CHAPITRE 2 : LA MISE EN SCÈNE DU LANGAGE
PICARESQUE : LES FORMES
SATIRIQUES.
1. De la caricature
La caricature se conçoit en général comme
la représentation exagérant les traits, les
caractéristiques physiques, l'habillement ou les manières propres
à un individu dans le dessein de produire un portrait-charge. Nous
verrons ici qu'elle peut aussi s'appliquer aux actions de l'homme. Car d'un
point de vue philologique ce mot caricature viendrait de l'italien et se
traduit littéralement par « charger ». Ceci dit, en France
tout comme dans les autres pays du monde où la liberté
d'expression occupe une place prépondérante, caricature et charge
reçoivent le même sens. Dans ce cas, ayant la même
étymologie italienne, ils s'appliquent non seulement au dessin ou
à la peinture mais également aux oeuvres littéraires.
Néanmoins, désignant la représentation grotesque soit
d'une personne, soit d'un fait qu'on veut ridiculiser, la caricature se dit
être tout trait s'ajoutant à la nature de quelque chose de
forcé, d'exagéré, de bouffon. Jean Pascal Daloz (1996 :
74) a d'ailleurs apporté une nette appréhension à ce
concept lorsqu'il affirme :
De prime abord, en forçant sciemment le trait, en
provoquant une distorsion dommageable de la figure des dirigeants dans le but
de s'en gausser, la caricature [...] [rompt] le « charme » et [vient]
pervertir la relation unissant gouvernants et gouvernés. Son action
délégitimante, corrosive, serait des plus redoutables : c'est
que, ridiculisant la tête, on [ébranle] la croyance,
l'adhésion, l'identification même au système.
De ce fait, la caricature constitue donc un moyen de
ridiculiser et de tourner en dérision les hommes et les moeurs. En
général, on parle de « caricature de situation » en
référence à son humour. Puisque derrière son
caractère humoristique, la caricature se veut le plus souvent une arme
bien élaborée pour faire une satire acerbe. En revanche, la
caricature, comme on a l'habitude de l'appréhender, ne se confine pas
seulement dans ces courtes légendes d'un comique forcé,
accompagnant les caricatures proprement dites et ajoutant le mordant de la
parole et surtout au théâtre, où elle consiste le plus
souvent dans la manière dont l'acteur joue son rôle et
exagère son personnage. Elle peut être dans l'oeuvre
elle-même, aussi bien que dans l'interprétation, et elle se
justifie par le dessein de l'auteur et de l'effet produit.
Lesage et Le Clézio, deux romanciers français
à travers notre corpus se réclament les maitres dans l'art de
continuer à perpétuer l'idée de la caricature en
littérature comme expression de la
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satire. Ainsi en ressuscitant les travaux de
Lucilius22, Juvénal23, Horace24,
Régnier25 et Boileau26 sur la satire, ces auteurs
emploient le style caricatural où le fait de tourner en dérision
les hommes et les instances sociales paraît l'arme indiquée pour
mieux dénoncer les travers de la société. Ceci peut
s'observer à travers ce passage de l'histoire de Gil Blas de
santillane où Lesage met en relief de quelle façon s'habilla
Gil Blas pour quitter Burgos :
On me montra des habits de toute sorte de couleurs. On m'en
fit voir plusieurs de drap tout uni. Je les rejetai avec mépris, parce
que je les trouvai trop modestes ; mais ils m'en firent essayer un qui semblait
avoir été fait exprès pour ma taille, et qui
m'éblouit, quoiqu'il fût un peu passé. [...] J'avais donc
un manteau, un pourpoint et un haut-de-chausses fort propres. Il fallut songer
au reste de l'habillement. Ce qui m'occupa toute la matinée. J'achetai
du linge, un chapeau, des bas de soie, des souliers et une épée.
Après quoi je m'habillai. Quel plaisir j'avais de me voir si bien
équipé ! Mes yeux ne pouvaient, pour ainsi dire, se rassasier de
mon ajustement. Jamais paon n'a regardé son plumage avec plus de
complaisance. (LGBS, 57)
A partir de cet extrait, on voit une caricature hyperbolique
du genre de vie que mène Gil Blas à travers son habillement.
Ainsi, on note la situation de ridicule que Gil blas quitte burgos pour
continuer son périple d'aventurier notoire dans d'autres villes. Ceci
nous permet d'arriver à la conclusion selon laquelle dans ces textes qui
constituent notre corpus, la verve caricaturale a atteint son apogée.
Car elle obéit aux grandes règles de l'art de la
démystification sous des jours ridicules poignants.
22 Caius Lucilius dit Lucilius (né en 180 ou
148 av. J.-C.1 à Suessa Aurunca - mort en 102 ou 101 av. J.-C.) est un
poète latin fondateur de la satire. Après sa mort, une
édition en 30 livres s'imposa, dont il ne subsiste plus aujourd'hui que
1 378 vers.
23 Juvénal (en latin Decimus Iunius
Iuvenalis) est un poète satirique latin de la fin du I er siècle
et du début du IIe siècle après Jésus-Christ. Il
est l'auteur de seize oeuvres poétiques rassemblées dans un livre
unique et composées entre 90 et 127, les Satires.
24 Horace (en latin Quintus Horatius Flaccus) est
un poète latin né à Vénose dans le sud de l'Italie,
le 8 décembre 65 av. J.-C. et mort à Rome le 27 novembre 8 av.
J.-C.. S'inspirant de son prédécesseur Lucilius, Horace
renouvelle le genre Satirique en limitant l'extension, en s'interdisant la
satire politique, et en évitant de tomber dans la crudité et la
vulgarité. Par ses nombreux portraits de personnages pleins de vices
(avarice, gloutonnerie, raffinement extrême et ridicule dans la
gastronomie, libido incontrôlée), Horace construit une morale de
la modération et développe déjà le thème du
juste milieu qu'il célèbre ultérieurement dans les Odes et
les Épîtres
25 Mathurin Régnier, né le 21
décembre 1573 à Chartres et mort le 22 octobre 1613 à
Rouen, est un poète satirique français. Nourri des auteurs
anciens, et en particulier d'Horace, Régnier, doué d'un rare bon
sens et d'une riche imagination, « donne au langage français une
précision, une énergie et une richesse nouvelle pour
l'époque». Il sera le premier qui fera des satires en
François. Il peindra les vices avec naïveté et les vicieux
fort plaisamment.
26 Nicolas Boileau, dit aussi
Boileau-Despréaux, né le 1er novembre 1636 à Paris et mort
le 13 mars 1711, est un poète, écrivain et critique
français. Les premiers écrits importants de Boileau sont les
Satires (composées à partir de 1657 et publiées à
partir de 1666), inspirées des Satires d'Horace et de Juvénal. Il
y attaque ceux de ses contemporains qu'il estime de mauvais goût. Par
ailleurs, il est au XVIIe siècle l'un des principaux théoriciens
de l'esthétique classique en littérature, ce qui lui vaudra plus
tard le surnom de « législateur du Parnasse ». Il est l'un des
chefs de file du clan des Anciens dans la querelle des Anciens et des Modernes,
une polémique littéraire et artistique qui agite
l'Académie française à la fin du XVIIe siècle, et
qui oppose deux courants antagonistes sur leurs conceptions culturelles.
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De ce fait, on note que si une chose peut réunir les
deux auteurs, c'est la représentation caricaturale qu'ils font de leurs
différents protagonistes. Ainsi, cette représentation se
perçoit, sans aucun doute, comme l'une des modalités du
picaresque. Le regard qu'ont les narrateurs des différents personnages
qu'ils rencontrent tout au long du récit et les descriptions qu'ils en
font traduisent une vision du monde liée à une esthétique
romanesque qui se montre novatrice et révoltante. Ceci s'observe bien
entendu avec la déclaration de Lesage:
Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire
des applications des caractères vicieux ou ridicules qu'elles trouvent
dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu'ils
auraient tort d'appliquer les portraits qui sont dans le présent livre.
J'en fais un aveu public : je ne me suis proposé que de
représenter la vie des hommes telle qu'elle est ; à Dieu ne
plaise que j'aie eu dessein de désigner quelqu'un en particulier !
Qu'aucun lecteur ne prenne donc pour lui ce qui peut convenir à d'autres
aussi bien qu'à lui ; autrement, comme dit Phèdre, il se fera
connaître mal à propos : stulte nudabit animi conscientiam. On
voit en Castille, comme en France, des médecins dont la méthode
est de faire un peu trop saigner leurs malades. On voit partout les mêmes
vices et les mêmes originaux. J'avoue que je n'ai pas toujours exactement
suivi les moeurs espagnoles et ceux qui savent dans quel désordre vivent
les comédiennes de Madrid pourraient me reprocher de n'avoir pas fait
une peinture assez forte de leurs dérèglements ; mais j'ai cru
devoir les adoucir, pour les conformer à nos manières. (LGBS,
2)
Bien que ce soit une forme de mise en garde, une façon
préventive pour cet auteur de n'indexer personne dans ses écrits,
nous notons là qu'il essaye de marquer une insistance majeure sur les
caractères de ses personnages. Ils sont pour la plupart des strictes
représentations des hommes en société. Alors pour que
cette description soit effective, lui, et tout comme Le Clézio utilisent
plusieurs tournures stylistiques qui permettent à un moment donné
de déconstruire le langage des différents personnages du
récit. L'ironie est l'une des armes qu'emploient ces auteurs pour
décrire satiriquement certains personnages du récit. C'est le cas
ici avec cet extrait de L'histoire de Gil Blas de Santillane où
ce dernier « fit connaissance avec les valets des petits-maîtres ;
du secret admirable qu'il lui enseignèrent pour avoir à peu de
frais la réputation d'homme d'esprit, et du serment singulier qu'ils lui
firent faire » :
Mon maître s'étant levé à son
ordinaire sur le midi, s'habilla. Il sortit. Je le suivis, et nous
entrâmes chez don Antonio Centellés, où nous
trouvâmes un certain don Alvaro de Acuila. C'était un vieux
gentilhomme, un professeur de débauche. Tous les jeunes gens qui
voulaient devenir des hommes agréables se mettaient entre ses mains. Il
les formait au plaisir, leur enseignait à briller dans le monde et
à dissiper leur patrimoine. Il n'appréhendait plus de manger le
sien, l'affaire en était faite. (LGBS, 158)
La découverte de ces personnages fascinait de plus en
plus Gil Blas. Chaque aventure pour lui, toutes les maisons dans lesquelles il
a exercé lui ont apporté toujours de nouveaux regards sur la
façon dont vivent les nobles. Ces êtres toujours abandonnés
à leur plaisir et
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éternellement fort enjoués rendaient triste ce
picaro à un moment donné. C'est le cas lorsque Gil Blas, ne
pouvant s'accoutumer aux moeurs des comédiennes, quitte le service
d'Arsénie, et trouve une plus honnête maison. Ici il trouvera du
plaisir à faire un tableau caricatural de son nouveau maître et de
la vie que mène ce dernier :
Je ne pouvais entrer dans une meilleure maison. Aussi ne me
suis-je point repenti dans la suite d'y avoir demeuré, Don Vincent
était un vieux seigneur fort riche, qui vivait depuis plusieurs
années sans procès et sans femme, les médecins lui ayant
ôté la sienne, en voulant la défaire d'une toux qu'elle
aurait encore pu conserver longtemps, si elle n'eût pas pris leurs
remèdes. Au lieu de songer à se marier, il s'était
donné tout entier à l'éducation d'Aurore, sa fille unique,
qui entrait alors dans sa vingt-sixième année, et pouvait passer
pour une personne accomplie. Avec une beauté peu commune, elle avait un
esprit excellent et très cultivé. Son père était un
petit génie ; mais il possédait l'heureux talent de bien
gouverner ses affaires. Il avait un défaut qu'on doit pardonner aux
vieillards : il aimait à parler, et, sur toutes choses, de guerre et de
combats. Si par malheur on venait à toucher cette corde en sa
présence, il embouchait dans le moment la trompette
héroïque, et ses auditeurs se trouvaient trop heureux quand ils en
étaient quittes pour la relation de deux sièges et de trois
batailles. Comme il avait consumé les deux tiers de sa vie dans le
service, sa mémoire était une source inépuisable de faits
divers, qu'on n'entendait pas toujours avec autant de plaisir qu'il les
racontait. Ajoutez à cela qu'il était bègue et diffus ; ce
qui rendait sa manière de conter fort agréable. Au reste, je n'ai
point vu de seigneur d'un si bon caractère. Il avait l'humeur
égale. Il n'était ni entêté, ni capricieux ;
j'admirais cela dans un homme de qualité. Quoiqu'il fût bon
ménager de son bien, il vivait honorablement. (LGBS,
199-200)
Dans cet extrait, Gil Blas nous fait part de la caricature de
Don Vincent qu'il rencontre dans sa nouvelle demeure où il occupera une
fois de plus le fameux poste d'homme de chambre. Sachant mêler le comique
à la critique virulente, ce narrateur a atteint l'apogée de la
satire sociale par le biais de son récit et à partir de cette
représentation picturale qu'il fait de ces maîtres tout au long de
son aventure espagnole. Don Vincent et Arsénie sont certainement deux
personnages contradictoires malgré qu'ils vivent dans le même
milieu. L'un comme l'autre ont une attitude centralisée sur la vie
mondaine. Mais Don Vincent, contrairement à Arsenie, vit de sa fortune
sans toutefois tromper la vigilance des autres tandis qu'Arsénie est
obligée d'user de tous ses charmes pour séduire et plaire le
public noble. Ces caractères, parfois très osés, pousse
Gil Blas à réfléchir aux types de maîtres auxquels
il sera confronté.
Cette idée de la satire des personnes de la
société est aussi flagrante dans le texte de Le Clézio.
Ainsi la description qu'il fait de certains personnages nous pousse à
affirmer que Le Clézio fait aussi bien de la satire. Ceci à
travers les descriptions caricaturales qu'il fait de ses protagonistes et de
leurs situations de vie. Ainsi Fintan découvre une Afrique, le regard
caricatural que les Noirs lui offrent à Cotonou est pour lui un profond
bouleversement. La découverte de ce nouveau monde où tout est
différent de la France métropolitaine l'exaspère :
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Fintan aperçut les lumières de Cotonou,
déjà irréelles, noyés dans l'horizon. [ ...] Alors,
sur le pont de charge obscurci pas l'éclat des lampions, Fintan
découvrit les noirs installés pour le voyage. Pendant que les
blancs étaient à la fête dans le salons des
premières, ils étaient montés à bord, silencieux,
hommes, femmes et enfants, portant leurs ballots sur leur tête, un par un
sur les planche qui servait de coupée. Sous la surveillance du
quartier-maître, ils avaient repris leur place sur le pont, entre les
conteneurs rouillés, contre les membrures du bastingage, et ils avaient
attendu l'heure du départ sans faire de bruit. Peut-être qu'un
enfant avait pleuré, ou bien peut-être que le vieil homme au
visage maigre, au corps recouvert de haillons avait chanté la
mélopée, sa prière. (Onitsha, 63)
A travers ce passage, on note l'absurde dichotomie entre deux
mondes diamétralement opposés et les sentiments de Fintan face
à cette triste réalité. Aussi caricatural que soit cet
extrait, l'impérialisme y est dans toute sa splendeur. Le regard des
Noirs met en évidence ici leur souffrance. Cette description nous fait
également part du monde impérialiste auquel est confronté
Fintan. Maou, aussi, est confronté à cet univers colonial. Alors
le regard qu'elle a des individus qu'elle rencontre autour de Geoffrey, son
mari ne la laissera pas indifférent. D'abord la découverte des
moeurs des colons est pour elle un moment de ridicule qui puisse être
:
Chaque semaine, les hommes en tenue kaki avec leurs souliers
noirs et leurs bas de laine montant jusqu'au genou, debout sur la terrasse un
vers de whisky à la main, leurs histoires de bureau, et leur femme en
robes claires et escarpins parlant de leurs problèmes de boy. [...]Maou
avait accompagné Geoffrey chez Gerald Simpson. Il habitait une grande
maison en bois non loin des docks, une maison assez vétuste qu'il avait
entrepris de remettre en état. Il s'était mis dans la tête
de faire creuser une piscine dans son jardin, pour les membres du club.
(Onitsha, 83)
Ici, Le Clézio raille les moeurs des membres du
Divisonnal Office. Il montre la bêtise de ces individus coloniaux
profitant de leur statut de chef pour faire voir leur côté
mégalomane. On voit ici Gerald Simpson, un colon véreux, se
prenant pour l'empereur d'Onitsha et se permettant d'user de son
autorité pour imposer sa suprématie et celle de sa race.
Le Clézio et Lesage à travers ces
différents passages soulèvent les problèmes auxquels font
face leurs différents protagonistes dans le récit. Pour eux, le
caractère des personnages joue un rôle fondamental dans
l'esthétique de la caricature comme l'expression du satirique dans leur
ouvrage. Ceci dit, on remarque l'identité même des deux
sociétés en proie aux malheurs causés par les actions des
hommes. La caricature présente ici marque la forme absolue du
picaresque. Car le picaro doit, au bout de son aventure, apporter un regard
satirique sur les actions des hommes. Puisqu'en effet, comme le dit Sophie
Duval et Saïdah JP. (2008) :
Contrairement aux cibles, les valeurs précises qui sont
supposées légitimer, chaque projet satirique restent souvent
implicites et il faut alors les induire des objets visés : la satire
recourt massivement à l'implication ironique,
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modalité énonciative centrale et trope
clé de ce dispositif à double face, et peut verser dans
l'instabilité sémantique et axiologique. (6)
De ceci, il ressort que ce soit Lesage ou Le Clézio,
les deux veulent toucher les problèmes de leurs siècles et pour
cela, des représentations parfois très grotesques de certains
personnages sont conviées pour montrer l'ampleur des situations dans
lesquelles vivent les différents protagonistes du corpus. Ces auteurs
utilisent des techniques de déformation physique comme métaphore
d'une idée en s'appuyant sur la relation caractère. Ainsi, les
personnages caricaturés peuvent parfois s'apparentés à des
monstres, à des gens sans scrupules ou encore à des personnages
d'une naïveté accrue qui, à leur risque et péril,
deviennent les marqueurs de la satire sociale d'où l'emploi
récurrent de l'ironie.
2. De l'ironie : une arme satirique.
Allusions sarcastiques ou sarcasmes, parodie ou caricature,
toutes ces formes d'expression se réclament être d'une
sensibilité propre à nos auteurs. En utilisant une technique
particulière d'écriture connue comme trope, l'ironie, ces auteurs
le privilégient et l'emploient comme le principe organisateur de leurs
romans. Cette ironie présente dans ces ouvrages se conçoit, par
ailleurs, avec Simedoh Kokou (2008) comme :
Une forme esthétique, une manière de voir, de
concevoir la réalité et surtout de la représenter, et ceci
de façon critique. C'est cet aspect critique qu'emploie le plus souvent
la littérature. Trope, l'ironie n'est pas qu'une simple substitution, un
transfert de sens, elle met en présence deux sens contradictoires dans
une aire de tension. L'écart qui s'observe est forcément le
résultat du fait que l'ironie exprime à la fois le oui et le non
dans un mouvement de va-et-vient paradoxal. Au niveau littéraire,
l'ironie est une forme rhétorique très employée. Elle est
une technique de mise à distance critique, le plus souvent entre
l'auteur et sa création, tout comme entre la réalité et sa
représentation. (35)
C'est dans cette perspective que l'ironie participe à
l'ambition de la fiction de dépasser la simple représentation du
réel. Il se crée ainsi une dynamique par laquelle l'art
s'auto-représente, se montre, afin de donner une vision
renouvelée de la réalité car, à travers l'ironie,
l'artiste se libère et peut représenter une chose et son
contraire. Schontjes le mentionne d'ailleurs dans sa Poétique de
l'ironie (2001 : 109) lorsqu'il affirme :
L'art se montre afin de rendre possible une vision
renouvelée de la réalité ; l'artiste s'efforce
d'établir une vérité originale des choses en minant leur
aspect conventionnel, qui passe par leur représentation traditionnelle.
Pour renouveler la vision du monde, il aura donc simultanément pour
tâche de nier son objet - dans ce qu'il a de conventionnel - et de le
recréer. Le recours à l'ironie permet de réaliser le
premier moment, nécessaire pour accéder au second : la
création originale, libérée des contraintes.
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De ce qui précède, on comprend que l'ironie
traduit sans doute une vision de la vie propre à nos auteurs et nous
renvoie cette image de la société corrompue où
l'injustice, l'inégalité entre le bas social et la haute
hiérarchie sont devenues quelques choses de légitimes. Alors
cette technique d'expression est un moyen pour Lesage aussi bien pour Le
Clézio d'exprimer les misères du monde.
En revanche, l'ironie désigne un décalage entre
le discours et la réalité, entre deux réalités ou
plus généralement entre deux perspectives, qui produit de
l'incongruité. L'ironie recouvre un ensemble de phénomènes
distincts dont les principaux sont l'ironie verbale et l'ironie situationnelle.
Quand elle est intentionnelle, l'ironie peut servir diverses fonctions sociales
et littéraires. Nous le savons tous que l'ironie la plus exprimée
dans nos textes est d'abord verbale. Alors cette ironie verbale prend en
général une forme de langage non-littéral,
c'est-à-dire un énoncé dans lequel ce qui est dit
diffère de ce qui est signifié. Il y a une sorte
d'éloignement concrètement observable entre le signifiant et son
signifié. Ainsi dans certains énoncés l'ironie peut se
produire de différentes manières, et ces manières sont
pour la plupart liées à d'autres figures du discours.
Dans notre corpus, on assiste à certaines figures du
discours qui laissent entrevoir une connotation ironique. L'antiphrase se
réclame l'une des fréquentes utilisations formelles d'ironie dans
la mesure où elle consiste clairement à dire l'inverse de ce que
l'on souhaite signifier tout en laissant entendre ce que l'on pense vraiment.
Mais plus loin, on assiste dans L'histoire de Gil Blas de Santillane
à une ironie hyperbolique - ou hyperbole ironique - qui se
manifeste plus principalement dans l'exagération des propos où la
verve d'une réelle diatribe est observable au premier plan :
J'acceptai donc la proposition du docteur, dans
l'espérance que je pourrais, sous un si savant maître, me rendre
illustre dans la médecine. Il me mena chez lui sur-le-champ, pour
m'installer dans l'emploi qu'il me destinait ; et cet emploi consistait
à écrire le nom et la demeure des malades qui l'envoyaient
chercher pendant qu'il était en ville. Il y avait pour cet effet au
logis un registre, dans lequel une vieille servante, qu'il avait pour tout
domestique, marquait les adresses ; mais, outre qu'elle ne savait point
l'orthographe, elle écrivait si mal qu'on ne pouvait le plus souvent
déchiffrer son écriture. Il me chargea du soin de tenir ce livre,
qu'on pouvait justement appeler un registre mortuaire, puisque les gens dont je
prenais les noms mouraient presque tous. (LGBS, 85)
On remarque dans cet énoncé une réelle
hyperbole ironique à travers les expressions comme « un si savant
maître » « il me chargea du soin de tenir ce livre, qu'on
pouvait justement appeler un registre mortuaire, puisque les gens dont je
prenais les noms mouraient presque tous ». On assiste à une sorte
de plaisanterie à la fois douteuse et sarcastique. L'auteur
exagère ses
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propos tout en les ironisant dans le but de montrer ce regard
« culturel » sur la société de cette époque
où comme nous l'avons mentionné plus haut, même ce qui est
mauvais se revendique légitime.
De plus, dans nos romans, aussi bien dans l'histoire de
Gil Blas de Santillane que dans Onitsha, la raillerie mordante
qu'est l'ironie s'observe également à travers plusieurs autres
types de figures de style. Ainsi en ayant à faire à la litote qui
consiste à minimiser les paroles, les figures telles la juxtaposition,
la digression et la circonlocution font aussi partie de cet univers sarcastique
dont les écrits de nos auteurs se réclament. Dans ces ouvrages,
notre étude de l'ironie nous permet de rendre cette analyse plus
élargie dans la mesure où restreindre l'ironie à une
simple antiphrase ironique - se limiter à dire l'inverse de ce que l'on
pense - ne permet pas de rendre compte de toutes les formes d'ironie
existantes. Cependant, vu que l'ironie n'est pas le seul discours dans lequel
on fait entendre autre chose que ce que disent les mots car les
métaphores ont aussi le même pouvoir, trouver une
définition circonscrive n'est pas chose aisée. Néanmoins
en poussant la réflexion plus loin, les travaux de Paul
Grice27 (1975) pourront nous ouvrir certains champs de vision pour
mieux explorer l'univers sarcastique auquel ces ouvrages du corpus accordent
une importance particulière.
En outre, si pour Henri Morier (1961 : 555) :
L'ironie est l'expression d'une âme qui, éprise
d'ordre et de justice, s'irrite de l'inversion d'un rapport qu'elle estime
naturel, normal, intelligent, moral, et qui, éprouvant une envie de rire
dédaigneusement à cette manifestation d'erreur ou d'impuissance,
stigmatise d'une manière vengeresse en renversant à son tour le
sens des mots (antiphrase) ou en décrivant une situation
diamétralement opposée à la situation réelle
(anticatastase). Ce qui est une manière de remettre les choses à
l'endroit.
En d'autres termes, face à une situation d'ordre
renversé ou d'injustice, l'ironie, attitude mentale, se propose de
remettre les choses telles qu'elle le voudrait et le fait non sans renverser
elle-même le processus. C'est en cela que l'ironie constitue en soi un
paradoxe parce qu'elle s'oppose d'une part à l'opinion courante ou
à une situation jugée inacceptable et pour ce faire adopte un
raisonnement qui dissimule et contredit dans son énonciation, l'objet de
la critique.
27 C'est un philosophe du langage qui s'est fait
connaître pour ses travaux dans le domaine de la pragmatique et en
linguistique. Paul Grice a élaboré une théorie selon
laquelle la signification réside dans la communication d'un locuteur
avec autrui. Il part du principe que la compréhension se fonde sur la
conversation entre plusieurs personnes, qui doivent accepter les mêmes
règles.
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Selon Morier, ce qui dérange l'ironiste est
l'incongruité entre ce qui est dit et le contexte où se produit
le discours, entre le signe et son objet. En ce sens l'ironiste est un
idéaliste qui souffre de l'erreur et voudrait corriger ce qui
déforme la vérité ou ce qui ne devrait pas être.
Pour résoudre ou remettre les choses à leur place, l'ironiste use
du dédain et surtout du rire, un rire fermé, peu ouvert. On est
ici dans la définition traditionnelle de l'ironie qu'est l'antiphrase :
dire le contraire de ce que l'on pense. C'est une première étape
dans la définition, celle qui est souvent privilégiée,
mais il ne faut pas oublier que, dès les origines, l'ironie est un
système à panorama très varié selon le but
visé, le sens voulu ou espéré, et les figures qui y
président. Il faut aussi ajouter que l'ironie appartient à
plusieurs catégories et que, par conséquent, on dénombre
plusieurs genres d'ironie. Et cette esthétique ironique est plus
présente dans nos ouvrages. L'histoire de Gil Blas de Santillane
et Onitsha, l'un comme l'autre oppose un type d'ironie
particulier. On peut ainsi distinguer :
L'ironie socratique, née de la philosophie grecque, qui
se caractérise par une ignorance ou une complaisance simulée afin
de faire ressortir l'ignorance réelle de la victime ou cible. C'est une
attitude ou état d'esprit qui apparaît aussi dans
l'auto-dénigrement raffiné, humaine, mais souvent pleine
d'humour. Kokou Simedoh (2008) trouve que :
Cette ironie fonctionne sur la dissociation entre les
identités, entre l'être et le paraître, qui est finalement
sa source. Elle feint la naïveté et la plaisanterie. Le rire
provoqué est équivoque et porteur d'un jugement ambigu. Ici
l'ironie est plutôt une attitude qu'autre chose, car l'ironiste, par le
rire, cherche son propre plaisir mais le fait aux dépens d'autrui ou de
lui-même. (48)
Ainsi, ce type d'ironie joue sur la dissimulation qui est la
première caractéristique de l'ironie selon Schaerer. Selon lui,
l'ironie constitue un masque qui demande à être arraché.
L'eirôn, en grec, se présente comme inférieur à ce
qu'il est réellement. Il minimise les titres de gloire qu'il
possède. C'est un mystificateur, un flatteur qui joue sur la tromperie.
C'est la figure de Socrate qui se fait passer pour un ignorant pour mieux
confondre ses adversaires (48). Attitude interrogatrice, l'ironie se trouve au
coeur de la maïeutique et cherche à faire coïncider la
conscience intellectuelle et morale. Dans l'histoire de Gil Blas de
Santillane, cette figure d'ironie plus palpable lors « De ce que fit
Gil Blas, ne pouvant faire mieux » :
Je prenais un air gai en leur versant à boire, et je me
mêlais à leur entretien, quand je trouvais occasion d'y placer
quelque plaisanterie. Ma liberté, loin de leur déplaire, les
divertissait. Gil Blas, me dit le capitaine, un soir que je faisais le
plaisant, tu as bien fait, mon ami, de bannir la mélancolie. Je suis
charmé de ton humeur et de ton esprit. On ne connaît pas d'abord
les gens. Je ne te croyais pas si spirituel ni si enjoué. Les autres me
donnèrent aussi mille louanges. Ils me parurent si contents de moi, que,
profitant d'une si bonne disposition : messieurs, leur dis-je, permettez que je
vous découvre mes sentiments. Depuis que je demeure ici, je me sens tout
autre que je n'étais auparavant. Vous m'avez défait des
préjugés de mon éducation. J'ai
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pris insensiblement votre esprit. J'ai du goût pour
votre profession. Je meurs d'envie d'avoir l'honneur d'être un de vos
confrères et de partager avec vous les périls de vos
expéditions. Toute la compagnie applaudit à ce discours. On loua
ma bonne volonté. Puis il fut résolu tout d'une voix qu'on me
laisserait servir encore quelque temps pour éprouver ma vocation ;
qu'ensuite on me ferait faire mes caravanes. Après quoi on m'accorderait
la place honorable que je demandais. (LGBS : 29)
On note ici une ironie utilisée par Gil Blas pour
flatter et tromper la vigilance de ses compagnons voleurs et forçats
afin d'échapper à leur fratrie. Ici, on remarque comment Gil Blas
use de tous les moyens nécessaires pour ne plus faire partie du monde de
brigands de grand chemin. Il multiplie les airs d'honnête homme, d'homme
apprivoisé ou satisfait de sa condition pour se libérer de cette
contrainte immorale pesant sur sa conscience. « Je meurs d'envie d'avoir
l'honneur d'être un de vos confrères et de partager avec vous les
périls de vos expéditions », signifie tout court qu'il
souhaite s'échapper de cette prison souterraine où il est
contraint de passer nuit et jour sous les ordres des brigands, de Domingo et de
la cuisinière. Il fait croire à ces hébergeurs qu'il est
d'accord avec leurs actions quelles que soient leurs natures et pourtant c'est
faux.
Hors mis l'ironie socratique, on peut relever un autre type
d'ironie guidant l'ensemble des ouvrages que constitue notre corpus : l'ironie
de situation. Encore appelée l'ironie du sort, elle matérialise
par le renversement, la contradiction observée par l'homme surpris que
la situation ne soit pas celle qu'il avait prévue ou qu'il
considère comme devant être l'ordre des choses. Ce sentiment de
surprise et de rebondissements est la manifestation de rapprochements
inattendus de réalités. C'est en général une
situation renversée contre toute attente. Le renversement est souvent le
fruit du hasard. Le renversement ironique s'opère avec des
éléments précis comme l'aveugle qui recouvre tout à
coup la vue, le naïf qui induit par dissimulation son interlocuteur en
erreur. Il peut jouer dans n'importe quel sens : ce qui est laid peut devenir
beau, une récompense peut survenir au lieu d'une condamnation. C'est ici
qu'apparaît l'inadéquation des comportements :
Il fallut donc continuer de me contraindre et d'exercer mon
emploi d'échanson. J'en fus très mortifié, car je
n'aspirais à devenir voleur que pour avoir la liberté de sortir
comme les autres ; et j'espérais qu'en faisant des courses avec eux, je
leur échapperais quelque jour. Cette seule espérance soutenait ma
vie. L'attente néanmoins me paraissait longue, et je ne laissai pas
d'essayer plus d'une fois de surprendre la vigilance de Domingo ; mais il n'y
eut pas moyen. (LGBS, 30)
On note ici que ce type d'ironie peut être perçu
comme de la soumission du hasard, de l'aléatoire, à la logique
mais une logique inattendue. L'ironie de situation joue donc sur des
identités cachées et sur l'écart entre l'être et le
paraître, sur l'apparence et la réalité. Le prototype est
l'arroseur arrosé, comme on le voit dans plusieurs comédies -
principalement
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les auteurs de la comédie classique -. Cette ironie
fonctionne surtout par des péripéties, ayant un caractère
dramatique, et se propose en général de montrer un fait par le
renversement, ce dernier accompagnant une situation de symétrie
où tout semble à première vue en ordre. Sa finalité
le plus souvent est de présenter la vie à travers les
péripéties inattendues qui la jalonnent. La vision du monde
habituel demande l'identité de l'apparence et de la
réalité ; elle suppose que ce qui se ressemble s'assemble.
L'ironie verbale fait aussi l'apanage de notre corpus dans la
mesure où elle est non seulement une attitude mentale de dissimulation,
mais aussi une forme d'expression. Ainsi, fondée sur la fausse modestie,
sur une certaine naïveté, l'ironie verbale repose surtout sur des
pratiques langagières spécifiques. Autant l'ironie du sort repose
sur des situations, autant l'ironie verbale se situe entièrement au
niveau du langage. Elle consiste à dire quelque chose tout en
prétendant ne pas le dire ou encore à appeler les choses par
leurs contraires. L'idée de contraire est fondamentale car selon
Cicéron cité par Kakou (2008 :53), l'ironie est un jeu de mots
obtenu par inversion verbale. C'est une manière de déguiser sa
pensée par une raillerie continue, une manière de dissimuler sa
pensée sous un ton sérieux. A cet effet, Kokou trouve qu' :
Une ironie verbale a lieu dès lors qu'il y a
désaccord entre les mots et ton de l'énonciation,
l'énonciateur ou la cible ou victime, ou encore la nature du sujet. On
dépasse de loin ici le simple fait du contraire ou de l'antiphrase. La
contradiction et le contraste suscités entre les mots et une nouvelle
attitude et le sentiment qui s'y rattache forment le socle de l'ironie verbale.
(53-54)
On constate ici que le lecteur ou l'interlocuteur doit faire
intervenir son jugement parce que l'ironie dite verbale devient un outil qui
mine à la base la réalité, qui remet en question le
discours dominant. Car elle critique, raille et se moque en représentant
un monde idéal. Dans Onitsha ou encore dans l'histoire de
Gil Blas de Santillane cette réalité cruelle des choses est
plus palpable et réellement définie à travers les
différentes actions de nos héros. On assiste à des
héros, qui généralement devant une situation de la vie
quotidienne insupportable, change de ton du discours pour marquer ainsi une
différenciation entre l'émotion suscitée devant une
situation de désillusion et les conséquences morales, physiques
qui y découlent. Ceci s'observe dans Onitsha où Maou
fait part d'un contraste virulent entre ses rêveries et la cruelle
réalité de sa condition de vie à Onitsha :
Tout à coup, [Maou] comprenait ce qu'elle avait appris
en venant ici, à Onitsha, et qu'elle n'aurait jamais pu apprendre
ailleurs. La lenteur, c'était cela, un mouvement très long et
régulier, pareil à l'eau du fleuve qui coulait vers la mer,
pareil aux nuages, à la touffeur des après-midi, quand la
lumière emplissait la maison et que les
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toits de tôle étaient comme la paroi d'un four.
La vie s'arrêtait, le temps s'alourdissait. (Onitsha, 167)
Maou se retrouve confrontée ici à
l'absurdité de la vie en Afrique. Elle est prise au piège entre
ses rêveries d'auparavant sur l'Afrique et la dure réalité
à laquelle elle se trouve confrontée. De ce fait, elle ne peut
qu'ironise - «Elle avait appris en venant ici, à Onitsha, et
qu'elle n'aurait jamais pu apprendre ailleurs. La lenteur, c'était cela
» - pour rendre supportable la situation dans la laquelle elle prend une
part grande.
3. Humour et sarcasme des personnages
Vu le caractère des héros picaros du corpus, les
différents protagonistes aventuriers ont sûrement connu beaucoup
de découvertes tout en déportant d'une société
à une autre, d'une culture à une autre, ils ont bien entendu
développés des attitudes humoristiques leur permettant de
digérer les moeurs osées auxquelles ils sont confrontées.
C'est là l'un des principes fondateurs de l'esthétique
picaresque. Ainsi, la verve humoristique étant la conséquence
d'une rupture de l'équilibre entre les humeurs, elle privilégie
le grotesque, le pittoresque et surtout l'inattendu auxquels s'attache le
picaresque. Les auteurs de notre corpus nous le font remarquer à travers
leurs héros. Parlant de la verve humoristique, l'encyclopédie
Universalis (1996 : 1754) note qu':
Il soulève ainsi la question de l'absurdité de
l'entendement humain, par lequel il n'est pas possible d'entrevoir une
adéquation véritable entre les pensées et les actes,
celle-ci se heurtant à une dérision infinie. [il] s'allie
à un mépris de l'univers qui cache l'idée
anéantissante d'une intelligence limitée et
démasquée assimiler ainsi à une sorte de démence
qui transformerait la mélancolie en plaisanterie par l'effet
supérieur d'un moi parodique.
Ce rôle que joue l'humour montre dans une mesure
certaine à quoi se limite le roman picaresque en quelle que sorte. La
découverte de diverses couches sociales est un moment de
mélancolie pour nos héros mais qui le plus souvent la montre
à travers un rire sarcastique. Nos protagonistes à un moment
donné font un discours humoristique juste pour se consoler de leur
existence hostile. On assiste surtout à une sorte de repli sur soi pour
supporter le mal-être auquel ils sont confrontés. Ce lot de
consolation s'observe bien entendu chez Fintan. Après la révolte
des forçats à Isubun et l'abandon de sa maison par le D.O. Gerald
Simpson, Fintan observe avec humour le désenchantement de ce colon
despotique :
Alors [Fintan] était allé jusqu'à la
maison blanche près du fleuve. Il avait vu la grille
déformée, là où le sang avait coulé et
imprégné la boue. Le grand trou de la piscine paraissait une
tombe inondée. L'eau était boueuse, couleur de sang. Il y avait
deux soldats armés de fusils en faction devant le portail. Mais la
maison semblait étrangement vide, abandonnée. Tout d'un coup,
Fintan avait compris que Gerald
Page 87
Simpson n'aurait jamais sa piscine. Après ce qui
s'était passé, plus personne ne viendrait creuser la terre. Le
grand trou se remplirait d'eau boueuse à chaque saison, les crapauds
viendraient y chanter la nuit. Cela l'avait fait rire, d'un rire qui
était comme une vengeance. Simpson avait perdu. (Onitsha,
253)
Cette description un peu triste donne à Fintan un
certain goût de satisfaction pour ce qui est arrivé au D.O. Ce
passage bercé d'humour laisse également entrevoir du sarcasme
dans ce récit. Le ridicule dans le renversement des rôles est ce
qui rend la tonalité de cet extrait intéressant.
Chez Lesage, cette verve humoristique est encore plus
flagrante, dans la mesure où il s'agit pour Gil Blas de mener une vie de
tromperie afin de se faire une place au soleil. Les techniques du discours de
ce narrateur s'observent d'ailleurs sur l'essentiel que constituent l'humour
noir et le sarcasme. Ainsi, dans le livre Premier au Chapitre VII « De ce
que fit Gil Blas, ne pouvant faire mieux », le héros se retrouve
coincé entre les voleurs et il devra être ingénieux pour se
sauver. Alors il emploie des formules d'humour aboutissant au sarcasme pour
plaire à son auditoire hostile et aussi malin :
Je prenais un air gai en leur versant à boire, et je me
mêlais à leur entretien, quand je trouvais occasion d'y placer
quelque plaisanterie. Ma liberté, loin de leur déplaire, les
divertissait. Gil Blas, me dit le capitaine, un soir que je faisais le
plaisant, tu as bien fait, mon ami, de bannir la mélancolie. Je suis
charmé de ton humeur et de ton esprit. On ne connaît pas d'abord
les gens. Je ne te croyais pas si spirituel ni si enjoué.
(LGBS, 29)
Gil Blas est confronté ici à une situation
particulière. Il est tombé par destin aux mains des brigands.
Après une tentative d'évasion non concluante où il se fait
attraper, il se trouve dans l'impossibilité actuelle de
s'échapper. Il doit se faire à l'idée de rester parmi ces
voleurs et pour ce faire, il est obligé de se substituer aussi en bandit
dans le seul but de tromper la vigilance de ses bourreaux. Cette action
décisive est mise au point par des discours apologétique qu'il
fait à l'endroit des voleurs. L'extrait ci-dessus dénote un
discours sarcastique que Gil Blas met en exergue pour tromper ses bourreaux. Le
sarcasme que l'on note ici n'est qu'une sorte de stratagème discursif
dans le simple but d'arriver à assouvir son désir de
s'évader du monde des voleurs.
Par ailleurs, l'humour tout comme l'ironie est une notion qui
présente de nombreuses analogies en son sein car il se réclame
aussi être un fait de langage. Tout comme sa meilleure amie l'ironie,
l'humour présente un écart par rapport à une
énonciation mais à la différence de l'ironie elle ne
présente pas le même développement. Il est pris dans une
certaine mesure comme une antiphrase qui consiste à faire entendre autre
chose que ce que l'on dit. Il est aussi défini par Du Marsais et
Fontanier (2008 :19) comme un procédé plus général
qui consiste à
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dire par manière de raillerie tout le contraire de ce
qu'on pense ou de ce que l'on veut faire penser aux autres. Seulement à
la différence de l'ironie, très facile à repérer
par le biais de ses traits particuliers, l'humour ne se caractérise pas
par un trope spécifique. Il se manifeste par toute une
variété de degrés, de procédés, de
thèmes et son aspect subtil et diffus en fait généralement
un phénomène complexe à cerner. Néanmoins Cazamian
et Robert Escarpit (1963) l'abordent en s'appuyant son aspect psychologique et
trouvent que l'humour est une forme d'excentricité naturelle ou
affectée, ou du moins une anomalie qui se détache sur fond de
normalité. Dans son ouvrage intitulé l'humour, Robert
Escarpit le conçoit comme un remède lorsqu'il affirme que :
L'humour est l'unique remède qui dénoue les
nerfs du monde sans l'endormir, lui donne sa liberté d'esprit sans le
rendre fou et mette dans les mains des hommes, sans les écraser, le
poids de leur propre destin. (26)
Ceci s'observe aussi chez Jankélévitch. Ainsi
pour sa part, il trouve qu'entre l'humour et l'ironie il existerait
plutôt une question de gradation. Sans toutefois s'opposer
systématiquement comme on le croit souvent, l'humour est pour lui la
forme supérieure de l'ironie. Car comme nous pouvons le noter, l'ironie
est cinglante, malveillante, fielleuse, méprisante et surtout agressive
contrairement à l'humour qui se réclame être une nuance de
gentillesse et d'affectueuse bonhomie que l'on ne retrouve pas dans l'ironie.
L'humour est la sympathie, il est le sourire de la raison et non le reproche du
sarcasme. Il compatit avec la cible, il est complice du ridicule et se sent le
plus souvent de connivence avec lui.
Toutefois, Morier (1961) donne ci-dessous, une
définition qui résume assez bien la notion d'humour tout en
s'appuyant sur des éléments différents :
L'humour est l'expression d'un état d'esprit calme,
posé, qui, tout en voyant les insuffisances d'un caractère, d'une
situation, d'un monde où règnent l'anomalie, le non-sens,
l'irrationnel et l'injustice, s'en accommode avec une bonhomie
résignée et souriante, persuadé qu'un grain de folie est
dans l'ordre des choses ; il garde une sympathie sous-jacente pour la
variété, l'inattendu et le piquant que l'absurde mêle
à l'événement. Il feint donc de trouver normal l'anormal.
Il soutient paradoxalement, avec un sérieux apparent et tranquille
(flegme) que les situations aberrantes qu'il décrit n'ont rien que de
très naturel. Il fait semblant d'approuver les écarts, de les
justifier à l'occasion. Sa peinture, discrètement
exagérée ou légèrement en retrait sur les points
les plus irrationnels, fait entrevoir un anti-monde utopique, qui serait le
monde de l'ordre de l'intelligence. (582)
Cette définition bien étayée semble
s'adapter à l'imaginaire des romans du corpus. Que ce soit
l'histoire de Gil Blas de Santillane ou encore Onitsha,
l'humour est l'un des éléments qui guident l'écriture
satirique dont se réclament être ces deux ouvrages. Ce
caractère grotesque
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de l'humour, ce discours au rire sarcastique, s'exprime avec
Le Clézio, lorsque Sabine Rhodes fait ce reproche à Maou :
Chère signorina, vous savez, nous en voyons passer tous
les jours des gens comme votre mari, qui croient qu'ils vont tout
réformer. Je ne dis pas qu'il a tort, ni vous non plus, mais il faut
être réaliste, il faut voir les choses comme elles sont et non
comme on voudrait qu'elles soient. Nous sommes des colonisateurs, pas de
bienfaiteurs de l'humanité. Avez-vous pensé à ce qui se
passerait si les Anglais que vous méprisez si ouvertement retiraient
leurs canons et leurs fusils ? Avez-vous pensé que ce pays serait
à feu et à sang, et que c'est par vous, chère Signorina,
par vous et votre fils qu'ils commenceraient, malgré toutes vos
idées généreuses, tous vos principes et vos conversations
amicales avec les femmes du marché ? (Onitsha, 196-197)
Il faut noter ici que « les femmes du marché
» ici représentées sont des femmes noires, celles qui sont
à la merci des colons anglais. Sabine Rhodes, ce membre de
l'autorité coloniale anglaise en charge de la ville d'Onitsha, semble
trouver l'idée de la colonisation comme un bienfait pour les Noirs. Son
discours semble aussi normal, car il ne faut pas le cacher, sans eux - les
colons - l'Afrique croupirait dans une guerre sans fin. On a donc affaire
à ce type de l'humour que définit Schopenhauer (1966 :776) comme
étant le fait de plaisanter sur ce qui parait sérieux ou grave.
On peut aussi remarquer dans ce discours de l'humour telle que définit
Bergson (1981 :96), celle de décrire minutieusement ce qui est en
affectant de croire que c'est bien là ce que les choses devraient
être. Cet humour est matérialisé chez Lesage à
travers cet extrait de Gil Blas :
Messieurs, leur dis-je, permettez que je vous découvre
mes sentiments. Depuis que je demeure ici, je me sens tout autre que je
n'étais auparavant. Vous m'avez défait des préjugés
de mon éducation. J'ai pris insensiblement votre esprit. J'ai du
goût pour votre profession. Je meurs d'envie d'avoir l'honneur
d'être un de vos confrères et de partager avec vous les
périls de vos expéditions. Toute la compagnie applaudit à
ce discours. On loua ma bonne volonté. (LGBS, 29)
Ou encore dans celui-ci où exercer la médecine
pour Gil Blas semblant être un métier tout comme un autre pour Gil
Blas et son maître :
Tandis que j'aurai soin de la noblesse et du clergé, tu
iras pour moi dans les maisons du tiers-état où l'on m'appellera
; et, lorsque tu auras travaillé quelque temps, je te ferai
agréger à notre corps. [...] Je remerciai le docteur de m'avoir
si promptement rendu capable de lui servir de substitut ; et pour
reconnaître les bontés qu'il avait pour moi, je l'assurai que je
suivrais toute ma vie ses opinions, quand même elles seraient contraires
à celles d'Hippocrate. (LGBS, 87)
Ces extraits du roman de Lesage présentant à la
fois un ton comique et sarcastique rendent bien compte de l'humour qui est
présent dans ce texte. Lesage met en scène ici le
côté pervers de la société. Il néglige ou du
moins se moque des choses pourtant considérées comme graves. Dans
le premier extrait, le héros veut échapper à ses
agresseurs et trouve que le moyen pour que ce rêve devienne
réalité, c'est de se donner en spectacle dans le but de
contraindre ses
Page 90
bourreaux à le laisser s'échapper. L'humour se
réclame ici être une technique de ruse. Il utilise le rire pour
cacher sa peur et ainsi éloigner tout soupçon pouvant le freiner
dans sa quête vers la liberté. Dans le second extrait, Gil Blas
plaisante une fois de plus avec les choses graves. N'ayant aucune formation
nécessaire pour exercer la médecine, se dit devoir si possible
obéir au Docteur Sangredo, même s'il sait bien que cette
obéissance est contraire au serment d'Hippocrate. Derrière cette
plaisanterie ici bien manifestée, se cache la gravité la plus
profonde qui perce à travers le rire. La raillerie est donc ainsi
présente dans l'humour.
En outre, Dominique Noguez (2000) trouve qu'il existe
plusieurs types d'humour en général identifiable à partir
de l'intentionnalité de son énonciateur. Ainsi l'humour prend une
couleur différente en fonction des thèmes d'où Noguez tire
sa liste de paradoxe et de contraste. Il dénombre les types d'humour
tels l'humour noir, jaune, rouge, gris, vert et voire même rose (48).
Plus loin il parle aussi de l'humour caméléon et de l'humour
blanc. Mais ici, avec le contexte de production dans lequel s'inscrivent les
deux romans du corpus, il parait judicieux d'insister sur les formes de
l'humour qui donnent une verve satirique à l'écriture
incarnée par ces auteurs. De ce fait, parlant de l'humour noir, Noguez
trouve que c'est une plaisanterie féroce. Il est du côté du
macabre et privilégie le scandale. Les formes, comme l'adjectif "noir"
l'indique, sont sombres. Aussi, André Breton (1950 : 29) trouve en
l'humour noir une révolte métaphysique. Ainsi on comprend avec
Moran et Gendrel (2007 : 3) lorsqu'ils affirment que :
L'humour noir navigue donc dans des eaux proches de celles du
mauvais goût, du scandale et de l'indécence ; il est en tout cas
remarquable qu'il s'agisse d'une forme de rire qui non seulement provoque
parfois une réception malveillante, mais semble même s'y
complaire.
Cette définition rend compte bien des
caractéristiques propres à l'humour noir. Il consiste notamment
à évoquer avec détachement, voire avec amusement, les
choses les plus horribles ou les plus contraires à la morale en usage.
L'humour noir établit également un contraste entre le
caractère bouleversant ou tragique de ce dont on parle et la
façon dont on en parle. Ce contraste interpelle en général
le lecteur ou l'auditeur et à la vocation de susciter une interrogation.
C'est en quoi l'humour noir, qui fait rire ou sourire des choses les plus
sérieuses, devient exclusivement une arme de subversion. Dans
l'histoire de Gil Blas de Santillane, le narrateur ne manque pas
d'employer cette technique pour tourner en dérision la pratique de la
médecine à Valladolid. Ainsi, Gil Blas raconte :
Bien loin de manquer d'occupation, il arriva, comme mon
maître l'avait si heureusement prédit, qu'il y eut bien des
maladies. La petite vérole et des fièvres malignes
commencèrent à régner dans la ville et dans les faubourgs.
Tous les médecins de Valladolid eurent de la pratique, et nous
particulièrement. Il ne se
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passait point de jour que nous ne visitions chacun huit ou dix
malades. Ce qui suppose bien de l'eau bue et du sang répandu. Mais je ne
sais comment cela se faisait, ils mouraient tous, soit que nous les
traitassions fort mal, soit que leurs maladies fussent incurables. Nous
faisions rarement trois visites à un même malade. Dès la
seconde, nous apprenions qu'il venait d'être enterré, ou nous le
trouvions à l'agonie. [...] Nous y continuâmes à travailler
sur nouveaux frais, et nous y procédâmes de manière qu'en
moins de six semaines nous fîmes autant de veuves et d'orphelins que le
siège de Troie. Il semblait que la peste fût dans Valladolid, tant
on y faisait de funérailles. (LGBS, 99-100)
Gil Blas présente ici l'épisode de la pratique
de la médecine à Valladolid et son implication à la
poussée des patients vers la mort. Il n'avait pas la pratique
approuvée pour exercer son nouveau métier. Son maitre est
conscient du fait de son incapacité à traiter la population
atteinte de la variole, mais ce-dernier imbu de lui-même et motivé
par l'argent à gagner durant cette souffrance totale se refuse de ne pas
en profiter. Gil Blas fait cette description avec un timbre de d'humour noir
dans la mesure où on n'a pas le sentiment qu'il est touché par
les malheurs de ses patients.
Jean pierre Bertrand (1992 : 9, 10) affirme qu'il y a dans
l'humour jaune lorsque :
La vision du réel se dissout progressivement dans une
projection paranoïaque de la souillure, de la suppuration ; de
l'extériorité décrite est miroir de
l'intériorité ; le regard torve défigure le réel ;
le morbide fait place au macabre, et le macabre au sordide. L'humour jaune
procède donc d'une tension entre un désir d'absolu et le
désenchantement y découlant.
Ainsi, l'humour jaune s'appréhende ici comme une sorte
de comédie de l'ignorance et de la maladresse. Empruntant beaucoup de
ruse et d'orgueil, il s'emploie surtout à l'auto-dénigrement. On
assiste ici à une sorte de mélancolie humoristique. Cette
mélancolie résulte en général par un effet
d'hypertrophie du sujet, replié sur lui-même, objectivé en
une instance-miroir dont peut se moquer une parole résolument
solipsiste. Il en découle surtout un effet d'ironie décapante
à l'égard de tout discours. Le brassage culturel imposant une
médiation déceptrice du sujet au monde. Ce cas de figure
s'observe bien dans Onitsha où Maou, ayant rêvé
d'une Afrique imaginée exotique, tombe sur une autre Afrique en proie
aux maux de la colonisation. Ainsi le narrateur raconte :
Maou avait rêvé de l'Afrique, les
randonnées à cheval dans la brousse, les cris rauques des fauves
le soir, les forêts profondes pleines de fleurs chatoyantes et
vénéneuses, les chantiers qui conditionnent au mystère.
Elle n'avait pas pensé que ce serait comme ceci, les journées
longues et monotones, l'attente sous la varangue, et cette ville aux toits de
tôle bouillants de chaleur. Elle n'avait pas imaginé que Geoffrey
Allen était cet employé des compagnies commerciales de l'Afrique
de l'Ouest, passant l'essentiel de son temps à faire l'inventaire des
caisses arrivées d'Angleterre avec du savon, du papier
hygiénique, des boîtes de corned-beef et de la farine de force.
Les fauves n'existaient pas, sauf dans les rodomontades des officiers, et la
forêt avait disparu depuis longtemps, pour laisser la place aux champs
d'ignames et aux plantations de palmiers à huile. Maou n'avait pas
imaginé
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davantage les réunions chez le D.O., chaque semaine,
les hommes en tenue kaki avec leurs souliers noirs et leurs bas de laine
montant jusqu'au genou, debout sur la terrasse un verre de whysky à la
main, leurs histoires de bureau, et leurs femmes en robes claires et escarpins
parlant de leurs problèmes de boys. (Onitsha, 82, 83)
Ce passage d'Onitsha laisse découvrir la
grande déception de Maou vis-à-vis de son rêve sur
l'Afrique. Cette description laisse aussi entrevoir une teinte d'humour jaune
dans la mesure où Maou a voulu supporter l'Afrique à travers son
climat tropical et son environnement exotique mais en paradoxe, elle tombe sur
une Afrique plus macabre que morbide et plus sordide à l'idée de
prendre part à cette triste réalité.
La caricature, l'ironie et l'humour ici
théorisés dans ce chapitre traduisent l'excellence de la vision
satirique qu'incarnent les deux textes du corpus. De ce fait, on aboutit
à un discours pamphlétaire comme faisant partie intégrante
du picaresque. Puisque le pamphlet en lui-même est une opposition
à un fait social désobligeant et deshumanisant, il vient ici
combler l'état polémique que soulève le récit
picaresque au regard des maux de l'existence qu'affronte le héros. Le
pamphlet se veut être une écriture polémique, le plus
souvent inspiré par l'actualité. Dirigé contre un
personnage, un parti politique ou une institution, le discours
pamphlétaire est généralement bref et incisif. Parfois le
pamphlet peut se substituer en un long récit. Dans ce cas, il peut
être une oeuvre littéraire satirique ou polémique. Marc
Angenot (1982) écrit d'ailleurs à cet effet que :
Le pamphlet est un spectacle; le pamphlétaire y
«fait une scène», au sens hystérique de ce mot. Tout le
pamphlet tient alors à une dénégation: il dénonce
un pouvoir abusif en se posant comme hors des pouvoirs et même
réduit à l'impuissance. [...] Le pamphlétaire ne critique
pas l'erreur, il la transmue en usurpation, c'est dire qu'il est affamé
de légitimité. Sa vérité, on l'a vu, s'authentifie
en virilité. Face à la violence des appareils, le
pamphlétaire joue une violence verbale qui doit le dédouaner.
(342)
Le récit picaresque emploie dès lors le ton
pamphlétaire pour mettre au point son côté satirique :
description de l'univers du picaro à travers diverses
péripéties et aventures, raillerie des moeurs de la haute classe
marginalisant le bas social. Voilà ce qui attribue au discours
picaresque, un ton pamphlétaire. Puisqu'il réagit par la
dénonciation, et non l'analyse ; moralement légitimé par
son intimité avec la vérité, il peut, à la violence
de l'imposture, répondre par un terrorisme verbal. On peut bien entendu
le remarquer à travers cet extrait de Gil Blas de Santillane où
Gil Blas, ne pouvant s'accoutumer aux moeurs des comédiennes, quitte le
service d'Arsénie, et trouve une plus honnête maison :
Un reste d'honneur et de religion, que je ne laissais pas de
conserver parmi des moeurs si corrompues, me fit résoudre non seulement
à quitter Arsénie, mais à rompre même tout commerce
avec Laure, que je ne pouvais pourtant cesser d'aimer, quoique je susse bien
qu'elle me faisait mille infidélités. Heureux qui peut ainsi
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profiter des moments de raison qui viennent troubler les
plaisirs dont il est trop occupé ! Un beau matin, je fis mon paquet ;
et, sans compter avec Arsénie, qui ne me devait à la
vérité presque tien, sans prendre congé de ma chère
Laure, je sortis de cette maison où l'on ne respirait qu'un air de
débauche. (LGBS, 200)
Ici Gil Blas vient d'abandonner son service auprès
d'Arsénie. Car la maison d'Arsénie est empestée de
comédiennes débauchées et immorales. Ceci dit, le
séjour de Gil Blas parmi ces femmes a été un
véritable moment de tourment auquel ce dernier n'a pu s'accoutumer.
Alors sur un ton pamphlétaire, il nous fait une brève
représentation de ce lieu à l'immoralité exacerbée
et infeste. Ce passage se réclame être pamphlétaire dans la
mesure où l'auteur dénonce les virtuosités immorales que
renferme le monde des comédiennes ou du moins des femmes publiques.
Ce discours pamphlétaire est également mis en
exergue dans Onitsha où Maou se retrouve confronter à
l'absurdité de la vie en Afrique. Elle est prise au piège entre
ses rêveries d'auparavant sur l'Afrique et la réalité
à laquelle elle se trouve confrontée :
Tout à coup, elle comprenait ce qu'elle avait appris en
venant ici, à Onitsha, et qu'elle n'aurait jamais pu apprendre ailleurs.
La lenteur, c'était cela, un mouvement très long et
régulier, pareil à l'eau du fleuve qui coulait vers la mer,
pareil aux nuages, à la touffeur des après-midi, quand la
lumière emplissait la maison et que les toits de tôle
étaient comme la paroi d'un four. La vie s'arrêtait, le temps
s'alourdissait. Tout devenait imprécis, il n'y avait plus que l'eau qui
descendait, ce tronc liquide avec ses multitudes ramifications, ses sources,
ses ruisseaux enfouis dans la forêt. Elle se souvenait, au début
elle était si impatiente. Elle croyait bien n'avoir jamais rien haï
plus que cette petite ville coloniale écrasée de soleil, dormant
devant le fleuve boueux. Sur le Surabaya, elle avait imaginait les savanes, les
peuples de gazelles bondissant dans l'herbe fauve, les forêts
résonnant du cri des singes [...] A Onitsha, elle avait trouvé
cette société de fonctionnaires sentencieux et ennuyeux,
habillés de costumes ridicules et coiffés de casques, qui
passaient leur temps à bridger, à boire et à s'espionner.
(Onitsha, 167, 168)
Ce contraste virulent que Maou nous fait part ici, entre ses
rêveries et la cruelle réalité de sa condition de vie
à Onitsha, démontre le côté pamphlétaire de
l'écriture le clézienne. Ce discours pamphlétaire
employé ici vient confirmer et mettre en exergue le picaresque
identifié dans notre corpus.
Au terme de ce chapitre, on découvre ainsi une
esthétique satirique, symbole de la stricte représentation de la
vie des hommes en société. A partir de là se pose le
problème de la valeur du picaresque. Une esthétique de la
caricature, une écriture du social qui se veut être
représentation, peinture des moeurs et traduisant une vision du monde
propre aussi bien à Lesage qu'à Le Clézio. Ceci dit, ne
peut-on pas aussi percevoir le picaresque comme une expression d'une autre
histoire de mentalité ? La partie suivante s'attèlera à y
répondre.
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TROISIÈME PARTIE : LE
PICARESQUE : UNE AUTRE
HISTOIRE DES MENTALITÉS
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Si nous comprenons avec Didier Souiller (1980) que le genre
« picaresque [est] au service du combat d'idées» (92), nous
nous inscrivons dans la perspective selon laquelle le picaresque serait la
réécriture d'une autre histoire de mentalité. Dans ce cas,
elle se propose à créer un nouveau monde possible, une
humanité intelligible dans laquelle les clichés et l'injustice
sont méconnus. Et ceci ne peut se faire que par la peinture
dégoutant des litiges sociaux. C'est pourquoi cette dernière
partie de notre travail se propose dans un premier chapitre d'insister sur les
modes de résistance que le bas social adopte pour se
libérer des chaînes oppressantes de la haute classe. Ceci dit,
à travers le verbe picaresque comme déconstruction des
idéologies, l'esprit de satire animant les auteurs, le picaresque comme
expression d'une certaine identité commune, nous arrivons à
démontrer qu'effectivement l'esthétisation du picaro vient
remettre en question le système oppressif qui sévit dans le
monde. Le chapitre deuxième confère au picaresque l'expression
d'une vision du monde, la manifestation d'un imaginaire social, ceci par le
biais de son fervent engagement pour une cause noble ; celle de mettre un terme
aux injustices sociales.
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