Analyse des crises sociopolitiques dans l'espace CEDEAO de 1990 à 2020: cas du Togo et de la Côte d'Ivoirepar Gnimpale BARTCHE Université de Kara - Master 2022 |
Paragraphe 2 : Des crises ivoiriennesLe vent de l'Est qui a soufflé sur le continent africain a engendré de profondes mutations dans les discours politiques. Si dans certains pays, la libéralisation du champ politique a été rapide, il faut noter qu'en Côte d'Ivoire, elle a été confrontée à de multiples affrontements. Considérée comme la seconde puissance économique de la sous-région ouest-africaine, la Côte-d'Ivoire, tout comme d'autres pays africains, a connu une période de crises plus meurtrières qui ont perturbé toute la sous-région. L'analyse de ces crises ne peut se faire sans un retour sur les piliers de l'idéologie structurante des trente-trois années de régulation politique de Félix Houphouët-Boigny, l'homme charismatique qui aura orienté, de façon décisive, la pratique et la pensée politique dans ce pays. Au bout d'un long règne, celui-ci a marqué la destinée de la Côte d'Ivoire en l'emmenant à une indépendance négociée en 1960. Après l'indépendance, il est resté à la tête de ce pays jusqu'à sa mort en 1993. Il a laissé un héritage politique, mieux, une ingénierie politique appelée « houphouétisme », diversement appréciée. En effet, « l'houphouétisme est un ensemble de principes structurants et de pratiques diversement interprétées ; il fonctionne comme un système de référence et une culture politique socialement reconnue mais non conceptualisés »84. A la mort de Félix Houphouët-Boigny, une lutte de succession déclenche et c'est le Président de l'assemblée nationale, Henri Konan Bédié, conformément à l'article 11 de la constitution, qui achève le mandat présidentiel. Pour augmenter son stock de ressources politiques et prendre le pouvoir, Henri Konan Bédié crée et manipule l'idée de l' « ivoirité » et fait des différences régionales et ethno-religieuses le principal enjeu politique afin d'exclure de la course au pouvoir l'ancien premier ministre Alassane Ouattara, un musulman du nord du pays et actuel Président de la République de Côte-d'Ivoire depuis le 6 mai 2011. Le 8 décembre 1994, un nouveau code électoral est adopté ; imposant aux candidats aux élections de prouver leur ascendance et leur nationalité ivoirienne. En effet le concept d' « ivoirité » d'après Georges Niangoran-Bouah, c'est « l'ensemble des données socio-historiques, géographiques et linguistiques qui 84 AKINDES Francis,Op.cit. 40 permettent de dire qu'un individu est citoyen de Côte d'Ivoire »85. L'individu qui revendique son ivoirité est supposé avoir pour pays la Côte d'Ivoire, né de parents ivoiriens appartenant à l'une des ethnies autochtones de la Côte d'Ivoire. C'est en décembre 1994, sous un climat déjà tendu, que le Code électoral est révisé. Dans la révision, il est imposé aux candidats à la présidence de prouver leur ascendance ivoirienne, garante de leur citoyenneté. Contrairement à certaines opinions comme le souligne Saliou Touré, « la notion d'ivoirité n'est ni sectarisme étroit, ni expression d'une quelconque xénophobie; elle est la synthèse parfaite de notre histoire, l'affirmation d'une manière d'être originale, bref, un concept fédérateur de nos différences »86. Benoït Sacanoud souligne également que, « l'ivoirité est ce lien essentiel qui se tisse au fil du temps entre notre pays et la manière dont chacun y vit et travaille, mais aussi un message de fraternité et de progrès pour réussir une intégration régionale économique profondément humaine »87. Cependant, plusieurs auteurs ne sont pas de cet avis. Ainsi, plusieurs faits, souligne le professeur J.-N. Loucou, peuvent justifier l'inquiétude des Ivoiriens: « ... c'est d'abord l'importance numérique des étrangers en Côte d'Ivoire [...] liée à un fort taux d'immigration et à une forte natalité [...]. Les étrangers [...] occupent une place prépondérante parfois hégémonique dans l'économie ivoirienne. Cette présence étrangère menace donc de rompre l'équilibre socio-économique du pays. En deuxième lieu, l'angoisse du comment peut-on être ivoirien, renvoie à la quête d'une identité culturelle nationale. [...] Enfin, le comment peut-on être ivoirien traduit la revendication politique d'être chez soi. [...] L'ivoirité est, selon nous, une exigence de souveraineté, d'identité, de créativité. Le peuple ivoirien doit d'abord affirmer sa souveraineté, son autorité face aux menaces de dépossession et d'assujettissement: qu'il s'agisse de l'immigration ou du pouvoir économique et politique »88. Toujours dans un climat politique mouvementé, une nouvelle modification constitutionnelle survient le 30 juin 1998 renforçant les pouvoirs du Président de la République. Mais le quinquennat du Président Henri KONAN BEDIE fut interrompu par le coup d'état du 24 Décembre 1999. A la suite de ce putsch, un Comité National de Salut Public (CNSP) ayant pour Président, le Général de Brigade Robert GUEI, était mis en place. Le changement de pouvoir était suivi de la dissolution des institutions et de la suspension de la 85 Curdiphe, « L'ivoirité, ou l'esprit du nouveau contrat social du Président H. K. Bédié », Politique africaine, vol. 78, no. 2, 2000, pp. 65-69 86 TOURE Saliou, Cité par la Curdiphe, op.cit. 87 SACANOUD Benoït, cité par la Curdiphe, op.cit. 88 J.-N. Loucou, cité par la Curdiphe, op.cit. 41 constitution. Le 23 juin 2000, une nouvelle constitution est adoptée par referendum à la grande majorité de 86,53% de OUI contre 13,47% de NON. Selon Maitre Françoise Kaudjhis-Offoumou, « ce OUI massif signifiait la haute portée historique de poser cet acte juridique fondamental afin de sortir le pays de la période de transition et permettre les élections présidentielles et législatives pour avoir une vie institutionnelle normale»89. L'article 35 de cette constitution stipulait: « ...le Président doit être ivoirien d'origine, né de père et de mère eux-mêmes ivoiriens d'origine. Il doit n'avoir jamais renoncé à la nationalité ivoirienne. Il ne doit s'être jamais prévalu d'une autre nationalité »90. Cette disposition constitutionnelle conduira à éliminer Alassane Ouattara de l'élection présidentielle du fait de ses origines burkinabés ainsi que plusieurs autres candidats. Sur 19 dossiers de candidatures dont 9 émanaient du PDCI et 1 du RDR, réceptionnées par la Commission Nationale Electorale (CNE), 14 ont été rejetés par la chambre constitutionnelle de la Cour Suprême présidée en ce temps-là par Monsieur TIA KONE. Monsieur Laurent GBAGBO, candidat du FPI dont la candidature a été retenue, s'exprime à travers le journal N° 731 « Notre Voie » le 19 octobre 2000 en ces termes : « nous ne nous laisserons pas faire face à la fraude qui se prépare »91. Lors de son passage à SAN Pedro, il dira: « chers parents, nous allons gagner le 22 Octobre même si certaines personnes veulent bourrer les urnes. On dit qu'à Abidjan, quand on arrête les bandits, on les amène à l'école de police, dans les camps militaires et on met leurs empreintes sur les bulletins de vote. Je voudrais dire à ceux qui font ça qu'ils pensent à la Côte d'Ivoire parce qu'ils sont en train de préparer la guerre civile. Les enfants de Côte d'Ivoire ne se laisseront pas faire. Nous avons lutté. Nous sommes comme les enfants de Dieu sortis d'Egypte, qui ont marché pendant 40 ans dans le désert. Nous voyons la terre promise, et tous ceux qui se dresserons contre nous, nous allons les combattre ... si nous élisons Dimanche prochain un militaire arrivé à la suite d'un coup d'Etat, la Côte d'Ivoire sera mise au ban des nations ... chaque chose a son temps. Ceux qui parlent d'Houphouët-Boigny oublient que le temps Houphouët est passé »92. L'ambiance de la période de campagne laissait déduire qu'en réalité sur les 5 candidats à l'élection, le jeu devait se faire entre deux : GBAGBO et GUEI. Lors de son dernier meeting à Yopougon, GBAGBO déclare: 89Maître KAUDJHIS-OFFOUMOU Françoise, «Les Elections ivoiriennes de l'an 2000 », Journal of African Election, Vol.1, Mai 2001, consulté en ligne à l'adresse https://www.eisa.org/pdf/JAE1.1Offoumou.pdf 90 Article 35 de la constitution de Côte-d'Ivoire 91 Maître KAUDJHIS - OFFOUMOU Françoise, op.cit. 92 Idem 42 « le choix qui s'offre à la Côte d'Ivoire : soit une alternance à la sénégalaise c'est-à-dire en douceur et dans la dignité, soit une alternance à la Yougoslave où la rue se charge d'imposer sa volonté. Si on vous vole votre victoire, prenez la Radio, la Télévision, la Primature, la Présidence de la République »93. De son côté, le Général Robert GUEI affirmait : « soyez assurés d'une chose, mes chers compatriotes. Si je venais à être battu aux prochaines élections, c'est en digne héritier du Président Félix HOUPHOUET BOIGNY et en démocrate convaincu et sincère que je remettrai le pouvoir selon les formes légales à son nouveau titulaire que le peuple Ivoirien aura librement choisi »94. A l'issu de cette élection remportée par Monsieur Laurent Gbagbo avec 59,36%, le pays connu une fois encore des manifestations sans précédent. Cet évènement inaugure une situation d'instabilité politique qui durera jusqu'en avril 2011. Le mandat de Laurent Gbagbo, marqué par un coup d'Etat échoué en 2002 et un conflit avec les rebelles du Nord du pays, les Forces Nouvelles et leur branche armée des Forces Armées des Forces Nouvelles (FAFN). Après plusieurs accords dont les accords de Linas Marcoussis (France) et l'Accord de Paix de Ouagadougou (APO) il sera décidé de se désarmer et dans cet environnement, aura lieu le premier tour du scrutin présidentiel le 31 octobre 2010. Malgré tout le second tour de cette élection opposant M. Laurent GBAGBO et M. Alassane OUATTARA suscitera des revendications sans précédent après les résultats du 2 décembre 2010 par la Commission Electorale Indépendante95 proclamant M. Alassane OUATTARA vainqueur de l'élection avec 54,10% des voix contre 45,90% pour le candidat Laurent GBAGBO. Face à ces résultats, s'autosaisissant du dossier, Paul Yao NDRE, le Président du Conseil Constitutionnel96, a invalidé les résultats de sept départements97 tous situés en zone Centre-Nord-Ouest (CNO). Il a proclamé Laurent GBAGBO vainqueur de l'élection présidentielle de 2010 avec 51,45 % contre 48,55 % pour Alassane OUATTARA. Le représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, s'appuyant sur des critères d'authentification acceptés par les acteurs politiques ivoiriens suivant l'accord de 93 Maître KAUDJHIS - OFFOUMOU Françoise, op.cit. 94 Maître KAUDJHIS - OFFOUMOU Françoise, op.cit 95Election présidentielle ivoirienne de 2010, consulté en ligne le 11 janvier 2022 sur https://en.wikipedia.org/wiki/2010_Ivorian_presidential_election#:~:text=Presidential%20elections%20were%2 0held%20in%20Ivory%20Coast%20in,Alassane%20Ouattara%2C%20was%20held%20on%2028%20November %202010. 96 Election présidentielle ivoirienne de 2010, Op.cit. 97 Bouaké, Korhogo, Ferkessédougou, Katiola, Boundiali, Dabakala et Séguéla 43 Pretoria du 6 avril 2005 et en référence aux copies des procès-verbaux des résultats compilés par les bureaux de vote ainsi qu'aux résultats finaux de la commission électorale indépendante, déclare M. Alassane OUATTARA vainqueur de l'élection en estimant que les résultats données par le Conseil constitutionnel n'étaient pas conforment à la réalité des faits. Selon le rapport d'enquête sur les violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire survenues dans la période du 31 octobre 2010 au 15 mai 2011, « la victoire d'Alassane Ouattara a été reconnue par la CEDEAO, l'Union Africaine, l'Union Européenne et l'ONU et la Communauté Internationale dans son ensemble »98. Le 4 décembre 2010, alors que M. Laurent GBAGBO prêtait serment au Palais Présidentiel, le même jour, M. Alassane OUATTARA a prêté serment par écrit à l'hôtel du Golf. Le refus de M. GBAGBO de reconnaître les résultats de l'élection tels que certifiés par le Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations Unies et reconnu par la communauté internationale, régionale et sous régionale fera l'objet d'une contestation sans précédente et aboutira à son arrestation. Sous la présidence de Monsieur Alassane OUATTARA, la Côte-d'Ivoire évoluera toujours dans la perspective de la construction de l'unité nationale. Il sera réélu une deuxième fois dès le premier tour le 25 octobre 2015 et une troisième fois le 31 octobre 2020. En effet, la toute dernière élection a subi le boycott de l'opposition et laisse place au président sortant Alassane OUATTARA d'être réélu dès le premier tour. La multiplicité des crises dans cette partie du continent, c'est-à-dire la région ouest africaine nécessite une organisation en charge de leur gestion. C'est ainsi que la CEDEAO va se lancer dans cet élan de maintien de la paix à travers ses organes. La seconde section sera consacrée à l'implication de la CEDEAO dans les crises sociopolitiques. |
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