2. Trois degrés de fabrication
numérisée
Les effets à court, moyen et long terme de la
numérisation de la fabrication, ce qu'est en fait Industrie 4.0, ne sont
pas tout à fait clairs, mais il est certain qu'ils varieront
considérablement en fonction des différentes industries et du
degré auquel les usines seront en mesure d'appliquer les technologies
modernes. On identifie généralement trois degrés
différents : 1) les systèmes d'aide; 2) les systèmes
cyberphysiques; 3) l'intelligence artificielle.
Ces formes de technologies pourraient être
adoptées séparément ou simultanément dans un lieu
de travail donné.
Les systèmes d'aide sont le niveau le moins
sophistiqué de la numérisation dans les usines. Utilisés
surtout pour l'assemblage de produits, ces systèmes assistés par
ordinateur guident les travailleuses et travailleurs à travers leurs
différentes tâches, étape par étape. Certains
pronostics prévoient que l'utilisation de ces technologies aura pour
conséquence une augmentation considérable de la
productivité et des revenus, ainsi qu'une réduction
simultanée de la main-d'oeuvre allant jusqu'à 25 %.
Les systèmes cyberphysiques sont liés à
ce qu'on appelle « Internet des objets », mais ils sont plus
généraux. Pour les besoins du présent document, on entend
par « systèmes cyberphysiques » une usine intelligente dont
les machines, parfois autonomes, sont interreliées et où
l'état d'avancement de la production de n'importe quelle zone peut
être surveillé en tout temps. Pour ce faire, les machines doivent
être intégrées dans un réseau. Les composants sont
munis de puces d'identification par radiofréquence (IRF) qui
communiquent des informations sur l'état d'avancement de la production
aux services d'entretien, aux panneaux de commande des processus et parfois
même aux clients et qui envoient aussi des signaux aux machines pour leur
indiquer les spécifications du produit final et les étapes de
production nécessaires pour le produire.
La compagnie Adidas a récemment annoncé un
projet de fabrication numérisée très attrayant pour sa
clientèle, car la technologie utilisée permettra de personnaliser
les produits : le client choisira les couleurs, les finis ou les tissus pour un
produit; ses choix seront sauvegardés sur une puce IRF, qui transmettra
ensuite de façon automatique à la machine les matières
premières ou les parties à utiliser durant la production.
À titre d'exemple, en ce qui concerne l'économie
américaine, les chercheurs prévoient que l'ouverture d'usines
intelligentes entraînera une réduction des effectifs allant
jusqu'à 35 % dans l'ensemble du secteur manufacturier. Ces pronostics
sont cependant assez vagues au sujet des indicateurs de prédiction
utilisés et quant à la variation de la réduction des
effectifs en fonction des secteurs, ainsi qu'en fonction des compétences
et des qualifications actuelles de la main-d'oeuvre.
Cette technologie permettra de produire un petit volume de
produits personnalisés à un prix modérément bas,
mais comme chaque puce IRF coûte entre 12 et 25 cents américaines
(au coût de 2017), on les utilisera surtout pour la production d'articles
plus chers et de valeur ajoutée. L'utilisation de ces puces dans la
fabrication en série de produits bon marché employant une
technologie rudimentaire ne serait économiquement possible que si leur
coût unitaire descendait sous les 5 cents.
Les machines intelligentes, à la fois capables de lire
les codes IRF et compatibles avec un réseau intégré
à l'échelle de l'usine et incorporé dans un Internet des
objets, sont-elles aussi un investissement coûteux, que toutes les
entreprises ne peuvent pas se permettre. La plupart des petites et moyennes
entreprises (PME) sont incapables de faire ces investissements, à moins
de recevoir des subventions ou un autre type d'aide financière publique.
Cela dit, les prix des technologies de pointe devraient tôt ou tard
baisser considérablement.
Par ailleurs, les progrès technologiques récents
permettent une approche intermédiaire : des ponts électroniques
qui relient les unes aux autres des machines qui existent déjà.
Ces dernières sont incapables d'envoyer des rapports d'étape au
panneau de commande, mais comme les ponts sont interreliés, ils
remplacent cette fonctionnalité manquante dans les machines.
Grâce à cette technologie, les innovations des
PME pourraient continuer à faire concurrence aux grandes multinationales
qui ont les moyens, elles, de faire la transition vers la fabrication
entièrement intelligente. Selon le Centre allemand de recherche sur
l'intelligence artificielle, les ponts électroniques accroissent les
rendements des compagnies et pourraient entraîner des réductions
d'effectifs allant jusqu'à 10 %, ce qui est peu, mais c'est parce que la
plupart des tâches exigent encore la présence de travailleurs pour
faire fonctionner les machines.
La majorité de ces rationalisations seront
appliquées aux tâches d'entretien : les ponts électroniques
détecteront les problèmes dès leur apparition et
l'entretien sera alors géré sur demande.
L'intelligence artificielle est le degré de fabrication
numérisée le plus sophistiqué, sur le plan des
technologies, et le plus controversé. Elle n'est pas limitée au
secteur manufacturier : l'intelligence artificielle est aussi appliquée
aux emplois de bureau, par exemple, pour trier les bons de commande, traiter
les données des clients, sélectionner les candidats aux postes
affichés, traiter et analyser les « mégadonnées
». Le débat semble assez divisé sur l'intelligence
artificielle, ainsi que sur son utilisation et son incidence sur
l'économie et la main-d'oeuvre. Pour certains, c'est encore un produit
de fantaisie qui est loin d'être prêt à un usage commercial;
pour d'autres, c'est déjà un fait accompli qui transformera
rapidement la production. Précisons toutefois que l'intelligence
artificielle n'est pas synonyme de robotique de pointe - au contraire, elle va
contrôler et améliorer la robotique de pointe, entre autres
choses.
Le concept de l'intelligence artificielle ressemble un peu
à la fabrication intelligente : des machines - dans ce cas-ci, des
robots - communiquent les unes avec les autres et se répondent les unes
aux autres, mais, au lieu d'envoyer un rapport à un panneau de commande
central opéré par des travailleurs hautement qualifiés,
elles fonctionnent de façon tout à fait indépendante.
Mais, bien que la recherche sur ce sujet progresse, et progresse rapidement,
cette technologie est encore tellement chère qu'elle ne sera pas de
sitôt appliquée à la fabrication. Quand elle le sera, on la
retrouvera d'abord dans les industries de pointe et les industries à
forte valeur ajoutée qui sont en mesure de récupérer
l'énorme investissement initial sur une période relativement
courte.
Si l'intelligence artificielle n'occupe pas encore une place
importante dans la fabrication, c'est elle qui pourrait avoir l'impact le plus
marqué sur le travail industriel, et qui fera en sorte qu'un grand
nombre des travailleurs d'aujourd'hui seront tout à fait
dépassés. On se demandera un jour s'il y a un travail que les
humains peuvent faire mieux que les robots artificiellement intelligents.
Ces degrés de numérisation de la fabrication
industrielle caractérisent des dépendances de trajectoire variant
considérablement d'un secteur industriel à l'autre et entre les
régions d'un même secteur - non seulement la fabrication
industrielle dans son sens le plus strict, mais également le travail de
bureau et le secteur des services.
En outre, ils pourraient changer à court, moyen et long
terme, à mesure qu'évoluent les tâches au sein de chaque
secteur. Cela dit, les caractéristiques qu'ils ont en commun vont
redéfinir la façon dont nous considérons le travail.
L'intercommunication est le dénominateur commun dans tous ces cas : les
communications de machine à machine et de machine à humain seront
plus nombreuses dans la fabrication intelligente. La qualité et la
quantité de données vont augmenter - procurant de nets avantages
au fabricant et au client (possibilité de suivre l'état
d'avancement de la production d'un produit personnalisé, un peu comme
nous suivons aujourd'hui une commande passée auprès d'Amazon; une
meilleure capacité à prédire les futurs besoins en
production), mais donnant aussi les moyens de surveiller de près et avec
précision les travailleurs et leur productivité.
Les organisations devront refuser un tel contrôle des
données personnelles par les employeurs parce qu'il ne peut mener
qu'à une compétition sauvage entre les travailleuses et
travailleurs et affaiblir leur solidarité. Comment les travailleurs
pourront-ils être concurrentiels quand on comparera leur travail à
celui d'une machine? Comment la productivité sera-t-elle mesurée
quand le travail d'une personne sera exécuté dans le contexte
d'un système technique complexe fonctionnant sans arrêt et qu'il
n'y aura plus de corrélation claire entre les heures travaillées
et la production? Qu'adviendra-t-il de nos attentes relatives à un
minimum de respect de la vie privée, même au travail?
Nous devons nous assurer que les données personnelles
continueront d'être gardées en lieu sûr. Le terme «
mégadonnées » désigne la collecte et l'analyse
d'ensembles de données qui étaient jusqu'à présent
trop volumineux ou trop complexes pour être utiles. Mais comme les
ordinateurs sont toujours de plus en plus puissants, les algorithmes, de plus
en plus intelligents et complexes, et les logiciels, de plus en plus
sophistiqués, les mégadonnées sont devenues un outil de
gestion couramment utilisé par de nombreuses sociétés.
Toutefois, avec tous les systèmes de mégadonnées vient
aussi la menace de vol et de piratage des données. Qui sera
autorisé à accéder aux données et à les
utiliser? Et de quelles données est-il question, au juste - celles des
travailleuses et travailleurs ou celles de la compagnie?
Il est peu probable que les travailleuses et travailleurs
aient leur mot à dire sur la nature des données recueillies
à propos de leur rendement ni sur l'usage qui sera fait de ces
données.
De fait, compte tenu de la quantité de données
personnelles accessibles par le biais de plateformes telles que Facebook et
Google, le traitement et la revente de données personnelles et
collectives sont devenus une industrie majeure, même si elle est
essentiellement cachée. Le nouvel âge du capitalisme est
déjà surnommé « capitalisme de surveillance »
par certains - et les implications sur la confidentialité des
renseignements personnels, voire sur la démocratie, ont à peine
été analysées.
Si l'établissement de normes particulières est
permis, une quantité excessive de richesse se trouvera concentrée
en un seul point de la chaîne de valeur. Les plateformes
numériques et les mégadonnées ne doivent pas non plus
devenir des monopoles. Les trois principes suivants devraient s'appliquer : 1)
les mégadonnées doivent être considérées
comme des « données ouvertes »; 2) les algorithmes de
recherche doivent être ouverts et équitables; 3) les structures de
subventions croisées et les autres pratiques commerciales
déloyales doivent être empêchées ou cessées si
elles existent déjà.
Ces trois différentes formes de fabrication
numérisée - systèmes d'aide, systèmes
cyberphysiques et intelligence artificielle - qui sont tous des aspects de
l'Industrie 4.0 - vont métamorphoser le travail. Elles feront sentir
leurs effets sur les pays développés et les pays en
développement à des degrés divers et en vertu de divers
principes; elles établiront diverses exigences concernant les
qualifications des travailleurs; elles réduiront les effectifs dans
différentes proportions. Il est important de ne pas négliger
l'impact qu'auront ces changements technologiques sur des domaines de travail
autres que la fabrication. Ils vont redéfinir nos
sociétés, remettre en cause nos systèmes d'aide sociale,
exacerber les inégalités sociales qui existent
déjà; malheureusement, malgré leur importance capitale,
ces aspects sociétaux ne sont presque pas pris en considération.
Une fois encore, il incombe au mouvement syndical de faire valoir les
conséquences sociales.
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