CHAPITRE 1 : DE LA STRUCTURE FONCTIONNELLE DU RECIT
PICARESQUE
Comme toute esthétique du roman, le picaresque
obéit à une série de caractéristiques qui
régisse sa survivance. Il est né dans des conditions
particulières c'est-à-dire en réaction contre le roman de
chevalerie et ainsi il maintient une structure du récit
différente de tout autre récit romanesque. Placé entre le
roman de formation ou d'apprentissage, le roman de moeurs et le roman
d'aventure, le texte picaresque se veut être une esthétique
hybride obéissant à ses propres principes formels auxquels il est
impossible de remédier. Néanmoins, la picarisation d'un
roman se remarque inconditionnellement à travers sa forme
épisodique, nuancée d'une série de récits
intercalés qui pour la plupart du temps n'ont aucun rapport à
voir avec la trame de l'histoire. C'est pour cette raison qu'Assaf Francis
(1983 : 8) trouve que :
D'un point de vue structural, le roman picaresque se
présente comme le récit d'un individu issu du peuple, voire du
très bas peuple, raconté d'une manière épisodique,
avec des textes insérés, n'ayant souvent qu'un rapport lointain
avec le récit principal, appelés nouvelles.
On note bien entendu un mélange de genres et en guise
de conclusion, le récit se trouve être une autobiographie fictive
que l'on nommerait d'autofiction. Ce sont tous ses éléments qui
réglementent le récit picaresque et lui confèrent une
esthétique unique.
1. Du héros narrateur à
l'anti-héros
Dans l'esthétique picaresque, on assiste le plus
souvent à une poétique liée à une autobiographie
fictive. L'auteur principal de l'oeuvre s'étant transmue en narrateur
souffreteux fictionnalise à un moment donné le récit de sa
vie. C'est d'ailleurs pour cette raison que Cevasco Clizia (2013 : 196) trouve
qu':
Il existe bien une tendance à l'usage de la voix
à la première personne du singulier, ainsi que dans la fiction
autobiographique. Il s'agit d'une réactivation, qui toutefois n'est pas
constante : cet aspect peut en fait s'activer lorsqu'il y a une constellation
d'autres éléments de permanence, même s'il n'apparait pas
en tant que condition indispensable. On peut donc affirmer que les romans
picaresques contemporains montrent une prédominance du narrateur
homodiégétique, ainsi que du récit de la vie du
héros. Toutefois, on remarque aussi des dérogations et des
exceptions : la majorité des romans picaresques ici analysés
conservent la première personne du singulier, même si certains
dérogent à la règle.
On constate que le personnage principal du roman picaresque
conserve une affection propre à son auteur. Nous parle dès lors
du héros-narrateur. Car il y a une absence réelle des
récits hétérodiégétiques au profit du culte
de l'homodiégétique. Le narrateur étant le personnage
principal, a une double identité. Il arrive que le narrateur s'identifie
tout compte fait à l'auteur
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puisqu'en général le récit est le plus
souvent écrit à la première personne. Ceci s'observe avec
L'histoire de Gil Blas de Santillane. Ainsi chez Lesage, l'incipit de
cette oeuvre débute par :
Blas de Santillane, mon père, après avoir
longtemps porté les armes pour le service de la monarchie espagnole, se
retira dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une
petite bourgeoise qui n'était plus de sa première jeunesse, et je
vins au monde dix mois après leur mariage. Ils allèrent ensuite
demeurer à Oviédo, où ma mère se mit femme de
chambre, et mon père écuyer. Comme ils n'avaient pour tout bien
que leurs gages, j'aurais couru risque d'être assez mal
élevé, si je n'eusse pas eu dans la ville un oncle chanoine.
(LGBS, 5)
On remarque donc une réelle disposition du narrateur
s'identifiant comme personnage qui veut rendre son récit fictif
forcément pour une raison de vision du monde. Une autofiction est
observable ici. Dès lors ceci obéit au principe organisateur de
la poétique picaresque, où l'esthétisation du picaro et sa
mise sous forme romanesque donnent lieu à sa fictionnalisation.
Ceci dit, on comprend avec le Trésor de la langue française,
dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960)
cité par Cyprien Bodo (2005) que le picaresque se réclame
être « un genre littéraire né en Espagne au XVIe
siècle qui, sous forme autobiographique, raconte la vie d'un
héros populaire, le picaro, aux prises avec toutes sortes de
péripéties.» (9)
En revanche, il faut noter que le picaresque obéit
aujourd'hui à un imaginaire contemporain. On retrouve des héros
du texte picaresque pourtant considéré comme auteur,
préfèrent donner le récit à la troisième
personne. Ceci dépend généralement de la vision du monde
de son auteur. Malgré l'utilisation de la troisième personne, le
récit bien qu'étant devenu
hétérodiégétique structurellement parlant,
obéit fondamentalement toujours à une esthétique
homodiégétique. Nous parlons ici en connaissance de cause avec
l'un de nos ouvrages du corpus : Onitsha. Ainsi commence le
récit :
Quand il avait eu dix ans, Fintan avait décidé
qu'il n'appellerait plus sa mère autrement que par son petit nom. Elle
s'appelait Maria Luisa, mais on disait : Maou. C'était Fintan, quand il
était bébé, il ne savait pas prononcer son nom, et
ça lui était resté. Il avait pris sa mère par la
main, il l'avait regardée bien droit, il avait décidé :
« A partir d'aujourd'hui, je t'appellerai Maou. ». Il avait l'air
sérieux qu'elle était restée un moment sans
répondre, puis elle avait éclaté de rire, un de ces fous
rires qui la prenaient quelques fois, auxquels elle ne pouvait pas
résister. Fintan avait ri lui aussi, et c'est comme cela que l'accord
avait été scellé. (Onitsha, 14-15)
Ici, on assiste à la fictionnalisation de la vie de
l'auteur. Car ce dernier raconte son aventure sur les côtes africaines et
en particulier son séjour à Onitsha. À partir de ceci, on
comprend donc avec Cevasco qu'il y a alors réactivation du narrateur
homodiégétique, au sein d'une constellation
d'éléments de permanence du picaresque. La raison de cette
mutation, ou de cette complexité, réside en fait dans les
conditions littéraires d'une nouvelle époque : on n'a plus besoin
de justifier avec la première personne du singulier le récit d'un
antihéros, d'un
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pauvre ou d'un gueux, puisque le marginal est entré de
droit en littérature. Ainsi pour Cevasco (2013 : 59) :
Des oeuvres écrites à la troisième
personne du singulier montrent de toute façon d'autres
éléments de permanence du picaresque. Lorsqu'il n'y a pas
d'adhérence au modèle homodiégétique du narrateur,
le rôle central de la vie et des aventures du héros subsiste
toujours. Et, évidemment, ce héros présente des
caractéristiques déterminées [...] Le modèle du
narrateur peut être homodiégétique et donner lieu à
une fiction autobiographique, ou peut être
hétérodiégétique même en conservant le
récit de la vie du héros : dans les deux cas, le modèle du
narrateur ne remet pas en question la forme narrative du genre.
Le personnage principal dans une autobiographie fictive fait
appel à la notion de l'anti-héroïsme considéré
comme le principe révélateur d'un personnage en décadence
ici incarné par lui-même comme le picaro. Vivant des abus,
dénonçant les marginaux de la société, la vie
miséreuse du bas peuple contre l'opulence cannibale de la
minorité ecclésiastique, royale et noble, le picaro
s'élève et porte les statuts les plus avilissants de la
société : celui de gueux, de transgresseurs. Les figures
d'héros des romans courtois et pastoraux disparaissent et donnent place
à la dénomination d'anti-héros ici emblème du
picaro. Ainsi, selon Wicks Ulrich (1974:245)
The protagonist as a picaro, that is, a pragmatic,
unprincipled, resilient, solitary figure who just manages to survive in his
chaotic landscape, but who, in the ups and downs, can also put that world very
much on the defensive. The picaro is a protean figure who can not only serve
many masters but play different roles, and his essential characteristic is his
inconstancy - of life roles, of self-identity - his own personality flux in the
face of an inconstant world.
C'est pourquoi la thématique picaresque s'inscrit en
droite ligne avec la figure de son personnage principal. Il porte le costume
d'anti-héros. L'anti-héros peut de tous les points de vue
être considéré comme l'antitype du héros. De ce
fait, le monde romanesque étant dominé par le thème
héroïque, où le héros vit dans un monde merveilleux,
supérieur au nôtre, dans lequel il poursuit une quête qui,
le confrontant à des épreuves, se termine par une victoire
morale. Celle-ci le mène vers un univers harmonieux, ordonné. Le
texte picaresque est, quant à lui, dominé par la
thématique de l'anti-héroïsme. C'est le monde d'un
héros non-héroïque, inférieur à nous, qui vit
dans un monde chaotique, inférieur au nôtre, et dans lequel il
erre éternellement. Ainsi, l'héroïque satisfait le besoin
humain d'harmonie divine, d'intégration, de beauté, d'ordre et de
bonté. L'anti-héroïque satisfait la recherche de disharmonie
démoniaque, de désintégration, de laideur, de
désordre et de méchanceté. L'anti-héroïque
semble se coller à la peau du personnage picaro, car en
réalité comme l'affirme Kathrine Sørensen Ravn
Jørgensen (1986 : 84-85) :
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Ce sont des marginaux, et, revêtant divers masques et
jouant différents rôles, ces anti-héros ont pour fonction
première d'observer, de surprendre et d'épier "le monde
privé" des différents personnages "publics" appartenant aux
différentes couches sociales. La situation de serviteur/valet est
très favorable à la pénétration de toutes ces
couches, au dévoilement de tous les mystères et de tous les
ressorts cachés de la vie privée. La vie privée des grands
est présentée comme l'envers de leur vie sociale (hautement
louée par le thème héroïque): y règnent
brutalité, violence, tromperies de toute espèce, hypocrisie et
mensonge. Une des tâches des anti-héros, c'est donc de
dénoncer les fausses conventions qui imprègnent les relations
humaines [...], de lutter contre ces conventions ou simplement de
démasquer toutes les formes institutionnelles hypocrites et
mensongères [...] qui imprègnent les moeurs, la morale, la
politique et l'art de toute une société.
Cela s'explique par le contexte socio-historique de la
génèse du roman picaresque. Le contexte d'une
société d'ordres affectée de graves tensions politiques,
économiques et idéologiques: fins de règne, gestion
financière critique d'un empire immense, crispation de la vieille
noblesse chrétienne sur son honneur héréditaire lié
à l'oisiveté, déclin de l'industrie nationale et extension
corrélative du vagabondage aggravé par les disettes et les
pestes. Les débats sur la mendicité se multiplient à
partir des années 1540, et favorisent l'émergence d'un courant
réformateur d'esprit bourgeois préconisant la résorption
du paupérisme par le développement des activités
manufacturières et commerciales. C'est dans cela que s'inscrit le
picaresque. La figure d' « antihéros » montre les tas de
dénonciation qu'opère cette esthétique. Voilà
pourquoi le souvenir de la naissance du Lazarillo, puis du Guzmán,
respectivement prototype et archétype du genre, est indissociable de ce
climat conflictuel.
En revanche, le picaro se mue en anti-héros hautement
problématique dont la volonté transgressive de s'intégrer
aux «gens de biens» et d'accéder à l'honneur
malgré les barrières institutionnelles ne trouve d'autres voies
que celle de la fraude et du vol débouchant sur l'infamie. C'est
pourquoi Kathrine Sørensen Ravn Jørgensen (1986 : 85) continue
plus loin en affirmant que :
Ce anti-héros constitue ainsi un contretype de la
figure décadente du héros chevaleresque. Les aventures du
héros picaresque se présentent comme des
pérégrinations hasardeuses qui mènent le gueux à
travers les pays et les classes sociales les plus divers lesquels
échappent rarement à la satire. Jouer des tours à tout ce
qui est "digne de respect", aux institutions, aux traditions et aux valeurs
nobles, semble, en effet, être une des missions du picaro.
Néanmoins considérant le fait que ce statut
d'anti-héros soit en général problématique dans la
perception du roman qu'on pourrait qualifier d' « écho picaresque
» ; il faut noter que le statut d'héros ici s'applique uniquement
au personnage principal d'un récit. On ne saurait l'appliquer à
un personnage antagoniste dans la mesure où le récit n'est pas
centralisé sur lui. Par conséquent on ne peut dire qu'un
personnage antagoniste - l'adversaire du héros - soit anti-héros
vu qu'il se reconnait ainsi sans aucun doute. Ce n'est que le personnage
principal -
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le protagoniste - qui peut aussi porter le costume
d'anti-héros à partir de certaines péripéties
imposées par son auteur. Ainsi Cavillac (2004 : 563) trouve que :
La dénomination anti-héros [...] comporte en
elle-même une incertitude fondamentale [dans la mesure où] elle
peut caractériser soit un personnage « neutre » simplement
privé des qualités héroïques, soit un héros
à rebours incarnant les valeurs correspondantes.
Dans l'esthétique picaresque cette
caractéristique est fondamentale. Puisque c'est en usant ce statut
anti-héroïque que le picaro atteint sa quête. Notre corpus
s'identifie bien entendu à ce caractère d'anti-héros que
l'on peut reconnaître aux principaux protagonistes de nos textes. Dans
l'histoire de Gil blas de Santillane, on observe en général ces
mensonges dans des situations particulières pour échapper ou du
moins pour dissimuler ses actions passées :
Le lendemain matin, lorsque je lui eus rendu mes services
ordinaires, il me compta six ducats au lieu de six réaux, et me dit :
tiens, mon ami, voilà ce que je te donne pour m'avoir servi
jusqu'à ce jour. Va chercher une autre maison. Je ne puis m'accommoder
d'un valet qui a de si belles connaissances. Je m'avisai de lui
représenter, pour ma justification, que je connaissais cet alguazil pour
lui avoir fourni certains remèdes à Valladolid, dans le temps que
j'y exerçais la médecine. Fort bien, reprit mon maître, la
défaite est ingénieuse. Tu devais me répondre cela hier au
soir, et non pas te troubler. Monsieur, lui repartis-je, en
vérité, je n'osais vous le dire par discrétion. C'est ce
qui a causé mon embarras. Certes, répliqua-t-il en me frappant
doucement sur l'épaule, c'est être bien discret. Je ne te croyais
pas si rusé. Va, mon enfant, je te donne ton congé.
(LGBS, 147)
On note donc à partir de cet extrait que
l'anti-héroïsme se situe dans l'attitude que le personnage adopte
lorsqu'un problème se pose à lui. La manière dont il le
gère. Il peut choisir de poser des actions immorales ou morales pour
sortir d'une situation qui lui est plutôt oppressante. Mais si le choix
est centré sur les principes d'immoralité, on parle donc
d'anti-héroïsme du personnage principal. C'est cette
caractéristique qui fait la particularité du picaresque.
2. Récit épisodique
L'épisode dans un texte littéraire renvoie en
général à une partie d'une oeuvre narrative ou dramatique
s'intégrant à un ensemble mais disposant d'une certaine
autonomie. Alors la particularité du texte picaresque est qu'il accorde
une réelle importance aux récits épisodiques qui
régissent et organisent son ensemble. Lesage et Le Clézio
privilégient cette caractéristique structurale dans leur
récit. Dans l'histoire de Gil Blas de Santillane, on assiste à
plusieurs récits qui, sans aucune nécessité, prolongent le
roman. En général, c'est l'histoire de tel ou tel compagnon de
Gil Blas, qui ayant survécu à une situation semblable à
celle du narrateur, ce
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dernier se trouve dans l'obligation de nous la raconter. C'est
le cas ici au chapitre XI du livre premier avec « L'histoire de dona
Mencia de Mosquera » :
Je suis née à Valladolid, et je m'appelle
doña Mencia de Mosquera. Don Martin, mon père, après avoir
consommé presque tout son patrimoine dans le service, fut tué en
Portugal, à la tête d'un régiment qu'il commandait. Il me
laissa si peu de bien, que j'étais un assez mauvais parti, quoique je
fusse fille unique. Je ne manquai pas toutefois d'amants, malgré la
médiocrité de ma fortune. Plusieurs cavaliers des plus
considérables d'Espagne me recherchèrent en mariage. Celui qui
attira mon attention fut don Alvar de Mello. [...] Don Alvar me contait la
triste aventure qui avait donné lieu au bruit de sa mort, et comment,
après cinq années d'esclavage, il avait recouvré la
liberté, quand nous rencontrâmes hier sur le chemin de Léon
les voleurs avec qui vous étiez. C'est lui qu'ils ont tué avec
tous ses gens, et c'est lui qui fait couler les pleurs que vous me voyez
répandre en ce moment. (LGBS, 41, 46)
Ou au chapitre VII du livre deuxième avec «
L'histoire du garçon barbier » :
Ma mère, femme du barbier, en mit au monde six pour sa
part dans les cinq premières années de son mariage. Je fus du
nombre de ceux-là. Mon père m'apprit de très bonne heure
à raser ; et, lorsqu'il me vit parvenu à l'âge de quinze
ans, il me chargea les épaules de ce sac que vous voyez, me ceignit
d'une longue épée et me dit : Va, Diego, tu es en état
présentement de gagner ta vie ; va courir le pays. Tu as besoin de
voyager pour te dégourdir et te perfectionner dans ton art. Pars, et ne
reviens à Olmedo qu'après avoir fait le tour de l'Espagne. [...]
Pour moi, moins affligé d'avoir manqué les plus précieuses
faveurs de l'amour, que bien aise d'être hors de péril, je
retournai chez mon maître, où je passai le reste de 1a nuit
à faire des réflexions sur mon aventure. Je doutai quelque temps
si j'irais au rendez-vous la nuit suivante. Je n'avais pas meilleure opinion de
cette seconde équipée que de l'autre ; mais le diable, qui nous
obsède toujours, ou plutôt nous possède dans de pareilles
conjonctures, me représenta que je serais un grand sot d'en demeurer en
si beau chemin. (LGBS, 106, 124)
Ces récits épisodiques et indépendants
sont présents de part et d'autre dans L'histoire de Gil Blas de
Santillane.
Ils s'observent également chez Le Clézio
à travers les rêveries de Geoffrey où l'auteur nous fait
part du mythe égyptien et d'Oru Chuku qui fascine quotidiennement
Geoffrey. Ces courts récits dans le texte se distinguent à
travers leur forme unique décalée de deux centimètres de
la marge des pages. Ainsi, l'oeuvre de Le Clézio laisse entrevoir de la
page :
- 99 à 103 où la prise de conscience des
traditions africaines par Geoffrey devient une confession sur une Afrique qui
brûle face à l'horreur de l'impérialisme et la raison qui
le pousse à ne pas quitter l'Afrique :
L'Afrique brûle comme un secret, comme une
fièvre. Geoffrey Allen ne peut pas détacher son regard, un seul
instant, il ne peut pas rêver d'autre rêve. C'est le visage
sculpté des marques isis, le visage masqué des Umundri. Sur les
quai d'Onitsha, le matin, ils attendent, immobiles, en équilibre sur une
jambe, pareils à des statues brûlées, les envoyés de
Chuku sur la terre. C'est pour eux que Geoffrey est resté dans cette
ville, malgré l'horreur qui lui inspire les bureaux de l'United Africa,
malgré le Club. (Onitsha, 99)
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- 137 à 141 : Moïse, Geoffrey et le livre des morts
égyptiens.
- 142 à 149 : Les rêveries de Geoffrey
- 156 à 160 : La fascination de Geoffrey pour le peuple de
Meroë
- 185 à 193 : Geoffrey rêve du peuple de
Meroë
- De 201 à 205 : Le départ de Geoffrey pour Aro
Chuku.
- De 243 à 248 : l'histoire d'Aru Chuku tombé aux
mains des anglais le 28 novembre 1902.
- De 275 à 280 : Lettre de Fintan à Marina en Hiver
1968
A travers ces différents récits aux structures
épisodiques et intercalées, les auteurs de notre corpus veulent
nous faire part de leur vision de la vie. Cette structuration
particulière des récits nous fait également part de
l'esthétique picaresque qui guide l'imaginaire de ces romans. Le souci
de tout décrire minutieusement la vie des personnages-héros et
personnages-adjuvants met en exergue le désir de nos auteurs de
représenter la vie quotidienne. Ces récits sont pourtant moins
indispensables dans la trame narrative du récit. Mais ils continuent
à perpétuer l'écho picaresque qui fait l'unanimité
dans ces ouvrages.
3. De la fiction autobiographique au récit
hétéroclite et hybride
Une observation des textes de notre corpus nous permet de
relever une certaine hybridité dans l'expérimentation du
récit auquel est voué le texte. Ceci dit, le roman picaresque
serait au carrefour de rencontre de différentes esthétiques du
roman. Généralement qualifié de « berceau du roman
européen des temps modernes » (Vaillancourt, 1994 :59), on constate
que ces romans picaresques soumis à notre analyse se trouvent à
mi-chemin entre plusieurs types de roman. Ainsi, l'autobiographie est le
premier principe structurant du récit. Certes, l'autobiographie y est
identifiable dans toute sa splendeur, mais nous observons aussi les traits de
la satire, du comique, de l'aventure ainsi que de l'initiatique dans ces
romans.
Commençons par l'autobiographie. Jørgensen Kathrine
(1986 :85) trouve que :
Le roman picaresque adopte délibérément
la forme de l'autobiographie fictive, la narration porte la marque d'un style
personnel et particulier, celle d'une perspective subjective et limitée
et gagne ainsi en cohérence
Comme nous pouvons le constater l'autobiographique serait le
principe structurant du récit picaresque. Bien que le « Je »
soit ici intrinsèque dans l'un de nos ouvrages - à l'instar
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d'Onitsha - identifions des procédés
littéraires et stylistiques liés à l'autobiographie
auxquels ces ouvrages s'attachent profondément.
Dans le Gil Blas de Santillane, nous assistons au
récit centralisé sur le « je » narrateur. L'auteur
narre à travers Gil Blas, une série d'aventures à laquelle
il est passé. Ce « je » narratif, rends l'auteur de ce texte
omniscient et omniprésent dans toutes les scènes du récit.
On peut noter que le narrateur nous étale ici l'histoire de sa propre
vie, ses aventures mondaines qui ont contribuées à son ascension
fulgurante vers les hautes marches de la société. Cette
autobiographie s'observe ici bien entendu à travers la
déclaration de Gil Blas au lecteur qui peut être dans une certaine
mesure considérée comme le prologue de ce récit :
Avant que d'entendre l'histoire de ma vie, écoute, ami
lecteur, un conte que je vais te faire. [...] Qui que tu sois, ami lecteur,
[...] Si tu lis mes aventures sans prendre garde aux instructions morales
qu'elles renferment, tu ne tireras aucun fruit de cet ouvrage ; mais si tu le
lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d'Horace,
l'utile mêlé avec l'agréable. (LGBS, 3)
On note ici que Gil blas, narrateur omniscient nous conte sa
propre histoire, l'histoire de sa vie. Voyant qu'ici Lesage se substitue en Gil
Blas, héros de son roman, nous pouvons affirmer ici qu'on assiste
à une sorte d'autobiographie fictive.
L'autobiographie fictive est aussi observable dans Onitsha
dans la mesure où c'est Le Clézio qui, à travers
Fintan, raconte ses aventures africaines. Mais par mesure de prudence, vu le
contexte social de production et de publication de l'ouvrage, utilise mieux le
personnage de Fintan pour étaler ses exploits coloniaux. A travers ce
« je » légitime sous forme épistolaire qu'utilise
Fintan dans le récit ; Le Clézio nous fait part de cette
autobiographie qui traverse ce roman :
Marina, que puis-je te dire de plus, pour te dire comment
c'était là-bas, à Onitsha ? Maintenant, il ne reste plus
rien de ce que j'ai connu. A la fin de l'été, les troupes
fédérales sont entrées dans Onitsha, après un bref
bombardement au mortier qui a fait s'écrouler les dernières
maisons encore debout au bord du fleuve. [...] Marina, je voudrai tant que tu
ressentes ce que je ressens. Est-ce que pour toi, l'Afrique c'est seulement un
nom, une terre comme une autre, un continent dont on parle dans les journaux et
dans les livres, un endroit dont on dit le nom parce qu'il y a la guerre ?
(Onitsha, p.275-277)
Fintan fait le récit des derniers
événements qui se sont produits à Onitsha, l'occupation et
la guerre sur la baie du Biafra. Le « Je » ici présent
s'identifie à lui. On note l'expression de ses sentiments. Cet
épisode épistolaire du récit met en relief la fiction
autobiographique présente dans ce récit.
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Cette fiction autobiographique qui fleurit dans ces
récits picaresques, laisse également place à d'autres
types d'esthétique que l'on ne peut ignorer. Ainsi, on identifie dans
ces récits une esthétique d'initiation, de formation et
d'aventure.
Le roman initiatique ou roman de formation est une
esthétique romanesque dans laquelle on identifie un enfant comme
héros et qui, à travers diverses péripéties, est
confronté à plusieurs situations de la vie qui lui permettront en
retour d'apprendre assez sur les mystères de la vie. Cette
esthétique de formation est exclusivement centrée à cet
effet sur l'éducation. C'est dans ce champ que s'inscrit bien entendu
tout récit picaresque. Ici, on présente un héros naïf
et innocent qui devra affronter plusieurs obstacles de la vie afin de s'en
sortir. C'est l'initiation aux rythmes de la vie, aux règles de
l'existence et aux pièges à éviter pour s'en sortir dans
un monde rempli de vices.
Prenons pour exemple deux extraits des textes de notre corpus
et confrontons-les. Le premier est tiré de L'histoire de Gil de
Santillane qu'on nomme « texte A » et le second tiré
d'Onitsha nommé « texte B » :
TEXTE A : « De quelle manière Gil Blas fit
connaissance avec les valets des petits-maîtres ; du secret admirable
qu'ils lui enseignèrent pour avoir peu de frais la réputation
d'homme d'esprit, et du serment singulier qu'ils lui firent faire. »
Ces seigneurs continuèrent à s'entretenir de
cette sorte, jusqu'à ce que don Mathias, que j'aidais à
s'habiller pendant ce temps-là, fût en état de sortir.
Alors il me dit de le suivre, et tous ces petits-maîtres purent ensemble
le chemin du cabaret où don Fernand de Gamboa se proposait de les
conduire. Je commençai donc à marcher derrière eux avec
trois autres valets ; car chacun de ces cavaliers avait le sien. Je remarquai
avec étonnement que ces trois domestiques copiaient leurs maîtres,
et se donnaient les mêmes airs. Je les saluai comme leur nouveau
camarade. Ils me saluèrent aussi, et l'un d'entre eux, après
m'avoir regardé quelques moments, me dit : frère, je vois
à votre allure que vous n'avez jamais encore servi de jeune seigneur.
Hélas ! Non, lui répondis-je, il n'y a pas longtemps que je suis
à Madrid. C'est ce qu'il nie soluble, répliqua-t-il. Vous sentez
la province. Vous paraissez timide et embarrassé. Il y a de la bourre
dans votre action. [...] J'avais un extrême plaisir à les
entendre. Leur caractère, leurs pensées, leurs expressions me
divertissaient. Que de feu ! Que de saillies d'imagination ! Ces gens-là
me parurent une espèce nouvelle. Lorsqu'on en fut au fruit, nous leur
apportâmes une copieuse quantité de bouteilles des meilleurs vins
d'Espagne, et nous les quittâmes pour aller dîner dans une petite
salle où l'on nous avait dressé une table. Je ne tardai
guère à m'apercevoir que les chevaliers de ma quadrille avaient
encore plus de mérite que je ne me l'étais imaginé
d'abord. Ils ne se contentaient pas de prendre les manières de leurs
maîtres ; ils en affectaient même le langage ; et ces marauds les
rendaient si bien, qu'à un air de qualité près,
c'était la même chose. J'admirais leur air libre et aisé.
J'étais encore plus charmé de leur esprit, et je
désespérais d'être jamais aussi agréable qu'eux.
(LGBS, 155-156)
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TEXTE B : Onitsha.
C'était la saison rouge, la saison d'un vent qui
gerçait les rives du fleuve. Fintan allait de plus en plus loin,
à l'aventure. Quand il avait fini de travailler l'anglais et le calcul
avec Maou, il s'élançait à travers le champ d'herbes, il
descendait jusqu'à la rivière Omerun. Sous ses pieds nus la terre
était brûlée et craquante, les arbustes étaient
noircies par le soleil. Il écoutait le bruit de ses pas résonner
au-devant de lui, dans le silence de la savane. [...] Quand il courait, les
longues herbes durcies frappaient sur son visage et ses mains comme des
lanières. Il n'y avait pas d'autre bruit que les coups de ses talons sur
le sol, le coup de son coeur dans sa poitrine, le raclement de son souffle.
Maintenant, Fintan avait appris à courir sans la fatigue. La plante de
ses pieds n'était plus cette peau pâle et fragile qu'il avait
libérée de ses souliers. C'était une corne dure, couleur
de la terre. Ses orteils aux ongles cassés s'étaient
écartés pour mieux s'agripper au sol, aux pierres, aux troncs
d'arbres. (Onitsha, 104-105)
A partir de ces deux extraits tirés des ouvrages du
corpus. Nous pouvons identifier plusieurs types d'esthétiques
romanesques. A travers des procédés de styles et de formes nous
pouvons tour à tour identifier, un récit d'aventure, un
récit de formation ou initiation et un récit satirique. La
formation et l'aventure ont presque le même procédé de
repère. Ainsi à travers la découverte des nouveaux
horizons, d'une nouvelle terre, d'une nouvelle condition, Gil Blas et Fintan se
sentent différents. Ils doivent forcément apprendre pour
s'adapter, pour suivre. Ils passent d'une manière ou d'une autre
à un processus d'acquisition des règles de survie qu'impose la
société dans laquelle ils devront désormais
évoluer.
Gil Blas connaît une nouvelle condition chez les petits
maîtres et il doit se former de façon inconditionnelle pour
être à la hauteur de la classe sociale de son nouveau
maître. Il admire les manies de son maître, ses
fréquentations. C'est aussi le cas chez Fintan. Son arrivée
à Onitsha s'est faite de façon très brusque et rapide.
L'environnement lui étant hostile et il devra s'adapter d'une
manière ou d'une autre. C'est pourquoi l'aide de Maou et de Bony
deviennent nécessaires pour que Fintan s'africanise.
Le satirique est une autre esthétique que nous pouvons
identifier dans ce corpus. Le texte A, tout comme le texte B, mettent un accent
particulier sur le satirique. A travers la description caricaturale
fondée sur l'exagération des traits que nous observons dans ces
extraits, nous pouvons affirmer qu'il s'agit de la satire.
Ainsi, en prenant appuis sur les fragments suivants
tirés respectivement des extraits ci-dessus :
« Ils ne se contentaient pas de prendre les
manières de leurs maîtres , · ils en affectaient
même le langage , · et ces marauds les rendaient si bien,
qu'à un air de qualité près, c'était la même
chose »
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« Maintenant, Fintan avait appris à courir
sans la fatigue. La plante de ses pieds n'était plus cette peau
pâle et fragile qu'il avait libérée de ses souliers.
C'était une corne dure, couleur de la terre. Ses orteils aux ongles
cassés s'étaient écartés pour mieux s'agripper au
sol, aux pierres, aux troncs d'arbres».
Nous constatons que ces fragments ironisent bien la formation
de ces deux jeunes héros. Ils mettent en exergue le ridicule de la
situation face à l'initiation de ces héros aux caprices de
l'environnement. Ces deux passages présentent un côté
railleur et sarcastique ouvert sous un comique déguisé. De ce
fait, on a à faire à une esthétique satirique car les
auteurs essayent de montrer la rudesse de s'adapter à de nouvelles
moeurs.
Tout compte fait, on trouve que l'autobiographique fictive,
les esthétiques d'initiation, de formation, d'aventure et satirique sont
précisément des esthétiques de second plan présent
dans un roman picaresque. Toutes ces caractéristiques montrent bien que
notre corpus est traversé de l'esthétique picaresque. Une
esthétique qui est au centre de plusieurs autres. C'est pourquoi nous
voyons en l'esthétique picaresque, une forme d'hybridité. Nous
qualifions ici le récit picaresque de récit hybride à
cause de sa forme disparate. L'hybridité se produit lorsque deux ou
plusieurs discours se disputent l'autorité de l'énonciation.
Ainsi, dans notre cas, le récit picaresque renferme à lui seul
plusieurs autres esthétiques que l'on peut identifier succinctement, et
à travers divers procédés de forme et de fond. Dans le
récit picaresque on retrouve en général un récit
centré sur la satire, l'aventure et la formation pour ne citer que
ceux-ci. On parlera en général de roman de mémoire. Ceci
dit, le récit picaresque utilise différents
procédés qui font appel à un effort de mémoire de
la part du narrateur. C'est le récit des aventures qu'il a vécues
pendant une période de son existence (qui s'étend de la naissance
à la vieillesse en général).
Le récit picaresque se retrouve donc au carrefour de
plusieurs sous-genres romanesques par le biais de son esthétique
particulière. Il médite de par son récit sur les actions
du héros et des hommes. Il est représentatif des moeurs de la
société où le héros picaresque naïf, innocent
et d'une candeur non négligeable poursuit une vie de misère,
devenant tour à tour gueux et vagabond, cesse de l'être à
un moment donné de son existence. Et de ce fait, on retrouve une
multitude d'esthétiques formant à elles seules
l'esthétique picaresque. Il s'agit bien entendu de celles que nous avons
pu identifier dans notre corpus à l'instar des récits de
formation, d'initiation, satirique, d'aventure et du voyage.
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En définitive, il était question dans ce
chapitre d'insister sur la structure fonctionnelle de la survivance picaresque
dans notre corpus. Nous avons démontré comment
l'esthétique picaresque s'identifie dans nos textes à travers une
structuration particulière du récit. Nos textes du corpus
obéissent aux règles générales observées
dans le picaresque. Pour ce, nous avons insisté sur la narration
autobiographique, la question d'anti-héroïsme des principaux
protagonistes, les récits épisodiques, hétéroclites
et hybrides identifiables dans les textes. Ceci pour montrer qu'un écho
picaresque fait l'unanimité de notre corpus. Ainsi, on assiste à
un narrateur homodiégétique, racontant lui-même sa propre
histoire, ses aventures au crible des jugements. Bref, on peut affirmer qu'il y
a une survivance picaresque dans ces récits dans la mesure où ils
mettent en exergue les éléments primordiaux qui permettent de
caractériser le picaresque.
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