bénévole qu'elle mène avec deux
collègues.
«Nous sommes partis vraiment de rien, avec seulement 30
prêts la première année, grâce à l'appui des
banques et d'institutions à caractère
social.»57
A l'époque, la loi bancaire n'autorise les
associations à prêter que sur leurs fonds propres et à
leurs membres. La marge de manoeuvre de l'Adie est donc très
limitée. C'est grâce à un accord avec la Banque de France
que l'Adie a pu gagner en crédibilité et signer progressivement
des accords avec d'autres banques : plusieurs branches du Crédit Mutuel
d'abord, puis des coopératives telles que le Crédit
Coopératif et les Banques populaires, et enfin certaines banques
commerciales.
Dès ses débuts et encore aujourd'hui, l'Adie se
fixe trois objectifs qu'elle respecte scrupuleusement :
l Financer les populations vulnérables exclues des
procédures classiques : «Nous finançons tout type
d'activité professionnelle jusqu'à 10 000€»,
l Les accompagner pour les aider à développer
leur propre emploi : «Nos spécialistes apportent un suivi
personnalisé et gratuit pour chaque projet»,
l Faire évoluer les mentalités et les
réglementations pour mettre en avant l'entrepreneuriat comme voie
d'intégration professionnelle : «Nous luttons contre les freins et
les stéréotypes, pour que toute personne qui le souhaite puisse
devenir entrepreneur».58
Les activités de microfinance en France se
répartissent en deux activités principales. D'une part, le
microcrédit professionnel, créé dès 1992, a pour
but de financer la création d'activités
génératrices de revenus. Face à la complexité du
marché du travail français, les associations de microfinance sont
autorisées à partir de 2008 à distribuer des
microcrédits personnels, avec pour
57 Entretien avec Maria Nowak, fondatrice et ancienne
présidente de l'Adie, 13/01/2021
58 Adie. Association Adie - Notre Mission.
https://www.adie.org/notre-mission/
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objectif le financement des conditions de retour à
l'emploi (achat d'une voiture ou de matériel, formation, etc.).
La microfinance en France se distingue également du
Bangladesh en termes d'objectif : elle ne vise pas à se substituer au
système financier classique, mais à soutenir
financièrement et accompagner les personnes exclues de ce système
pour qu'elles puissent le réintégrer. Les
bénéficiaires ont donc vocation à obtenir des
crédits bancaires traditionnels.
b. Une expansion efficace
L'activité se développe rapidement, notamment
à partir de 1999, avec une croissance moyenne de 10% depuis. Cette
dynamique est rendue possible par plusieurs facteurs essentiels. Tout d'abord,
la personnalité charismatique de Maria Nowak. Grâce à ses
qualités de leader et à ses capacités de conviction, elle
réussit à faire évoluer les mentalités et à
mettre de son côté des organisations influentes. Elle parvient
à porter une idée nouvelle face à laquelle tous
étaient sceptiques, et ce de manière efficace.
Un autre facteur important, auquel elle a contribué,
est la création d'alliances stratégiques. L'activité de
l'Adie s'appuie sur les organismes gouvernementaux existants, sur des ONG et
sur le secteur privé. Le caractère rapide et simplifié de
ses procédures est également utile à sa croissance. Les
potentiels emprunteurs peuvent contacter simplement et sans frais l'association
par téléphone, et l'appel est suivi d'un processus rapide
d'approbation et de transfert du crédit. Enfin, la loi sur les nouvelles
régulations économiques de 2001, qui donne aux associations de
microcrédit l'autorisation de prêter elles-mêmes, permet
à l'Adie d'accélérer son développement.
En 2018, l'Adie atteint 23 449 personnes financées,
pour un encours de crédit de 148,7 millions d'euros, avec une croissance
annuelle de 13,5 %. Cela correspond sur l'année à la
création de 13 143 emplois. L'Adie s'appuie alors sur 533
salariés et 1 400 bénévoles59.
59 L'AGEFI. L'Adie cherche des relais auprès des
banques - Actualités Banque & Assurance. (2019, 17 octobre).
40
3) Une association qui s'inscrit dans un
écosystème
Le modèle français du microcrédit se
caractérise par l'intervention coordonnée de nombreux acteurs
publics, associatifs et bancaires. D'une part, on trouve un certain nombre de
différentes catégories d'organisations qui peuvent pratiquer des
microcrédits bancaires D'autre part, sont présentes les
organisations, indispensables, qui les appuient dans leurs activités
dans ce contexte complexe. Certaines existaient déjà avant que
l'Adie ne soit créée et ont été en partie actrices
de son développement, d'autres apparaissent plus tard, à mesure
que le secteur gagne en ampleur et en crédibilité.
a. Les organisations préexistantes
La seconde moitié des années 1980
représente le début de la structuration du secteur de la
microfinance en France. Pour permettre aux entrepreneurs souhaitant obtenir des
crédits bancaires de remplir les conditions fixées par les
banques, on voit apparaître :
l En 1985, le réseau France Initiative, aujourd'hui
appelé réseau Initiative France. Il agit comme levier pour
fournir des fonds grâce à des prêts d'honneur (sans
intérêts et sans garantie) pour des projets de création ou
de reprise d'entreprise, avec un accompagnement tout au long du projet.
l En 1988, France Active, qui aide les emprunteurs pour leurs
demandes de crédits auprès des banques et en garantit une partie
des risques.
l En 1986, le Réseau Entreprendre, qui propose un
transfert de savoir-faire entre les chefs d'entreprises.
b. Les organisations apparues ensuite
De nouveaux organismes voient le jour pour soutenir
l'activité de microfinance ou en devenir les pourvoyeurs :
l En 2005, le Fonds de Cohésion Social est
créé. Il joue le rôle de garant auprès des banques
et des IMF pour 50% du montant des microcrédits professionnels et
personnels. Ces derniers voient le jour au moment de sa création.
l
41
En 1998 et en 2005 respectivement, la Caisse Sociale de
Développement Local de Bordeaux (liée au Crédit Municipal)
et Créa-Sol (sous l'égide de la la Caisse d'Epargne)
apparaissent, deux nouvelles IMF.
De plus, Initiative France et France Active commencent
également à proposer des microcrédits, ce qui donne
aujourd'hui un total de cinq IMF qui opèrent sur le territoire
français. Celles-ci s'adressent à des publics différents,
avec des prêts de montants distincts : en moyenne de 4 000 € pour
l'Adie contre 15 000 € pour Initiative France ou France Active. Cela
permet une complémentarité entre les organismes. S'y ajoutent les
établissements de crédit, notamment les banques mutualistes
(Caisses d'épargne, Crédit Coopératif, Crédit
Agricole, Banque Postale) qui ont intégré les microcrédits
à leur activité traditionnelle de crédit. Certains de ces
établissements s'inspirent des activités de microfinance pour
créer des services similaires, à l'image du prêt sur gage
du Crédit Municipal de Paris, qui s'apparente à un
microcrédit personnel.
c. L'accompagnement
En France, l'accompagnement est obligatoire pour contracter un
microcrédit. Il est soit pratiqué par l'organisme prêteur
lui-même, soit par une organisation externe. Les établissements de
crédit notamment sont des «financeurs exclusifs». Parmi les
organisations externes qui ne prêtent pas mais accompagnent, on peut
citer les BGE (anciennement appelées Boutiques de Gestion), les chambres
de commerce et les chambres de métier. Les IMF et le Réseau
Entreprendre assurent à la fois le prêt de la somme, une partie du
risque financier et l'accompagnement. Nous rentrerons plus avant dans le
détail de ce service en France dans une prochaine partie (partie
III.B.2.c).
4) L'influence de la France à l'international
Au départ élève du Bangladesh, la France
devient à son tour un modèle à l'international, notamment
au travers de son institution pionnière et majeure, l'Adie. En 2003,
l'Adie fonde, avec le soutien des institutions de microfinance NEF (Grande
Bretagne) et evers&jung (Allemagne) le Réseau Européen de la
Microfinance (EMN). Son objectif est de promouvoir la microfinance
auprès des législateurs en Europe et de soutenir
l'activité des IMF. Le Réseau est initialement
opéré
depuis la France, avant d'être transféré
vers Bruxelles en 2012. De plus, l'Adie propose des missions de conseil et
d'assistance technique à travers le monde (actuellement en Espagne,
Libye et dans les Comores) et a contribué à la création de
5 nouvelles IMF à l'international : KRK au Kosovo, MicroStart en
Belgique, Taysir en Tunisie, AFI en Grèce, et MicroLux au
Luxembourg60.
Maria Nowak elle-même contribue aux réflexions
sur la microfinance jusqu'à la publication de son dernier Livre Blanc
(European Microcredit Whitepaper) en 2019, pour lequel elle représente
l'Adie. Après celui-ci, elle se retire complètement de son
activité professionnelle.
En conclusion, le Bangladesh et la France ont trouvé
dans la microfinance un moyen de répondre aux problématiques de
pauvreté sur leur territoire. Pour le Bangladesh, l'accès
à de petites sommes est un service essentiel pour la majorité de
la population, permettant de faire vivre des activités de subsistance.
En France, les microcrédits permettent de lutter contre un chômage
de longue durée endémique, en offrant une issue aux personnes
souffrant de l'exclusion sociale, la voie de l'entreprenariat.
La croissance rapide de l'activité et sa
capacité à influencer les réglementations sont le fruit de
stratégies efficaces portées par des personnalités
charismatiques. Cependant, nous savons que le Bangladesh et la France sont deux
pays que tout sépare. Comment peut-on donc expliquer qu'un même
mécanisme ait été efficace pour chacun d'eux ? Pour y
parvenir, nous devons rentrer dans le détail du contexte local de ces
pays.
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60 Adie. Association Adie - notre action à
l'international.
https://www.adie.org/notre-action-a-l-international/
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II. Deux pays aux réalités locales
très différentes : vue d'ensemble des paramètres qui
affectent la microfinance
Analyser et comprendre le contexte local est indispensable
pour déterminer la manière dont la microfinance a
prospéré dans ces deux pays. Nous pouvons répartir les
différents paramètres en facteurs économiques et
financiers, politiques et réglementaires et socio-culturels.
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