CHAPITRE 2 : PICARESQUE ET LITT RATURE: UNE VISION DU
MONDE
1. Le picaresque : un genre engagé
Si l'on comprend avec Molho Maurice qu'étant lié
à des conditions sociales et historiques bien définies, le
picaresque serait un genre engagé. On doit, néanmoins,
reconnaitre que la trace de cette esthétique est aujourd'hui une
réalité qu'on ne peut renier dans la littérature
française. Fort de ce constat, on parle d'« écho » ou
encore de « permanence » picaresque pour désigner les romans
qui tendent à pérenniser ce genre. Puisqu'en
réalité et partant du postulat des études anhistoriques,
« le roman picaresque est considéré comme une forme
romanesque ouverte qui continue à se développer et à
exercer une influence dans littérature européenne » et
mondiale. (Jorgensen, 1981 :2).
Ceci dit, il a fallu au moins deux siècles après
l'apparition du Lazarillo de Tormes que l'on tente d'identifier le
picaresque en France. Le modèle hispanique à cet effet n'est rien
d'autre que l'un des textes de notre corpus. L'histoire de Gil Blas de
Santillane est le texte le plus prisé en France qui reprend
l'esthétique picaresque à travers son esprit d'engagement. Connu
comme le modèle dans la littérature française en ce qui
concerne son esthétique particulièrement engagée,
L'histoire de Gil Blas de Santillane pose les jalons du picaresque
empruntés des récits espagnols. Ainsi, en prenant appui sur les
caractéristiques essentielles des romans de moeurs hispaniques, on note
que ce texte du corpus obéit à l'esprit de satire des classes
sociales érigé par le Lazarillo (1554) et repris par
Matéo Aleman dans son Guzman d'Alfarache (1601). Dans la
littérature française, il se pose la question de la
pérennité du picaresque. C'est la raison pour laquelle l'approche
modale mise sur pied par Scholes sur l'esthétique du genre romanesque
vient enlever le doute qui règne quand il s'agit de montrer la
permanence d'un genre comme le picaresque, comment il s'exprime dans la
littérature d'aujourd'hui et ceci à travers quels
procédés.
Scholes dans ses Modes de la fiction (1977) distingue
le mode34 du genre, utilisant le terme «
genre » pour l'étude d'oeuvres individuelles
considérées sous l'angle de leur rapport avec des traditions
spécifiques, historiquement identifiables. Les études
génériques ont plus précisément pour objectif de
grouper les oeuvres de telle manière qu'elles soient reliées
aussi bien aux modes qu'aux traditions littéraires - sans que la
spécification de l'oeuvre particulière soit sacrifiée -.
Le roman picaresque, dans cette perspective, est un genre spécifique,
lié à la
34 Scholes distingue le mode du genre, utilisant le
terme « genre » pour l'étude d'oeuvres individuelles
considérées sous l'angle de leur rapport avec des traditions
spécifiques, historiquement identifiables.
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tradition espagnole des XVIe et XVIIe siècles et dont
la thématique est dominée exclusivement ou presque par le mode de
satire, qui lui confère en retour une posture d'engagement. De ce fait,
nous notons avec les critiques que le picaresque est une esthétique qui
traverse des oeuvres qui n'ont d'ailleurs aucun lien spécifique avec la
tradition espagnole, ceci à cause de son écriture sociale
engagée. Les oeuvres incarnent ce thème soit de manière
prédominante comme dans les oeuvres contemporaines comme nous l'affirme
Albérès (1968) soit à un degré plus faible et avec
d'autres modes comme dans le roman naturaliste ou dans tout autre
esthétique romanesque.
De ce qui précède, on comprend qu'au regard du
fait que l'engagement picaresques est présent à la fois dans les
textes espagnols et dans les textes français, la polygenèse se
pose comme une piste fondamentale dans la quête de la source du
picaresque en France. Elle inclut, comme nous le précisions à la
suite de Michel Foucault, l'idée d'une ressemblance sans contact qui
n'exclut pas les renouvellements, c'est-à-dire des
spécificités. C'est le cas avec le roman de JMG Le Clézio
: Onitsha.
En outre, en suivant aussi une approche à la fois
historique et anhistorique, on note une dissociation du thème picaresque
lié à l'engagement, du roman picaresque, en postulant qu'il peut
y avoir du picaresque hors du roman picaresque, comme il peut y avoir des
romans picaresques qui sont plus picaresques que d'autres. Ainsi en nous
inspirant de la théorie des « modes » de Scholes (1974), on
peut noter après une étude systématique que le
thème picaresque présent dans notre corpus par le biais de son
côté subversif qui lui donne les attributions de genre
engagé. Ceci dit, à travers bien entendu sa nature, sa permanence
et surtout de son rapport avec d'autres thèmes comme la satire sociale,
la pérennité du picaresque dans le texte littéraire
français est aujourd'hui observable au premier plan. Puisqu'en effet les
modes tels que définit Scholes Robert reposent sur le contenu et sur
leur définition comportant exclusivement un élément
thématique traduit par une attitude existentielle (romantique,
satirique, tragique, picaresque, comique, etc.). C'est bien sûr dans
cette ordre d'idée que Ravn Jorgensen Kathrine (1986 : 80) trouve que
:
Les modes tels que les définit Scholes sont, en
d'autres termes, de grandes catégories thématiques qui
précèdent la naissance des genres: Scholes parle de
catégories "préromanesques" (prenovelistic). Les modes sont
supposés comporter des constantes thématiques qui ont une
certaine valeur transhistorique, c'est-à-dire que ces catégories
thématiques peuvent traverser les oeuvres dans n'importe quelle
période littéraire et dans toute littérature nationale.
Les modes peuvent en outre, dans l'optique de Scholes, être
présents à des degrés variés et à
côté d'autres modes dans un grand nombre d'oeuvres.
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Si l'on se penche vers cette optique, la littérature
française renferme bel et bien la thématique picaresque
lié à l'engagement. Elle ne se limite pas seulement à une
période donnée, mais elle se téléporte de
façon diachronique et colle à la peau de toutes les autres
littératures hors des frontières espagnoles. D'un point de vue
diachronique, la question de « picarisation » des textes romanesques
français se fait cependant non-lieu puisque beaucoup de textes
romanesques ont d'une manière ou d'une autre des connotations propres
à l'esthétique picaresque. Car comme le mentionne Vaillancout
Pierre Louis (1994 :5) :
D'autres théoriciens (Rico, Guillén,
Lâzaro Carreter), stimulés par le formalisme récent, vont
plus loin et, tout en raffinant d'un côté l'analyse des traits
pertinents caractéristiques de la picaresque traditionnelle, les
retrouvent actifs dans des oeuvres modernes, alors certes manipulés,
transformés, mais suffisamment fidèles à un champ de
gravité, une force génératrice ou un centre d'attraction
(termes de Lâzaro Carreter) pour mériter la désignation de
picaresque.
C'est de ce constat que l'on retient de L'histoire de Gil
Blas de Santillane et d'Onitsha. Le premier est pourtant
considéré comme l'un des premiers romans modernes car il prend
appui sur les particularités liées au picaresque
traditionnellement parlant. En France, ces textes font l'apanage de la
prolifération des romans satiriques où les auteurs créent
des personnages qui errent dans la société à la recherche
de quoi se mettre sous la dent tout en pointant du doigt les vices de
la condition humaine.
En insistant plus précisément sur
Onitsha, l'intrigue place le héros narrateur dans un contexte
de la colonisation exacerbée des populations d'Afrique. Les
caractéristiques liées à l'aventure, au voyage, à
la recherche du bonheur et à la présentation d'un héros
qui s'identifie dans une certaine mesure au picaro font aussi l'apanage de ce
texte. Ces différents éléments permettent de le classer
parmi les textes dans lesquels on identifie une survivance du picaresque telle
que définie dans les modèles canoniques espagnoles. Ceci d'autant
plus que ce texte présente une forme narrative très subversive
déroulant une série d'épisodes indépendants et
discontinus à la fois caricaturale et mordante. Et il partage avec le
récit picaresque traditionnel et autres esthétiques cette
structure fondamentale, apocopée ou parataxique, où « le
sélectif se module de la même façon en successif, comme
l'épopée ou les romans chevaleresque ou pastoral » (5) pour
reprendre Vaillancourt. En revanche, il s'en distingue par l'absence de
quête, ce qui fait que la fin, même si elle présente un
état terminal en apparence, reste ouverte, prête à une
rallonge, comme marquée d'un « à suivre » en raison de
son instabilité et de son contexte ironique (7).
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2. La permanence picaresque : une question d'imaginaire
social
Comme déjà mentionné plusieurs fois plus
haut, le siècle d'Or est la période où naissent les
premiers récits picaresques. Ici on fait l'expérience avec les
publications successives des romans anti-pastoraux et anti-chevaleresques tels
que le lazarillo de Tormes, le Buscon ou encore le
Guzmann d'Alfarache. A travers des âges, ces romans apportent tour
à tour un plus indéniable à la construction du roman
postclassique. Perçus comme des modèles, ces romans picaresques
sont d'origine diligente pour la plupart. On a toujours à faire à
ce héros-là qui nait, grandit dans des conditions difficiles, et
qui survit grâce son désir d'aller à la conquête du
monde. Il va apprendre tour à tour les notions de la survie dans une
société, l'attitude et le comportement à adopter pour se
hisser aux sommets de la classe sociale puisque c'est le désir de tous
les hommes. La recherche de l'ascension sociale, la quête de filiation et
de soi, du bonheur en fustigeant les travers de la société sont
autant de legs du récit picaresque espagnol et que l'on retrouve
après une mise au point minutieux encore dans la littérature
française actuelle.
Ceci dit, on comprend pourquoi le picaresque même
peaufiné d'une touche contemporaine garde toujours un contact, que nous
dirons « inconscient » avec la tradition espagnole. Nous parlerons
que cette pérennité relève d'une question d'imaginaire
social. Certes, le picaresque évolue au fil du temps et se
réinvente à travers les nouveaux problèmes que rencontre
la société contemporaine. Mais il réussit à
s'acclimater dans un contexte sociopolitique totalement différent de la
société espagnole du siècle d'Or. De ce fait, le
picaresque pose de nouvelles modalités génériques en
conformité avec la société contemporaine à laquelle
elle s'identifie. La particularité de ce picaresque dit «
postclassique » ou « contemporaine » en référence
à sa conformité avec les réalités sociales
actuelles, c'est qu'il entretient toujours un contact inconscient, un
imaginaire qu'il partage socialement avec la tradition espagnole. Ceci à
travers les différentes modalités observées à la
deuxième partie de ce présent mémoire. Nos
différents protagonistes, portant le costume de picaro, gardent bien
entendu leur statut d'aventuriers notoires qui font une critique virulente des
travers de la société contemporaine et actuelle. Ainsi, suivant
un chronotope traditionnel à son identité espagnole, Vaillancourt
(1994 : 67) trouve que le picaresque postclassique obéit à un
imaginaire social et :
Propose [toujours], grâce à la stylisation,
à l'hybridisation, voire à la variation, une « image du
langage » et non plus simplement « un échantillon du langage
d'autrui ». Il remplit pleinement son rôle de faire voir une
représentation littéraire équitable des langages. Cette
équité suppose la capacité pour l'auteur de se placer dans
l'indétermination même de la conscience et du langage de son
personnage et d'en abolir tout effet de jugement. Le roman picaresque
s'écarte de cet accomplissement,
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même s'il le prépare par sa volonté de
dévoiler la conscience mensongère d'autrui et par sa
rhétorique polémique.
On voit dès lors que le picaresque français
contemporain, bien qu'étant victime d'une extrapolation temporelle et
transgénérique, a gardé sans aucun doute une image de
l'esthétique littéraire né en Espagne au siècle
d'Or. Que ce soient le Gil Blas de Santillane ou encore
Onitsha, les deux ouvrages poussent sciemment vers l'identification
d'une société picaresque ayant été
développée dans les romans canoniques du siècle d'Or
espagnol. C'est pour cette raison que Bodo Bidy C. (2005 : 322) trouve qu' :
Il est entendu que quand on parle du picaresque, la
pensée, inévitablement, renvoie à la littérature
espagnole. De là à lier les autres textes à l'architecture
picaresque à l'Espagne, cela paraît légitime, plus
exactement évident.
Ainsi, le roman de Lesage nous place dans un climat de la
société espagnole. Les aventures de Gil Blas se passent dans les
villes espagnoles où le narrateur nous présente les moeurs d'une
société corrompue à cause de la question des classes. La
recherche de l'ascension fulgurante s'observe chez tous les hommes :
Je fis quelque séjour chez le jeune barbier. Je me
joignis ensuite à un marchand de Ségovie qui passa par Olmedo. Il
revenait, avec quatre mules, de transporter des marchandises à
Valladolid, et s'en retournait à vide. Nous fîmes connaissance sur
la route, et il prit tant d'amitié pour moi qu'il voulut absolument me
loger lorsque nous fûmes arrivés à Ségovie. Il me
retint deux jours dans sa maison ; et, quand il me vit prêt à
partir pour Madrid par la voie du muletier, il me chargea d'une lettre, en me
priant de la rendre à main propre à son adresse, sans me dire que
ce fût une lettre de recommandation. (LGBS, 136)
Ces villes mentionnées ici par Lesage mettent en
exergue les villes européennes sous le climat de la monarchie. Le
héros prend corps avec ces villes car il devra bien entendu les
affronter à travers les vices et difficultés sociales qu'elles
renferment afin de se hisser au sommet, au crépuscule d'une vie faite de
sous métiers. Lesage nous fait part d'une écriture picaresque de
connivence exceptionnelle avec une société qui l'a vue naitre et
qui s'exprime mieux à travers l'exportation de ses personnages
français à la recherche de la survie dans les contrées
espagnoles. Ceci nous montre que le picaresque bien qu'étant
emprunté à l'Espagne et dont les conditions sociales sont moins
différentes, Lesage a voulu garder ce contact avec la
société espagnole en faisant une réécriture
presqu'identique des textes canoniques picaresques à l'instar du
Lazarillo de Tormes ou encore du Guzmann d'Alfarache.
Cet imaginaire social fait aussi l'apanage d'Onitsha.
Bien que l'intrigue de ce texte se situe à des milliers de
kilomètre de la société espagnole et à quatre
siècles des romans canoniques picaresques, ce texte fait voir dira-t-on
une écriture picaresque espagnole contextualisée sous
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le joug de la colonisation des territoires d'outres mers. Ici
cet imaginaire espagnol s'exprime dans les différents voyages que
Fintan, accompagné de Maou sa mère, font sur le surabaya :
Fintan n'avait pas compris tout de suite que c'était le
surabaya qui s'en allait. Il glissait le long des quais, il allait vers la
passe, vers Cape Coast, Accra, Keta, Lomé, Petit Popo, on allait vers
l'estuaire du grand fleuve Volta, vers Cotonou, Lagos, vers l'eau boueuse du
fleuve Ogun, vers les bouches qui laissaient couler un océan de boue,
à l'estuaire du fleuve Niger. (Onitsha, 51)
Onitsha nous présente à cet extrait
ci-dessus les différents éléments lexicaux liés au
voyage : une illustration des contrées coloniales. Néanmoins,
elle garde une touche espagnole au regard des textes canoniques picaresques
avec l'idée de l'instabilité du personnage principal allant d'une
ville à une autre, d'un lieu à un autre.
De ce qui précède, nous notons qu'un imaginaire
social anime ces récits picaresques et les rattache à la
tradition espagnole dans la mesure où on remarque que les deux textes
mettent en exergue la thématique du voyage. Cette dernière est
une caractéristique majeure du picaresque. Le voyage au bout de
l'abjection, sans savoir ce qui arrivera une fois au lieu souhaité. On
note que le picaro n'est jamais satisfait des aventures et continue au fur et
à mesure, quelles que soient les conditions de ses voyages. Preuves
d'autant plus remarquable que notre corpus obéit à cette
idéologie des aventures ambigües qui d'ailleurs le permettent de
garder un contact inconscient avec les textes picaresques traditionnels ayant
vu le jour en Espagne.
3. Du picaresque au picarisme : une expression de
liberté
L'esthétique picaresque, nous l'avons
déjà mentionné, est née en Espagne au siècle
d'Or et en réaction contre les autres esthétiques romanesques qui
ne prenaient pas en considération les problèmes essentiels
liés à l'existence de l'homme du bas social. Le
picaresque devient à cet effet une réaction contre les romans
pastoraux et de chevalerie puisque ces derniers mettent exclusivement en
scène les valeurs apologétiques de la tradition chevaleresque et
l'amour de la patrie. Manuel Montoya (2004 : 112) signale d'ailleurs cette
rupture que prétend amorcer le roman picaresque avec les autres
récits médiévaux. En les traitant de dépasser, elle
affirme que :
Le roman dit picaresque réagit à sa façon
contre d'autres genres romanesques qui ont connu un succès immense,
même après la parution du Lazarillo. Il s'agit du roman
pastoral et du roman de chevalerie dont les thèmes et les structures
sont d'après Mateo Alemán obsolètes et dignes d'une autre
époque (112)
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La nouvelle esthétique picaresque devient dès
lors le rejet de l'attachement au prestige généalogique puisque
la situation de misère ayant pris chair durant ces périodes fut
trop grand pour ne pas en parler dans un récit. C'est pourquoi Del
Vecchio (2011 : 12) :
En prenant directement la parole et en retraçant ses
origines modestes, voire infamantes, le héros picaresque réclame
le droit d'exister et d'aspirer à mieux dans une société
où, en définitive, les plus démunis sont suffisamment
nombreux pour qu'une telle requête soit considérée comme
pleinement légitime ».
La rupture du lignage avec les autres esthétiques a
permis au récit picaresque de se définir comme un «
microgenre35 » à part entière qui bien entendu,
milite pour une cause noble, celui de montrer au monde, les misères
quotidiennes d'une société particulière. Elle s'est
implantée comme esthétique incontournable dans l'écriture
romanesque et s'est vue finalement adopter au-delà des frontières
hispaniques vers d'autres littératures nationales auxquelles la France
ne passe pas inaperçue. Cependant, en s'extrapolant des
frontières espagnoles, le picaresque, se transmue en idéologie en
devenant une esthétique internationale. L'esthétique picaresque
quitte le statut du simple « microgenre » mais elle devient «
mesogenre » puisqu'elle prend en compte toutes les littératures
mondiales. C'est la raison pour laquelle Blanca Acinas (1997 : 97) souligne
d'ailleurs que:
Le picaresque se conçoit comme un microgenre - reconnu,
utilisé par des écrivains espagnols du temps de Cervantes et on
pourrait établir une liste plus ou moins précise, selon les
analystes, de ses traits caractéristiques - mais aussi comme un
mésogenre d'une portée géographique plus vaste.
L'esthétique picaresque s'identifie dans d'autres
littératures qui n'ont rien à avoir avec l'Espagne du
Siècle d'Or. En devenant « mésogenre », le picaresque
est dit « picarisme ». Dans ce cas, le picaresque ne se
conçoit plus comme un genre qui est lié à une
période historique donnée. C'est pourquoi en partant d'une
approche « anhistorique », l'on peut soutenir que le picaresque, ni
par sa forme, ni par son thème ne répond à des conditions
sociales spécifiques et propres à l'Espagne. Le roman picaresque
est considéré comme une forme romanesque ouverte qui continue
à se développer et à exercer une influence dans la
littérature « internationale » puisque comme l'affirme Bodo
Bidy (2005) dans sa thèse :
Si le mot, le concept est indéniablement espagnol, la
pratique, le contenu, en somme la « chose » pour sa part est
universelle au regard de l'universalité du genre - le conte - qui en est
l'origine ou le porteur. En tant que tel, les procédés
picaresques s'inscrivent dans la transculturalité. (323)
35 C'est-à-dire reconnu, utilisé par des
écrivains espagnols du temps de Cervantes exclusivement.
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Ce qui était auparavant une simple esthétique
romanesque propre à l'Espagne du Siècle d'Or se revendique
être une idéologie, une vision du monde propre à tous les
écrivains des sociétés et d'époques diverses vivant
les mêmes réalités sociales.
Aujourd'hui l'esthétique picaresque traverse beaucoup
d'oeuvres en France et se réclame être la réussite d'un
emprunt érigé à partir du XVIIIe siècle par les
auteurs français à l'instar de Lesage, de Voltaire ou encore de
Marivaux. Mêlant satirisme et réalisme, Lesage a permis à
son Histoire de Gil Blas de Santillane de s'appréhender non
seulement comme le modèle du picaresque français, mais il lui a
également attribué la force d'une idéologie fondée
sur l'écriture que l'on peut identifier dans les romans picaresques des
sociétés hors de l'Espagne.
En revanche, il est à mentionner que le vocable «
picarisme » ne se limite pas seulement aux considérations
esthétiques propres à la question de culture, à la
question de nation, mais elle se voit aussi à travers son action aux
services du bas social. De ce fait, le « picarisme »
s'exprime à travers l'aventure du personnage antihéros qui se
promène dans toutes les couches sociales pour étaler au grand
jour l'humaine condition. On peut le noter d'ailleurs chez Lesage :
Lorsque nous eûmes fait environ deux lieues, nous nous
sentîmes de l'appétit, et, comme nous aperçûmes
à deux cents pas du grand chemin plusieurs gros arbres qui formaient
dans la campagne un ombrage dés agréable, nous allâmes
faire halte en cet endroit. Nous y rencontrâmes un homme de vingt-sept
à vingt-huit ans, qui trempait des croûtes de pain dam une
fontaine. Il avait auprès de lui une longue rapière
étendue sur l'herbe, avec un havre-sac dont il s'était
déchargé les épaules. Il nous parut mal vêtu, mais
bien fait et de bonne mine. Nous l'abordâmes civilement. Il nous salua de
même. Ensuite il nous présenta de ses croûtes, et nous
demanda d'un air riant si nous voulions être de la partie. Nous lui
répondîmes que oui, pourvu qu'il trouvât bon que, pour
rendre le repas plus solide, nous joignissions notre déjeuner au sien.
Il y consentit fort volontiers, et nous exhibâmes aussitôt nos
denrées. (LGBS, 125)
Les voyages « initiatiques » auxquels sont
confrontés les picaros sont en effet l'expression de la
sensibilité qu'ont les auteurs vis-à-vis de la souffrance des
déshérités de la société. On note une sorte
de perception particulière de l'existence chez nos auteurs. Le
picaresque en tant que « mésogenre » dans les deux textes
montre comment les problèmes de misère, de la faim, de la
discrimination sociale et raciale ne font pas seulement l'unanimité
d'une période statique et propre à une société
particulière, mais il montre comment ces problèmes peuvent
perdurer à travers le temps et avoir les mêmes effets sur la vie
de l'Homme d'une époque à une autre. Puisque « dès
l'instant [...] que le malheur [...] n'est pas la condition de l'homme, la
pensée picaresque jette bas les armes et expire » (96) comme le
soulignait déjà Molho Maurice (1968). C'est en cela même
que le picaresque vu dans l'angle du « picarisme » se réclame
être
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une idéologie. Le picaresque devient une
idéologie, car elle défend une vision du monde que l'on note dans
sa manière de concevoir l'existence et de se poser en tant que genre
littéraire bien défini. En prenant appui sur la satire sociale
qui conditionne sa survivance, le picarisme est lié bien entendu
à la question de transculturalité et se positionne,
paradoxalement à d'autres genres littéraires, comme
dénonciatrice des maux sociaux. C'est la raison pour laquelle Marcheix
Daniel (1972) souligne que :
L'inégalité des chances de la vie en
société, la hiérarchie sociale rigide fondée sur la
violence et le mépris des plus petits, le conservatisme politique,
social et moral de la classe dominante sont autant d'aspects d'une
société dans laquelle la littérature picaresque peut
s'épanouir. Le simple bon sens suffit à prouver que ces notions
existent dans n'importe quelle société contemporaine ou non.
[...] La pensée picaresque est donc sans doute étroitement
liée à une constance des relations humaines (5)
A partir de cette preuve que le picaresque tente bien que mal
de prouver à travers son engagement révélateur des
problèmes de la société contemporaine, on voit que le
picaresque en tant qu'idéologie s'oppose du conservatisme social et
prône une ouverture de l'esprit des politiques dans la gestion des
phénomènes sociaux. Le picaresque prend en compte une classe
particulière, celle du bas social, puisque comme nous l'avons dit dans
les chapitres précédents, cette esthétique est née
en réaction contre des écritures romanesques - chevaleresque et
pastoral - très prisées au moyen âge et destinées
à la classe des nobles. Or, l'esthétique picaresque est une
idéologie, dont son action concrète est celle de s'insurger
contre le mal dont le bas social est victime. De ce fait, Bodo Bidy
(2005 : 314) parle bien entendu au regard de cette action du picaresque au sein
de la société et parle de la question de « logique sociale
» dans la mesure où :
L'écriture picaresque [...] est directement
associée à des conditions sociales douloureuses :
inégalité, pauvreté, injustice, etc. [...] Plus ou moins
intenses d'un espace à un autre, ces conditions dramatiques ont
favorisé l'émergence d'une écriture picaresque, celle dont
la fonction première est de se dresser contre les
inégalités sociales.
Ici cette esthétique se fait imaginaire et se
revendique être la condition de rédaction des écrivains qui
viennent de ce milieu ou qui veulent, par empathie à la condition
humaine, s'identifier aux problèmes qui minent le bas social.
Nous pouvons le noter dans Onitsha lorsque Le Clézio nous
présente l'épisode de la rencontre de Fintan sur le fleuve avec
les prisonniers noirs maltraités et accompagnés des policiers
blancs :
Au milieu de la troupe, il y avait un homme grand et maigre,
au visage marqué par la fatigue. Quand il est passé, son regard
s'est arrêté sur Bony, puis sur Fintan. C'était un regard
étrange, vide et en même temps chargé de sens. Bony a dit,
seulement, « ogbo », car c'était son oncle. La troupe a
défilé devant eux au pas
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cadencé, descendant la route poussiéreuse vers
la ville. La lumière du soleil couchant éclairait le faîte
des arbres, faisait briller la sueur sur la peau des forçats. Le
raclement de la longue chaine semblait arracher quelque chose à terre.
Puis la troupe est entrée dans la ville, suivie par la cohorte des
femmes qui continuaient à appeler les noms des prisonniers. Bony [...]
voulait partir, embarquer dans la pirogue, et glisser n'importe où,
comme si la terre n'existait plus. (Onitsha, 121122)
Le Clézio positionne son écriture dans la
défense de l'humanité des Noirs considéré ici comme
le bas social à travers, cette situation de maltraitance
à laquelle son héros assiste. On note une révolte de la
part de Fintan qui a du mal à supporter l'horreur et
l'inégalité que la colonie à travers son administration
inflige aux Noirs. Ceci vient confirmer une fois de plus l'idéologie
à laquelle s'identifie le picaresque. On note tout compte fait qu'avant
d'être une esthétique à part entière, le picaresque
est avant tout lié au roman satirique, une satire qui se veut sociale
car c'est dans la société que l'inégalité prend
corps. Cette satire sociale fait donc l'apanage du roman picaresque et se pose
comme idéologie.
Tout compte fait, il s'agissait dans ce chapitre de montrer
comment l'esthétique picaresque en tant qu'idéologie s'apparente
et se réclame être une vision du monde. Pour que cette idée
soit bien entendu vérifiable, nous avons pensé tout d'abord
montrer comment le picaresque est une esthétique qui survit et se
pérennise en France. Nous avons montré au regard de notre corpus
que le picaresque n'est pas mort au XVIIe siècle comme l'atteste
Bataillon Marcel, mais qu'elle est présente dans le roman moderne et
fait aussi l'apanage des romans postclassiques dans lequel on peut identifier
ses traces et de là, une certaine survivance voir un « écho
» pour ainsi reprendre Cevasco. Dans le deuxième volet, nous
insistons sur la question d'imaginaire social en nous focalisant sur la
permanence espagnole dans les récits picaresques. On note un apport
transculturel. Ainsi, à partir du lazarillo ou encore du
Guzmann, considéré comme les canons du picaresque, nous
avons tenté également de démontrer comment
l'esthétique picaresque, quel que soit l'endroit, le lieu où elle
prend corps, elle dénote toujours au niveau de sa trame narrative le
même contexte social connu par l'Espagne au siècle d'Or :
d'où le lieu de rencontre d'un imaginaire social. Pour finir nous
prenons appui sur le « picarisme » comme la naissance d'une
idéologie relevant de l'esthétique picaresque. En partant d'une
approche anhistorique et transhistorique, nous avons montré que
l'esthétique picaresque est transculturelle dans la mesure où les
caractéristiques du picaresque canonique espagnol peuvent être
identifiées dans les romans des autres littératures nationales.
Dans ce cas, on comprend en définitive que le picaresque n'est pas
seulement une affaire de la littérature espagnole. En se positionnant
comme une idéologie, les écrivains vivant du même contexte
social dans lequel est née cette esthétique, empruntent
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d'une façon imminente la modalité picaresque
dans leurs écrits. Par conséquent, le picaresque devient donc un
imaginaire social, une autre histoire de mentalité dans la mesure
où les écrivains d'origines diverses l'emploient de la même
manière sous leur plume dans le but de faire une critique virulente des
injustices dont est victime le bas social.
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