Quelle(s) finalité(s) pour le droit du travail sénégalais?par Alassane SECK Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) - Master 2 en droit privé et sciences criminelles 2017 |
INTRODUCTION GENERALEDu louage de services1 au contrat de travail, du temps et du chemin ont été parcourus. Le droit du travail est le fruit d'une conquête, entamée il y a fort longtemps2, par la classe ouvrière en quête de l'amélioration des conditions de travail. Après la révolution industrielle, le libéralisme économique appuyé par les principes civilistes du consensualisme ne pouvaient être maintenus tels quels dans les rapports de travail sans tourner au désavantage des salariés de façon désastreuse sur le plan économique et social3. Il fallait, à ce titre, un instrument pour « substituer des rapports de droit aux rapports de force4 ». C'est la naissance du droit du travail. En Afrique Noire francophone, le scénario se répète une seconde fois. La naissance d'un véritable droit du travail a été le fruit d'une lente et douloureuse gestation. On est passé d'une phase de négation totale du droit du travail (travail forcé) à une phase positive et féconde avec l'adoption des premiers codes du travail africain5. En effet, le bénéfice de la protection, dont les premiers éléments de base ont été fixés en France avec le code du travail de 19106, n'a pas été étendu aux travailleurs de l'empire colonial français qui ont demeuré longtemps sous l'empire du code civil. En effet, le contrat de travail demeurait soumis, dans les colonies, aux règles du code civil promulguées au Sénégal par l'arrêté du Gouverneur du 5 novembre 1830 organisant le louage des gens de travail et des domestiques. Ce n'est qu'en 1947, qu'est intervenu le premier code du travail. Dénommé code Moutet, son application s'est néanmoins heurtée aux groupes de pression patronaux à telle enseigne qu'au mois de novembre de la même année, un décret eut sursis à son application7. Toutefois, les autorités coloniales reviennent à la charge en 1952 avec la promulgation d'une loi comportant 258 articles portant Code du travail des Territoires d'Outre-mer8. Cette entame dans la protection du salarié était inédite dans le terrain africain. Une ébauche qui, certes, était la bienvenue dans un milieu marqué par les travaux forcés et la surexploitation 1 Le louage de service est l'aïeul du contrat de travail. Les rapports de travail étaient laissés à l'autonomie de la volonté. Le travailleur louant contre un salaire sa force de travail. C'est la conception du travail-marchandise (G. LYON-CAEN, J. PELISSIER, A. SUPIOT, Droit du travail, 19e ed., Dalloz, 1998, p. 7.) 2 On situe la formation de la discipline au moment des premières immixtions de l'État dans la définition des conditions d'accomplissement de l'activité subordonnée, vers 1840. Mais il faut encore attendre la fin du XIXe siècle pour en observer le développement. (F. DUQUESNE, 2nd éd, Droit du travail, Gualino, 2006, p. 19). 3 J.I. SAYEGH, Droit du travail sénégalais, Nouvelles Editions africaines, 1987, p. 7. 4 A. SUPIOT, « Pourquoi un droit du travail ? », Dr. soc. 1990, p. 487. 5 A. Kanté, Droit social sénégalais, Harmattan-Sénégal, 2017, p. 19. 6 Il s'agit de la loi du 28 décembre 1910. 7 A.C. NIANG, « Le droit du travail sénégalais entre ambigüité et ambivalence », Annales africaines, Nouvelle Série, Volume 2, Décembre 2015, p. 69. 8Loi du 15 décembre 1952 (A. Kanté, op. cit., p. 20). 1 des travailleurs, mais qui demeurait fortement lacunaire car des pans entiers du droit du travail restaient à être comblés. On a donc attendu après l'indépendance, précisément en juin 1961, pour être témoin d'un nouveau code9, même si celui-ci demeure largement inspiré de premier10. Par ce code, le droit du travail sénégalais va ainsi consacrer le contrat de travail comme fondement des relations entre employeur et salariés. Ces relations sont gouvernées par l'ordre public, qui s'apparente plus à celui d'un ordre public de protection qu'à un ordre public de direction11. La consécration dans les relations de travail de la notion d'ordre public de protection scelle, de manière claire, la nature des rapports entre l'employeur est ses salariés. A ce titre, la protection du salarié était la préoccupation fondamentale du droit du travail sénégalais. Cette finalité circonspecte ne durera pas bien longtemps. Jusqu'au début des années quatre-vingt, le code de 1961 n'a pas subi de modifications mais, celles-ci seront rendues nécessaires par l'ampleur de la crise économique12. De plus, l'apparition des premiers plans d'ajustement structurel et la globalisation demande une plus grande flexibilité dans la gestion des droits des travailleurs et une libéralisation des normes de travail13. Le Code du travail subit alors de multiples révisions mues par les impératifs de développement et de lutte contre le chômage. Par touches successives relativement cohérentes, le caractère protecteur du droit du travail sénégalais a été progressivement dilué de sa substance. Le coup de grâce a été porté par le code du travail de 1997 qui s'est finalement plié à la forte revendication des employeurs contre la prétendue rigidité des règles du droit du travail. Clamant plus de flexibilité14, les employeurs contestent en effet la multiplication des contraintes juridiques pesant sur l'acquisition et l'usage de la main d'oeuvre. En d'autres termes, ils désirent une souplesse de gestion de l'entreprise à travers les conditions d'emploi et les coûts 9 Il s'agit de la Loi n°61-34 du 15 juin 1961 portant Code du travail. 10 Y. BODIAN, « Précarité de l'emploi et droit du travail sénégalais », Nouvelles annales africaines, 2013, p. 291. 11 Ibid. 12 S. DIALLO, Profil national de droit du travail : le Sénégal [en ligne], OIT Document, juin 2011, URL : https://www.ilo.org/ifpdial/information-resources/national-labour-law-profiles/WCMS_158865/lang--fr/index.htm, consulté le 3 décembre 2018. 13 M. SAMB, Réformes et réception des droits fondamentaux du travail au Sénégal, Revue d'étude et de recherche sur le droit et l'administration dans les pays d'Afrique (URL : http://afrilex.u-bordeaux4.fr/réformes-et-réception-des-droits.html), février 2000, consulté le 10 décembre 2018. 14 Sur la question de la flexibilité de l'emploi, voir G. LYON-CAEN, J. PELISSIER, A. SUPIOT, op. cit., p. 20, s ; I. Y. NDIAYE, M. SAMB, « Neutralisation ou flexibilisation du droit du travail, de l'ajustement économique à l'ajustement juridique », in Ajustement structurel et emploi au Sénégal, Codesria-Karthala, Dakar, 1997, p.103, s ; J. Pélissier, G. AUZERO, E. DOCKES, Droit du travail, Dalloz, 26e éd., 2012, p. 23, s ; M. SAMB, Réformes et réception des droits fondamentaux du travail au Sénégal, Revue d'étude et de recherche sur le droit et l'administration dans les pays d'Afrique (disponible sur http://afrilex.u-bordeaux4.fr/réformes-et-réception-des-droits.html), février 2000, consulté le 10 octobre 2018 ; A. SUPIOT (dir), Au-delà de l'emploi, transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Flammarion, 1999 ; entres autres. 2 de main d'oeuvre, qui ne serait pas permise par les rigidités du droit du travail. Les autorités publiques ont donc suivi la logique des employeurs dans le dessein de préserver l'outil de production, donc le retour à la croissance. Le droit du travail sénégalais a dû se plier aux contingences de l'économie libérale. Il perd ses repères15. La priorité donnée au « tout économique » conduit à s'interroger sur son devenir compte tenu du fait qu'il est devenu un instrument des politiques économiques, et est désormais appelé à contribuer à la protection des activités économiques en procurant à l'entreprise plus de souplesse, de flexibilité16. Des règles ou des opérations juridiques paraissant jusqu'alors servir les intérêts des salariés se mettent au service des employeurs17. Le droit du travail sénégalais inspire aujourd'hui une certaine ambiguïté voire ambivalence18 en raison d'un certain antagonisme de ses objectifs, ce qui motive notre interrogation sur sa finalité. L'interrogation quant à la finalité du droit du travail sénégalais invite que l'on fasse d'abord le point sur le sens réel de certaines notions. Le droit du travail s'entend comme l'ensemble des règles qui régissent les relations de travail entre employeurs et salariés. De façon formelle, il est un corps de règles juridiques applicable au travail subordonné19. Il n'y a de travail subordonné que lorsqu'un chef d'entreprise a recours aux services de personnes qu'il rémunère pour exécuter fidèlement les ordres qu'il leur donne20. Dans le cadre de cette étude, le concept de droit du travail sénégalais est loin d'être réductible au seul code du travail. En effet, le code est complété par les lois, décrets et arrêtés qui réglementent d'autres pans du droit du travail comme la formation professionnelle, la sécurité sociale, etc. Les normes professionnelles ne sauraient être omises. Elles obéissent à un processus d'élaboration marqué par la participation des différents acteurs sociaux, la Convention collective nationale interprofessionnelle du 27 15 I.Y. NDIAYE, M. SAMB, « Neutralisation ou flexibilisation du droit du travail, de l'ajustement économique à l'ajustement juridique » in Ajustement structurel et emploi au Sénégal, Codesria-Karthala, Dakar, 1997, p. 103 et 104 ; A. MAZEAUD, Droit du travail, 5e ed., L.G.D.J, 2006, p. 30. 16 Y. BODIAN, « Précarité de l'emploi et droit du travail sénégalais », Nouvelles annales africaines, 2013, p. 293. 17 Le Professeur Gérard Lyon-Caen considère en effet que l'évolution du droit du travail peut connaître des retournements d'orientation. Voir G. LYON-CAEN, Le droit du travail, une technique réversible, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 1995 cité par N. CLAUDE, La variabilité du droit du travail, thèse de doctorat, Université d'Angers, soutenu le 7 décembre 2010, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00579595, p. 17. 18 A.C. NIANG, « Le droit du travail sénégalais entre ambigüité et ambivalence », op. cit., p. 71. 19 E. PESKINE, C. WOLMARK, Droit du travail, 11e ed., Dalloz, 2016, p. 10. 20 J.I. SAYEGH, op. cit., p. 5. 3 mai 1982 en témoigne l'expression. Les normes de l'OIT ne sont pas en rade, le Sénégal a ratifié 38 de ces conventions21. Par ailleurs, le droit du travail étant un droit vivant en perpétuelle mutation22, l'étude ne sera nullement figée dans le temps. La démarche scientifique englobera l'évolution législative du droit du travail sénégalais depuis l'indépendance jusqu'à nos jours. C'est donc sous ce prisme que « droit du travail sénégalais » doit être analysé dans le cadre de cette étude. « A quoi sert le droit du travail ? » évoque la question de sa finalité qui est définie comme le caractère de ce qui tend à une fin, vers un but23. La quintessence de cette question rappelle, à bien des égards, la raison d'être, l'objet voire la fonction droit du travail. C'est ce qui nous a amené à s'interroger sur la finalité du droit du travail sénégalais. Cette finalité est-elle « l'ultime et fragile rempart contre l'arbitraire patronal, la dictature du marché ou les appétits des actionnaires24 » ou se résume-t-elle à « permettre à l'entreprise de trouver une souplesse compatible avec l'état du marché25 » ? Difficile de donner une réponse tranchée à la question compte tenu de l'état actuel du droit du travail sénégalais qui est partagé entre ces deux orientations non moins contradictoires, témoignant d'un caractère pour le moins ambivalent26. Pourtant, il n'a pas toujours été ainsi. A part les quelques réformes survenues, jusqu'en 1997, avènement du nouveau code du travail, l'orientation principale du droit du travail sénégalais était la protection des salariés, finalité première, historiquement déterminante du droit du travail. Mais, avec le code de 1997, une démarche toute autre a vu le jour. Le droit du travail sénégalais s'est plié aux contingences de l'économie libérale et se donne comme nouvelle orientation la promotion de la compétitivité de l'entreprise. La doctrine s'est émue de l'orientation actuelle du droit travail sénégalais. D'aucuns parlaient déjà de légitimation de la précarité en 199627 ou de précarité déjà atteinte28, lorsque le législateur s'est attaqué à l'emploi permanant par l'assouplissement du contrat à durée 21 Ratifications des conventions de l'OIT, ratification par pays : le Sénégal, https://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:11200:0::NO::P11200_COUNTRY_ID:103013, consulté le 13 décembre 2018. 22 A. MAZEAUD, op. cit., p. 21. 23 Dictionnaire Hachette, Librairie Hachette 1993, Page 612, colonne III. 24 P. VERKINDT, Le droit du travail, Dalloz, 2005, p. 1. 25 I.Y. NDIAYE, M. SAMB, « Neutralisation ou flexibilisation du droit du travail, de l'ajustement économique à l'ajustement juridique », op. cit. p. 104. 26 A.C. NIANG, « Le droit du travail sénégalais entre ambigüité et ambivalence », op. cit., p. 71. 27 I.Y. NDIAYE, « Le contrat de travail à durée indéterminée, demain l'emploi ? RASDP, janvier-déc 1996 n034, p. 78. 28 M. SAMB, Réformes et réception des droits fondamentaux du travail au Sénégal, Revue d'étude et de recherche sur le droit et l'administration dans les pays d'Afrique (disponible sur http://afrilex.u-bordeaux4.fr/réformes-et-réception-des-droits.html), février 2000, consulté le 10 octobre 2018. 4 déterminée et l'institution d'un régime dérogatoire au CDD au profit des entreprises agréées au bénéfice des dispositions du code des investissements. En effet, jusqu'en 1989, le CDD ne pouvait être conclu plus de deux fois entre les même parties, ni être renouvelé plus d'une fois. La sanction de cette règle substantielle était, sous réserve d'exceptions limitativement énumérées, la conversion du contrat en contrat à durée indéterminée. En 1989, des exceptions supplémentaires furent ajoutées : les travailleurs intérimaires et les travailleurs engagés pour surcroît d'activités. Selon une certaine doctrine29, ces réformes ont repoussé les limites de l'interdit en matière de contrat à durée déterminée en autorisant avec une grande permissivité le recours à un tel contrat, parfois même en dehors du cadre légal30. Ce n'est pas tout. Lorsque le code du travail de 1997 a ajouté, à la liste déjà longue d'exceptions au CDD, une nouvelle dérogation au profit des entreprises qui « ont usage » de recourir à l'emploi temporaire31 et a assoupli grandement le droit de rupture32 du contrat de travail, certains sont allés jusqu'à parler de neutralisation du droit du travail33, d'autres, de légitimation de la précarité qui aurait été subtilement organisée par la loi et aggravée par l'entreprise34. Cette étude nous renseigne d'abord et avant tout sur l'évolution du droit du travail sénégalais, partant code du travail des Territoires d'Outre-mer qui était une ébauche dans le terrain africain jusqu'alors empreint d'une profonde négation des droits humains, au code actuel autrement dit celui de 1997, passant par le code de 1961, premier support textuel régissant les relations de travail après l' indépendance et les différentes réformes qu'il a enregistré. Au-delà de cette donne, cette étude renseigne aussi sur les différentes orientations qu'a connues le droit du travail sénégalais jusqu'à son point actuel où il prend en charge bien des paradoxes : l'économie et le social35. 29 A.C. NIANG, « L'emploi aujourd'hui : du permis à l'interdit », Annales africaines, Nouvelle Série, Volume 2, Décembre 2017, p. 97. 30 Ibid. 31 Il s'agit de l'institution du contrat à durée déterminée d'usage qui autorise un recours illimité au CDD pour les entreprises évoluant dans certains secteurs d'activité (voir Art. L43 code du travail). 32 Il s'agit concrètement de la suppression
de l'autorisation administrative, jadis exigée, dans le licenciement
pour et de la légalisation du départ volontaire (voir I.Y. NDIAYE, Droit du travail sénégalais et transfert de normes, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2005, p. 170 ; M. SAMB, , Réformes et réception des droits fondamentaux du travail au Sénégal, op. cit.). 33 I.Y NDIAYE, M. SAMB, « Neutralisation ou flexibilisation du droit du travail, de l'ajustement économique à l'ajustement juridique », in Ajustement structurel et emploi au Sénégal, Codesria-Karthala, Dakar, 1997, p. 104, s. 34 Y. BODIAN, « Précarité de l'emploi en droit du travail sénégalais », Nouvelles annales africaines, 2013, pp. 291 à 329. 35 A.C. NIANG, « Le droit du travail sénégalais entre ambigüité et ambivalence », op. cit., p.69. 5 Empreint d'une profonde ambivalence, le droit du travail sénégalais est aujourd'hui partagé entre la protection du salarié et la prise en compte de l'intérêt de l'entreprise. Si sa finalité actuelle est rendue ambiguë (deuxième partie) en raison des assauts répétés des multiples réformes survenues ces dernières décennies, motivées par les vicissitudes du monde économique, ce qui est certain, c'est que la finalité originelle historiquement déterminante du droit du travail sénégalais fut la protection du salarié (première partie). 6 7 |
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