La limitation des droits fondamentaux au nom de l'ordre public et de la sécurité nationale: cas des coupures d'internet en période électorale de décembre 2018par Isambya Jean-Claude Université Officielle de Bukavu - Licence en Droit 2019 |
§.3 QUELQUES ALTERNATIVES A PRENDRE EN COMPTEPar l'illustration des divers cas, Julie OWONO, directrice exécutive de l'ONG Internet sans frontières et chercheuse au Berkman Klein Center de l'Université de Harvard, souligne la vacuité d'une pratique qui se multiplie. Elle fait allusion ici à la coupure d'Internet. En effet, plusieurs pays recourent à des coupures totales ou partielles d'Internet. Par exemple, le Soudan, l'Ethiopie et la Mauritanie où l'Internet n'est pas totalement coupé, mais l'accès aux réseaux sociaux est perturbé en raison des examens de fin d'année. C'est la même situation au Tchad où la population est également privée de réseaux sociaux depuis plus d'un an. Le premier argument qui tend à contrer cette pratique est sous le volet scientifique136(*). Dans aucun des cas répertoriés à ce jour, le recours à la coupure d'Internet n'a permis de combattre le mal contre lequel il était censé prémunir. Le Sri Lanka par exemple, a coupé Internet pour empêcher d'éventuelles attaques contre les musulmans dans le sillage des attentats terroristes qui ont été perpétrés en avril 2019. Cela n'a absolument pas réglé le problème de l'islamophobie. Même constat avec l'Inde qui a espéré, en coupant Internet, que le Cachemire va cesser de réclamer son indépendance. En Algérie, la coupure d'Internet n'a pas empêché les gens de tricher aux examens. Les informations se partagent d'une manière ou d'une autre ; certains sont prêts à livrer les épreuves pour l'argent. Cela pose d'autres problèmes qui ne sont en rien liés à Internet. A Julie OWONO de conclure que les coupures d'Internet sont inefficaces, mais aussi coûteuses. Les interruptions sont d'autant plus contre-productives, qu'elles s'inscrivent en totale contradiction avec les discours officiels sur le numérique. D'un côté, l'Union africaine milite pour le développement numérique par le bais de son programme Digital ID, qui promeut la digitalisation des services publics et de l'identité. De l'autre, ses Etats membres coupent Internet tous les quatre matins. Cela atteste de la bêtise et de l'illogisme de certains dirigeants africains137(*). Les leçons de l'arrêt AHMET YILDIRIM contre Turquie, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme semblent adaptées en termes de suggestion à formuler face à la pratique de coupure totale d'Internet qu'a connue la République Démocratique du Congo en cette fin de l'année 2018. De plus, l'opinion concordante du juge PINTO DE ALBUQUERQUE nous parait bien indiquée. I. RESUME DE L'ARRET138(*) Un étudiant turc en doctorat, Monsieur Ahmet YILDIRIM, s'était plaint devant la Cour européenne de la « censure collatérale » dont il était victime lorsque l'accès à son site web hébergé sur « Google Sites » a été bloqué par les autorités turques à la suite de la décision prise par le tribunal d'instance pénal de bloquer l'accès à « Google Sites » en Turquie. L'injonction du tribunal a été prise afin d'empêcher l'accès à un site web spécifique hébergé par Google, dont le contenu était jugé offensant pour la mémoire de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque. En raison de cette injonction, le site web sur lequel monsieur YILDIRIM publie ses travaux académiques a été bloqué par la Présidence de la télécommunication et de l'informatique (PTI), bien qu'il n'ait aucun lien avec le site dont le contenu était prétendument insultant pour la mémoire d'Atatürk. Selon la TIB, le blocage de l'accès à « Google Sites » était l'unique moyen technique de bloquer le site litigieux, dans la mesure où son propriétaire résidait à l'étranger. Les diverses tentatives de monsieur YILDIRIM pour remédier à cette situation et rétablir l'accès à son site web hébergé par « Google Sites » sont restées vaines. La Cour européenne estime à l'unanimité que la décision prise et confirmée par les autorités turques de bloquer l'accès à « Google Sites » constitue une violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui garantit la liberté d'exprimer, de recevoir et de diffuser des informations et des opinions sans considération de frontière. Elle considère que cette ordonnance de blocage, en l'absence d'un cadre juridique strict, n'est pas prévue par la loi. Même si ce blocage pouvait avoir comme but légitime d'empêcher l'accès à un site offensant pour la mémoire d'Atatürk, cette restriction d'accès ne s'inscrivait pas dans un cadre légal strict délimitant l'interdiction et offrant la garantie d'un contrôle juridictionnel contre d'éventuels abus. La Cour rappelle qu'une restriction d'accès à une source d'information est compatible avec la Convention uniquement si un cadre légal strict contenant de telles garanties est en place. L'arrêt précise que les juges auraient dû tenir compte du fait qu'une telle mesure entravait l'accès à une quantité considérable d'informations, ce qui affectait directement les droits des internautes et avait un effet collatéral important. Il observe par ailleurs que la législation turque a permis à un organe administratif, la PTI, de jouir d'un pouvoir étendu dans le cadre de l'exécution d'une mesure de blocage qui avait été à l'origine décidée pour un site spécifique. En outre, rien dans le dossier ne permet de conclure que « Google Sites » ait été informé qu'il hébergeait un contenu jugé illicite, ni qu'il ait refusé de se conformer à une mesure provisoire concernant un site à l'encontre duquel une procédure pénale avait été engagée. Le tribunal pénal n'a par ailleurs pas cherché à établir un équilibre entre les divers intérêts en présence, en appréciant notamment la nécessité et la proportionnalité d'un blocage total de l'accès à « Google Sites ». La Cour européenne observe que la législation turque ne comporte à l'évidence aucune obligation pour les juges d'examiner le bien-fondé d'un accès total à « Google Sites ». Il convient de tenir compte du fait qu'une telle mesure, en rendant inaccessible une grande quantité d'informations sur Internet, affecte directement les droits des internautes et a un effet collatéral considérable sur leur droit d'accès à Internet. Comme la mesure en cause a eu des effets arbitraires et que le contrôle juridictionnel du blocage d'accès n'a pas réuni les conditions suffisantes pour éviter les abus, l'ingérence dans les droits de M. Yildirim constitue une violation de l'article 10 de la Convention par les autorités turques. Par cet arrêt, la Cour européenne des droits de l'homme soutient expressément le droit de tout individu à accéder à Internet, comme dans sa décision rendue contre le blocage total de contenus en ligne, et affirme qu'Internet est devenu aujourd'hui l'un des principaux moyens d'exercice du droit à la liberté d'expression et d'information. Toute restriction imposée au fonctionnement des sites web, des blogs et de tout autre système de diffusion de l'information par le biais de l'Internet, de moyens électroniques ou autres, y compris les systèmes d'appui connexes à ces moyens de communication, comme les fournisseurs d'accès à Internet ou les moteurs de recherche, n'est licite que dans la mesure où elle est compatible avec le paragraphe 3 de l'article 19 du PIDCP. Les restrictions licites devraient d'une manière générale viser un contenu spécifique ; les interdictions générales de fonctionnement frappant certains sites et systèmes ne sont pas compatibles avec le paragraphe 3 de l'article 19 du Pacte sus-évoqué. Interdire à un site ou à un système de diffusion de l'information de publier un contenu uniquement au motif qu'il peut être critique à l'égard du gouvernement ou du système politique et social épousé par le gouvernement est tout aussi incompatible avec le paragraphe 3 de l'article 19 susmentionné. On peut donc déduire de l'ensemble des garanties générales protégeant la liberté d'expression qu'il y a lieu de reconnaître également un droit d'accès sans entraves à Internet. En ce qui concerne les mesures possibles de restriction en cas de contenus illicites sur Internet, il existe dans les textes des pays européens une grande diversité d'approches et de mesures législatives, qui vont de la suspension individualisée de l'accès à Internet jusqu'à l'interdiction d'accès au site spécifique, en passant par l'effacement du contenu illicite. Dans les Etats qui ne disposent pas de cadre législatif, général ou spécifique, prévoyant la fermeture des sites et/ou le blocage de l'accès, cette absence n'exclut pas que des mesures de blocage puissent être adoptées par un juge ou appliquées de façon volontaire. La possibilité de contester une mesure d'interdiction d'accès à Internet est étroitement liée aux garanties générales de protection du droit de recevoir des informations et de s'exprimer. Il en va spécialement ainsi dans le cas de la presse : l'information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt. L'Internet est aujourd'hui devenu l'un des principaux moyens d'exercice par les individus de leur droit à la liberté d'expression et d'information : on y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d'intérêt public. Selon la jurisprudence constante de la Cour Européenne des droits de l'homme, pour répondre aux exigences technologiques, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu'il s'agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l'encontre de la prééminence du droit, qui constitue l'un des principes fondamentaux d'une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d'appréciation accordé à l'exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l'étendue et les modalités d'exercice d'un tel pouvoir avec une netteté suffisante Au regard de ce qui précède, les mesures alternatives ci-après pourraient bien se substituer à la pratique récurrente liée aux coupures totales d'Internet : 1. La détermination des catégories de personnes et d'institutions susceptibles de voir leurs publications bloquées, telles que les propriétaires nationaux ou étrangers de contenus, sites ou plates-formes illicites, les utilisateurs de ces sites ou plates-formes ou ceux qui mettent en place des hyperliens vers des sites ou plates-formes illicites et qui en souscrivent au contenu ; 2. La définition des catégories de décisions de blocage, par exemple celles qui visent le blocage de sites, d'adresses IP, de ports, de protocoles réseaux, ou le blocage de types d'utilisation, comme les réseaux sociaux ; 3. La disposition sur le champ d'application territoriale de la décision de blocage, qui peut avoir une portée provinciale ou nationale139(*) ; 4. Une limite à la durée d'une telle décision de blocage; 5. L'indication des intérêts, au sens de ceux qui sont exposés à l'article 19 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui peuvent justifier une mesure de blocage ; 6. L'observation d'un critère de proportionnalité, qui prévoit un juste équilibre entre la liberté d'expression et les intérêts concurrents poursuivis, tout en assurant le respect de l'essence de la liberté d'expression ; 7. Le respect du principe de nécessité, qui permet d'apprécier si l'ingérence dans la liberté d'expression promeut de façon adéquate les intérêts poursuivis et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour réaliser ledit besoin social140(*) ; 8. La détermination des autorités compétentes pour émettre une ordonnance de blocage motivée; 9. Une procédure à suivre pour l'émission de cette ordonnance, comprenant l'examen par l'autorité compétente du dossier à l'appui de la demande d'ordonnance et l'audition de la personne ou institution lésée, sauf si cette audition est impossible ou se heurte aux intérêts poursuivis ; 10. La notification de l'ordonnance de blocage et de sa motivation à la personne ou à l'institution lésée ; et 11. Une procédure de recours de nature judiciaire contre l'ordonnance de blocage. Quoi qu'il en soit, le blocage de l'accès à l'Internet ou à des parties de l'Internet pour des populations entières ou des segments de population entiers n'est en aucun cas justifiable, même au nom de la justice, de l'ordre public ou de la sécurité nationale141(*). C'est ainsi que, lorsque des circonstances exceptionnelles justifient le blocage d'un contenu illégal, comme ce fut le cas en RDC avec les élections, il s'avère nécessaire d'ajuster les mesures aux contenus illicites et d'éviter de viser des personnes ou des institutions qui ne sont responsables ni de jure ni de facto de la publication illégale ni n'en ont souscrit au contenu. * 136Franceinfo Afrique, « En Afrique ou ailleurs, rien ne prouve l'efficacité des coupures d'Internet », sur https://mobile.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine-ou-ailleurs-rein-ne-prouve-l-efficacite-des-coupures-dInternet_3506943.html, consulté le 10/08/2019. * 137Idem. * 138IRIS, Observations juridiques de l'Observatoire Européen de l'Audiovisuel, Résumé de l'Arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), affaire Ahmet Yildirim c. Turquie, requête n° 3111/10 du 18 décembre 2012, disponible en pdf sur http://merlin.obs.coe.int/redirect.php?id=16262 * 139Voir l'arrêt de la Cour Européenne des droits de l'homme, Khurshid Mustafa et Tarzibachi c. Suède, n° 23883/06, §§ 44-50, 16 décembre 2008. * 140Voir l'arrêt de la CEDH, Ürper et autres c. Turquie, § 43, 20 octobre 2009. * 141Voir l'Observation générale no 34 du Comité des droits de l'homme CCPR/C/GC/34, au paragraphe 43, Genève, 11 au 29 juillet 2011. |
|