Introduction
Ovation du Prix Nobel de la Paix de 200620,
dizaines de millions d'emprunteurs surendettés en Andhra Pradesh en
201021, progression de 51 à 69% d'adultes dans le monde
financièrement inclus entre 2011 et 201722, remise en
question par les Prix Nobel d'économie de 201923... La
microfinance, sujet incontournable de la lutte contre la pauvreté et le
chômage depuis une trentaine d'années, alterne entre succès
et controverses. Si dans certains pays elle se répand efficacement en
faisant presque l'unanimité, suivant l'exemple du Bangladesh, dans
d'autres, elle est sans cesse au bord de la crise, comme au Mexique ou en Inde,
ou reste négligeable, comme en Allemagne. Comment expliquer de telles
disparités ? Sans doute les pays qui la mettent en oeuvre avec
succès ont quelque chose à nous apprendre.
La microfinance est définie par J. Murdoch, un des
principaux contributeurs à l'évaluation de son impact depuis ses
débuts, comme une activité dont l'objectif est de «se mettre
au service des clients qui ont été exclus du système
bancaire formel». Cette initiative se base sur l'idée «que la
pauvreté peut-être considérablement réduite, et les
structures économiques et sociales peuvent être
intrinsèquement transformées, en fournissant des services
financiers aux ménages à faibles revenus».24 La
microfinance s'adresse donc aux personnes vulnérables et
marginalisées, n'exerçant pas d'activité économique
ou une activité indépendante ou informelle. Les services
financiers proposés sont notamment sous forme de microcrédits, de
micro-épargnes et de micro-assurances. Ils sont pourvus par des
Institutions de Microfinance (IMF), qui peuvent être de plusieurs
natures, telles que des banques commerciales, des Organisations
Non-Gouvernementales ou des coopératives.
20 Muhammad Yunus, chercheur bangladais, créateur de la
microfinance moderne, surnommé le « banquier des pauvres »,
reçoit le Prix Nobel de la Paix en 2006.
21 En octobre 2010, dans l'État d'Andhra Pradesh en
Inde, des milliers de clients de microcrédits surendettés se
révoltent contre la pression exercée par les agents de
crédit des Institutions de Microfinance. Le taux de remboursement
s'écroule et de nombreuses institutions font faillite.
22 World Bank Group. The Global Findex Database 2017 (Global
Findex). (2017).
23 La française Esther Duflo et les américains
Abhijit Banerjee et Michael Kremer sont récompensés en 2019 par
le Prix Nobel d'économie pour leurs travaux sur l'«
allègement de la pauvreté globale ». Entre autres, ces
chercheurs affirment que la microfinance dans sa version actuelle n'est pas
aussi efficace que ce qu'on lui accorde.
24 Murdoch, J. The Microfinance Promise. Journal of
Economic Literature. Vol. XXXVII, p1569?1614. (1999).
17
Si ses objectifs peuvent varier d'une localisation à
une autre, il s'agit toujours essentiellement de développer l'inclusion
financière pour réduire la vulnérabilité des
populations fragiles et à terme les sortir de la pauvreté. Plus
précisément, la finalité de la microfinance comporte une
dimension sociale et une dimension économique, contrairement à
l'activité de la majorité des prêteurs sur gage. La
dimension sociale vise à permettre aux populations de subvenir
elles-mêmes à leurs besoins fondamentaux et à leur fournir
un accompagnement adéquat. La dimension économique a pour but de
soutenir l'économie nationale en créant de l'emploi et des
richesses. S'y ajoute un objectif de pérennisation de l'activité,
en assurant des moyens financiers et matériels aux IMF, à travers
leurs revenus et leur environnement réglementaire.
Bien que des pratiques de microfinance aient existé par
le passé, Muhammad Yunus est considéré comme le
père de la microfinance moderne, du fait de son inventivité et de
sa persistance qui ont permis au secteur de réussir au Bangladesh puis
de se répandre à travers le monde. Il prend en 1976 l'initiative
de puiser dans ses propres finances pour proposer des prêts de faibles
montants aux villages de sa communauté. Suite à son
succès, il crée en 1983 la Grameen Bank, la «banque de
village». L'initiative est rapidement saluée et l'engouement pour
la microfinance s'accélère : 2005 est nommée année
de la microfinance par l'ONU, M. Yunus reçoit le prix Nobel de la paix
en 2006. Elle est aujourd'hui reconnue internationalement comme un moyen
d'atteindre les objectifs mondiaux de développement durable tels que
définis par l'ONU, en étant citée explicitement dans sept
des Social Development Goals (voir Annexe 2).
Malgré cette reconnaissance mondiale, l'histoire de la
microfinance n'est pas sans accrocs. On peut la diviser en plusieurs phases.
Après une période de scepticisme et de difficultés
jusqu'au début des années 1980, elle connaît un engouement
et une phase d'expansion très rapide, qui trouve son apogée dans
les années 2000. Cette précipitation se retourne contre elle et
la fait rentrer dans une phase de scandales et de désillusions à
partir du début des années 2010, dont la crise dans l'Andhra
Pradesh en Inde est souvent citée comme l'illustration la plus
emblématique de ces excès. La microfinance connaît ensuite
une phase de reprise et de croissance plus lente, plus encadrée et plus
contrôlée, à l'échelle locale et internationale.
L'espoir est ainsi aujourd'hui que la microfinance est entrée dans
l'âge de la maturité.
Cette maturité est l'occasion pour nous d'observer les
différents degrés de succès de ses pratiques dans le
monde. Les études, qui se sont multipliées de manière
considérable, montrent
18
incontestablement que l'enthousiasme aveugle des premiers
jours est derrière nous. Cependant, nous pouvons citer deux pays qui,
bien que de manière imparfaite, résistent aux remises en question
et font preuve de résilience.
Le Bangladesh est un premier exemple évident. Berceau
de la microfinance, source d'inspiration à l'international, le pays est
deuxième au monde en termes de nombre d'emprunteurs après l'Inde,
avec 32 millions en 201925. L'inclusion financière y est
l'une des plus avancées parmi les pays à faibles revenus, en
atteignant (directement ou par ménage) 50% de sa population, bien que
70% vive en milieu rural26. Il n'est que très peu
touché par la crise de 2010 grâce à la prévoyance de
ses IMF face à la croissance rapide du secteur.
La microfinance en France est l'héritière
directe du succès bangladais. Inspirée par les
réalisations de M. Yunus avec lequel elle travaille directement, Maria
Nowak introduit ses pratiques sur le vieux continent, encore très
sceptique, avec la création en 1989 de l'Association pour le Droit
à l'Initiative Economique (Adie). La France devient à son tour un
modèle pour l'Europe, avec la création en 2003 du Réseau
Européen de la Microfinance, et la participation jusqu'à
aujourd'hui à la rédaction de Livres Blancs. Avec 244 000
microcrédits distribués en 201827, la France est le
premier pays européen du secteur. Elle a également fait ses
preuves en termes d'efficacité : pour chaque euro investi, ce sont
2,38€ qui sont dégagés par l'activité, grâce
à la réduction des versements des minima sociaux et aux recettes
fiscales et sociales réalisées28.
Ce mémoire se donne pour objectif de comprendre comment
ces deux pays si différents ont pu parvenir à mettre en place
avec succès un même mécanisme. Nous partons de
l'hypothèse que la clé de cette réussite est l'adaptation
au contexte local. Le fait que la France se soit inspirée directement du
Bangladesh nous fournit un socle privilégié pour étudier
la manière dont un pays peut s'approprier efficacement le secteur.
Dans leur livre The Triangle of Microfinance: Financial
Sustainability, Outreach, and Impact, M. Zeller et R. L. Meyer
présentent la microfinance sous une forme schématique
composée
25 Wing, L. A. FinTech - Creating New Opportunities for MFIs
in
Bangladesh.
DATABD.CO. (2019, 24 juillet).
26 UN DESA, Government of the People's Republic of Bangladesh.
Financial Inclusion in Bangladesh, A Concept Note. (2018).
27 Baromètre de la Microfinance 2019.
28 KPMG & Adie. L'impact économique de l'action de
l'Adie. (2016).
19
de deux cercles : le cercle interne représente les IMF,
et le cercle externe leur environnement, qui impacte leur capacité
à atteindre leurs objectifs.
Le triangle de la microfinance qui permet aux IMF
d'atteindre la pérennité économique
Source : Zeller, M., & Meyer, R. L.The Triangle of
Microfinance : Financial Sustainability, Outreach, and Impact.
International Food Policy Research Institute. p6. (2003).
Les deux chercheurs affirment que les composantes de cet
environnement «sont principalement le cadre réglementaire, à
la fois macro-économique et sectoriel, et les conditions
socio-économiques, agro-écologiques et politiques qui influencent
la performance des institutions financières». A la lumière
de cette analyse, nous considérerons que le contexte local
peut-être défini comme les facteurs économiques et
financiers, politiques et réglementaires et socio-culturels qui
s'appliquent sur le territoire de chacun des deux pays.
J'ai choisi de porter mon mémoire sur cette
problématique du fait de l'intérêt que je porte à ce
secteur depuis plusieurs années et de ma conviction de son potentiel
pour lutter contre la pauvreté. Malgré ses défauts et
insuffisances, la microfinance n'a commencé à se structurer
internationalement que récemment. Ses capacités de progrès
sont énormes et méritent que l'on s'y attarde.
20
La méthodologie de ce mémoire repose sur :
l La compréhension des éléments qui
rendent l'application de la microfinance pertinente dans ces deux pays,
l L'étude des indicateurs socio-économiques,
l Le détail du contexte politique et
réglementaire et de ses implications,
l L'évaluation de l'impact chiffré de la
microfinance.
La phase de vérification comprend l'étude de
près d'une centaine de documents (articles, études statistiques,
rapports, etc.) ainsi que la récolte de données empiriques au
travers de trois entretiens conduits en janvier et février 2021, avec
:
l Madame Nowak, fondatrice et ancienne présidente de
l'Adie et du Réseau Européen de Microfinance,
l Alice Rosado, Directrice générale adjointe de
l'Adie,
l Paul Hailey, Head of Impact chez ResponsAbility, un des
plus grands gestionnaires d'actifs au monde en inclusion financière.
Le secteur de recherche de ce mémoire est la France et
le Bangladesh, de l'apparition de la microfinance au sens moderne à
destination de la population locale sur leur territoire jusqu'en 2019.
La crise économique liée au Covid-19, comme
beaucoup d'autres crises majeures, impacte avant tout les populations pauvres,
amplifiant encore davantage les inégalités de façon
pérenne, et détruisant une grande partie des efforts de ces
dernières décennies. Ainsi, la microfinance connaît de
profondes évolutions depuis début 2020. Dans le souci de se
concentrer sur la problématique de ce mémoire et du fait de
l'opacité de la situation future à l'heure actuelle, nous nous
reposerons sur les données disponibles avant le début de cette
crise.
Dans un premier temps, nous passerons brièvement en
revue la littérature existante. Puis, en partie I, nous expliquerons les
raisons de l'application de la microfinance au Bangladesh et en France et la
manière dont elle s'y est développée. Nous
étudierons ensuite en détail en partie II les paramètres
propres à chacun de ces deux pays que le secteur doit prendre en compte.
Enfin, en partie III, nous verrons comment la microfinance a réussi
à s'adapter avec succès à ces paramètres, tout en
relevant que des améliorations sont encore possibles.
21
Revue Littéraire
Parce que le Bangladesh et la France sont deux pays si
différents, la littérature disponible sur l'application de la
microfinance sur leurs territoires prend des formes très variables.
A partir des années 1970, alors que la pauvreté
se réduit fortement dans l'Occident d'après-guerre, les
recherches pour lutter contre celle-ci dans le reste du monde se multiplient.
Le domaine de la microfinance, qui connaît une ascension importante dans
les années 1990 et 2000, attise la curiosité. La tâche des
chercheurs est de taille : dans un pays comme le Bangladesh, les données
disponibles sont très limitées et il est difficile d'isoler
l'impact des activités de microfinance.
Bien que les études sur le secteur soient apparues
dans les années 1980, la première à émerger en tant
que référence est celle de Pitt et Khandker en 199829.
Ils entreprennent d'évaluer les bénéfices de la
participation à des programmes de microfinance au Bangladesh en fonction
du sexe du bénéficiaire. La méthode utilisée est
celle d'une comparaison des données entre un groupe de personnes auquel
un des programmes étudiés est proposé et un autre groupe
auquel il ne l'est pas. Sept ans plus tard, en 2005, Khandker poursuit la
recherche pour évaluer l'impact sur le long terme, en y ajoutant une
dimension de niveau de pauvreté30. Ces deux études
mettent en lumière un effet bénéfique important sur les
revenus des emprunteurs, avec une efficacité accrue lorsque ceux-ci sont
des femmes et dans une situation d'extrême pauvreté. Pendant une
décennie, l'étude de Pitt et Khandker est la
référence la plus importante pour évaluer l'impact du
secteur sur la pauvreté. Cependant, elle n'échappe pas aux
critiques. Leurs principaux détracteurs sont Morduch et
Roodman31. Ceux-ci relèvent principalement des lacunes dans
la justification de la causalité entre la participation aux programmes
et les effets observés. De plus, la méthode des Randomized
Control Trials (RCT)32, qui devient la technique utilisée
presque exclusivement en recherche en
29 Khandker, S. R., & Pitt, M. M. The Impact of
Group-Based Credit Programs on Poor Households in Bangladesh : Does the Gender
of Participants Matter? (1998).
30 Khandker, S. R. Microfinance and Poverty: Evidence
Using Panel Data from Bangladesh. The World Bank Economic Review.
(2005)
31 Morduch, J. & Roodman, D. The Impact of
Microcredit on the Poor in Bangladesh: Revisiting the Evidence. Center for
Global Development. (2009).
32 Apparue d'abord dans le domaine médical, cette
méthode scientifique consiste à sélectionner
aléatoirement des populations pour faire partie du groupe de traitement
(ici, qui participent au programme de microfinance étudié), et
d'autres du groupe de contrôle. Cela permet d'éliminer des biais
potentiels inhérents au fait que les populations ont choisi initialement
de participer aux programmes des IMF.
22
microfinance à partir des années 2000, permet de
venir à bout des biais de recherche de manière beaucoup plus
efficace.
A l'instar de Pitt et Khandker, les chercheurs s'accordent
très largement sur l'impact positif de la microfinance au Bangladesh
dans les années 1980 et 1990. Cependant, progressivement, l'engouement
pour le secteur engendre une certaine méfiance dans le monde
académique, qui s'amplifie au vu de la multiplication des situations de
surendettement à partir de 2010. A la critique des recherches
passées s'ajoutent de nouvelles observations plus mitigées. Afin
d'y voir plus clair, certains ont tenté de regrouper les
résultats de ces études d'impact et d'en tirer des conclusions
générales. C'est le cas de Bhuiya, Khanam et Rahman en
201633. Leur travail porte sur les publications sur la microfinance
au Bangladesh des années 1980 à 201334. Ils observent
que la majorité des études démontrent l'impact positif de
la microfinance sur les revenus et la consommation. A l'inverse, peu
d'études approfondies et non-biaisées indiquent un
bénéfice faible ou nul. Pour autant, à partir de 2010, les
difficultés du secteur sont indéniables.
Plusieurs chercheurs vont tenter d'en comprendre les causes
et d'identifier des améliorations possibles. Notamment, au-delà
de l'analyse des effets à grande échelle, il est
nécessaire de comprendre la réalité locale de la
microfinance pour les individus. Sous l'égide du CGAP35, S.
Rutherford et S. K. Sinha mènent un important travail de terrain en
interrogeant directement 43 bénéficiaires des programmes de
microfinance au Bangladesh dans leurs villages36. La publication de
ces entretiens en 2013 révèle de nombreuses pratiques
préoccupantes, parmi lesquelles les emprunts chez plusieurs IMF
simultanément, la violence verbale et psychologique pratiquée par
les agents de microcrédit, ou encore la pression sociale
engendrée par les pratiques de crédit groupé. Un levier
important d'amélioration est donc la régulation et
l'homogénéisation des méthodes des branches locales.
Notons également que beaucoup de bénéficiaires
reconnaissent malgré ces difficultés la nécessité
de la microfinance face au vide laissé par l'absence de services
financiers dirigés vers les populations pauvres.
33 Bhuiya, M. M. M., Khanam, R., & Rahman, M. M.
Microfinance Operations in Bangladesh. An Overview. Journal of Applied
Business and Economics Vol. 18(3). (2016).
34 Voir tableau p.75. Bhuiya utilise le même tableau dans
son étude que dans celle en collaboration avec Khanam et Rahman.
35 Le CGAP est un think tank auquel participent
différentes organisations travaillant au développement de la
finance à destiantion des populations pauvres. Il publie
régulièrement des recommandations pour les IMF et les
investisseurs, épaulées par la recherche et les
expérimentations.
36 Sinha, S. K. & Rutherford, S. Household Interviews
in Bangladesh, 2013. CGAP Focus Note 87 « A Microcredit Crisis
Averted : The Case of Bangladesh ». CGAP. (2013).
23
En ce qui concerne la France, les sources littéraires
sur la microfinance sont de nature très différente. En effet, les
données disponibles sur l'activité et sur ses
bénéficiaires y sont beaucoup plus précises que pour le
Bangladesh. Les IMF peuvent connaître l'utilisation qui est faite des
microcrédits ainsi que la rentabilité et la
longévité des entreprises financées. La littérature
disponible se compose donc majoritairement de rapports ayant pour objectif de
rassembler et d'analyser ces informations et de déterminer des
recommandations pour les acteurs du secteur. Notamment, l'Observatoire de
l'inclusion bancaire, qui remplace l'Observatoire de la microfinance en 2013,
réunit des associations, des banques et les pouvoirs publics, à
l'initiative de la Banque de France. Ses rapports sont des sources
d'informations très riches. Ils fournissent chaque année les
chiffres essentiels du secteur, présentent ses progressions et nouvelles
initiatives et développent en détails des thématiques
actuelles pertinentes. Les résultats de la microfinance en France sont
globalement très positifs, grâce à un réseau
efficace de banques, d'associations et d'assurances qui fournissent des
garanties financières importantes et un accompagnement adapté.
Par ailleurs, la microfinance en France est avant tout le
fruit d'une vision sociale. La lecture de L'Espoir économique
de Maria Nowak37, fondatrice du secteur dans
le pays avec la création de l'Adie, est essentielle pour
appréhender cette vision. L'auteure y détaille les
difficultés de la société française auxquelles la
microfinance répond, ainsi que les aspirations de l'Adie pour chacun des
individus qui bénéficie de son activité. En particulier,
le développement détaillé du parcours de certains
micro-entrepreneurs, que leur projet ait réussi ou non, permet de
visualiser concrètement les motivations de la microfinance et de
comprendre l'enjeu de son expansion.
La réalité de la microfinance, son contexte et
ses objectifs, diffèrent nettement entre les pays à faibles
revenus et les pays à revenus élevés. Ceci se
reflète dans la littérature spécialisée sur ce
secteur. Bien que très riche, cette littérature manque d'analyses
transverses qui permettent de fournir des recommandations à
l'échelle internationale. A noter également que, bien que de
très nombreuses études d'impact et travaux sur l'évolution
de la microfinance soient disponibles dans différents pays, ceux-ci
détaillent rarement le rôle joué par les
particularités locales. Dans ce mémoire, nous rentrons dans le
détail du contexte du Bangladesh et de la France pour identifier des
recommandations généralisables, et d'autres qui sont
spécifiques à chaque pays.
37 Voir la biographie de Maria Nowak dans la retranscription de
l'entretien.
24
I. De la création de la microfinance au
Bangladesh à son exportation en
France, un même mécanisme pour
répondre à différents types de pauvreté
Bien que pour des raisons différentes, les deux pays
ont trouvé dans la microfinance un moyen de répondre aux
problématiques de pauvreté et de précarité
professionnelle sur leur territoire. Cette vision a été, dans les
deux cas, portée par une personnalité forte et charismatique,
capable de mettre en oeuvre une idée nouvelle et d'entraîner un
changement dans les institutions et dans les esprits.
A. Les facteurs qui justifient la mise en place de la
microfinance dans chacun des deux pays
1) Le Bangladesh au milieu des années 1970
a. La pauvreté extrême
La microfinance fait ses débuts pour répondre
à un contexte de pauvreté dramatique au Bangladesh. Victime d'un
contexte naturel défavorable, ruiné par la guerre
d'indépendance, le pays connaît des famines en 1973 et 1974,
suivies d'une période d'instabilité politique qui ne permet pas
à un tissu économique de se créer.
D'une part, Le Bangladesh est situé en basse altitude
dans la Baie du Bengale, dans une zone au climat violent fréquemment
touchée par les cyclones et les inondations. Les destructions
régulières de plantations, de logements, voire les victimes
humaines empêchent la construction d'activités économiques
et d'infrastructures pérennes. Pour ajouter à cette mauvaise
fortune, le pays se trouve dans une zone tectonique active, propice aux
tremblements de terre fréquents, glissements de terrain et même
tsunamis. Notamment, en 1970, le cyclone de Bhola, le plus meurtrier de
l'histoire, met le feu aux poudres et mène à la guerre
d'indépendance. Il est suivi en 1972 d'une importante sécheresse
et d'inondations catastrophiques en 1974, qui détruisent massivement les
récoltes.
25
Le Bangladesh sort d'une guerre d'indépendance de 9
mois faisant 3 millions de morts, au cours de laquelle le pays voit les deux
tiers de son économie détruite et 70% de sa population
appauvrie38. L'indépendance obtenue en décembre 1971
ouvre une période de forte instabilité. Le pays devient une
démocratie parlementaire, mais le gouvernement central, miné par
la corruption, est fondamentalement impuissant face aux troubles internes.
L'immense majorité de la population vit en milieu rural, où
règnent de petites structures autoritaires, en conflit perpétuel
pour les terres et les ressources. Le banditisme et la contrebande se
développent sans régulation39. Le premier ministre et
sa famille sont assassinés par des officiers le 15 août 1975. Il
faut attendre 1990 pour que la série de coups d'Etat et de meurtres qui
s'en suit débouche sur une nouvelle démocratie sous la pression
des Occidentaux40.
Enfin, l'absence d'intégration des femmes dans
l'économie contribue à la pauvreté du pays.
Traditionnellement, dans la société patriarcale et musulmane du
Bangladesh, les femmes sont considérées comme un fardeau
économique, ne travaillent pas et ne sont pas intégrées
dans les prises de décisions. Le manque de moyens de transport fiables
ou d'aide pour la prise en charge des enfants ainsi que l'interdiction de
travailler dans le même espace que les hommes sont autant de facteurs
aggravants. Dans les années 1970, les seules femmes qui participent au
développement naissant du secteur textile sont les épouses
répudiées ou les veuves. De nombreuses études
contemporaines montrent une corrélation importante entre le manque
d'intégration des femmes dans l'économie et la
pauvreté41.
Ainsi, à cette période, le Bangladesh est l'un
des pays les plus pauvres du monde, et il est urgent de développer des
solutions pour venir en aide aux populations.
b. Le manque d'accès au crédit
Dans les années 1970, le secteur bancaire à
destination de la population est inexistant. Les banques ne prêtent
qu'aux riches et aux entreprises en milieu urbain, alors que l'immense
majorité vit dans l'extrême pauvreté dans les campagnes.
Les sommes nécessaires sont de si petits montants
38 World Bank. Le Bangladesh : un vivier d'espoirs,
d'ambitions et d'innovations pour mettre fin à la pauvreté.
(2016, 14 octobre).
39 Etienne, G. Du Bengale britannique au Bangladesh.
Comment faire reculer la pauvreté rurale ? Persée. (2017, 20
janvier).
40 Wikipedia contributors. Histoire du Bangladesh.
(2021, mars 19).
41 Women, Energy, and Economic
Empowerment.
theatlantic.com. (2015).
26
que la possibilité de les fournir n'est pas
considérée. Pourtant, du fait de l'absence quasi-totale de
salariat, elles font fortement défaut.
Cependant, il faut souligner que des pratiques de
crédit existent et sont même très courantes de
manière informelle. Elles se font entre membres d'une même
communauté, parfois à l'amiable entre membres de la famille et
amis, mais aussi souvent par le biais d'usuriers. Dans ce dernier cas, les
services prennent la forme de microcrédits à des taux
exorbitants, fournis par des petits commerces qui acceptent les
dépôts, ou par des prêteurs sur gage42. En
l'absence totale de régulation, ces individus recourent souvent à
des pratiques agressives.
Au-delà des problèmes de surendettement et de
violence, ces emprunts peuvent avoir un impact économique et social
négatif important pour les emprunteurs en cas de non-remboursement. Le
caractère public de ces transactions à la vue de tous
entraîne une perte de dignité et de statut social. Dans une
société rurale basée sur le sentiment communautaire et la
débrouille, cela peut signifier l'arrêt total des activités
économiques.
2) La France au milieu des années 1980
a. Un marché du travail saturé
Souffrant déjà d'une croissance latente du fait
de la désindustrialisation de l'économie depuis le début
des années 1970, le taux de chômage en France ne s'est jamais
vraiment remis du choc pétrolier de 1979. A partir des années
1980, un nouveau phénomène accélère encore la
destruction de l'emploi sur le territoire, la délocalisation. Lorsque la
microfinance apparaît dans le pays en 1989, le chômage se situe
au-dessus de 8% depuis 4 ans, une barre sous laquelle il n'est redescendu
qu'à deux reprises jusqu'à ce jour43. Les chiffres
sont depuis cette période presque constamment moins bons que les autres
grandes puissances occidentales. A titre d'exemple, en 1991, les Etats-Unis et
l'Allemagne affichaient des taux de chômage respectifs de 6,8% et 5,5%,
contre 8,1% pour la France44. Facteur aggravant, une des
conséquences de la hausse du nombre de
42 Beck, Thorsten. Microfinance : A Critical Literature
Survey. IEG working paper. The World Bank. (2015).
43 INSEE
44 Données : Taux de chômage - Sciences
économiques et sociales. ENS Lyon. (2016).
27
chômeurs est que l'assurance chômage, jusqu'ici
très généreuse, à hauteur de 90% du salaire brut,
est revue à la baisse en 1982. Les années 1980 voient
également l'apparition de l'emploi précaire en proportion
conséquente, sous forme de CDD, créés en 1979, et
d'intérim.
Taux de chômage selon le sexe de 1975 à
2019
Source : INSEE
A l'époque encore davantage qu'actuellement, le
marché du travail est formé dans sa vaste majorité d'un
emploi salarié très peu flexible. L'entreprenariat n'existe
quasiment qu'à travers l'artisanat et le secteur agricole. Les
réglementations ne mettent pas en valeur la création
d'entreprises et ne proposent pas d'aides financières. L'enseignement
des connaissances nécessaires pour devenir entrepreneur est inexistant.
Pour la société dans son ensemble, le modèle du
succès professionnel est l'obtention d'un poste stable dans une grande
entreprise.
b. Le cercle vicieux de l'exclusion sociale
En outre, les années 1980 voient se
généraliser un phénomène assez nouveau, le
chômage de longue durée (plus d'un an). Le nombre de
chômeurs concernés fait plus que doubler entre 1982 et 1987,
tandis que l'expression «nouveau pauvre» s'installe. En 1990, le
délai d'inscription atteint
28
365 jours45. Le paysage social se transforme en
France, et son nouveau visage persiste : en 2018, le chômage de longue
durée représente 41,5% des chômeurs46.
Avec le chômage de longue durée s'aggrave la
perte de compétences et se multiplient les situations de
détresse. Ainsi se forme un cercle vicieux de l'exclusion sociale,
définie comme une combinaison de facteurs tels que le manque
d'éducation, une santé qui se détériore, la
situation de sans-abri, la perte du soutien familial, la non-participation
à la vie en société ou le manque d'opportunités
professionnelles47. Une dégradation des conditions de vie
très lourde pour les chômeurs de longue durée, qui peut
également s'étendre à leur entourage. Le combat contre ce
phénomène en devient d'autant plus essentiel.
Le cercle vicieux de l'exclusion sociale
Source : Humandee - Le micro-crédit en France. Une
étude de
HUMANDEE.
humandee.org. (2011).
45 Mandraud, I. LA SOCIETE DU CHOMAGE. Années 80,
l'émergence des « nouveaux pauvres ». De l'ASS en 1984 au RMI
en 1988, genèse de deux grands filets sociaux. Libération.
(1998, 27 janvier).
46 INSEE
47 Armendáriz, B. Microfinance for Self-Employment
Activities in the European Urban Areas : Contrasting Crédal in Belgium
and Adie in France. Université Libre de Bruxelles. (2009).
29
c. Difficulté d'accès à de petites sommes
L'accès au crédit en France nécessite de
remplir un nombre important de conditions (garanties financières
notamment) du fait des frais que la banque doit supporter : coûts de
refinancement sur le marché monétaire, frais de gestion, marge
bancaire, prime de risque. Le phénomène de «rationnement de
crédit» désigne l'incapacité des petites entreprises
à contracter un crédit malgré leur disposition à
payer des taux d'intérêt élevés48. Il est
d'autant plus important à la fin des années 1980 que les banques
sont déstabilisées par les chamboulements dans les
équilibres financiers. Cela prendra du temps avant que l'Etat n'instaure
les dispositions nécessaires pour assumer une partie du risque.
B. La naissance de la microfinance au Bangladesh
portée par Muhammad Yunus
«Things are never as complicated as they seem. It is
only our arrogance that prompts us to find unnecessarily complicated answers to
simple problems.» Muhammad Yunus49
1) L'essor de la notion de lutte contre la
pauvreté
a. Un contexte favorable
Les années 1970 sont marquées par l'essor des
thématiques de lutte contre la pauvreté dans ce qu'on appelle
alors le «Tiers Monde». Nouvellement décolonisé,
celui-ci cherche sa place sur la scène internationale, et les
théories de la croissance dans ces pays deviennent centrales dans les
différentes conférences et déclarations. Robert MacNamara,
président de la Banque Mondiale à partir de 1968, insiste
régulièrement sur la nécessité de lutter contre la
«pauvreté abjecte».
48 Cherbonnier, F. L'accès des entreprises au
crédit bancaire. Persée. (2016, 17 mars).
49 Yunus, M. Banker To The Poor : Micro-Lending and the
Battle Against World Poverty. PublicAffairs. (1999).
30
Cependant, le «Tiers Monde» faire preuve d'une
attitude critique à l'égard des anciennes puissances coloniales
et d'une volonté d'autonomie qui l'amènent à se tourner
vers ses forces internes.
Au même moment, le Bangladesh est l'un des pays les
plus pauvres du monde. De plus, le mouvement d'indépendance sorti
vainqueur donne naissance à une nouvelle génération de
nombreux jeunes activistes qui souhaitent prendre part au développement
du pays. Combiné à un nouveau gouvernement encore fragile et
incapable de faire face seul à ces défis, ce contexte est un
terreau propice à l'innovation dans la lutte contre la pauvreté
et à l'apparition de nouveaux acteurs.
b. L'émergence d'une nouvelle idée
A partir de la fin des années 1970, la recherche
pratique explore différentes solutions pour répondre aux besoins
de la population dans le Bangladesh nouvellement indépendant. Peu
à peu apparaît l'idée que la mobilisation sociale et l'aide
humanitaire ne suffiront pas seules au développement du pays : il faut
également utiliser des outils financiers. C'est pendant cette
période que Muhammad Yunus met en oeuvre son projet de Grameen Bank ;
cependant c'est loin d'être la seule initiative alors menée dans
ce domaine.
En effet, dans les années 1970, il existe de
nombreuses ONG qui expérimentent différentes pistes d'inclusion
financière, parmi lesquelles les principaux concurrents de la Grameen,
BRAC depuis 1972 et ASA depuis 1978. Les différents modèles qui
existent convergent progressivement vers celui proposé par la Grameen
Bank pendant les années 1990, du fait de son succès.
2) Le chemin jusqu'au succès de Muhammad Yunus
Au milieu des années 1970, le Professeur Yunus est
à la tête d'un groupe de chercheurs de l'Université de
Chittagong, dans le centre du pays. Face à la pauvreté immense de
la population du Bangladesh et à l'inefficacité des politiques de
développement, il est convaincu de leur manque d'adéquation avec
les réalités locales. Il décide de se rendre auprès
de la population pour comprendre ses besoins. Les personnes qu'il rencontre
dans les villages environnants lui font part de leur difficulté à
avoir accès à de petites sommes d'argent de manière
sécurisée. Après avoir
31
proposé à plusieurs banques de fournir ces
prêts de petits montants et avoir essuyé leur refus, il
décide d'utiliser ses fonds personnels.
L'expérience commence en 1974 au village de Jobra,
où M. Yunus prête 27 dollars à quarante-deux femmes pour
leur permettre de fabriquer des tabourets, sous la forme d'un projet de
recherche en partenariat avec son université. Le succès de
l'opération, avec un remboursement total de la somme, l'amène
à prêter à davantage de personnes. Les
bénéficiaires sont organisés en groupes de 4 à 5
personnes, et sont responsables mutuellement du remboursement des
crédits de chacun d'entre eux. Les groupes sont ensuite
rassemblés eux-mêmes en unités plus importantes, avec pour
objectif que chacun d'eux arrive à ses fins.
En 1976, un organisme est créé pour continuer
à mener à bien le projet de recherche : c'est la naissance de la
Grameen Bank. A partir de 1979, le projet est soutenu par la Bangladesh Bank
(banque centrale), et s'étend au Nord de la capitale, Dhaka. Cependant
les banques traditionnelles refusent toujours de proposer elles-mêmes ces
microcrédits. C'est ainsi que la Grameen en vient à obtenir le
statut officiel de banque indépendante en 1983.
Les objectifs affichés par la Grameen Bank, encore
à ce jour, sont :
l Étendre les activités bancaires aux populations
pauvres,
l Mettre fin à l'exploitation des pauvres par les
usuriers informels,
l Créer des opportunités d'entreprenariat pour les
multitudes de personnes sans emploi en milieu rural,
l Accompagner les plus vulnérables, notamment les
femmes venant des foyers les plus pauvres, pour leur permettre de comprendre et
de gérer seuls leur activité,
l Transformer le cercle vicieux de la pauvreté en un
cercle vertueux d'investissements.
32
3) La croissance et la structuration du marché
a. L'expansion de la microfinance dans le pays
La microfinance s'étend progressivement : les ONG
actives dans le pays l'adoptent, et l'utilisation de franchises permet la
création simple de nouvelles branches et une croissance rapide. Le
développement des IMF est d'abord massivement financé par des
donneurs tels que les agences de développement, auxquels s'ajoutent
progressivement des prêts auprès des banques traditionnelles. Face
à cette montée, le gouvernement met en place un organisme de
soutien, la Palli Karma-Sahayak Foundation (PKSF) en 1990, ce qui donne encore
un coup d'accélérateur au secteur.
La croissance du nombre d'IMF au Bangladesh entre 1970
et 2000
Source : Shukran, K., & Rahman, F. A Grameen Bank
Concept : Micro-credit and Poverty Alleviation Program in Bangladesh.
(2011).
Le PKSF est un fonds dont les institutions partenaires
bénéficient de prêts à très faibles taux pour
soutenir leur financement. Ce mécanisme a également permis de
structurer le secteur : les organisations partenaires doivent communiquer un
certain nombre d'informations et être en mesure de prouver que leur
activité a pour objectif la lutte contre la pauvreté. En 2015,
les opérations du
33
PKSF bénéficiaient à 11,11 millions de
foyers50. Progressivement, son périmètre s'est
élargi à l'accompagnement des institutions pour les aider
à atteindre la viabilité économique, notamment via des
formations, et à l'intervention auprès du gouvernement pour
influencer les réglementations.
Additionnellement, le gouvernement Bangladais établit
en 2006 la Microcredit Regulatory Authority (MRA) comme unique organisme en
mesure d'accréditer les IMF. Avant sa création, le secteur
était très peu régulé. Désormais, les
institutions doivent suivre un certain nombre de règles pour pouvoir
être accréditées et pour ne pas se voir retirer ce titre.
Celles-ci vont de l'obligation d'avoir un comité de direction
structuré, au devoir de conserver un minimum de liquidités, en
passant par la transparence envers les clients. En 2014, il y avait 740 IMF
accréditées dans le pays sur environ un millier
d'institutions.
Cependant, le rôle de l'Etat dans le secteur reste
marginal. Beaucoup d'IMF ne sont pas accréditées, les pratiques
de microfinance dans le pays sont très peu régulées, les
fonds proviennent principalement de l'activité de crédit et de
dons externes. Comme l'affirme Paul Hailey lors de notre entretien :
«En réalité, la microfinance au Bangladesh
a davantage connu son développement important malgré que
grâce à son gouvernement. Il est majoritairement dû
à la société civile, aux ONG et aux agences de
développement présentes sur le territoire.»51
b. La structuration du marché
Les chiffres varient quant au nombre exact d'IMF existant
actuellement au Bangladesh du fait qu'elles ne sont pas toutes
accréditées, mais leur nombre tourne autour de 1 000. Cependant,
trois grandes institutions représentent environ 70% du secteur. On
compte 10 IMF avec plus de 100 000 emprunteurs. Le marché est donc
globalement composé de 3 géants et d'une multitude d'institutions
petites en comparaison52. Rentrons plus dans le détail de
l'activité de ces géants : par ordre d'importance, la Grameen
Bank, BRAC et ASA.
50 Bhuiya, M. M. M. . IMPACT OF MICROFINANCE ON HEALTH,
EDUCATION AND INCOME OF RURAL HOUSEHOLDS : EVIDENCE FROM BANGLADESH.
(2016).
51 Entretien avec Paul Hailey, Head of Impact chez
ResponsAbility, 05/01/2021
52 Zaman, H. The Scaling-Up of Microfinance in Bangladesh :
Determinants, Impact, and Lessons. (2004).
34
Les activités des principales IMF au Bangladesh,
201453
Source : Bhuiya, M. M. M., Khanam, R., & Rahman, M. M.
Microfinance Operations in Bangladesh. An Overview. Journal of Applied
Business and Economics Vol. 18(3). (2016).
La Grameen Bank
Comme nous l'avons déjà vu, la Grameen est
l'entreprise pionnière du secteur qui a servi de modèle aux
autres, et bénéficie en tant que telle d'une ancienneté et
d'une réputation qui lui permettent aujourd'hui d'être
l'institution la plus importante du pays, présente sur 93% du
territoire. Elle a adopté une structure particulière en optant
pour le statut de banque contrôlée par ses 9 millions de membres.
De ce fait, elle est la seule IMF importante du pays à ne pas être
une association. La part dans le capital de ses membres est passée de
94% au début des années 2000 à 76% en 201954.
Le reste appartient à l'Etat, selon la Grameen Bank Ordinance de 1983
qui donne naissance à l'institution55. La participation
grandissante du gouvernement révèle sa volonté d'exercer
un contrôle croissant sur cette institution influente. En outre, le
Grameen Bank Act de 2013 remplace l'ordonnance de 1983 et autorise le
gouvernement bangladais à intervenir dans les
53 «Outstanding borrowers» : individus
possédant un prêt en cours au sein de l'institution.
«Active members» : individus possédant un
prêt en cours ou une épargne au sein de l'institution.
Les flux de crédits («Disbursement of Loan»)
sont supérieurs aux stocks en fin d'année («Outstanding
Loan») car la durée de certains crédits est
inférieure à un an.
54 Grameen Bank Annual Report 2019.
55 Iqbal, A. Grameen bank ordinance,
1983. slideshare.net.
(2016).
35
décisions relevant de tous les aspects des
activités de la banque. Cette évolution est vue par beaucoup
comme une manoeuvre politique sans fondement économique ou social.
La Grameen a pour ambition de concentrer son activité
sur les plus démunis, en proposant des offres particulières tels
que des prêts sans garantie, des prêts de très petits
montants (généralement entre 100 et 150 dollars), des
micro-assurances santé, des micro-bourses, ou des programmes
spéciaux pour les personnes en état de mendicité pour
devenir vendeur itinérant. Cependant, son focus principal reste les
microcrédits. 97% de ses emprunteurs sont des femmes.
BRAG
Fondée en 1972 immédiatement après
l'indépendance du pays, BRAC est une ONG ayant pour objectif la lutte
contre la pauvreté, l'analphabétisme, les maladies et les
injustices sociales. A la différence de la Grameen, BRAC se concentre
davantage sur les services complémentaires que sur les
microcrédits. Elle propose de nombreux programmes de santé
spécialisés dans la petite enfance, la tuberculose ou encore la
malaria. L'ONG a également développé un réseau
d'écoles primaires dans des régions où celles de l'Etat ne
sont pas installées, en plus de programmes d'accompagnement pour les
élèves plus âgés.
ASA
ASA est également une ONG, fondée en 1978, dans
l'idée de créer une conscience collective à
l'échelle des villages pour faire naître une action sociale
efficace. Elle a d'abord pour ambition de développer des programmes dans
les domaines de la santé, de l'hygiène et de l'éducation,
mais elle décide à partir de 1991 de se concentrer uniquement sur
les microcrédits pour devenir autosuffisante financièrement.
L'ASA mise sur un mécanisme de prestation de crédits
standardisé à bas coûts. Ces coûts sont encore
réduits grâce à une décentralisation très
importante.
36
c. Des implications politiques
Du fait de sa présence très importante dans le
pays qui touche la moitié de la population et de son rôle de
modèle qui a inspiré le monde entier, la microfinance au
Bangladesh endosse inévitablement un rôle politique à
l'échelle nationale et internationale.
Dans une quarantaine de pays, la Grameen Bank a poussé
une multitude d'ONG impliquées dans des programmes sociaux pour la
santé et l'éducation à développer des
activités de microcrédits. Elle a directement fourni son soutien
et partagé ses compétences pour étendre le secteur dans le
monde entier, souvent en partenariat avec des organisations très
influentes, comme la Banque Mondiale ou l'Agence Française de
Développement. Son action sur le territoire et à l'international
est récompensée par le Prix Nobel de la Paix en 2006,
accordé à la Grameen et à son fondateur M. Yunus. BRAC,
quant à elle, opère directement dans 11 pays d'Asie et d'Afrique
subsaharienne et atteint 100 millions de personnes. Enfin, l'ASA et son offre
de prestations à faible coût a inspiré nombre d'IMF
à travers le monde.
Cette influence, alimentée par une reconnaissance
internationale importante, peut se révéler problématique
dans un pays au climat politique instable où l'Etat cherche à
affirmer son autorité. Les divisions profondes entre les partis
politiques se cristallisent sous forme de disputes autour du secteur de la
microfinance, notamment autour de celui qui est considéré comme
son leader, Muhammad Yunus. Personnalité forte et médiatique, qui
envisage brièvement de se présenter en politique, il devient la
cible de l'opposition qui arrive au pouvoir en 2008. Une procédure est
déclenchée contre lui par la Banque Centrale du pays, actionnaire
minoritaire de la Grameen, au motif qu'il a dépassé l'âge
de la retraite fixé à 60 ans. Il en a alors 70. Il est
démis de son poste de directeur général en 2011.
Si, à l'époque, cet événement
inquiète de nombreux observateurs quant à l'avenir de la Grameen
et de la microfinance au Bangladesh, redoutant une perte de confiance des
emprunteurs et un contrôle accru d'un Etat hostile, il n'a pas pour
autant stoppé la progression du secteur.
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