II. INDUSTRIE 4.0, UNE
REVOLUTION INDUSTRIELLE ?
A. Industrie 4.0
1. Définition
Les innovations technologiques transforment la fabrication
industrielle depuis les années 1900. Et, bien que ce ne soit là
rien de nouveau, un grand nombre de compagnies et de gouvernements discutent
depuis quelques années de la numérisation, qui est en train de
transformer le secteur manufacturier tel que nous le connaissons.
Dernièrement, les expressions « Industrie 4.0 » et «
quatrième révolution industrielle » sont utilisées
pratiquement comme des synonymes. Elles ont été utilisées
pour la première fois par la Deutsche Forschungszentrum für
Künstliche Intelligenz (DFKI ou Centre allemand de recherche sur
l'intelligence artificielle), mais il faut préciser que l'analyse du
DFKI ne fait pas l'unanimité. Quoi qu'il en soit, ces expressions sont
passées dans l'usage, même si leurs définitions sont
demeurées assez vagues. Elles désignent tour à tour des
compagnies qui utilisent Internet pour des solutions adaptées aux
besoins de leurs clients; des fournisseurs de services indirects qui font appel
à des travailleurs de plateforme, à des travailleurs
participatifs ou à des travailleurs de l'« économie à
la demande »; l'utilisation d'une vaste gamme de technologies allant de
l'impression tridimensionnelle (fabrication par couches) à la robotique
de pointe dans les usines de fabrication, en passant par les drones - et bien
plus encore. De fait, en plus de la numérisation, des technologies de
l'information et des communications, et de l'impression tridimensionnelle, la
liste des nouvelles sciences et des innovations techniques ne cesse de
s'allonger : photonique, biotechnologie, nanotechnologie, microtechnologie,
matériaux de pointe, sans oublier les changements radicaux
apportés aux technologies de l'énergie et de l'environnement - et
bien d'autres encore. Toutes ces nouvelles technologies sont mises en service
rapidement, et il est certain qu'elles auront un impact - possiblement un
impact perturbateur - sur la fabrication industrielle traditionnelle.
L'expression « Industrie 4.0 » n'est peut-être
pas idéale pour désigner les changements qui s'en viennent, mais
comme sonusage est répandu, il serait trop difficile de la remplacer par
unterme plus approprié. L'expression « Industrie4.0 » a
été utilisée pour la première fois comme nom
d'uneassociation de recherche entre le gouvernement allemand et unProjet
stratégique portant sur la haute technologie, dirigée parle
ministre allemand de la Recherche, mais elle a trouvé depuisd'autres
utilisations dans le monde anglophone. En décembre2015, le Forum
économique mondial s'est réuni à Davos pourdiscuter de ce
dossier; la revue The Economist a publié un numérospécial
sur l'Industrie 4.0; Eurofound, une agence de recherchede l'Union
européenne, a produit plusieurs rapports consacrés
àl'avenir du travail et portant sur certaines des conséquences
del'Industrie 4.0 sur les travailleuses et travailleurs. Le
résumé le plusconnu provient sans doute du Centre allemand de
recherche surl'intelligence artificielle (figure 1).Il y a évidemment
toujours une interaction entre les technologies, les intérêts
commerciaux et les structures sociales. Toutefois, ilserait faux de croire que
les technologies sont toujours, d'une façonunidirectionnelle, à
l'origine d'un changement.
Au contraire, il fautexaminer l'ensemble du contexte. Dans
quel environnement socialet économique les changements technologiques se
produisent-ils? Quelles pressions risquent-ils d'exercer sur la
société, l'économie ou l'environnement? Le
développement durable va découler de l'application d'une
pensée intégrative.
Figure 1. Les quatre
révolutions industrielles
Source : Centre allemand de recherche sur l'intelligence
artificielle
De nouvelles avancées en technologie ont
déclenché des révolutions industrielles de diverses
durées au cours des siècles, et chacune d'elles a provoqué
d'importantes réactions chez les travailleurs et leurs porte-parole. Si
les révolutions industrielles précédentes se sont
soldées par la hausse des emplois, on peut s'attendre cette fois ci
à un résultat différent. Les révolutions
industrielles précédentes ont donné naissance à des
théories économiques et politiques non conventionnelles (par
exemple, le communisme) et à des structures sociales alternatives (par
exemple, l'État providence).
Les conséquences de l'Industrie 4.0 et la
transformation qu'elle opérera sur notre économie sont si
variées que l'analyse de ses menaces, avantages et solutions potentiels
doit être faite en accordant une place importante à la fabrication
industrielle (et à sa chaîne de valeur).
Les changements survenus dans la production industrielle, les
nouvelles technologies et leurs répercussions sur les travailleurs et le
travail ne sont rien de nouveau.
L'invention du moteur à vapeur qui a donné le
coup d'envoi à la fabrication industrielle dans la première
révolution; les bandes transporteuses et les chaînes de montage,
dans la seconde; l'utilisation d'ordinateurs et d'équipement
électronique pour contrôler la production, dans la
troisième, l'ont démontré à maintes reprises : les
travailleurs doivent faire face aux conséquences des changements
technologiques depuis des décennies et des siècles. Ce qui est
différent avec la quatrième révolution industrielle, c'est
la vitesse à laquelle ellepourrait exercer son potentiel d'impact
considérable et durable sur l'économie, sur les disparités
entre les pays en développement et les pays développés,
sur la main-d'oeuvre, sur le prix des produits et sur nos
sociétés. Quand le processus d'automatisation sera lui-même
automatisé grâce à des technologies comme l'intelligence
artificielle, l'accélération du changement qui en
résultera sera différente de tout ce que l'on a connu.
Jusqu'à présent, les entreprises et les
gouvernements ont dirigé les discussions en adoptant une approche
centrée sur l'économie et les technologies et en faisant
abstraction des impacts sociaux ou en ne leur accordant que très peu
d'importance. Les gouvernements, surtout en Europe, investissent dans des
recherches et des projets pilotes dans le but de mettre au point des processus
de production à l'aide des technologies de l'Industrie 4.0 (en
subventionnant efficacement les entreprises privées).
Cependant, l'analyse des répercussions sur la
société - portant à la fois sur les menaces et les
possibilités - de l'avenir du travail, des changements dans le
marché du travail, ainsi que des tensions potentielles sur les
systèmes d'aide sociale et sur les disparités économiques
actuelles, semble être reportée ou négligée
complètement dans les discussions. Au lieu de simplement attendre que
les impacts sociaux se manifestent, nous devrions nous employer à les
orienter. Si nous souhaitons éviter les pièges des
précédentes itérations de changements capitalistes, nous
devons insister pour que les technologies soient centrées sur l'humain,
c'est à dire que toute nouvelle technologie mise en service accorde une
place centrale aux humains en tant qu'opérateurs et décideurs
actifs, qui seront plus que des opérateurs de machines et des chargeurs
de matériaux. Les impacts sociaux peuvent et doivent être pris en
compte dans tout nouveau système.
Certains emplois seront transformés, d'autres
disparaîtront, d'autres encore seront créés. Les compagnies
qui ne s'adapteront pas seront obligées de fermer leurs portes ou de
fusionner avec d'autres. De nouvelles compagnies verront le jour.
Certains gouvernements joueront un rôle, d'autres, non.
Quant aux gouvernements qui interviennent déjà, ils se sont
jusqu'ici contentés de subventionner la recherche et le
développement, l'éducation et les formations professionnelles,
sans exiger de garanties d'emplois en retour.
· Nous avons besoin d'une meilleure interaction et de
meilleurs partenariats entre la recherche, l'éducation et l'industrie,
et nous devons renforcer le lien entre les compétences fondées
sur l'expérience et la recherche.
· Nous devons combler les lacunes dans les organismes de
financement public - pour développer et restructurer de grandes
compagnies matures, qui, à leur tour, font affaire avec une foule de
fournisseurs de petite et de moyenne taille.
Bien que toutes ces choses soient constamment à
l'oeuvre dans notre économie mondiale, les changements induits par
l'Industrie 4.0 se produiront beaucoup plus rapidement que tout ce que nous
avons vu jusqu'ici.
Bien sûr, les gouvernements ne doivent pas limiter leur
rôle à subventionner et à encourager la transformation
numérique. Au contraire, dans ce domaine d'évolution rapide, ils
doivent créer et appliquer des lois, des normes et des politiques
publiques, dans l'intérêt du public.
Le processus de numérisation « concentre le
pouvoir et la richesse dans des plateformes de marché numérique,
privant ainsi toutes les autres compagnies de la chaîne de valeur de la
capacité d'investir, d'innover et d'offrir de bons salaires et de bonnes
conditions de travail. Il s'attaque aux fondements de la relation d'emploi
permanent et à temps plein reposant sur des conventions collectives,
parce que toutes les fonctions de cette relation (dont le contrôle des
tâches) peuvent être effectuées individuellement,
automatiquement et à distance (et), par conséquent, les
travailleurs étant placés dans une concurrence internationale des
prix, le travail précaire assorti de conditions personnalisées
connaît un essor fulgurant (pigistes, pseudo travail indépendant,
travailleurs participatifs, travailleurs de plateformes ou travailleurs
à la demande). Le processus de numérisation ouvre des
possibilités sans précédent au contrôle
asymétrique, vertical et horizontal des travailleurs, tout en permettant
entre eux la coopération symétrique, horizontale,
multilatérale et démocratique.
Le graphique suivant (en forme de sourire) illustre à
quel point la fabrication a été sous-représentée,
comparativement aux autres étapes de la chaîne de valeur. C'est le
résultat de politiques publiques et privées plutôt qu'une
loi de la nature et, par conséquent, cette situation pourrait en
principe être changée.
Figure 2. Courbe
générique « en forme de sourire » dans une chaîne
de valeur
Source : adapté à partir du Smiling
Curve.svg, Rico Shen, Wikimedia Commons
Les prédictions portant sur l'Industrie 4.0 et ses
conséquences potentielles sur les marchés du travail semblent
très polarisées. Les optimistes s'attendent à une
augmentation du nombre d'emplois très bien
rémunérés, tandis que les pessimistes prédisent des
pertes d'emplois de l'ordre de 35 à 40 %. Même en prévoyant
une marge d'erreur entre la théorie et la (future)
réalité, il est étonnant de constater que les
prédictions faites au sujet d'une transformation industrielle qui est
déjà en train de se produire autour de nous semblent aussi peu
fiables qu'une boule de cristal.
Les conséquences générales de l'Industrie
4.0 sont, à certains égards, prévisibles, mais il en va
autrement des chiffres, dans ce scénario : la performance de
l'économie dans son ensemble, les dépenses gouvernementales en
matière de recherche et développement, de qualifications et
d'éducation entrent toutes en jeu dans ces prédictions.
Divers secteurs industriels seront touchés très
différemment par l'Industrie 4.0 et l'automatisation potentielle. La
complexité des produits, les prix et les qualifications actuelles de la
main-d'oeuvre de l'industrie sont des indicateurs qui peuvent nous aider
à prédire les conséquences pour la main-d'oeuvre et
influencer la façon dont nous imaginons le travail dans un avenir plus
ou moins rapproché. L'objectif du présent document est de faire
la lumière sur les différents résultats de l'Industrie 4.0
afin de nous préparer en vue des futures tendances qui se
Source : Deborah Greenfield, directrice
générale adjointe, Politiques, Organisation internationale du
Travail, 26 octobre 2017, Genève
Tableau 1. Incidence des technologies sur les emplois
: diverses estimations
manifesteront dans les industries et les secteurs
importants.
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