9.1.3.
Interprétation des résultats de HR1 et HR3
Les résultats qui précèdentpeuvent
sembler paradoxales, au regard de la théorie skinnerienne du
« conditionnement opérant ». Cette théorie
voudrait que l'application d'un « stimulus aversif »
entraine un changement de comportement chez lesujet. Toutefois, ces
résultats sont tout à fait compréhensibles du point de vue
de la théorie de la réaction psychologique, de la théorie
de l'andragogie ou de celle du changement.
v Apport de l'andragogie
Il est à noter que 62% des sujets interrogés
sont âgés de plus de 30 ans (Cf. figure 6), 49% sont mariés
(Cf. figure 8) et 73% ont au moins un enfant (Cf. figure 10). Toutes choses qui
traduit la maturité physiologique, sociale et juridique de la
majorité des enquêtés. Par conséquence, ils
devraient être sensibilisés dans le respect des règles en
matière d'éducation des adultes ; c'est-à-dire en tenant
compte de certaines spécificités telles que livrées par la
théorie andragogique de Malcom Knowles.
Le premier principe du modèle andragogique de Knowles
(1990) enseigne que « les adultes doivent être
impliqués dans la planification et l'évaluation de leur
apprentissage (l'autonomie, l'autodiagnostic, l'auto-évaluation, climat
d'acceptation et coopération) »;d'autre part,
l'hypothèse du « concept de soi » du modèle
andragogique enseigne que les « adultes ne se
conçoivent plus comme des personnes dépendantes, ils ont
conscience de leurs propres décisions et de leur vie. Ils ont besoin
d'être vus et traités par les autres comme des individus
responsables et capables de s'autogérer». Ainsi, contrairement
aux enfants, l'adulte est indépendant, riche de son expérience et
ne supporte pas qu'on lui dicte ce qu'il doit faire. En matière
d'éducation des adultes par conséquent, l'éducateur doit
avoir la posture de l' « accompagnateur », du
« catalyseur », de
l' « animateur », du
« facilitateur », du
« médiateur », ou encore de
l' « accoucheur » (Cardinet, 1995). Sa posture
éducative doit se situer aux antipodes du donneur de leçon et
encore moins du dictateur. D'après la théorie andragogique donc,
l'éducation est participative, intégrative et coopérative.
De ce fait, il est tout à fait compréhensible
que les destinataires de l'éducation à l'ordre urbain se braquent
face à la démarche autoritaire des pouvoirs publics, empreinte de
dictature et de violence. Dans cette logique, les commerçants ne
perçoivent pas les régulateurs comme des interlocuteurs, mais
plutôt comme des adversaires contre lesquels ils doivent se
défendre. Ce d'autant plus que, comme le remarque Fourchard (2006)
analysant les « les rues de Lagos», en Afrique
« l'État n'apparaît jamais avoir la
légitimité nécessaire pour faire accepter par les citoyens
un ensemble de normes partagées ».
L'inclinaison à la répression tous azimuts fait
en sorte de rendre les commerçants de trottoirs hostiles aux pouvoirs
publics, dans la mesure où ces derniers ne font montre d'aucun respect
à leur endroit.
v Apport de la réactance
psychologique
En plus de la culpabilité du style autoritaire de son
manquement au respect des principes andragogiques, l'apport de la
réactance psychologique renforce la compréhension de la
résistance au changement des commerçants de trottoirs. On
observe d'une part qu'un peu plus de la moitié, soit 54% de sujets
vivent à Melen, c'est-à-dire non loin du trottoir sur lequel ils
font du commerce et 32% vivent dans les quartiers voisins (Cf. figure 5) ;
d'autre part, 58% des sujets ont mis au moins dix ans dans la ville de
Yaoundé (Cf. figure 14) et il est fort probable qu'ils aient mis
sensiblement le même temps sur le trottoir, compte tenu du fait qu'ils
commencent en général l'exploitation du trottoir après
avoir passé au moins un an de vie à Yaoundé (96%). Que
suggèrent ces deux informations sur la durée de vie à
Yaoundé et la proximité avec le point de vente ?
Du fait que la majorité des commerçants de
trottoirs aient soit mis du temps au trottoir soit vu des gens y vendre pendant
longtemps (au moins 10ans), le trottoir se caractérise par
conséquent à leurs yeux par sa
« disponibilité foncière » et son
« opportunité entreprenariat » comme pense
Steck (2006). Le trottoir est donc pour eux un espace vacant, un espace
à prendre. Un espace que chacun est libre d'occuper, car n'appartenant
à personne en propre. Il reviendrait donc à son premier occupant,
comme la terre dans l'esprit du négro-africain. En plus de cela, ce
trottoir se présenterait à l'imaginaire de son occupant comme le
prolongement de sa cour, car situé aux encablures de son lieu de
résidence. Il ne relèverait donc que de sa liberté de
choix de l'occuper ou de ne pas l'occuper.
Partant de là l'on comprend que sa réactance
psychologique puisse se mettre en branle dès l'instant où il est
sommé de libérer les lieux manu-militari. En effet,
d'après cette théorie, dès que la liberté de choix
entre deux options est menacée en rendant l'une d'entre elle difficile
et complexe, l'attractivité de l'individu pour cette dernière est
renforcée.Il serait question dans ce cas, pour la plupart de ces
commerçants, de défendre la parcelle de leur liberté
obstruée par l'autorité régulatrice. Cette
réactance psychologique se traduit alors par la résistance,qui
n'est autre chose que le désir ardant de conserver
son« droit de place », parfois conquis de haute
lutte.
D'autre part, comme le rapporte Moscovici et Plon (1968)
« L'intensité de la réactance sera d'autant plus
grande que l'importance du comportement libre éliminé ou
menacé sera grande ». Ce qui rend compréhensible la
force de la réactance psychologique et donc de la résistance des
commerçants de trottoirs. Elle est donc d'autant plus grande que le
trottoir constitue la seule source de revenue pour la survie de la famille de
nombre d'entre eux et le seul rempart contre le chômage ambiant.
Aussi, le lien entre la résistance et l'imposition
d'une part, la résistance et la violence d'autre part traduit la force
de la réactance psychologique du fait de la grandeur du pouvoir
incarnée par les pouvoirs publics aux yeux des commerçants de
trottoirs. En effet, « étant donné qu'un
comportement libre a été menacé d'élimination, plus
grande sera la menace, plus grande sera la réactance. Si, par exemple,
comme c'est le plus fréquent, l'origine de la menace est située
chez un autrui, la menace sera considérée comme d'autant plus
forte et partant la réactance d'autant plus grande que cet autrui a un
pouvoir élevé » (Moscovici et Plon, 1968).
v Apport de la théorie du
changement
D'après le modèle théorique du changement
de Kurt Lewin, et de corellette et al, le changement est d'abord psychologique
avant d'être matériel. Le changement pérenne passe
nécessairement par une phase de
« décrispation », qui reflète la prise de
conscience des inconvénients d'une situation, ou l'écart entre
une situation présente et une autre plus agréable. A ce niveau,
le promoteur du changement se doit de présenter la situation nouvelle et
ancienne au destinateur, lui en expliquer les tenants et les aboutissants et le
convaincre du bien-fondé de la nouvelle situation. A la suite de cette
phase vient celle du « déplacement »,
c'est-à-dire de la transition, qui est la phase d'apprentissage,
d'intégration voire d'assimilation de nouveaux comportements. Enfin
vient la phase de la « cristallisation » qui consiste en la
stabilisation et la sédimentation dans le subconscient du sujet des
nouvelles façons de faire.
Il se trouve que dans le cas des commerçants de
trottoirs, ce travail psychologique ou mental est loin d'avoir
été fait. Ni l'imposition ni la violence n'étant de nature
à répondre à ce préalable. D'ailleurs, à
l'ouverture du marché de Mvog-béti en 2006, nombre de
commerçants de trottoirs de Melen s'y étaient
déplacés. Mais comme ils y étaient à leur corps
défendant, nombreux d'entre eux sont revenus au point de départ
peu de temps après.
Le style autoritaire en éducation pêche par le
fait qu'il ne travaille pas la mentalité de sa clientèle, de
manière à l'amener à adhérer à une
prescription par conviction et non par obligation. Traitant d'un cas similaire
dans une étude comparative des villes de Mexico et Lima, Stamm Caroline
(2008) nous permet d'observer que c'est à coup de négociation
avec les commerçantset finalement du consensus populaire autour de
l'idée de la protection du patrimoine historique que les pouvoirs
publics de Lima ont pu venir à bout du commerce de rue.
À Mexico, comme à Lima, l'opposition entre
vendeurs de rue et pouvoirs publics se cristallise dans les centres
historiques. Dans les années 1980-1990, elle a pris la forme d'un
conflit d'image avec l'émergence d'un nouveau discours culturel et
esthétique et d'un consensus autour de la protection du patrimoine. Des
politiques municipales d'expulsion et de relocalisation du commerce ambulant
ont alors été mises en place dans les deux villes. Cependant,
alors qu'au début de l'année 2007, le centre historique de Mexico
était toujours saturé de commerçants ambulants, celui de
Lima en était vide. (...)à Lima, les négociations ont
été menées avec les dirigeants des organisations et
surtout des fédérations, du fait de la faible taille des
associations de base. Suite à ce dialogue parfois tendu, les retraits
ont été progressifs et tous n'ont pas été sans
encombre.» (Stamm, 2008).
Si l'on s'en tient à la théorie du changement,
on dira que la résistance au changement des commerçants de
trottoirs peut s'expliquer par le fait que les promoteurs du changement ne
travaillent pas à la déconstruction des représentations
sociales du trottoir au sein de la population. Car, l'action du sujet sur le
monde matériel est fonction de ses représentations. Faire varier
cette action durablement demande d'abord à faire varier ces
représentations.
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