CHAPITRE 1 : PERSONNAGES ET MARGINALITÉ
1. Le personnage picaresque : un héros hors du
commun. Molho Maurice (1996) déclare qu' :
On qualifie ordinairement de picaresques un ensemble de romans
espagnols qui, sous forme autobiographique, racontent les aventures d'un
personnage de basse extraction (le picaro), sans métier, serviteur aux
nombreux maîtres, volontiers vagabond, voleur ou mendiant (243).
Ces différents qualificatifs traversent et font la
particularité du picaresque. Le picaresque serait dont
l'esthétisation de son personnage principal, du picaro. L'histoire
de Gil blas de Santillane d'Alain-René Lesage s'inscrit dans ce
sillage à travers son personnage Gil Blas. Ce dernier est un personnage
auquel on reconnaît toutes les caractéristiques du picaro.
Bourgeois de naissance et mendiant naïf, il devient dupe et vit de petits
métiers. Il multiplie des sales besognes afin d'atteindre les hautes
marches de la société. Mais il ne baisse pas les bras, continue
son périple pour enfin atteindre une ascension sociale fulgurante. Rien
de plus désireux que de rester riche tout le long de sa vie. C'est
à cette quête qu'aspire le personnage picaresque.
Par ailleurs, en parlant de la trame narrative du roman
picaresque, Sonia Fajkis (2009 : 38) trouve que :
La situation initiale des héros se ressemble : la
famille ou son substitut manque à son rôle principal : aucun d'eux
ne reçoit l'instruction nécessaire pour éviter les dangers
qui pourraient guetter dans le monde. Au moment où ils restent seuls
face à face avec la société qui leur est hostile, ils ne
sont pas encore capables de distinguer le mal du bien, le mensonge de la
vérité.
Le picaresque serait alors l'histoire d'un enfant qui devient
adulte, aussi l'histoire d'un enfant naïf et innocent qui devient un
fripon et qui, au bout d'un certain nombre d'aventures cesse de
l'être.
Pour revenir à L'histoire de Gil Blas de
Santillane, son héros souffre bien, se promène à
travers les différentes couches sociales à la recherche du
nécessaire pour survivre. Son voyage aussi bien initiatique que
filiatif, est un long chemin de représentation qui se réclame
être caricaturale. Caricature de la société et caricature
du quotidien noir de l'homme. Son aventure, pourtant une aventure au bout de
l'abjection n'est rien comparée à son ascension finale vers les
hautes marches de la société. Il deviendra tour à tour
valet, homme de chambre, fripon, voleur, dupeur, seigneur et noble.
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Tout comme Lesage, Le Clézio donne naissance à
Fintan, un personnage nous dirons, néo picaresque14. Pourquoi
ce terme ? Parce que dans Onitsha, l'écriture Le
clézienne à travers Fintan n'obéit pas forcément
à l'esthétique picaresque des origines mais on remarque une
certaine permanence, une sorte d'écho picaresque. Le personnage ou du
moins le héros n'est certes pas picaro dans le sens traditionnel du
terme, néanmoins, on remarque une certaine « reprise » ou du
moins une « renaissance du picaresque » dans ce récit pourtant
écrit à l'ère contemporaine. Ceci dit, Onitsha
par le biais de sa verve satirique et le goût poussé pour
l'aventure, s'inscrit dans le même sillage d'un roman picaresque car il
développe des thématiques liées au picaresque que l'on
considère comme écho. Car comme le dit Vaillancourt (1994 : 7)
dans son article « représentation » :
Le picaresque reste une forme ouverte, adaptable à de
nouvelles conditions sociohistoriques, qu'il ne fournit pas qu'un arsenal de
procédés, un éventail de recettes où puiser
à discrétion, mais qu'il reste une structure repérable,
souple et capable d'entretenir des échanges fructueux avec d'autres
systèmes narratifs.
C'est dans ce contexte mentionné par Vaillancourt
Pierre-louis que s'inscrit le roman de Le Clézio. Car, étant un
roman postmoderne et postcolonial, ayant subi l'influence du Nouveau
Roman15, il se démarque de ses contemporains et s'identifie
à ce qu'Albères (1968 : 46) disait dans sa renaissance
picaresque :
Dès que l'évocation romanesque touche aux
réalités matérielles, sociales ou politiques du monde des
années 60, elle se fait sarcastique, turbulente, pittoresque,
picaresque. Il semble que, depuis la seconde guerre mondiale jusqu'à nos
jours, la planète n'ait offert que des spectacles attristants.
L'exotisme a disparu, chassé par le tourisme. La peinture sociale a
cédé la place au désordre social ; l'observation des
moeurs s'est effacée devant l'incongruité des nouvelles formes de
vie. Le roman européen est devenu picaresque
14 En rapport avec la contemporanéité
(écriture contemporaine)
15 Le Nouveau roman est un mouvement de la
littérature romanesque du XXe siècle, regroupant quelques
écrivains appartenant principalement aux Éditions de Minuit. Le
terme fut employé la première fois par Bernard Dort en avril
1955, puis repris deux ans plus tard, avec un sens négatif, par
l'Académicien Émile Henriot dans un article du journal Le Monde
du 22 mai 1957, pour critiquer le roman la Jalousie d'Alain Robbe-Grillet. Dans
Pour un Nouveau Roman, édité en 1963, Alain
Robbe-Grillet réunit les essais sur la nature et le futur du roman. Il y
rejette l'idée, dépassée pour lui, d'intrigue, de portrait
psychologique et même de la nécessité des personnages.
Repoussant les conventions du roman traditionnel, tel qu'il s'était
imposé depuis le XIXe siècle et épanoui avec des auteurs
comme Honoré de Balzac ou Émile Zola, le nouveau roman se veut un
art conscient de lui-même. La position du narrateur y est notamment
interrogée : quelle est sa place dans l'intrigue, pourquoi raconte-t-il
ou écrit-il ? L'intrigue et le personnage, qui étaient vus
auparavant comme la base de toute fiction, s'estompent au second plan, avec des
orientations différentes pour chaque auteur, voire pour chaque livre. En
revanche, en 1956, Nathalie Sarraute avait déjà interrogé
le roman et récusé ses conventions dans son essai
l'Ère du soupçon. Son oeuvre romanesque est la mise en
pratique de sa réflexion théorique. Ainsi, le Nouveau Roman
veut renouveler le genre romanesque qui date de l'Antiquité. Le
sentiment premier qui guide les nouveaux romanciers est donc le renouveau. Pour
cela, l'intrigue passe au second plan, les personnages deviennent subsidiaires,
inutiles, s'ils sont présents ils sont nommés par des
initiales.
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Ainsi, se revendiquant être une filiation picareque,
Onitsha s'opère sur la fictionnalisation de la vie de l'auteur
et s'ouvre un tant soit peu sur cette esthétique que nous qualifions
bien entendu de picaresque.
En revanche, l'esthétique du roman a toujours
accordé une très grande valeur à la question du personnage
principal. Des romans courtois, chevaleresques, et pastoraux nés au
moyen âge, aux romans réalistes et nouveau roman apparus
successivement à l'époque contemporaine, le personnage principal
occupe une place non négligeable et se réclame être
l'élément primordial de toute poétique romanesque. Ainsi
avec Bakhtine (1978), un roman s'est révélé une
esthétique propre, un genre obéissant à un imaginaire
social assez précis et parfois l'identité de son auteur. C'est
pourquoi, il affirme à cet effet que : « le personnage principal se
présente presque toujours comme vecteur des points de vue de l'auteur
» (97). Cela signifie que le personnage romanesque peut être une
somme des observations et des virtualités de son auteur. Dans ce cas, il
nous aidera à déceler les rêves, les frustrations ou
à suivre l'évolution de la pensée de son créateur ;
le sens qu'il attribue à une réalité historique et sociale
aussi fictive qu'elle soit.
1.1. La naissance ignoble des héros
La condition de subsistance du héros, les relations que
ce héros entretient avec les autres personnages du récit imposent
toujours réflexion dans une esthétique romanesque. La vie du
jeune héros occupe néanmoins une place
prépondérante dans l'esthétique picaresque. Ainsi les
textes canoniques picaresques - la vie de Lazarillo de Tormes (1554),
La vie de Guzman d'Alfarache (1600) Le Buscon (1626) - ont
défini et mis un accent particulier sur la condition de la naissance du
héros. Rejeton d'une famille pauvre, il grandit sans père et dans
certains cas sans mère, le jeune picaro est appelé à
affronter le monde avec toutes ses misères. Sa naissance paraît
donc infâme. Ce type de naissance se réclame être ce qui
permettra au picaro de lui conférer une identité
antihéroïque. C'est pourquoi Cevasco (2013 :107) trouve qu' :
Il est évident que le récit de la naissance du
pícaro est un élément récurrent, et qui
s'avère fondamental pour positionner le héros dans la
société où il vit. Sa naissance se révèle,
de plus, une naissance ignoble : sa famille est toujours composée par
une mère prostituée ou concubine, et par un père plus ou
moins absent. En tous cas, le pícaro se retrouve seul face au monde
quand il est encore très jeune.
Ceci s'observe au regard de la naissance nos différents
protagonistes. Que ce soit Gil Blas ou Fintan, ils obéissent à
une naissance similaire. D'abord, le Gil Blas de Santillane voit le jour dans
des conditions très difficiles, son père écuyer et sa
mère femme de chambre n'ont pas assez de moyens pour s'occuper de
l'éducation de ce jeune prodige. Il est confié à son
oncle
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maternel Gil Perez, un ecclésiastique, pour qu'il fasse
de lui un jeune garçon de bonne éducation. C'est dans cette
situation que Gil grandit sans connaitre réellement ses parents. Leur
présence n'a pas été indispensable car Gil Blas s'adaptera
à la nouvelle vie que son oncle devra lui imposer. Sa naissance est
ignoble ici à cause l'absence de la chaleur parentale et surtout
maternelle. Ce manque est bien entendu la cause des différentes
tribulations que cet antihéros devra vivre tout au long du texte.
L'extrait suivant met en relief assez bien la naissance de Gil Blas :
Blas de Santillane, mon père, après avoir
longtemps porté les armes pour le service de la monarchie espagnole, se
retira dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une
petite bourgeoise qui n'était plus de sa première jeunesse, et je
vins au monde dix mois après leur mariage. Ils allèrent ensuite
demeurer à Oviédo, où ma mère se mit femme de
chambre, et mon père écuyer. Comme ils n'avaient pour tout bien
que leurs gages, j'aurais couru risque d'être assez mal
élevé, si je n'eusse pas eu dans la ville un oncle chanoine. Il
se nommait Gil Perez. Il était frère aîné de ma
mère et mon parrain. [...] Il me prit chez lui dès mon enfance,
et se chargea de mon éducation. Je lui parus si éveillé,
qu'il résolut de cultiver mon esprit. Il m'acheta un alphabet, et
entreprit de m'apprendre lui-même à lire ; ce qui ne lui fut pas
moins utile qu'à moi ; car, en me faisant connaître mes lettres,
il se remit à la lecture, qu'il avait toujours fort
négligée, et, à force de s'y appliquer, il parvint
à lire couramment son bréviaire, ce qu'il n'avait jamais fait
auparavant. (LGBS, 5)
On note à partir de cet extrait que Gil Blas est
jeté dans un monde hostile très tôt. Ses parents ne peuvent
pas l'offrir une enfance digne vu leur statut de
déshérités de la société vaincu par la
misère. L'enfant Gil Blas subit très tôt la souffrance
d'être abandonné par ses propres parents. Pris de pitié
pour ce petit bout d'homme, son oncle prend l'entière
responsabilité de lui assurer une existence bourgeoise.
En ce qui concerne Onitsha, bien plus contemporain
que le Gil Blas, il laisse aussi entendre un écho picaresque qui nous
pousse à affirmer que Fintan a aussi connu une naissance ignoble ceci
à travers l'extrait ci-dessous :
Fintan était né en Mars 36 dans une clinique
vétuste du Vieux Nice. Alors Maou avait écrit à Geoffrey,
une longue lettre dans laquelle elle racontait tout, mais elle n'avait
reçu la réponse que trois mois plus tard à cause de la
grève. (Onitsha, 130)
Le jeune héros nait durant un moment de tribulation :
la grève. L'absence de son père, partir plutôt en Afrique,
à sa naissance et pendant son enfance, montre aussi bien comment Fintan
connaît une naissance ignoble. L'enfance de ce jeune héros est
aussi désolante que celle de Gil Blas. L'absence de son père lors
de sa naissance et de son enfance est considérée comme une
condition ignoble parce qu'un enfant doit être entouré de ses deux
parents biologiques. Il connaît donc une enfance monoparentale. La figure
maternelle ici représentée en la personne de Maou remplace pour
lui ce père qu'il n'a jamais eu. On notera bien entendu une
extrême
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complicité entre la mère et son fils. Sans
oublier la grand-mère Aurelia qui sera aussi une figure importante pour
le développement normal de Fintan. Fintan ne connaît pas son
père et la découverte de celui-ci dans le récit sera pour
lui un moment non rêvé : il n'aime pas ce père. En effet,
Le Clézio le montre à travers les souvenirs qu'a Fintan sur le
surabaya :
Fintan avait les yeux pleins de larmes, sans trop savoir
pourquoi. Il avait mal au centre de son corps, là où la
mémoire se défaisait, s'effaçait. « Je ne veux pas
aller
en Afrique. » [... ] L'homme qui attendait,
là-bas, au bout du voyage, ne serait jamais son père.
C'était un homme inconnu. (Onitsha, 18-19)
A travers ce flash-back, on note une enfance triste chez
Fintan. Il ne sait rien à propos de son père et de traverser les
misères de l'Afrique pour aller à la rencontre de celui-ci qui
pour lui est quelque chose d'inconcevable. Il ne veut pas connaître
Geoffrey. La rencontre de celui-ci dans le récit sera pour lui un moment
de tourments et de désobéissance. La naissance d'une relation
conflictuelle entre un père et son fils causée par une naissance
déshonorée.
1.2. Des protagonistes marginaux.
Si l'on part du principe selon lequel le fait d'être
marginal correspondrait en effet à vivre en marge de la
société et à désobéir promptement aux
règles établies, alors ce statut de marginal est applicable aussi
bien à Fintan qu'à Gil Blas. Les deux antihéros vivent en
contradiction totale aux règles régies par les
sociétés dans lesquelles ils prennent corps. Gil blas revêt
son costume de pauvre gueux et s'opposer à toutes les lois
établies dans la société. Fintan pour sa part, refuse le
colonialisme, l'impérialisme oppressant et se range du côté
des marginaux Noirs tout comme sa mère pour défendre la cause des
Noirs.
Le Gil Blas de Santillane fait une représentation
exhaustive de ce qu'on appelle la vie de la marginalité. Durant tout son
parcours, ses périples et ses aventures, Gil Blas emploie la ruse, le
vol et même la tricherie pour s'en sortir dans des situations
oppressantes. Ayant toujours fait de sales travaux, la vie marginale est pour
lui une sorte d'identité à laquelle il ne peut échapper.
On pense ici bien entendu à son prétendu talent pour la
médecine chez le docteur Sangrado. Nous pensons également
à toutes relations que Gil Blas entretient avec les gens de mauvaises
conditions sans foi ni lois, qui utilisent tous les moyens s'offrant à
eux pour avoir accès aux vivres. Gil Blas adopte leurs méthodes
et se convertit en être rusé et dupant pour échapper
à certaines circonstances qui lui paraissent plutôt oppressantes.
C'est le cas lors de son séjour avec les voleurs d'Oviedo et la
première expérience qu'il acquit :
Après que le capitaine des voleurs eut fait ainsi
l'apologie de sa profession, il se mit au lit ; et moi je retournai dans le
salon, où je desservis et remis tout en ordre [...] Ils me parurent si
contents de moi, que, profitant d'une si bonne disposition : messieurs,
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leur dis-je, permettez que je vous découvre mes
sentiments. Depuis que je demeure ici, je me sens tout autre que je
n'étais auparavant. Vous m'avez défait des préjugés
de mon éducation. J'ai pris insensiblement votre esprit. J'ai du
goût pour votre profession. Je meurs d'envie d'avoir l'honneur
d'être un de vos confrères et de partager avec vous les
périls de vos expéditions. Toute la compagnie applaudit à
ce discours. On loua ma bonne volonté. (LGBS, 26, 29)
A partir de cet extrait on voit le processus de la
marginalité qui commence peu à peu à prendre effet chez
Gil Blas. De là, il apprendra à voler, à tromper et
à défier les règles régies par la
société pour s'en sortir. Il fait la prison :
Il fallut m'armer d'une nouvelle patience, me résoudre
à jeûner encore au pain et à l'eau, et à voir le
silencieux concierge. Quand je songeais que je ne pouvais me tirer des griffes
de la justice, bien que je n'eusse pas commis le moindre crime, cette
pensée me mettait au désespoir. Je regrettais le souterrain. Dans
le fond, disais-je, j'y avais moins de désagrément que dans ce
cachot. Je faisais bonne chère avec les voleurs. Je m'entretenais avec
eux, et je vivais dans la douce espérance de m'échapper ; au lieu
que, malgré mon innocence, je serai peut-être trop heureux de
sortir d'ici pour aller aux galères. (LGBS, 49)
Plus loin, Gil Blas exerce une fausse médecine pour
gagner sa vie. Au lieu de sauver des vies, ce dernier par le biais de son
maître le Docteur Sangrado s'amuse à traiter les patients avec des
potions non afférées dans le seul but de gagner de l'argent.
Ce-dernier lui permettra d'avoir de quoi se mettre sur les dents. Ses patients
et ceux du Docteur Sangrado succombent sur l'effet de leur machination
médicale et ceci les importe peu du moment que personne ne
soupçonne quelque chose :
Là-dessus le petit médecin se mit à
observer le malade ; et, après m'avoir fait remarquer tous les
symptômes qui découvraient la nature de la maladie, il me demanda
de quelle manière je pensais qu'on dût le traiter. Je suis d'avis,
répondis-je, qu'on le saigne tous les jours, et qu'on lui fasse boire de
l'eau chaude abondamment. A ces paroles, le petit médecin me dit en
souriant d'un air plein de malice : et vous croyez que ces remèdes lui
sauveront la vie ? N'en doutez pas, m'écriai-je d'un ton ferme. Ils
doivent produire cet effet, puisque ce sont des spécifiques contre
toutes sortes de maladies. Demandez au seigneur Sangrado ! Sur ce
pied-là, reprit-il, Celse a grand tort d'assurer que, pour guérir
plus facilement un hydropique, il est à propos de lui faire souffrir la
soif et la faim. Oh ! Celse, lui repartis-je, n'est pas mon oracle. Il se
trompait comme un autre, et quelquefois je me sais bon gré d'aller
contre ses opinions. Je reconnais à vos discours, me dit Cuchillo, la
pratique sûre et satisfaisante dont le docteur Sangrado veut insinuer la
méthode aux jeunes praticiens. La saignée et la boisson sont sa
médecine universelle. Je ne suis pas surpris si tant d'honnêtes
gens périssent entre ses mains. (LGBS, 90)
Aussi mauvais que soient les actions et actes posés par
Gil Blas, il n'a pas eu pour autant de choix. Il a fallu les poser pour
survivre dans un monde hostile. Ce croquis de la représentation de la
misère quotidienne traduit ici l'identité picaresque à
laquelle se revendique le texte de Lesage.
Pour ce qui est du texte de Le Clézio, son personnage
principal, Fintan, refuse de se conformer aux lois établies par les
colons, celles qui refusent de chercher toute amitié avec les
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Noirs. Fintan et sa mère Maou s'opposent d'une
façon extrême à ses lois discriminatoires, revendiquent
l'humanité des Noirs. Fintan préfère vivre en marge des
lois coloniales afin de s'opposer promptement aux exigences
préconçues par le Divisional Officer. Fintan traine avec Bony, un
jeune Noir plus âgé que lui. Il cause des multiples
problèmes administratifs à Geoffrey, son père qu'il
déteste. Ce dernier finit par être licencié car ses
confrères occidentaux trouvent d'un mauvais oeil que sa famille vienne
bouleverser le rythme qu'ils ont établi.
L'amitié de Fintan pour Bony est si vraie et candide
que les deux personnages sont presque inséparables dans le récit.
Les deux garçons passaient toutes leurs journées en marge de la
société, à accumuler des aventures à travers la
végétation luxuriante et à se promener tout au long des
plages d'Onitsha :
Fintan aimait cette descente vers la rivière. Le ciel
paraissait immense. Bony courait en avant dans les hautes herbes plus hautes
que lui. De temps en temps, Fintan apercevait sa silhouette noire qui glissait.
[...] Quand Fintan perdait de vue Bony, il cherchait la piste, les herbes
écrasées, il sentait l'odeur de son ami. Maintenant, il savait
faire cela, marcher pieds nus sans craindre les fourmis ou les épines et
suivre une trace à l'odeur, chasser la nuit. Il devinait la
présence des animaux cachés dans les herbes, les pintades
blotties contre un arbre, le mouvement rapides des serpents, parfois l'odeur
âcre d'un chat sauvage. (Onitsha, 180-181)
A partir de ce morceau choisi, on voit comment Fintan s'est
lié d'amitié avec un Nègre. Il s'ajourne avec les gens que
l'on considère de mauvaises conditions car ceux-ci n'appartiennent pas
à la même classe sociale que lui. Le fait de trainer avec les
vagabonds et s'identifier lui-même comme un vagabond prouve que Fintan
détient ici la figure de picaro.
Comme toute esthétique picaresque, le héros a un
vrai problème avec les règles. Il veut vivre de façon
autonome et sans censure. La liberté est pour lui quelque chose de
très importante et personne ne doit y porter atteinte. Il obéit
rarement à Maou ou à Geoffrey et à force de vagabonder
avec Bony, Fintan devient un vrai marginal, un être oisif. Ainsi
l'indique le passage suivant :
Fintan suivait Bony, sans ressentir la fatigue. Les ronces
avaient déchiré ses vêtements. Ses jambes saignaient. Vers
midi, ils arrivèrent aux collines. [...] Fintan regardait chaque
détail du paysage. Il y avait ici un très grand silence, avec
seulement le froissement léger du vent sur les schistes. Fintan n'osait
pas parler. Il vit que Bony contemplait lui aussi l'étendue du plateau
et la faille rouge. C'était un endroit mystérieux, loin du monde,
un endroit où on pouvait tout oublier. [...] Ils descendirent la pente
des collines vers le Nord. [...] [Bony] marchait lentement avec des gestes
étranges, comme s'il y avait un danger. Il conduisit Fintan un peu plus
haut le long de la rivière. [...] les arbres étaient immenses et
silencieux. L'eau était lisse et sombre. Le ciel devint très
clair, comme toujours avant la nuit. Bony choisit un endroit, sur une petite
grève, devant le bassin. Avec des branches et des feuilles,
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il fabriqua un abri pour la nuit, pour s'abriter du serein.
C'est là qu'ils dormirent, dans le calme de l'eau. Au petit matin, ils
retournèrent à Onitsha. (Onitsha, 182-184)
Le fait que Fintan dorme hors de la maison montre ici le
côté antisocial de ce héros. Malgré la douceur et la
naïveté de ce personnage, son essence de picaro commence à
se remarquer de façon flagrante. Il refuse la soumission et veut
découvrir les méandres du monde. Cet extrait nous montre une fois
de plus que ce texte de Le Clézio obéit aux exigences d'un roman
picaresque.
Lesage et Le Clézio mettent un accent particulier sur
la marginalité, à ce côté vagabond et aventurier de
leur personnage. De par le biais de leurs actions quotidiennes, on remarque
qu'ils sont atteints d'une sorte de névrose en ce qui concerne le
respect des lois et surtout lorsque celles-ci s'opposent à leur
désir d'assouvir leur penchant libertin.
2. Le dynamisme des héros
Le dynamisme ici théorisé découle de ce
pan marginal des héros du corpus. Ceci étant, le héros du
récit picaresque est considéré comme une force vitale dans
la mesure où il se caractérise par une instabilité
exacerbée. Il est perpétuellement en déplacement, ses
aventures le pousse à la marginalité. Ainsi, on comprendra avec
Cevasco (2013) que :
Le pícaro est par définition une figure
marginale : il ne peut qu'être exclu par le milieu dans lequel il agit,
à partir de sa propre famille. De cette manière, il ne se situe
ni du côté du bien ni du côté du mal : il est hors de
tout jugement. Le héros n'accepte jamais sa situation d'exclusion ou de
pauvreté. Et, en conséquence, il finit par entrer en conflit avec
la société. L'une des caractéristiques du personnage
picaresque est de ne jamais rester stable, ainsi que de refuser toute position
statique et toute résignation. (230)
C'est ce que l'on constate avec nos héros du corpus.
Gil Blas est en quête d'une existence meilleure. Dès lors, il va
d'un lieu à un autre, d'une maison à une autre. La
pauvreté et la quête de l'argent sont ses réelles
motivations. Il refuse de se soumettre aux lois ségrégationnistes
que lui impose la société. Pour lui il ne devra pas exister une
classe plus opulente et une classe plus misérable.
Avec Fintan, ses multiples voyages à travers l'Afrique
signalent une obsession pour l'instabilité. Les sentiments de
révolte qui l'animent tout au long du récit pour montrer les
misères coloniales traduisent ici son côté dynamique. Lui,
tout comme sa mère, refusent de participer aux mascarades coloniales
engendrées par l'administration blanche.
Ce caractère dynamique de nos héros du corpus
s'observe à travers le destin incongru auquel ils sont victimes, la
responsabilité de l'existence qu'ils prennent sur eux pour survivre
face
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aux situations de vie très défavorables. La
question de l'errance et la quête de filiation sont également les
éléments sur lesquels nous pouvons aussi insister pour montrer
que nos protagonistes sont bel et bien dynamiques.
2.1. Du destin incongru à la question de
responsabilité
La notion de destin est un élément qui
caractérise l'esthétique picaresque. Les personnages et surtout
le héros sont le plus souvent habitués à une vie de
tribulations. Ces tribulations proviennent nécessairement de leur vie
d'aventure et de gueux dans une certaine mesure. Très souvent
liée à la fatalité, le destin d'un picaro s'identifie dans
l'acceptation de sa condition d'être vil et d'aventurier. Une condition
qui d'après eux est voulu par le divin et donc ils font tout pour le
défier à voir de par leurs différentes quêtes vers
un bien-être existentiel. Un bien-être qui devra être
forcément acquis à travers des péripéties
rocambolesques. C'est le cas avec les textes qui constituent notre corpus. Que
ce soit Gil Blas ou Fintan, ces deux picaros ont un destin bien établi
et auquel ils ne pourront échapper. Ils luttent pour une existence
modèle et prennent sur eux la responsabilité de montrer aux yeux
du monde le malaise d'une vie de vagabond. Ils sont victimes du destin. C'est
pourquoi Molho Maurice (1968) a eu raison d'affirmer dans son introduction aux
romans picaresques espagnols que : « le destin sans faille constitue
l'hypothèse de toute pensée picaresque. » (xix)
Si on prend le cas du héros lesagien, ce dernier
connait une naissance et une enfance teintées du manque de d'affection.
Abandonné par ses parents, il est élevé par son oncle. A
la recherche d'un monde meilleur, il découvre ce monde dans toute sa
noirceur. Nous parlons ici en fondant notre analyse sur ses multiples
découvertes et séjours parmi les gens de mauvaises conditions
:
Le capitaine, en peu de mots, leur conta mon histoire, qui les
divertit fort. Ensuite, il leur dit que j'avais du mérite ; mais
j'étais alors revenu des louanges, et j'en pouvais entendre sans
péril. Là-dessus, ils me louèrent tous. Ils dirent que je
paraissais né pour être leur échanson, que je valais cent
fois mieux que mon prédécesseur. Et comme depuis sa mort,
c'était la señora Léonarde a qui avait l'honneur de
présenter le nectar à ces dieux infernaux, ils la
privèrent de ce glorieux emploi pour m'en revêtir. Ainsi, nouveau
Ganymède, je succédai à cette vieille Hébé.
(LGBS, 26)
Dans cet extrait, le destin de Gil Blas est scellé, il
est appelé à souffrir et à s'adapter aux nouvelles
conditions défavorables qu'il va devoir rencontrer et affronter pour
survivre. Son statut de gueux lui permet uniquement à avoir accès
aux métiers les plus avilissants du monde de la débrouillardise :
valets, hommes de chambre, jardinier, servant, et surtout échanson.
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Fintan pour sa part se lie à la cause noire. Fervent
opposant de l'impérialisme et du colonialisme du blanc, ce jeune blanc
est issu de la basse classe française. Il s'allie à sa
mère pour dénoncer l'horreur orchestré par ses
frères blancs sur Onitsha. Aventurier et anticonformiste, ce jeune
prodige nous fait la description de son « LONG VOYAGE » sur les
côtes africaines et surtout d'Onitsha. Une triste réalité
les anime, sa mère et lui :
C'était donc cela, l'Afrique, cette ville chaude et
violente, le ciel jaune où la lumière battait comme un pouls
secret. [...] sur la rade, le canot glissait vers la ligne sombre de
l'île. La forteresse maudite où les esclaves attendaient leur
voyage vers l'enfer. Au centre des cellules, il y avait une rigole pour laisser
s'écrouler l'urine. Aux murs, les anneaux où on s'accrochait les
chaînes. C'était donc cela l'Afrique, cette ombre chargée
de douleur, cette odeur de sueur au fond des geôles, cette odeur de mort.
Maou ressentait le dégoût, la honte. (Onitsha, 39)
A partir de ce passage, Fintan et Maou sont devant un
spectacle impressionnant. La véritable Afrique, pas l'Afrique des
rêves fleuris d'exotisme. Le destin a voulu que Fintan découvre
ainsi cette Afrique-là. Une Afrique aux couleurs de misère,
dévastée par la colonisation et à genou à cause de
l'impérialisme européen. De ce constat, l'empathie de Fintan et
de Maou se proroge. La mère et le fils se voit comme ceux-là qui
devront désormais porter le flambeau de la démystification des
actions mauvaises des colons. Ce passage nous le montre d'ailleurs :
Fintan ressentit une telle colère et une telle honte
qu'un instant il voulut retourner dans le salons des premières.
C'était comme si, dans la nuit, chaque noir le regardait, d'un regard
brillant, plein de reproches. [...] Alors Fintan descendit de la cabine, il
alluma la veilleuse, et il ouvrit le petit cahier d'écolier sur lequel
était écrit, en grande lettre noires, UN LONG VOYAGE. Et il se
mit à écrire en pensant à la nuit. (Onitsha,
64)
La responsabilité du héros Le clézien est
repérable. En fait, étant le rejeton d'une famille blanche, les
Noirs sur le Surabaya le tenaient à un moment donné pour
responsable de toute leur souffrance. N'ayant pas succombé au
découragement, Fintan accepte son destin de vivre la
réalité nègre et pour ce fait, il prend l'unique
responsabilité d'écrire pour la situation oppressante des
matelots noirs du navire. Il décrit avec honneur la cruauté de sa
propre race sur la race noire.
Gil Blas et Fintan peuvent être dans certaines
circonstances considérées comme les archétypes pour la
défense d'une cause noble. Malgré leur statut de pauvre picaro,
vivant en marge de la société, ces deux personnages observent
ladite société de près. Non seulement ils assument leur
destin de vagabond notoire, d'aventurier sans vergogne mais ils prennent leur
courage pour atteindre le but fixé. Ils savent que leur vie en
dépend. C'est pourquoi, ils vont devoir s'armer pour assumer les
responsabilités découlant d'un libertinage poussé.
Page 40
2.2. De l'errance géographique à la
quête de filiation
Pour saisir un peu mieux ce motif de l'errance
géographique dans les textes du corpus, nous allons parcourir l'origine
et l'évolution du terme. Dans son mémoire de Master I le
paradoxe de l'errance dans l'étoile errante de JMG Le
Clézio, Muelas HURTABO s'interroge sur l'étymologie
d'errer. Errer possède une double étymologie,
dans une première définition le mot vient du latin errare
qui signifie aller de côté et d'autre, au hasard, à
l'aventure ; c'est le verbe qui, au figuré, signifie s'égarer
; en référence à la pensée qui ne fixe pas,
qui vagabonde. On peut dire qu'errer signifie alors laisser en toute
liberté. Ainsi dans le passé, l'errant était celui qui
errait contre la foi, c'était le mendiant, l'infidèle, le
pêcheur, le vagabond. Toutefois ce verbe errer possède
aussi une seconde définition qui se trouve dans l'ancien français
iterare et qui signifie aller, voyager, cheminer.
Ainsi, le thème de l'errance est au centre des
préoccupations du corpus. Errance renvoie donc à l'idée de
la marche, du déplacement. Cette thématique joue un rôle
indéniable au niveau de la psychologie des personnages principaux. Car
elle les pousse à s'aventurer dans divers endroits anodins à la
quête de soi, à la quête du bonheur, du bien-être
matériel. L'errance est représentée chez les héros
comme la motivation d'aller à la recherche d'un objet de survie.
Selon Berthet (2007 :10) dans ses Figures de l'errance
:
L'errance [...] est associée au mouvement, souvent
à la marche, à l'idée d'égarement, à
l'absence de but. On la décrit comme une obligation à laquelle on
succombe sans trop savoir pourquoi, qui nous jette hors de nous-mêmes et
qui ne mène nulle part. Elle est échec pour ne pas dire danger.
L'errance, toujours vue sous cet angle, s'accompagne d'incertitude [...]
l'errance est la quête incessante d'un ailleurs
Du fait de cette quête, généralement, il
n'est pas envisagé de retour en arrière, c'est-à-dire de
retour à l'endroit d'où on a senti le besoin de partir. Car
l'errance relève de la nécessité intérieure,
nécessité de partir, de porter ses pas plus loin et son existence
ailleurs. C'est ainsi, que l'on parviendra à trouver le meilleur de soi
dans l'éloge de l'imprévu.
Ainsi la thématique de l'errance géographique
fait appel sans aucun doute à la symbolique du voyage qu'incarnent tous
les récits romanesques ayant une résonance picaresque. C'est l'un
des fondements de l'esthétisation du picaro. Car ce-dernier,
étant un être gueux, vil et vagabond va devra mener une aventure
au bout de l'abjection avant d'atteindre une ascension sociale fulgurante.
Par ailleurs, Daniel Marcheix (1972 : 97) déclare :
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La première chose qui frappe lorsqu'on lit un roman
picaresque, c'est la mobilité du héros. Cette errance est d'abord
géographique d'où la multiplicité des espaces.
C'est le cas lorsqu'on lit les ouvrages qui constituent notre
corpus. Aventuriers, les deux picaros de notre corpus vont devoir mener une
existence de déplacement constant. Allant d'une ville à une
autre, d'un pays à un autre, d'un lieu à un autre, ils vont
devoir affronter toutes les difficultés d'une vie oisive avant
d'atteindre leur objet de quête. Ceci dit, avec Gil blas, on voit comment
il passe par tous les lieux de l'Espagne à la quête d'une bonne
condition, de la fortune. Les différents extraits qui suivent nous le
montre aussi bien.
Me voilà donc hors d'Oviédo, sur le chemin de
Peñaflor, au milieu de la campagne, maître de mes actions, d'une
mauvaise mule et de quarante bons ducats, sans compter quelques réaux
que j'avais volés à mon très honoré oncle. La
première chose que je fis fut de laisser ma mule aller à
discrétion, c'est-à-dire au petit pas. Je lui mis la bride sur le
cou, et, tirant de ma poche mes ducats, je commençai à les
compter et recompter dans mon chapeau. Je n'étais pas maître de ma
joie. Je n'avais jamais vu autant d'argent. (LGBS, 7).
J'achetai aussi des bottines, avec une valise pour serrer mon
linge et mes ducats. Ensuite, je satisfis mon hôte, et, le jour suivant,
je partis de Burgos avant l'aurore pour aller à Madrid. (LGBS,
59).
Nous couchâmes à Dueñas la première
journée, et nous arrivâmes la seconde à Valladolid, sur les
quatre heures après midi. Nous descendîmes à une
hôtellerie qui me parut devoir être une des meilleures de la ville.
Je laissai le soin des mules à mon valet, et montai dans une chambre ou
je fis porter ma valise par un garçon du logis. (LGBS, 60).
Je marchais fort vite et regardais de temps en temps
derrière moi, pour voir si ce redoutable Biscayen ne suivait point mes
pas. J'avais l'imagination si remplie de cet homme-là, que je prenais
pour lui tous les arbres et les buissons. Je sentais à tout moment mon
coeur tressaillir d'effroi. Je me rassurai pourtant après avoir fait une
bonne lieue, et je continuai plus doucement mon chemin vers Madrid, où
je me proposais d'aller. Je quittais sans peine le séjour de Valladolid
; tout mon regret était de me séparer de Fabrice, mon cher
Pylade, à qui je n'avais pu même faire mes adieux. (LGBS,
103)
Ces différents extraits sont en fait une série
d'aventure que vit Gil Blas. Sa vie est faite de voyage et déplacements
divers. Il va à la découverte du monde, à la recherche
d'une nouvelle condition. Il quitte Oviedo, pour aller à Salamanque,
voulant s'inscrire à l'université mais le destin en décide
autrement. Il est dérouté par des rencontres inattendues qui lui
feront changer de condition. Il mène une vie oisive. On note dans une
certaine mesure la recherche de soi, hors mis la recherche du bien-être.
Il est en quête d'une identité propre. Il traverse tour à
tour Salamanque, Oviedo, Burgos, Valladolid et Madrid.
Le même scénario s'observe aussi chez Le
Clézio avec le personnage de Fintan. Le héros Le clézien
quitte la France au bord du navire Surabaya en compagnie de Maou, sa
mère, pour
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aller découvrir l'autre bout du monde, l'Afrique. C'est
le début d'une nouvelle aventure pour Fintan :
Le Surabaya, un navire de cinq mille trois cents tonneaux,
déjà vieux, de la Holland Africa Line, venait de quitter les eaux
sales de l'estuaire de la Gironde et faisait route vers la côte Ouest de
l'Afrique, et Fintan regardait sa mère comme si c'était la
première fois. [...] c'était la fin d'un après-midi, la
lumière du soleil éclairait les cheveux foncés aux reflets
dorés, la ligne du profil, le front haut bombé formant un angle
abrupt avec le nez, le contour des lèvres, le menton. (Onitsha,
13)
La découverte des côtes africaines et la
rencontre avec les misères de l'Afrique se revendique être pour
lui un moment de tourment et de désarroi. Il va à la
découverte d'un monde jusque-là perçu comme le symbole des
fantasmes de romans d'aventure que lui contait Maou, sa mère.
A l'aube, quand personne n'était encore levé,
Fintan était déjà sur le pont pour voir l'Afrique. Il y
avait des vols d'oiseaux très petits, brillants comme du fer blanc, qui
bousculaient dans le ciel en lançant des cris perçants, et ces
cris de la terre faisaient battre le coeur de Fintan, comme une impatience,
comme si la journée qui commençait allait être pleines de
merveilles, dans le genre d'un conte qui se prépare. [...] M. Botrou
racontait que c'était là, qu'autrefois étaient
enfermés les esclaves, avant de partir pour l'Amérique, pour la
mer des Indes. L'Afrique que résonnait de ces noms que Fintan
répétait à voix basse, une litanie, comme si en les disant
il pouvait saisir leurs secrets, la raison même du mouvement du navire
avançant sur la mer en écartant son sillage. (Onitsha,
34-35)
Son voyage en Afrique est une aventure faite de
découvertes, d'émotions et de rencontres. Il découvre une
Afrique plus déplorable que jamais. Il traverse Dakar et les autres
villes du golfe de Guinée avant d'arriver à Onitsha. L'Afrique
est pour lui une terre de découverte. La ville d'Onitsha et son
administration coloniale tatoueront à jamais la vie de Fintan.
A travers ces deux textes, nous constatons que le voyage est
l'un des thématiques guidant un roman fleuri d'écho picaresque.
Puisqu'en réalité comme le mentionne Cécile
Bertin-Elisabeth (2011 : 38) :
L'errance géographique transcrit l'errance
intérieure et, en fin de compte, le picaro n'échappe pas à
un entre-deux, entre marges et frontières. S'impose une pensée du
milieu, allant du non-lieu atopique au non-lieu utopique, acceptable. Les
déformations sociales s'y notent avec force pour un picaro dont les
aspirations utopiques créent un monstre social.
En effet pour cet auteur, l'errance conduit vers l'ailleurs,
lequel est doté d'une dimension de rêve en une aspiration à
un autre lieu. Soit un jeu de va-et-vient propre à un imaginaire de
l'ailleurs qui joue de la réversibilité entre deux pôles et
vise à l'ébranlement. Ce désir d'ailleurs se fonde contre
l'Autre tout en y faisant exister sa propre altérité. Ceci dit,
l'errance
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géographique s'ouvre vers une quête de
filiation16. Les deux personnages sont à la recherche de leur
identité. Ils veulent recouvrir une identité nouvelle ou celle
perdue à la naissance.
Gil Blas erre d'un lieu à un autre et multiplie des
petits métiers, toujours à la recherche d'une nouvelle condition.
Il ne souhaite qu'une chose, faire fortune par tous les moyens afin de
retrouver son statut de bourgeois perdu dès son départ
d'Oviedo.
C'est aussi le cas chez Le Clézio, Fintan se cherche
dans un monde perdu, il veut retrouver son identité perdue à la
naissance. Il veut trouver l'amour d'un père, d'une mère ou du
moins une famille normale. Geoffrey n'est pas ce père-là, il le
veut autrement, plus compréhensif, plus doux. Il veut un monde de
bonheur. C'est pourquoi, confronté aux inconvénients de
l'impérialisme, au pouvoir exacerbé que le Blanc exerce sur le
Noir, il devient très vulnérable. Sa quête est non
seulement de trouver une famille réelle mais également si
possible, de remédier à la condition des colonisés.
En définitive, nous constatons à travers ces
différents éléments liées à la
matière picaresque à travers un discours révélateur
des personnages marginaux et décadents, que notre corpus est bel et bien
traversé par l'esthétique picaresque. On a affaire à des
héros qui, de par leur propre expérience quotidienne
tachetée d'aventures marginales, se déplacent
perpétuellement pour montrer la misère que vit le bas
social.
16 C'est un lien qui rattache juridiquement un enfant
à chacun de ses parents
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CHAPITRE 2 : LA SATIRE SOCIALE : UNE FORME MARXISTE
DU PICARESQUE
1. Le bas social et sa
représentation
Dans notre corpus, le bas social renvoie à la
couche ou classe sociale vulnérable, à celle qui subit les
actions et réactions de la haute classe. Le bas social dans nos
ouvrages est celui qui est le plus frappé par la misère urbaine
et rurale et qui, pour vivre, est cependant obligé d'user de la ruse
pour avoir de quoi subsister.
1.1 Le bas social dans l'histoire de Gil Blas de
Santillane et Onitsha
Chez Lesage, cette classe est représentée par le
Tiers-Etats. Ces derniers sont des illettrés et n'ont rien en commun
avec la noblesse encore moins avec la bourgeoisie. La plupart des enfants issus
de cette classe occupe généralement les postes de valet de
chambre ou d'autres sous métiers dans une maison bourgeoise pour faire
face à la misère qui se réclame être leur quotidien.
Gil Blas représente ici cette classe. A travers des
péripéties et des aventures à la fois pittoresques et
rocambolesques Gil Blas va à la poursuite du bonheur. Il utilise tous
les moyens circonstanciels que lui offre son quotidien pour accéder
à la satisfaction.
Par contre, Le clézio quant à lui
présente une société coloniale africaine dans laquelle on
dénombre des maux sociaux qui font obstacle à
l'épanouissement du Noir. Les Noirs se représentent comme le
bas social, une race inférieure à la race des colons blancs.
Le Noir est le symbole de la barbarie et par conséquent est apte
à exercer les métiers dévalorisants dans son propre
territoire gouvernée par le Blanc. Tout comme les paysans de Lesage, les
Noirs constituent la masse ouvrière chez Le Clézio. Le bas social
travaille hardiment pour satisfaire la haute hiérarchie qui exerce un
pouvoir incontestable et incorruptible sur lui. Ce sont les marginaux de la
société, les pauvres. Ils sont tous
dépossédés de leurs biens.
Lesage et Le Clézio composent un décor original
du bas social pour les aventures de leurs personnages en empruntant à
des mémoires ou à des récits de voyageurs des
éléments de couleurs locales. Ces auteurs peignent avec soin les
détails du mobilier, de l'habillement et décrivent avec
précision le milieu social. Ainsi les aventures des héros servent
de prétexte à ces auteurs pour introduire le lecteur dans des
milieux qu'il connaît plus ou moins directement : grande et petite
noblesse, haut et bas du clergé, bourgeois, valets, aventuriers. Chez
Lesage toute la société française se trouve ainsi
censurée avec légèreté par un observateur au
regard
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impitoyable. L'écriture leclézienne rejoint
celle de Lesage lorsqu'avec un style dépouillé, alerte,
imagé, il contribue à créer une atmosphère de vie.
Puisqu'en fin de compte :
L'avènement d'une esthétique nouvelle, dont
l'idéal est, non plus la vérité générale et
permanente des caractères, mais la vérité individuelle et
singulière des moeurs et des conditions (Catex et al., 1974 : 386).
Le bas social manque de moyens de subsistance. La
représentation de cette classe - par Gil Blas chez Lesage, Maou chez Le
Clézio - montre les mauvaises conditions et l'état de
misère physique et psychologique dont sont victimes les noirs. La
déchéance de la basse classe est illustrée par le pouvoir
que la haute classe exerce sur eux. De ce faire, c'est ici que les héros
interviennent car ils sont comme le dit Souiller (1980) : « le personnage
révélateur d'un pays en décadence » (14). Par le
biais de leurs aventures, ils se promènent tout au long de la
société comme un miroir pour étaler au grand jour les
vices que le Bas social est obligé de faire face pour survivre.
Néanmoins, la noblesse ou haute hiérarchie sociale est la cause
de la déchéance du bas social dans l'une comme dans l'autre de
ces deux textes.
Le héros lesagien étale au grand jour, au fil de
ces aventures, la position du bas social face à la richesse
amassée par les hommes de la cour et par le roi lui-même :
toujours être le second en tout domaine, être occupé
à faire des tâches les plus difficiles qu'ils soient, être
valet ou assistant auprès de tel courtisan ou tel bourgeois. Le picaro
s'abandonne aux miettes et surtout à des sous métiers. Dans
Onitsha, les différentes escales faites dans les villes
africaines - Dakar, Goré, Lomé, Cotonou, Accra, Lagos ou encore
Lomé (Onitsha, 37-45) - sur le Surabaya17
ont permis à Maou et à Fintan de découvrir le bas social
de ces villes et leur déchéance sous le joug colonial. Des villes
sombrées dans un état d'insalubrité et de misères
urbaines où des « fonctionnaires » noirs portant des costumes
ou des redingotes ridicules, font découvrir leur physique
sous-alimenté (Onitsha, 37). Par contre l'administrateur
colonial est à l'apogée du bien-être, dans des conditions
décentes tout en amassant le plus grand bien réservé aux
africains.
1.2 Les moeurs du bas social
La peinture du bas social reste immanente dans les ouvrages
constituant notre présent corpus. Cette peinture s'observe à
travers le thème de la raillerie bien récurrent dans les textes.
Les auteurs partagent une même idéologie celle d'étaler au
grand jour les misères des hommes de
17 Surabaya est le nom du navire sur lequel Maou et
Fintan ont embarqué de la France pour les côtes africaines.
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basses extractions. Néanmoins les auteurs usent d'une
stratégie commune pour manifester ce désir. Alors la raillerie se
réclame à travers le corpus, l'esthétique de la peinture
sociale.
Cependant il faut noter que « railler », c'est
tourner en dérision ou se moquer de quelqu'un ou de quelque chose. C'est
l'action de tourner en ridicule avec quelque acerbité. C'est une forme
d'ironie qui permet à celui qui l'emploie de rester trivial lors de la
représentation acerbe d'une vérité. La raillerie est donc
l'essentiel du ton satirique. C'est pourquoi La Rochefoucauld (1868 : 328)
trouve que :
La raillerie est un air de gaieté qui remplit
l'imagination, et qui lui fait voir en ridicule les objets qui se
présentent ; l'humeur y mêle plus ou moins de douceur ou
d'âpreté.
Dans l'histoire de Gil Blas de Santillane tout comme
dans Onitsha, Lesage et Le Clézio utilisent cette figure de
style pour mettre en exergue l'absurdité de l'existence des héros
picaros. Certes le but principal de cette écriture est d'ironiser et de
se moquer des caractères de la haute hiérarchie sociale, mais il
faut noter que la raillerie ici marque la prise de position des auteurs
à l'action des instances sociales déstabilisant la vie du bas
social. Ainsi c'est une critique virulente qu'usent respectivement Lesage et Le
Clézio pour peindre les malheurs du bas social.
Dans l'histoire de Gil blas de santillane, Lesage
relève plusieurs éléments caricaturaux exprimés par
le biais de la raillerie et l'humour noir. Le chapitre consacré à
l'engagement de Gil Blas au service du Docteur Sangrado à Vallodid
montre comment même dans les plus délicats des métiers, il
y a de la tromperie et de la ruse pour ruiner le bas social. Le mal est
partout. Ce fameux docteur tuant ses patients à force de les faire
saigner confère à Gil Blas le pouvoir d'être le «
médécin » du bas social, sachant bel et bien que Gil Blas
n'a aucune expérience dans ce domaine. Il n'a jamais exercé ce
métier :
Tandis que j'aurai soin de la noblesse et du clergé, tu
iras pour moi dans les maisons du tiers-état où l'on m'appellera
; et, lorsque tu auras travaillé quelque temps, je te ferai
agréger à notre corps. [...] Je remerciai le docteur de m'avoir
si promptement rendu capable de lui servir de substitut ; et pour
reconnaître les bontés qu'il avait pour moi, je l'assurai que je
suivrais toute ma vie ses opinions, quand même elles seraient contraires
à celles d'Hippocrate. (LGBS, 87)
Lesage met en exergue ici un imaginaire social commun ; celui
de la recherche du profit et du gain même dans des conditions les plus
défavorables. Le docteur Sangrado donne soin à Gil Blas de
soigner le bas social et pourtant il n'a pas les compétences
professionnelles pour exercer la médecine. Le ton satirique qu'emploie
Lesage permet de dévoiler au grand jour
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comment le bas social est à la merci de la noblesse. Il
est négligé, par contre la noblesse et le clergé
s'octroient des privilèges.
Dans Onitsha, la raillerie s'exprime à travers
les descriptions et les crises de révolte de Maou face à la
maltraitance du Noir par Gérard Simpson. On découvre la
souffrance du Noir :
Les travailleurs noirs étaient des prisonniers que
Simpson avait obtenus du résident de Rally, parce qu'il n'avait pu
trouver personne d'autre, ou parce que qu'il ne voulait pas les payer. Ils
arrivaient en même temps que les invités, attachés à
une longue chaîne reliée par des anneaux à leur
chéville gauche et pour ne pas tomber, ils devaient marcher du
même pas, comme à la parade. Maou [...] regardait avec
étonnement ces hommes enchaînés qui traversaient le jardin
[...] les anneaux de leurs chevilles tiraient la chaîne, à gauche,
à gauche. [...] leurs visages étaient lissés par la
fatigue et la souffrance. (Onitsha, 83-84)
Le Clézio nous fait découvrir, par le biais de
cette description satirique, les paradoxes de la colonisation. Ainsi
l'esclavage est décrié et l'attitude du colon est tournée
en dérision dans la mesure où celui-ci ne peut imaginer la
souffrance du Noir. Le manque de bon sens et la bêtise de la grandeur
devient le pôle de la critique le clézienne.
2. Le dévoilement des structures sociales
aliénantes
Par extension, si dévoiler c'est rendre public ce qui
est mystère, ce qui est caché, ce qui ne doit pas être
découvert parce que cette découverte montrera la noirceur de
l'esprit humain, du monde dans lequel l'individu réside, on peut
comprendre que le dévoilement renvoie sans aucun doute à la
notion de satire. Dévoiler est l'expression physique de la satire. Pour
ce fait, le dévoilement se veut subversion et dénonciation des
vices de la société. Cette idée du dévoilement,
découlant de l'esprit polémique fonctionne sur le ridicule. Elle
se moque de ce qu'elle blâme sans opposition. En employant les
procédés à l'instar de l'humour ou encore l'ironie, le
dévoilement fonctionne comme jugement et critique de par son
côté très grinçant. A la fois didactique et
pédagogique selon Kokou, le devoilement se sert de l'ironie pour montrer
du doigt les comportements humains surtout dans ce qu'ils ont de travers et de
raideur.
Dès lors, on comprend pourquoi Alain-Réné
Lesage déclare au début de son texte : « J'en fais un aveu
public : je ne me suis proposé que de représenter la vie des
hommes telle qu'elle est »18 (4). Ce qui découle d'une telle
affirmation nous donne une idée concrète de l'écriture de
Lesage, celle de dévoiler de façon complète les
profondeurs des structures sociales. On note un engagement pour une cause
humanitaire se voulant bénéfique pour établir un climat
de
18 Ceci est cité à
la préface de l'histoire de Gil Blas de Santillane, Rubrique
«déclaration de l'auteur » que Lesage l'affirme.
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justice entre les hommes. Lesage tout comme Le Clézio
ne veulent plus se taire devant le mal causé par la division
inégale de la société. Cette inégalité se
réclame être le quotidien des personnes de basse classe et de
mauvaises conditions dans la mesure où ces dernières se
retrouvent réduites à néant face à l'opulence de la
bourgeoisie.
L'histoire de Gil Blas de Santillane et Onitsha
obéissent à un même degré d'intensité de
dénonciation de la misère et de revendication de la place que
doit occuper le picaro19 dans la société.
2.1.La critique des moeurs
Dans son roman, Lesage nous présente une
société dans laquelle la vie se réglemente par la
recherche exclusive de l'ascension sociale, celle d'atteindre le somment quel
que soit le chemin emprunté. On a affaire à un quotidien qui
obéit à ces illustres mots de Jean Paul Sartre (1954) « tous
les moyens sont bons quand ils sont efficaces » (202) pour atteindre le
sommet. Ainsi, l'aventure vécue par de Gil Blas avec le barbier
Diégo montre autant de péripéties de souffrances dont le
pauvre est obligé de vivre pour avoir accès à la fortune
si bien entendu le destin lui permet de l'obtenir :
Pas fait deux cents pas, que je m'arrêtai pour visiter
mon sac. J'eus envie de voir ce qu'il y avait dedans, et de connaître
précisément ce que je possédais. Mon père m'apprit
de très bonne heure à raser ; et, lorsqu'il me vit parvenu
à l'âge de quinze ans, il me chargea les épaules de ce sac
que vous voyez, me ceignit d'une longue épée et me dit : Va,
Diego, tu es en état présentement de gagner ta vie ; va courir le
pays. Tu as besoin de voyager pour te dégourdir et te perfectionner dans
ton art. Pars, et ne reviens à Olmedo qu'après avoir fait le tour
de l'Espagne. Que je n'entende point parler de toi avant ce temps-là !
En achevant ces paroles, il m'embrassa de bonne amitié, et me poussa
hors du logis. [...] Je sortis donc ainsi d'Olmedo, et pris le chemin de
Ségovie. Je n'eus trouvai une trousse où étaient deux
rasoirs qui semblaient avoir rasé dix générations, tant
ils étaient usés, avec une bandelette de cuir pour les repasser,
et un morceau de savon (LGBS, 106)
Lesage utilise donc toutes ces figures empruntées chez
La Bruyère ou encore chez ses contemporains tels que Marivaux, Diderot
et Voltaire pour tourner en dérision l'image d'une société
où le paraître et le costume sont privilégiés. Il
procède au dévoilement des structures sociales en montrant le
vrai visage d'une société fondée sur l'absurdité
accordée à la classe sociale. La noblesse reste noble car elle
use des moyens moins catholiques pour faire fortune. D'où la
marginalisation du « bas social », la classe des paysans, de valets
et serviteurs de grands maîtres imbus de leur statut social.
19 C'est-à-dire le pauvre, celui qui vient de
la basse classe (tiers-état)
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Ce croquis de la représentation s'observe aussi
également dans Onitsha. La question du dévoilement des instances
sociales, le symbole de la dénonciation est sans doute
l'élément principal auquel s'attache l'ouvrage de Le
Clézio. Il s'agit ici d'un dévoilement direct car celui-ci
s'observe à travers les différentes critiques virulentes dont
Maou jette à l'endroit de ses confrères : les colons. La
scène où les Noirs creusent la piscine de Gerald Simpson tout en
étant enchaînés, la met dans un état
colérique et ne pouvant retenir son empathie pour la cause humaine, elle
déclare tout haut et à qui veut l'entendre l'injustice que l'on
fait subir aux colonisés. Elle reste pourtant sûre d'elle que
l'acte de la dénonciation, du refus de se taire devant un tel mal, un
tel opprobre, apportera à coup sûr une nécessaire
amélioration à la cause du colonisé car comme le dit Le
Clézio :
C'était donc l'Afrique chargée de Douleur, cette
odeur de sueur au fond des geôles, cette odeur de mort [...] Maou
ressentait du dégoût, la honte. (Onitsha, 390)
Du jour au lendemain, l'arrivée de Maou s'est
transformée en moment de désillusion, elle ne peut non plus
supporter le culte du pouvoir et de la race bienfaitrice qu'on exerce sur le
noir. JMG Le Clézio le mentionne d'ailleurs :
A Onitsha, elle avait trouvé cette
société de fonctionnaires sentencieux et ennuyeux [...] à
boire et à s'espionner, et leurs épouses, engoncées dans
leurs principes respectables, comptant leurs sous et parlant durement à
leurs boys, en attendant le billet de retour vers l'Angleterre. Elle avait
pensé haïr à jamais ces rues poussiéreuses, ces
quartiers pauvres avec leurs cabanes débordants d'enfants, ce peuple au
regard impénétrable, et cette langue caricaturale, ce pidgin qui
faisait tellement rire Gerald Simpson et les messieurs du club, pendant que les
forçats creusaient le trou dans la colline, comme une tombe collective.
[...] Personne ne trouvait grâce à ses yeux, pas même le
docteur Charon, ou le résident Rally et sa femme, si gentils et si
pâles, avec leurs roquets gâtés comme des enfants.
(Onitsha, 168)
On remarque que cette tendance à dévoiler,
à montrer la vraie couleur des choses dans une société
corrompue où les valeurs humaines, les plus primaires, sont
bafouées fait la particularité de cet extrait du roman de Lesage.
De ce fait, Le Clézio et lui nous rendent compte effectivement des
institutions sociales, de l'administration des sociétés ou encore
les gouvernements piétinant la masse au profit de leur minorité
aristocratique. La noblesse et la classe du colon sont ainsi la figure
emblématique de la douleur du bas social dans nos romans.
L'antihéroïsme est ici observable au premier plan dans la mesure
où ces personnages principaux restent ultimement les victimes de cette
démarche vers l'établissement d'une justice sociale qu'incarnent
nos auteurs. Aucuns d'eux ne restent pourtant sourds aux plaintes, au
désarroi et à la souffrance du bas social.
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La vie du bas social est aussi
l'élément de dévoilement chez les auteurs. Chez Lesage,
les pauvres ou encore les déshérités de la
société sont des voleurs, arnaqueurs, des dupes ou encore bandits
de grands chemins qui n'ont ni coeur ni loi. Ils agressent quiconque quel que
soit son statut social. Ils le font généralement pour survivre
car la société à laquelle ils appartiennent est vicieuse.
Néanmoins on assiste à une sorte de dépravation du bas
social, ces êtres sont facétieux, vils et très malins. La
preuve est que Gil Blas a passé sa plus grande période de
jeunesse, après son départ de son village et les circonstances
rocambolesques de sa survie, à s'identifier à ce type de
personnage qui est prêt à tout pour faire fortune. Il a
été victime de l'oppression de l'homme et en retour il refait la
même chose à d'autres personnes pour améliorer sa condition
de vie. Le chapitre consacré à l'exercice de la médecine
à Valladolid chez le docteur Sangrado en est une preuve siné qua
non. Ainsi Gil Blas se retrouve dans le corps d'Hippocrate20,
trompant et participant à la mort de certaines personnes
:
Tandis que j'aurai soin de la noblesse et du clergé, tu
iras pour moi dans les maisons du tiers-état où l'on m'appellera
; et, lorsque tu auras travaillé quelque temps, je te ferai
agréger à notre corps. Tu es savant, Gil Blas, avant que
d'être médecin ; au lieu que les autres sont longtemps
médecins, et la plupart toute leur vie, avant que d'être savants.
Je remerciai le docteur de m'avoir si promptement rendu capable de lui servir
de substitut ; et pour reconnaître les bontés qu'il avait pour
moi, je l'assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand même
elles seraient contraires à celles d'Hippocrate. Cette assurance
pourtant n'était pas tout à fait sincère, Je
désapprouvais son sentiment sur l'eau, et je me proposais de boire du
vin tous les jours en allant voir mes malades. [...] J'entrai ensuite chez un
pâtissier à qui la goutte faisait pousser de grands cris. Je ne
ménageai pas plus son sang que celui de l'alguazil, et je ne lui
défendis point la boisson. Je reçus douze réaux pour mes
ordonnances ; ce qui me fit prendre tant de goût à la profession.
[...] Je visitai plusieurs malades que j'avais inscrits, et je les traitai tous
de la même manière, bien qu'ils eussent des maux différents
(LGBS, 86-87, 89)
A partir de cet extrait, on note une société qui
n'a aucune valeur morale où le légal est ravalé au second
plan et où pour avoir accès au pain quotidien, on doit se
réclamer ingénieux et avoir du tact pour ne pas faillir à
la misère. Dans ce contexte, la question de dignité ne donne pas
à manger ni de quoi se vêtir.
Dans Onitsha, Le Clézio nous présente
le bas social qui participe indirectement à son
aliénation à cause de leur passivité. Etant une population
soumise au contexte de la colonisation - parce que l'homme blanc apporte la
lumière - face à la technicité et au progrès que
les Occidentaux exercent physiquement et spirituellement sur eux, ces derniers
ne pouvant également protester contre une telle autorité, se
plient délibérément à la torture que
20 En référence ici au serment
d'Hippocrate du corps médical. Les médecins prêtent serment
d'Hippocrate pour exercer la médecine.
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leur infligent leurs maîtres. A coup de fouets et de
bâtons, l'homme colonisé d'Onitsha reste docile aux
doléances occidentales car :
Les travailleurs noirs étaient des prisonniers que
Simpson avait obtenus du résident Rally, [...] parce qu'il ne voulait
pas les payer. Ils [étaient] attachés à une longue
chaîne reliée par des anneaux à leur cheville gauche.
(Onitsha, 83)
A partir de cet extrait on note que Le Clézio
étale au grand jour la souffrance et la maltraitance que subissent les
prisonniers noirs. Ils sont transformés en esclaves. Ils sont
humiliés, leurs droits sont bafoués. Ceci traduit l'expression
concrète du dévoilement qu'anime Le clézio, le
désir de mettre en lumière les insanités causées
par la division des classes et de l'exploitation de l'homme par l'homme.
Ceci dit, nous constatons tout compte fait que les ouvrages de
notre corpus s'identifient d'une manière concrète à un
dévoilement cru, à la découverte des structures sociales
à laquelle nos différents héros y prennent part de
façon directe ou indirecte. La misère de la basse classe,
l'opulence de la haute hiérarchie se sont constituées en
éléments primordiaux d'un tel dévoilement. Et nos auteurs,
à travers leurs différents protagonistes, ne cessent de laisser
découvrir ce sentiment de révolte qui les anime.
2.2. Le masque comme identité
Commencer à s'interroger sur la notion de masque,
à travers son historicité, se voit indispensable pour saisir
l'orientation que nous voulons attribuer au masque comme une identité au
regard des textes de notre corpus. Ceci dit, on note avec Marie-Claire
Zimmermann (2013 : 7) que :
« Masque » surgit au XVIe siècle (1511),
à partir de l'italien « maschera », issu du bas-latin «
masca », lui-même originaire du radical prélatin « mask
» [...] l'italien « maschera » dérive de l'arabe «
màshara » qui signifie « bouffon » ou bouffonnerie, ce
qui suppose un lien entre le masque et la dérision. On ne va pas manquer
de retrouver ultérieurement des connotations péjoratives dans les
mots ou expressions qui se prévaudront de l'existence du masque.
Qu'est-ce donc qu'un masque ? [...] Il s'agit d'un objet rigide ou non, qui
couvre le visage humain et qui représente lui-même une face
humaine, animale ou imaginaire. [...] Puisque le masque recouvre le visage,
c'est qu'il doit le cacher, le dérober à la vue et il est alors
synonyme [...] de dehors trompeur, apparence, « pretexto », «
disfraz ». Masquer implique la duperie, le camouflage, le mensonge.
On voit que le masque n'est en réalité qu'un
objet de déguisement qui donne à son porteur une fausse apparence
en recouvrant son visage ou son corps. Il sert, selon les lieux et les
époques, à cacher, à frayer, à transformer,
à faire apparaître, à communiquer avec l'au-delà.
Il
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favorise aussi l'expression du corps. Ainsi, que ce soit le
protagoniste ou les personnages secondaires dans les textes du corpus, tous
portent un masque. Non pas un masque au sens dénotatif du terme, mais un
masque découlant de l'image à laquelle tous ces personnages
veulent renvoyer à la société. On comprend que les
héros n'ont pas pour autant besoin de se parer de quelques
vêtements que ce soit pour se dissimuler. Si on interpelle ces
expressions essentielles à partir de l'extrait ci-dessus : «
camouflage » « mensonge » « dehors trompeur » «
cacher », on note une perpétuelle aventure de nos héros
à user de leur attrait physique pour séduire les autres. Les
protagonistes et antagonistes dans nos deux oeuvres montrent tous une image
fausse d'eux et cela pour de multiples raisons.
Dans l'histoire de Gil Blas de Santillane, cette
aventure du masque va crescendo. Gil blas se cache sous de multiples costumes
tout au long de ses périples pour dissimuler son identité. Il
devient tour à tour voleur de grand chemin, faux médecin et
mauvais acteur dans le but de plaire, de quitter une bonne fois pour toute sa
condition de sous homme que la société policée lui impose.
Pour lui, le statut de bas social est pesant, et il doit user de tout son
charme pour accéder à la haute classe. Le désir d'une
ascension sociale fulgurante s'impose. Les actes et actions posés par
Gil Blas peuvent dans une certaine mesure se justifier car ici on est dans une
société en proie à de multiples discriminations. Une
dichotomie qui marginalise le bas social, plus connu sous le nom du
Tiers-état. La preuve est qu'il souhaite devenir une autre personne et
supporte mal sa vie actuelle. Lors de ses retrouvailles avec son ancien
compagnon Fabrice, Gil affirme :
Je vais convertir mon habit brodé en soutanelle, me
rendre à Salamanque, et là, me rangeant sous les drapeaux de
l'Université, remplir l'emploi de précepteur. Beau projet !
s'écria Fabrice ; l'agréable imagination ! Quelle folie de
vouloir, à ton âge, te faire pédant ! Sais-tu bien,
malheureux, à quoi tu t'engages en prenant ce parti ? Sitôt que tu
seras placé, toute la maison t'observera. Tes moindres actions seront
scrupuleusement examinées. Il faudra que tu te contraignes sans cesse.
Que tu te pares d'un extérieur hypocrite, et paraisses posséder
toutes les vertus. (LGBS, 68)
Dans ce fragment, nous notons que Fabrice déconseille
à Gil Blas, de se déguiser pour séduire le haut social. Il
faut comprendre que cette hypocrisie du masque, lui retombera en retour
au-dessus car la noble classe, quand elle se rendra compte des fausses vertus
de Gil Blas, elle le passera à coup sûr au crible d'un
châtiment bien mérité. Compte tenu que la
société est plutôt rude et intransigeante en ce qui
concerne le vol de statut social.
Cette figure de masque ici représentée met en
exergue un imaginaire social très prisé par les hommes. On se
fait passer pour ce que l'on n'est pas afin de pouvoir accès aux
privilèges
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d'une société fondée sur des lois
discriminatoires, sur des lois établies par la haute classe
défavorisant le bas social.
Les actions de Gil Blas peuvent donc être
moralisées bien qu'elles soient préjudiciables. Mais par contre,
Lesage lance un cri de moralisateur et décrie ici cette
société où le paraitre joue un rôle important dans
cette société du XVIIIe siècle dont il décrit avec
véhémence et vivacité. Les costumes sont en
réalité des masques et se revendiquent être le quotidien
des chefs, des grands prêtes et les hauts courtisans nobles. Les titres
de noblesse, duc-duchesse, comte-comtesse, marquis-marquise pour ne citer que
ceux-ci sont autant de costumes qui poussent les protagonistes à
être quelque chose d'autre que ce qu'ils sont en réalité et
à se surestimer vis-à-vis des autres hommes. Ils se
déguisent en seigneurs, en rois, en gestionnaires de biens publics.
Le masque et le paraître occupent donc une place
prépondérante dans le roman de Lesage. On assiste au
dévoilement. Ce dévoilement devient sujet à l'autonomie,
à la liberté mais une liberté sous-entendue. L'idée
de la liberté, de se faire respecter, de devenir quelqu'un d'important
dans une société en proie aux multiples aléas de la vie
reste ce qui dirige le quotidien dans cette société
française. Alors Lesage s'approprie cette façon de voir les
choses et la maintient comme l'un des éléments poussés
d'une esthétique littéraire. Cette usage du masque montre de
manière virulente l'esprit d'une société où le
paraitre s'est installé de manière inconditionnelle, et continue
de se faire honneur. Elle devient un fait social et s'appréhende dans
une certaine mesure comme une identité chez les personnages de Lesage.
Le masque est devenu le symbole de tricheries et de duperies des personnages.
Les femmes tout comme les hommes en usent davantage sous leurs costumes
où personne ne peut rien soupçonner. On observe cette
dénonciation du masque comme dans les chapitres : « Quel parti prit
Gil Blas après l'aventure de l'hôtel garni » et « Gil
Blas continue à exercer la médecine avec autant de succès
que de capacité, Aventure de la bague retrouvée » :
Pour éclaircir mes soupçons, j'ouvris la porte
de ma chambre, et j'appelai l'hypocrite à plusieurs reprises. Il vint
à ma voix un vieillard qui me dit : Que souhaitez-vous, seigneur ! Tous
vos gens sont sortis de ma maison avant le jour. Comment, de votre maison ?
M'écriai-je : est-ce que je ne suis pas ici chez don Raphaël ? Je
ne sais ce que c'est que ce cavalier, dit-il. Vous êtes dans un
hôtel garni, et j'en suis l'hôte. Hier au soir, une heure avant
votre arrivée, la dame qui a soupé avec vous vint ici et
arrêta cet appartement pour un grand seigneur, disait-elle, qui voyage
incognito. Elle m'a même payé d'avance. Je fus alors au fait. Je
sus ce que je devais penser de Camille et de don Raphaël ; et je compris
que mon valet, ayant une entière connaissance de mes affaires, m'avait
vendu à ces fourbes. (LGBS, 64).
Camille, toute malade qu'elle était, s'apercevant que
deux archers à grandes moustaches se préparaient à la
tirer de son lit par force, se mit d'elle-même sur son
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séant, joignit les mains d'une manière
suppliante, et me regardant avec des yeux où la frayeur était
peinte : seigneur Gil Blas, me dit-elle, ayez pitié de moi. Je vous en
conjure par chaste mère à qui vous devez le jour. Quoique je sois
très coupable, je suis encore plus malheureuse. Je vais vous rendre
votre diamant, et ne me perdez point. En parlant de cette sorte, elle tira de
son doigt ma bague, et me la donna. (LGBS, 95)
Dupé par Camille et Don Raphaël à
Valladolid, ces derniers se prenant pour des riches propriétaires d'un
château, Gil Blas décide de se venger de Camille lors de leur
rencontre à Madrid. Dans ces deux fragments, on constate
également que le masque occupe une place indéniable dans le roman
de Lesage. Le bas social survit grâce aux techniques de masque.
Cette technique n'est autre que l'usurpation de l'identité ; les
différents protagonistes se font passer pour ce qu'ils ne sont pas. Ils
s'octroient de fausses identités dans le but de duper des gens, de les
extorquer de l'argent à partir des moyens qui se présentent
à eux. Ces peuples de basse extraction ne sont entre autre que le
tiers-état. Marginalisés, abandonnés à
eux-mêmes, n'ayant aucunement été suivis par des
précepteurs intellectuels, ils restent ingénieux et
déterminés à quitter la condition miséreuse de vie
que leur impose la haute classe.
Dans Onitsha, cette veine satirique pour la
dénonciation du masque que portent les personnages le cléziens
est remarquable comme chez Lesage. Même si ici ce sont les antagonistes
qui se parent régulièrement des masques dans le but de tromper le
bas social, c'est-à-dire les noirs. La preuve reste flagrante
quand il s'agit d'analyser les actions des hommes d'United Africa ou ceux du
Divisional Office auxquels Geoffrey, en fait partie. De ce fait, la question du
masque fait l'apanage du roman de Le Clézio à travers ses
personnages à l'instar :
On assiste à des personnages :
Fintan
C'est le personnage-narrateur du récit. Le masque
porté par Fintan est beaucoup plus représenté dans le
récit. Enfant lors de son voyage en Afrique, il partage les convictions
que Maou, sa mère, revendique une société de justice. Ami
de Bony, le jeune Noir, il est fatigué d'être
considéré comme le bouc émissaire des malheurs des Noirs.
Il est parfois dénigré par certains parents Noirs et
rejeté par les garçons de son âge. Alors Fintan en veut
à son père colon, il déteste Geoffrey et il le
considère parfois comme le responsable de toutes les tribulations qui
sont survenues dans leur vie depuis leur arrivée à Onitsha. On
voit ici qu'il y a entre Fintan et Geoffrey un conflit permanent. D'où
la reconnaissance du mythe oedipien. A la fin du récit, il raconte sa
peine africaine. Ce regard qu'il a eu de l'Afrique. Mais, il ne pouvait
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rien faire pour remédier à cette situation car
qu'il le veuille ou pas, il était colon dans tous les sens du terme du
simple fait de sa couleur de peau. Ce masque, il le portera toujours et s'en
voudra d'avoir toujours participé à une mascarade
organisée par sa propre race.
Maou
Elle est considérée comme l'un des personnages
le plus important du texte de Le Clézio. Elle est marquée par le
masque qu'elle porte. Elle devrait normalement dans certains contextes
supporter la stricte puissance du Blanc sur le Noir. Mais elle refuse
catégoriquement de prendre part à l'injustice qu'exercent ses
compatriotes à Onitsha. Sa moralité ne lui permet pas de
procéder de cette façon. Ici sa peau blanche devient une sorte de
masque dont elle se sert pour se rapprocher de la race blanche, essayant tant
bien qu'elle peut de les caricaturer, de les moraliser. Sa peau est
également symbole de masque en ce sens qu'elle revendique la cause des
noirs. La chose curieuse que l'on note ici est de voir finalement une femme de
race blanche ayant aussi une humanité. Elle se révolte contre le
traitement qu'on inflige aux Noirs et revendique leur condition. Sa peau
devient un symbole d'affirmation et de moralisation car elle démontre
que certains Blancs ne sont pas d'accord avec les pratiques de la barbarie
coloniale.
Geoffrey
Qu'il le veuille ou non, Geoffrey a contribué à
anéantir la vie des habitants d'Onitsha. Envoyé en Afrique pour
perpétuer l'administration coloniale, il accepte de jouer le rôle
par souci de patriotisme pour son pays, l'Angleterre. Le masque que porte
Geoffrey est plutôt très lourd à assumer, mais il ne peut
pas reculer. Puisqu'il a choisi ce rôle, il devra l'assumer jusqu'au
bout. Son impartialité, sa désinvolture prouvent qu'il n'a pas
toujours été d'accord avec les décisions prises par
l'UNITED AFRICA. Mais, il ne peut rien, il rêve toujours de cette belle
« Oro » avec lui dans les rives du Nil. Il doit porter ce masque
d'hypocrisie, et choisit de dissimuler ses ressentis pour ne pas être
considérés comme le traitre.
Gerald Simpson
Ce personnage mythique et « odieux »
(Onitsha, 54) dans les écrits de Le Clézio est le
symbole de l'identification de la race blanche, paré de mauvaises
intentions en vertu de l'Afrique. Exigeant, capitaliste et colon dans toute la
splendeur du terme, Gerald Simpson est la figure emblématique du
colonialisme. Sa seule motivation réside dans le fait de piller
l'Afrique de toutes ses ressources naturelles, de ses valeureux hommes. Par
ailleurs, il
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constitue un frein à l'épanouissement de Maou,
de Fintan et des africains placés sous son joug. Ici, Le Clézio
fait la caricature de ce personnage et de tous ceux de près ou de loin
qui s'y rapportent. Il dénonce l'hypocrisie coloniale faisant croire
à l'Afrique, à une vie plus occidentale que jamais. Simpson, le
D.O de l'United AFRICA, utilise toute sa suprématie désobligeante
pour marginaliser le bas social, et bien entendu tous ceux qui sont sous ses
ordres. Avec son esprit machiavélique, il mène la vie difficile
aux colonisés et à tous ceux qui s'opposent à ses
idées farouches et inhumaines. Sa capuche d'homme moralisateur et
constructeur n'est rien qu'un tissu de mensonge et Maou sera la première
à s'y opposer de façon brutale. Le Clézio fait tomber le
masque de Simpson et par extension de tous les colons ayant pillé
l'Afrique jusqu'à ses extrémités. A travers ce personnage,
Onitsha démasque l'idée préconçue par les
occidentaux de la colonisation, comme selon laquelle, ils seraient venus en
Afrique dans l'espoir d'apporter un peu de civilisation aux hommes du continent
Noir. Le Clézio dénonce la triste réalité des
hommes d'une Afrique martyrisée par les travaux les plus avilissants :
Dockers, Creuseurs de Puits, boys à tous faire, jardiniers, etc.
Hayling, Sabine Rhodes, le Colonel Metcalfe et sa
femme Rosalind et les autres officiers anglais de L'UNITED
AFRICA
Ces personnages portent le masque du colon. Ce sont les
officiers de l'administration Anglaise envoyés à Onitsha pour
superviser la colonie. Ce sont les collaborateurs du D.O. ils sont bien
organisé ; chacun à une tâche spécifique dans la
colonie. Dès lors, ils mettent en exergue tous les moyens
nécessaires pour empêcher les Noirs de constituer un obstacle
à leur séjour de pacha en Afrique. Ils maintiennent
d'une part l'idée de la suprématie de la race du colon sur le
Noir. Néanmoins, ils vivent dans des quartiers huppés et
continuent à perpétrer l'idée de la séparation des
classes.
3. La division sociale : le conflit des
classes
Le conflit est un élément rapprochant les deux
textes du corpus. Il se réclame être l'élément qui
centralise l'univers de Lesage et celui de Le Clézio. Dans ces romans,
on dénote une cruelle opposition entre la haute classe noble et riche et
le bas peuple, pauvre et misérable. Chez Lesage, la figure de picaro
qu'incarne Gil Blas, être vil de basse extraction, souhaite d'ordinaire
accéder à la haute classe. L'idée de l'ascension sociale
laisse découvrir le conflit existant entre le tiers-état et la
noblesse. Cette dichotomie sociale s'initie également chez Le
Clézio avec le climat conflictuel qu'on observe entre les colons blancs
et les noirs réduits à l'esclavage et aux travaux
forcés.
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3.1. La Cour contre le Tiers-état dans
l'histoire de Gil Blas de Santillane
Dans l'Histoire de Gil Blas de Santillane, la cour
est représentée par les hommes nobles, les fortunés. Ce
sont des ministres de l'église, de l'état et tous les hommes
d'une manière ou d'une autre gagnant leur vie en exécutant les
multiples tâches de l'administration. Appelés les courtisans, ses
comptes et ses comtesses, ses barons et ses baronnes, ses ducs et ses duchesses
vivent de fortunes colossales généralement obtenues grâce
aux efforts physiques des hommes dits de « mauvaises conditions ».
Ces hommes de « mauvaises conditions » ne sont entre autre que
l'ensemble de personnes - soldats, paysans, valets et précepteurs - que
compose le Tiers-Etat. Ce dernier travaille de manière rude pour
satisfaire les honneurs de la haute classe noble. Gil Blas, Fabrice,
Diégo pour ne citer que ceux-ci représentent ce
Tiers-état. Ils occupent des fonctions les unes aux autres en gardant le
même statut : usurier, valet, assistant. Le Tiers-état occupe les
postes de secondes catégories. Ils travaillent pour leurs maîtres
et font tout pour leur plaire malgré les conditions de travail
fréquemment rudes.
La cour s'identifie à la société des
maitres, de ceux qui commandent, des opulents. C'est la noblesse, c'est le
clergé, ils ne travaillent pas mais emploient des serviteurs. Les lois
érigées sont en leur faveur. Ainsi ils se représentent
comme la classe marginalisant. Le Tiers-Etat est la classe marginalisée
car ils sont sous les ordres du maitre. Ils doivent en général
faire des besognes les plus immorales et se tapissent comme les marchepieds des
opulents. Tandis que ces hommes nobles s'enrichissent de jour en jour, les
pauvres se défigurent et s'appauvrissent quotidiennement.
En revanche, le conflit installé entre les hommes de la
cour et le Tiers-Etat réside chez Lesage sur le fait que les deux
classes désirent une seule chose. Le maître veut rester
maître toute sa vie, rester riche pour toujours car la noblesse est
héréditaire. Le pauvre pour sa part, souhaite devenir riche,
souhaite changer sa condition voire même de statut social. Pour cela, ce
pauvre use de tous les moyens pour y parvenir. Il va devoir être vil,
malicieux et surtout ingénieux pour accéder à la haute
classe. Le héros lesagien se réclame être ce type de
personnage. La preuve, Gil Blas veut tout faire, occupe même les postes
esclavagistes pour parvenir à un idéal précis, celui de
devenir un courtisan. Lesage nous fait bien ce contraste entre le tiers-Etat et
les hommes de la cour, à travers ce fragment de texte, décrivant
la première ascension de Gil Blas vers les hautes marches de la
société :
Il [le seigneur] me reçut d'un air gracieux, et me
demanda si je m'accommodais du genre de vie des jeunes seigneurs. Je
répondis qu'il était nouveau pour moi, mais que je ne
désespérais pas de m'y accoutumer dans la suite. Je m'y
accoutumai effectivement, et bientôt même. Je changeai d'humeur et
d'esprit. De sage et posé
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que j'étais auparavant, je devins vif, étourdi,
turlupin. Le valet de don Antonio me fit compliment sur ma métamorphose,
et me dit que, pour être un illustre, il ne me manquait plus que d'avoir
de bonnes fortunes. Il me représenta que c'était une chose
absolument nécessaire pour achever un joli homme. [...] J'avais trop
envie d'être un illustre, pour n'écouter pas ce conseil ; outre
cela, je ne me sentais point de répugnance pour une intrigue amoureuse.
Je formai donc le dessein de me travestir en jeune seigneur, pour aller
chercher des aventures galantes. Je n'osai me déguiser dans notre
hôtel, de peur que cela ne fût remarqué. Je pris un bel
habillement complet dans la garde-robe de mon maître, et j'en fis un
paquet que j'emportai chez un petit barbier de mes amis, où je jugeai
que je pourrais m'habiller et me déshabiller commodément.
(LGBS, 161-162)
Ce passage illustre bien le climat conflictuel qui existe
entre les classes. Gil blas, homme de mauvaise condition, né et ayant
acquis la maturité dans le bas social souhaite un instant soit peu
porter le costume de la noblesse, endosser des traits de caractères du
courtisan dont il n'est pas. Voilà ce qu'il fait. En se faisant
considérer comme un jeune seigneur, il souhaite avoir accès
à tous les avantages que vaut ce titre. On voit également
à travers ce passage le caractère dupe de Gil Blas. Il
représente ici le produit pur du tiers-état à travers ses
habitudes et son comportement.
3.2. Colons Blancs face aux colonisés Noirs dans
Onitsha
Les héros lécleziens rendent compte des
inégalités causées par la colonisation anglaise et
française en Afrique21 et au Nigéria,
précisément à Onitsha. Le regard de l'Afrique par Maou et
Fintan, semble devenu plus amère. L'Afrique au regard de la ville
d'Onitsha n'est en réalité qu'un territoire de marginal. Les
impressions admises auparavant avant sa découverte constituent un moment
de chute libre pour nos protagonistes. Ce n'est plus ce lieu exotique et de
beauté naturelle où l'air est conditionné dans son
état le plus primitif. Mais cette rencontre concrète avec
l'Afrique, plus décevante que jamais est un coup de poignard. Chez
Fintan effectivement, « la conscience raciale, et la conscience de la
séparation des espèces apparaissent dès son premier
contact avec le monde colonial, sur le Surabaya. En même temps,
c'est aussi pour lui le lieu des premières transgressions, et la
naissance d'un trouble ressenti spontanément devant le sort des «
noirs » (Moudileno, 2012 :66):
Il [Fintan] ne pouvait plus détacher son regard des
noirs qui vivaient sur le pont de charge, à l'avant du navire.
Dès l'aube, il courait pieds nus jusqu'au garde-corps, il calait ses
pieds contre la paroi pour mieux voir par-dessus la lisse. Aux premiers coups
sur la coque, il sentait son coeur battre plus vite comme si c'était une
musique. (Onitsha, 43)
21 En référence ici aux
différentes capitales des pays l'Afrique subsaharienne occidentale
traversés par nos protagonistes (Maou et Fintan) : Gorée, Dakar,
Abidjan, Accra, Cotonou, Lomé, etc.
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La découverte des colons, la souffrance des Noirs, la
discrimination sociale, la misère des villes africaines au profit de
l'enrichissement des pays occidentaux permettent à Maou tout comme
à Fintan de prendre position par rapport à tous ces sacrifices.
C'est l'horreur lorsque Maou et Fintan aperçoivent les côtes
africaines sur le surabaya, la masse populeuse entassée sur un
même lieu comme une termitière à la quête du
bien-être. C'est un moment de désolation pour nos protagonistes.
Ils se rendent compte que cette Afrique-là n'est pas celle qu'ils se
sont imaginé. Ici tout est partagé ; les colons Blancs d'un
côté et les Noirs d'un autre.
Dans Les Cahiers Le Clézio, Lydie Moudileno
(2012 : 66) rend aussi bien compte de cette situation de la bipolarisation de
la société dans son article et trouve effectivement que :
L'appareillage du Surabaya rend irrémédiable
l'écartèlement entre deux côtés du monde et fait
éclater les contradictions du désir entre Afrique et Occident, il
dessine également les contours d'un espace singulier : la colonie. Sur
le bateau en effet, la séparation entre les passagers européens
et les Noirs est nette : les colons circulent dans les cabines et sur le
pont-promenade, les Noirs sont cantonnés à l'avant du bateau, sur
le «pont de charge». Métonymie de la colonie, le bateau
confirme, comme Franz Fanon l'écrivait dans Les Damnés de la
terre, que « le monde colonisé est un monde coupé en
deux » régi par la différence raciale. « Ce monde
compartimenté », expliquait Fanon, « ce monde coupé en
deux est habité par des espèces différentes... Quand on
aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est
patent que ce qui morcelle le monde c'est d'abord le fait d'appartenir ou non
à telle espèce, à telle race.
Ce qui est inquiétant est que toutes les villes
accostées, avant le débarquement sur Onitsha, ont le même
aspect tant physique que psychologique. Les mêmes souffrances se
répètent d'une ville à une autre. Les habitants sont
marginalisés sous le faix du statut d'homme colonisé dit homme
non civilisé voire barbare.
Cependant, on remarque donc qu'Onitsha se réclame
être une diatribe contre le colonialisme. Car comme l'affirme Catherine
Kern (2004 : 93):
L'Occident est définitivement présenté
sous un jour négatif. Fintan est réveillé la nuit par un
chant lancinant qui sera sa première découverte de l'esclavage.
Le discours social intervient à travers l'itinéraire du
personnage-enfant, qui découvre ce monde en même temps que le
lecteur. Le constat vient d'un occidental qui s'est désolidarisé
des colons [...] L'écrivain se veut, à travers des récits
qui retracent des parcours individuels ou plus rarement collectifs, un
porte-parole de ces civilisations étouffées, envahies par
l'Occident. L'écriture est alors chargée d'une double fonction,
à la fois mémorielle (assurer une conservation de ces cultures
éphémères) et revendicative.
De ce qui précède, on voit que l'écriture
le clézienne ainsi revêt une forte dimension sociale et
idéologique. Toutefois en revendiquant son identité culturelle
liée à l'Afrique, cet auteur est sensible à la souffrance
de l'Afrique face au despotisme du colonialisme blanc. Il s'engage, à
travers ses différents personnages, à dénoncer les
inégalités quotidiennes que subissent les
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noirs. On voit donc qu'il y a de réels conflits entre
les colons blancs et les indigènes noirs dans Onitsha.
On constate à la suite de ce deuxième chapitre
que l'écriture du social organise le picaresque et lui confère
une unité réelle avec la société. Ces textes sont
donc le reflet d'une société dans la mesure où
ils représentent en effet l'expression d'une vision du monde
c'est-à-dire des tranches de réalités imaginaires ou
conceptuelles, structurées de telle manière que, sans qu'il ait
besoin de compléter essentiellement leur structure, qu'on puisse les
développer en univers globaux (Goldmann, 1964 :348). Ceci dit, la satire
sociale s'avère être une forme marxiste du picaresque en vue, dans
la mesure où elle permet par la suite de mettre en relief la
matière picaresque.
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DEUXIÈME PARTIE : LES
MODALITÉS ESTHÉTIQUES DU
PICARESQUE
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Avant d'être un genre, le picaresque est d'abord une
esthétique régissant une forme particulière
d'écriture. Cette forme obéit sans aucun doute à des
modalités que l'on peut considérer d'essentielles pour la
définition du genre. Ceci étant dit, partant d'une
écriture du social comme fondement du picaresque, nous nous attelons
dans cette seconde partie à faire ressortir les différentes
modalités esthétiques qui guident ce genre. Puisqu'il se
revendique être une esthétique marxiste dans la mesure où
il met en scène les problèmes causés par la
séparation des classes, cette partie de notre travail se permet
d'établir, d'une part, la structuration du récit d'un picaro et
d'autre part, le langage satirique à travers ses différentes
formes. C'est la manifestation du discours de ce genre. Ainsi, le chapitre
premier, intitulé la structure fonctionnelle du récit picaresque,
met en scène la particularité de ce récit basé sur
un marxisme identitaire. Le personnage principal se trouve au centre de toutes
les préoccupations d'écriture. Il est tour à tour le
narrateur du récit homo et/ou hétéro
diégétique, anti-héros. Il y a une
prépondérance des petits récits hétéroclites
et intercalaires. Quant au chapitre 2, titré la mise en scène du
langage picaresque, il insiste sur la manifestation des formes satiriques qui
guident son discours. A ce niveau, on note un discours pamphlétaire qui
se centralise en particulier sur un tropisme indéniable. Il s'agit de
l'ironie, de la caricature, de l'humour et du sarcasme. Ceci dit, cette partie
veut montrer que, bien que le picaresque soit toujours en perpétuelle
innovation, il impose tout compte fait une certaine modalité
revendiquant sa pérennité.
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