A. Les facteurs économiques et financiers
1) Les caractéristiques des bénéficiaires
de la microfinance
«Le contraste le plus important, c'est que
la pauvreté au Bangladesh, c'est une question de survie.» Maria
Nowak61
a. Le Bangladesh a une population cible de petits exploitants
Le Bangladesh est un pays de 166 millions de
personnes62, dont 9% de la population vit avec moins de 1,90$ par
jour63 et 84% avec moins de 5,50$ par jour64. Les besoins
en matière de lutte contre la pauvreté sont donc massifs. La
population cible de la microfinance est d'autant plus importante que ses
clients appartiennent à un large spectre allant de ce qu'on appelle les
«ultra-pauvres»65 à la classe moyenne. En 2006, 62%
des bénéficiaires de la microfinance vivaient en dessous du seuil
de pauvreté6667.
61 Entretien avec Maria Nowak, fondatrice et ancienne
présidente de l'Adie, 13/01/2021.
62 Bangladesh Population. Worldometer. (2021).
63 Chiffres 2018. Poverty in Bangladesh. Wikipedia.
(2021).
64 Chiffres 2016. Bangladesh Poverty Rate 1983-2021.
MacroTrends. (2021).
65 Défini comme les populations qui ne satisfont que 80%
de leurs besoins énergétiques, bien que 80% de leurs revenus
soient dépensés dans la nourriture.
66 IMAI, K. S., & AZAM, M. S. Does Microfinance Reduce
Poverty in Bangladesh ? New Evidence from Household Panel Data. (2011).
67 Evaluation de la pauvreté selon la
méthodologie du seuil de pauvreté. Pour chaque pays, il est le
taux selon lequel 15% de la population se trouve en dessous.
Cette population est très majoritairement rurale et
subsiste principalement grâce à l'agriculture. En 2017, 47% de la
population du Bangladesh appartient au secteur agricole, qui représente
16% du PIB du pays68. La diversification est quasiment inexistante,
le riz constituant 94% de la production nationale. De ce fait, les revenus des
populations sont très saisonniers et sujets aux aléas
naturels.
Cette importance de l'activité agricole se retrouve
dans l'usage qui est fait des microcrédits. En 2015, 25% de leur montant
était utilisé pour l'agriculture, principalement pour la culture
de plantes69. Dans le rapport annuel 2019 de la Grameen Bank, on
peut voir que les 10 plus importantes utilisations de microcrédits sont
liées au secteur agricole :
Les utilisations principales des microcrédits
contractés auprès de la Grameen Bank, 2019
44
Source : Rapport annuel 2019, Grameen Bank
Les autres utilisations principales des microcrédits
sont le financement de petits commerces, principalement dans la vente de
produits alimentaires, l'achat de moyens matériels tels que, très
souvent, des «pousse-pousses», ou la thésaurisation de fonds
en vue d'une migration économique. Par exemple, BRAC répartit ses
microcrédits en trois catégories principales : les
«Dabi» ont pour cible l'élevage de volailles et de
bétails et la culture de légumes, les «Progoti» sont
68 National Survey and Segmentation of Smallholder Households
in Bangladesh. CGAP. (2017).
69 Raihan, S., Osmani, S. R., & Khalily, M. A. B. The
macro impact of microfinance in Bangladesh : A CGE analysis. (2017).
45
destinés à servir de fonds de roulement pour les
petits commerces et entreprises agricoles, les «Migration loans»
servent à couvrir les frais que rencontrent les migrants.
L'ampleur des besoins et les similarités parmi les
potentiels bénéficiaires forment un terreau fertile pour une
expansion rapide de la microfinance.
b. En France, la cible est une population minoritaire d'exclus du
marché du travail
Bien que leur existence pose un vrai problème
sociétal dans un pays développé et en quête
d'égalité économique tel que la France, les populations
pauvres et exclues socialement forment une minorité. La cible de la
microfinance sur le territoire est ainsi bien plus restreinte. En 2018, le
chômage s'établit à 9,1% de la population active, dont
41,5% sont en situation de chômage de longue durée. Ces personnes
ne sont pas comme au Bangladesh dans une situation de danger pour leur survie
et leur santé, grâce aux programmes publics d'aides sociales. Par
exemple, les emprunteurs de l'Adie sont formés à 43% de personnes
vivant sous le seuil de pauvreté, dont 35% perçoivent les minima
sociaux70.
Les bénéficiaires de la microfinance affichent
souvent une insuffisance de compétences et de formation par rapport aux
exigences du marché du travail, ce qui aggrave leur exclusion. Seuls 25%
ont fait des études supérieures, et 7% sont
illettrés71. Pour autant, l'activité économique
qu'ils développent grâce aux microcrédits demande
très souvent un certain niveau de formation.
En 2019, 30% des entreprises financées par l'Adie sont
des activités de service (coiffure, dépannage informatique,
etc.), 17% des commerces sédentaires (fleuriste, boutique, etc.), 13%
des commerces ambulants (livraison de paniers de fruits, traiteurs à
vélo, etc.) et 9% des activités de transport72.
70 L'AGEFI. L'Adie cherche des relais auprès des
banques - Actualités Banque & Assurance. (2019, 17 octobre).
71 Nowak, M. L'Espoir Économique. Jean-Claude
Lattès. (2010).
72 Rapport d'activité 2019, Adie.
46
2) Le marché du travail et ses
réglementations
a. Au Bangladesh, le règne de l'informel
Le marché du travail au Bangladesh est composé
dans son immense majorité de toutes petites entreprises, tenues par une
seule personne, avec potentiellement l'aide de ses proches. Elles
évoluent de manière informelle, sans suivre de procédures
d'enregistrement officielles ni déclarer leurs activités. Cette
absence de données complique la tâche des IMF en termes de
contrôle et d'évaluation des risques.
Les compétences nécessaires pour évoluer
dans ce marché sont principalement des «soft skills», de
l'ordre de la gestion des relations personnelles et de l'évolution dans
la communauté.
b. En France, la valorisation de l'emploi salarié
Le marché du travail français est marqué
principalement par l'emploi salarié, avec seulement 11,6% de
travailleurs non-salariés en 2019. A titre de comparaison, la moyenne en
Europe atteint 15,5%73. Cependant, il faut rester prudent dans ces
comparaisons du fait de la complexité des statuts et de leur
variabilité en fonction des pays. L'entrée dans le salariat en
France est de plus très codifiée : l'immense majorité des
postes demandent l'obtention d'un diplôme, parfois des biens
matériels comme un moyen de transport, qui s'ajoutent à d'autres
attentes implicites telles que la tenue vestimentaire et un comportement
approprié. Ces conditions sont d'autant plus dommageables dans un
contexte de compétition forte entre les candidats et de longues
procédures de sélection.
Pour autant, l'emploi salarié apparaît de moins
en moins attractif. Les questions de sur-diplomation et de manque
d'attractivité des offres aggravent encore le chômage de longue
durée. La possibilité de créer son propre emploi entre en
ligne de compte même pour ceux qui ne possèdent pas initialement
de fibre entrepreneuriale, notamment au sein des populations les plus fragiles.
75% des micro-entrepreneurs précarisés affirment que leur
décision de créer leur propre
73 OCDE.
47
entreprise est poussée par la nécessité de
créer leur propre emploi. Le goût d'entreprendre ou la saisie
d'une opportunité sont largement moins cités chez eux que dans le
reste de la population74. Les IMF et les organismes qui les
soutiennent font donc face à un défi important pour rendre cette
expérience bénéfique pour leurs
bénéficiaires à travers un accompagnement efficace.
3) L'accès des populations aux services
financiers
a. Un secteur financier fragile au Bangladesh
Comme nous l'avons vu, une grande partie de la population du
Bangladesh vit dans la pauvreté en milieu rural. La faiblesse des
infrastructures rend ces personnes très difficilement atteignables
physiquement, leurs revenus ne leur permettent pas de s'équiper
digitalement, et l'éducation concernant les services financiers leur
fait défaut. A cela s'ajoute le manque de moyens techniques et
budgétaires des banques et assurances du pays. Ainsi, le réseau
qu'elles forment est loin de couvrir l'ensemble du territoire et de la
population. Bien qu'en progression, le pourcentage d'adultes possédant
un compte bancaire, qui s'élève à 31% en 2014, n'est
toujours que de 50% en 2017. 21% de ces comptes sont par ailleurs inactifs. Les
femmes sont davantage impactées, elles représentent 65% des
adultes exclus financièrement. De plus, la possession d'un compte
bancaire n'est pas la seule barrière à l'accès aux
services financiers. S'y ajoutent les conditions fixées par les banques
traditionnelles, notamment en termes de garantie.
Les solutions digitales constituent un moyen efficace pour
atteindre les populations marginalisées, mais elles sont encore
très peu développées dans le pays. Le graphique ci-dessous
présente un contraste saisissant entre le Bangladesh et la France, qui
affiche une part de 95% d'adultes en possession d'un compte bancaire, dont
quasiment tous l'utilisent sur des supports digitaux. En comparaison, le
Bangladesh ne voit que 30% de sa population adulte utiliser digitalement un
compte bancaire. L'enjeu de l'inclusion financière est donc très
différent pour les deux pays.
74 INSEE.
48
Utilisation de comptes bancaires par les adultes au
Bangladesh et en France, 2017
Source : The Global Findex Database 2017 (Global Findex).
World Bank Group. (2017).
b. Des conditions d'accès restrictives en France
Si la question de l'inclusion financière est
pratiquement résolue en France, la difficulté d'accès au
crédit reste problématique, et s'accroît lorsque la taille
de l'entreprise diminue. En 2014, seules 61% des TPE ayant demandé un
crédit ont obtenu au moins 75% du montant sollicité, un taux plus
faible en France que dans les autres pays européens75. Cela
s'explique par la demande de garanties personnelles qui sont souvent difficiles
à obtenir pour de petites entreprises. De plus, deux tiers de ces
financements ne prennent pas la forme d'un crédit mais d'un
découvert ou de l'augmentation d'une autorisation déjà
existante. Ce sont des formes de financement largement plus coûteuses.
Les banques justifient ces pratiques par la faible rentabilité que
présentent ces clients et par le risque plus important de leurs
activités.
Ainsi la situation en France est celle d'un secteur financier
solide et abondant, mais qui marginalise une partie de la population. Le
défi de la microfinance est donc dans ce contexte d'une part de fournir
à ces exclus les ressources nécessaires pour se conformer aux
conditions du secteur bancaire, et d'autre part de réformer ce secteur
pour le rendre plus inclusif.
75 Balkenhol, B., & Gloukoviezoff, G. LE MICROCREDIT
EN FRANCE ET EN EUROPE EN 2030 : La création d'emploi par la promotion
de l'entrepreneuriat. (2015).
49
4) Les moyens financiers disponibles pour les IMF
a. Les organismes internationaux jouent un rôle
prédominant au Bangladesh
Les financements par les acteurs locaux
La nécessité d'accélérer
l'inclusion financière pour soutenir le développement
économique du pays est reconnue par le gouvernement bangladais,
cependant son intervention reste limitée. L'Etat élabore
régulièrement des plans d'actions appelés National
Financial Inclusion Strategies, le dernier datant de 2018. Celui-ci fixe pour
objectif d'atteindre une inclusion financière de 100% pour la population
du Bangladesh en 2024. Il se base notamment sur une aide financière et
technique pour les IMF et pour les solutions bancaires digitales. Cependant,
comme c'est le cas pour la majeure partie des plans d'actions nationaux du
pays, le gouvernement laisse un très grand flou autour du budget qui lui
est alloué. Il est donc difficile d'estimer le niveau de soutien que les
IMF peuvent attendre des pouvoirs publics.
L'outil principal d'aide au financement des IMF mis en place
par le gouvernement bangladais est, comme nous l'avons vu, le PKSF, qui
fonctionne comme un fonds aux conditions avantageuses. Cependant, le PKSF
lui-même n'est qu'en partie financé par le gouvernement. Il
reçoit des dons et des prêts de celui-ci mais aussi de huit
partenaires financiers internationaux, parmi lesquels on peut citer l'Union
Européenne, le Fonds international de développement agricole des
Nations Unis, et des agences de développement de plusieurs pays tels que
les Etats Unis ou le Koweït76.
En termes de financements internes au pays, les IMF empruntent
également toutes aux banques locales, parmi lesquelles apparaît
bien sûr la Bangladesh Bank (banque centrale), mais aussi beaucoup de
banques commerciales privées (Dutch Bangla Bank Ltd, Eastern Bank Ltd,
etc.).
76 Site internet du PKSF.
50
Les financements par les acteurs étrangers
Le Bangladesh étant encore aujourd'hui
considéré comme un pays à faibles revenus, de nombreux
acteurs étrangers, notamment en provenance des pays occidentaux, sont
présents sur son territoire pour soutenir son développement. Leur
aide se réalise sous forme de dons, de prêts ou d'assistance
technique. Les ONG d'une part sont très présentes, avec pour les
années 2015 et 2016 une valeur totale pour les dons venus de
l'étranger vers le Bangladesh de 7,95 milliards de dollars77.
Pour les agences de développement d'autre part, la participation
financière se fait essentiellement sous forme de prêts. Dans le
Rapport Annuel 2019 de la Grameen Bank, on voit par exemple apparaître
des emprunts auprès d'agences de développement de Norvège,
de Suède, du Japon ou d'Irlande (voir Annexe 4). Notons que ces
prêts se font systématiquement par l'intermédiaire du
gouvernement bangladais ou de la banque centrale. Les IMF de petite taille sont
également financées par des investisseurs étrangers
privés, à l'image de la Fondation Grameen ou de ResponsAbility.
Cependant ces investisseurs, qui se concentrent principalement sur des
institutions fragiles, sont peu présents au Bangladesh du fait de la
maturité du secteur.
Le secteur de l'assurance
Dans un pays sujet aux aléas naturels et dont les
revenus de la population reposent principalement sur des activités
saisonnières et incertaines, les services d'assurance financière
sont indispensables au développement économique. Pour autant, le
Bangladesh accuse un retard important dans le domaine par rapport à ses
voisins. En 2018, le taux de pénétration du secteur de
l'assurance78 était uniquement de 0.57%, et en baisse depuis
2009. A titre de comparaison, la même année, le taux de
pénétration est de 5,27% en Thaïlande, 3,70% en Inde et
1,15% au Sri Lanka79. En 2014, avec un taux de
pénétration de 9%, le marché de l'assurance en France est
le cinquième au monde. Il y a donc un profond écart d'enjeu de
développement du secteur entre ces deux pays. Notons qu'il existe tout
de même une activité non négligeable de micro-assurances
informelles entre proches, ainsi que des prestataires informels, qui offrent
par exemple de couvrir les obsèques.
77 Ahmed, J. U., & Tinne, W. S. ASA : Cost-effective
and Sustainable Microfinance Model NGO in Bangladesh. (2017).
78 Total des primes d'assurance en pourcentage du produit
intérieur brut.
79 Dhaka Tribune. Insurance coverage in Bangladesh lowest in
emerging Asia. (2019, 16 septembre).
51
b. La France a des moyens importants et s'appuie sur l'Europe
Les moyens financiers internes
La situation en France est tout autre. Des budgets publics
sont alloués à différentes échelles aux
activités qui participent au développement économique du
territoire. En 2011, les cinq IMF qui composent le réseau associatif de
microfinance français ont reçu 123 millions d'euros de
financements publics, soit 71% de leur budget consolidé. C'est donc de
loin la source principale de financement pour ces institutions. La
moitié de ces fonds provient des collectivités
locales80.
A ces participations publiques s'ajoutent les financements des
banques. Le réseau bancaire en France est performant et
omniprésent, et compte dans ses rangs certains des établissements
les plus importants au monde : BNP Paribas, la Société
Générale et la BPCE sont parmi les 20 premières banques
mondiales et prêtent toutes aux IMF81. La Caisse d'Epargne par
ailleurs a pris l'initiative de créer sa propre IMF, Créa-Sol.
La participation européenne
Une autre distinction entre le Bangladesh et la France est que
cette dernière appartient à l'union politique et
économique la plus avancée au monde, l'Union Européenne.
Celle-ci a intégré la microfinance comme un outil efficace de
développement économique et s'engage à fournir les moyens
financiers nécessaires à son fonctionnement. Son instrument
principal pour le financement du secteur est le Fonds Social Européen
(FSE), qui a pour objectif la promotion de l'emploi et de l'inclusion sociale.
Celui-ci cofinance par exemple plusieurs projets de l'Adie, principalement ce
qui relève de l'accompagnement des bénéficiaires. En tant
qu'instrument d'égalité entre les régions, il a un
rôle particulier dans le financement des initiatives à
l'échelle régionale. En complément, en 2007, la Commission
européenne lance l'Initiative européenne pour un
développement du microcrédit en faveur de la croissance et de
l'emploi, qui aboutit sur la création du dispositif European Progress
Microfinance Facility (EPMF ou PROGRESS). Cette entité dispose d'un
80 Balkenhol, B., & Gloukoviezoff, G. LE MICROCREDIT
EN FRANCE ET EN EUROPE EN 2030 : La création d'emploi par la promotion
de l'entrepreneuriat. (2015).
81 Top 100 Banks in the World, 2020. ADV RATINGS.
(2020).
52
budget de 100 millions d'euros pour proposer un soutien
financier sous forme de prêts et de garanties. Les autres
mécanismes de soutien au secteur développés par l'Union
Européenne sont détaillés dans la partie suivante (partie
III.B.2.b et III.B.2.d).
Des besoins financiers importants pour le secteur
Les opérations de microfinance en France, comme dans
les autres pays européens, sont particulièrement coûteuses
en comparaison des pays à faibles revenus. Deux facteurs expliquent
cela. D'une part, du fait du nombre restreint de bénéficiaires
potentiels, le secteur ne peut pas réaliser d'économies
d'échelle de la même manière. A titre d'exemple, en 2019,
la Grameen Bank comptait à elle seule 9,3 millions
d'emprunteurs82, tandis que l'ensemble du marché
européen de la microfinance prêtait à 1,2 millions
d'emprunteurs83. De plus, du fait de la complexité
réglementaire et du manque de compétences relatif des emprunteurs
dans un marché du travail compétitif, l'accompagnement est
essentiel, à tel point qu'il est obligatoire pour contracter un
microcrédit en France. Cet accompagnement systématique
représente un coût considérable. La structure
financière des IMF françaises doit tenir compte de ces
paramètres.
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