INTRODUCTION GÉNÉRALE
Les motivations du choix du sujet et
justification
Le genre romanesque m'a toujours fasciné, son
élaboration, son esthétique et surtout les
péripéties que l'auteur y accorde une place indéniable.
Les romans lus la plupart du temps ne se ressemblent pas. Parfois à
cause de leur différence au niveau du temps, parfois à cause de
la vision du monde propre à chaque écrivain digne de ce nom.
Cette différence observée à la lecture de chaque roman
m'ont alors permis de m'interroger sur les genres ou types de romans. J'ai
constaté que je tombais toujours sur un genre particulier de roman, et
ce dernier me fascinait au regard du protagoniste mis en scène, les
actions que ce dernier entreprend pour se sortir des difficultés. Il
s'agit bien entendu du roman picaresque. La découverte du picaresque
comme genre romanesque a donc finir par attiser ma curiosité. En quoi
elle consiste ? Quel historique dégage-t-il, du moins d'où
provient-il ? La découverte originelle du picaresque a été
ce qui m'a plus motivé à m'interroger sur l'empreinte de ce genre
de roman dans la littérature française.
Originalité et intérêt du
sujet
Le picaresque est un genre romanesque qui s'exprime en
priorité dans les récits espagnols du siècle d'Or. Sa
venue dans la taxinomie littéraire apparaît en réaction aux
romans pastoraux et chevaleresques1. Il est essentiellement
subversif puisqu'il se démarque aussi bien par sa forme que par un
univers éthique auquel il voue une priorité indéniable.
Cela explique pourquoi d'aucuns pensent que « le genre picaresque s'est
posé en s'opposant » (Bodo B., 2005 :21) aux genres
médiévaux. Autrement dit, le picaresque est une esthétique
de révolte. Son esthétique se transpose d'un point de vue
diachronique en une idéologie, en défenseur des valeurs humaines
et se veut engageante. Le picaresque se conçoit comme un miroir de la
société de par son goût pour l'observation morale et celui
de la raillerie. La satire sociale en est une modalité essentielle de
son écriture. Dans le picaresque, le héros s'initie à
faire face
1 Les livres pastoraux et de chevalerie sont des
récits en prose qui relatent les vaillantes aventures d'un guerrier
extraordinaire, le chevalier errant, paradigme des vertus héroïques
et sentimentales. Ces romans, héritiers des valeurs
médiévales, amour, vaillance, foi, sacrifice, loyauté,
associent le service dû à la dame aimée aux aventures. La
guerre (contre les païens), l'amour, l'honneur (à travers la
loyauté et le sacrifice) constituent les sujets majeurs du
chevaleresque. En somme, le chevaleresque et le pastoral sont l'écriture
de la noblesse : noblesse du héros, de la matière, du langage.
Ces genres sont conservateurs et apologétiques dans la mesure où
il offre à son lecteur qu'un monde artificiellement parfait et
peuplé de figures trop exemplaires qui ne visent qu'à valider et
soutenir la pensée officielle.
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aux multiples difficultés de l'existence à
travers des aventures typiquement périlleuses et rocambolesques.
Pour des critiques de genre comme Maurice Molho ou encore
Edmond Cros, le picaresque est une esthétique littéraire ayant
vécu uniquement entre le XVIe et le XVIIe siècle en Espagne. Le
véritable roman picaresque serait donc aujourd'hui
considéré comme disparu. Par conséquent, il ne se
constitue plus comme un genre à part entière étant
donné qu'il n'obéit pas au même contexte historique de sa
genèse. Cependant, notre travail démontre au contraire la
permanence du picaresque dans le discours littéraire français.
Ainsi, l'objet de ce mémoire est de redéfinir le picaresque afin
de montrer la pérennité de son esthétique dans la
littérature française actuelle. Pour que cela soit
réalisable, nous fondons notre réflexion sur un corpus
littéraire composé de deux romans : L'histoire de Gil
Blas de Santillane et Onitsha, respectivement
écrits par Alain-René Lesage et Jean-Marie-Gustave Le
Clézio. Le choix de ces deux oeuvres repose sur le fait qu'ils mettent
en relief le caractère atemporel du picaresque. Ceci étant,
L'histoire de Gil Blas de santillane s'avère
donc indispensable dans l'analyse de notre sujet dans la mesure où elle
se caractérise par une empreinte culturelle espagnole. Par ailleurs,
elle est considérée par les critiques comme le modèle du
picaresque en France. A elle seule, elle est déjà une
évolution au niveau de son esthétique et se revendique être
un imaginaire de pérennité du picaresque. Quant à
Onitsha, elle est choisie parce qu'elle dégage les
critères de la contemporanéité liée au picaresque :
l'initiation du héros à la question de la classe sociale et aux
difficultés de l'existence.
Problématique et
hypothèses
Notre mémoire pose un problème de genre. Ceci
étant, poser le fondement de la pérennité du picaresque
dans la littérature française actuelle, nous permet de formuler
les problématiques suivantes. Comment se manifeste le picaresque dans
les textes de notre corpus? Sur quels ressorts se fonde t- il pour
représenter la marginalité ? Peut-on parler de modalités
picaresques ? Si oui comment se construisent-elles ? Quels rapports
s'établissent entre le picaresque et l'Histoire ? Sur quels principes ce
genre se repose-t-il pour réécrire les mentalités d'une
civilisation donnée ?
Une telle problématique, nous permet de proposer les
hypothèses suivantes : le picaresque est un genre de nature marxiste
représentant une forme essentielle de la marginalité. Les
outils
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satiriques font du picaresque un genre atemporel. Le
picaresque réécrit l'histoire des mentalités d'une
civilisation donnée.
Cadre théorique et
méthodologique
Les approches théoriques et méthodologiques que
nous considérons les mieux adaptées pour mettre en exergue la
problématique de notre analyse sont la
transgénéricité et le structuralisme
génétique de Lucien Goldman.
Pour ce qui est de la critique transgénérique,
notre choix s'est porté sur elle dans la mesure où elle fonde sa
méthode sur le transfert des compétences d'un genre
littéraire dans un autre et d'une époque à une autre. Ceci
dit, la trangénéricité s'est donnée pour
tâche - par le biais de la transtextualité
développée par Genette Gérard - d'insister sur le
phénomène de la transversalité d'un genre dans un autre ou
encore la traversée d'un genre d'un siècle à un autre. Car
comme le signale Josias Semujanga (2001 : 156 )
Transgénérique ne [signifie] nullement absence
de cultures nationales ni de genres littéraires, mais refus de toute
vision homogénéisante de l'écriture, de tout principe
privilégiant des canons reconnus d'emblée comme légitimes.
En effet, la prévision qu'implique un système stable est
contraire à l'écriture agissant comme transformation, comme
processus instable et même comme insolence vis-à-vis des canons
esthétiques. [...] les oeuvres [...] transgénériques vont
se multiplier, opérer des déplacements de plus en plus inattendus
et renouveler les genres classiques.
On note que les esthétiques littéraires à
travers leur univers générique ne se constituent pas seulement
comme appartenant à une période fixe et figée mais elles
sont également atemporelles et peuvent dans certaines mesures fonder
d'autres esthétiques. Dans cette perspective, en partant du postulat de
la différenciation entre les genres littéraires, nous arrivons
à rendre compte du phénomène de l'intertextualité
et de la transtextualité.
Cela dit, la transgénéricité ou encore
« genre de travers2 » est une critique qui découle
de plusieurs théories développées autour du genre
romanesque. En ce qui concerne son histoire, nous faisons d'abord appel
à Bakhtine Mïchael qui dans son ouvrage critique
Esthétique et théorie du roman3 (1978)
donnait les canons essentiels permettant d'observer le phénomène
de la transversalité dans le discours littéraire. Ainsi le genre
romanesque ne s'exprime mieux qu'à travers une « polyphonie »,
un « plurilinguisme » voire une « polyculturalité »
dans la
2 Concept développé par Dominique
Moncond'huy et Henri Scepi dans leur ouvrage collectif né à
l'issu d'un colloque intitulé Les genres de travers :
littérature et transgénéricité. Ces termes
sont utilisés pour mieux étayer le concept de la
transgénéricité qui se repose sur une
expérience de la traverse et de la transversalité d'une
esthétique littéraire par une autre.
3 Traduction en 1978 par les éditions
Gallimard
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mesure où on peut identifier dans un échantillon
de texte plusieurs esthétiques ou schèmes textuels qui
s'entrecroisent et s'entremêlent. Le genre romanesque devient donc un
dialogue entre deux ou plusieurs cultures. Bakhtine parle d'ailleurs de «
dialogisme » permettant d'expliquer le fait que le roman soit la «
manifestation historico-littéraire du métissage culturel, [...]
et serait dès l'origine le point de rencontre de plusieurs dialectes, de
discours multiples encore perceptibles » (Valette, 1992 :42). Bakhtine
marque ainsi le premier pas quant à identifier le roman comme une
traversée des genres en théorisant son concept de «
dialogisme ».
En s'inscrivant dans la même vision du texte romanesque
que son contemporain Bakhtine, Julia Kristeva apporte un plus dans l'analyse du
texte romanesque. Ainsi, cette essayiste théorise le concept de l'
« intertextualité ». Ce terme est employé pour la
première fois dans son essai sur Bakhtine « le mot, le dialogue et
le roman » mais c'est dans sa Révolution du langage
poétique (1974) qu'elle confère au mot «
intertextualité » une définition délégitimant
les axes de l'écriture romanesque. Ainsi on comprendra que « le
terme d'intertextualité [est] la transposition d'un (ou de plusieurs)
système(s) de signes en un autre » (59). De ce fait, l'objectif de
l'intertextualité de Kristeva est de montrer comment la
littérature est créée et comment elle se constitue parmi
des univers pluriels et hétérogènes. Ainsi,
lorsqu'on dit qu'un texte individuel est intertextuel, cela ne veut pas dire
uniquement que ce texte est joint à un autre à travers des traces
concrètes, au contraire, cela signifie que toute oeuvre se constitue
à travers les autres. Selon Kristeva, le processus de lecture a plus
d'importance que le processus d'écriture de l'auteur dans la
création de liens et de rapports entre une oeuvre et d'autres qui l'ont
précédée ou suivie (60). Par conséquent, dans une
étude intertextuelle, ce n'est pas l'intention seule de l'auteur qui
compte, ce sont également les perceptions par le lecteur des traces
d'autres textes. L'intérêt de toute recherche intertextuelle est
d'étudier comment la cohabitation des textes produit de nouvelles
significations.
Gérard Genette (1992) opère dans le même
sillage que Kristeva mais oriente sa conception de l'intertextualité au
même titre que meta- extra- archi- et hypertextualité comme des
sous catégories de ce qu'il nomme de «
transtextualité4 ». Ainsi dans son ouvrage
Palimpsestes, la littérature au second degré, il
définit l'intertextualité comme « d'une manière sans
doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou
plusieurs textes, c'est-à-dire [...], par
4 Dans Palimpsestes - La Littérature au second
degré, l'auteur définit la transtextualité, ou
transcendance textuelle du texte, par tout ce qui met un texte en relation,
manifeste ou secrète, avec d'autres textes. La transtextualité
est donc selon lui un terme général qui englobe toutes sortes de
relations textuelles où « l'on voit un texte se superposer à
un autre qu'il ne dissimule pas mais laisse voir par transparence ».
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la présence effective d'un texte dans un autre »
(7-8). Pour lui les pratiques de la citation5, du
plagiat6 et de l'allusion7 sont en effet pour lui des
exemples de l'intertextualité par excellence, puisqu'elles
témoignent de la présence locale d'un texte dans un autre. La
conception genettienne de l'intertextualité comme faisant partie
intégrante du concept de la transtextualité marque ici un pas
vers la critique transgénérique. Puisqu'en fin de compte et comme
le signale d'ailleurs Eric Bordas (2005 : 231) :
À l'heure actuelle, dans l'analyse littéraire,
la transtextualité en est venue à signifier tout
phénomène de changement, d'évolution, d'un support textuel
à un autre, et elle comprend, par exemple, la réécriture
en prose d'un texte en vers et l'adaptation d'un récit en pièce
de théâtre.
La critique de Genette sur la transtextualité marque
ainsi un point fort de toute analyse de réécriture, des reprises
ou encore de survivances d'une esthétique littéraire à
travers le temps et l'espace. Cette critique ouvre le champ sans aucun doute
à la notion de transgénéricité.
Dominique Moncond'huy et Henri Scepi (2008) apportent
d'ailleurs une nette appréhension sur l'écriture
transgénérique dans leur ouvrage les genres de travers : la
transgénéricité. Ils trouvent que la théorie
de la transgénéricité repose en effet sur le :
Passage, croisement, interférence, intersection,
télescopage, les termes abondent qui pourraient efficacement
décrire ces phénomènes esthétiques, formels et
rhétopoétiques qui font de l'oeuvre littéraire à la
fois une traversée des genres et un espace traversé par les
genres. [...] Il s'agit des relations intergénériques qui
favorisent le glissement d'un genre vers un autre, selon une logique de
l'attraction, de l'interpolation ou de la contamination,
génératrice de phénomènes d'hybridation ou de
montage hétérogène. Mais ce glissement, par quoi peut
toujours se révéler une « volonté d'affranchissement
sans limites » du créateur, s'ordonne aussi et d'abord en un
faisceau de rapports et de discours qui, de l'intérieur du texte,
commandent des attitudes interprétatives et des comportements de lecture
voués à configurer les modes d'intelligibilité de
l'oeuvre.(8)
A partir de ces mots, qui paraissent définitoires de la
chose transgénérique, on comprend qu'elle accorde une place non
seulement à toute esthétique pouvant être identifiée
dans un seul genre littéraire ou encore la pérennité d'un
genre à travers des siècles. Ainsi, la
transgénéricité pourrait se définir comme une
pratique littéraire qui utilise différents genres ou
esthétiques romanesques dans un même texte, d'une période
à une autre. De ce fait, on note sans doute le concept
d'hybridité textuelle qui est en effet, l'esthétique qui nait de
la jonction ou du moins de la rencontre entre plusieurs esthétiques
littéraires. Nous parlons ici en connaissance au regard du lien entre le
picaresque et le satirique. L'entremêlement des genres
5 Un emprunt très explicite et littéral
avec guillemets, avec ou sans référence précise.
6 Un emprunt moins explicite et moins canonique, non
déclaré mais encore littéral.
7 Un énoncé dont la pleine
intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et un autre auquel
elle renvoie.
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peut se faire à l'aide de n'importe quel genre et peut
se faire à n'importe quel moment dans le texte (Hamelin, 2010 :6).
Tout compte fait, la critique transgénérique
nous permet, au regard de la problématique que pose le présent
travail, d'insister, d'une part, sur l'alliance archétypale qui lie le
picaresque au satirique et, d'autre part, sur les modalités majeures qui
confèrent au picaresque son immortalité à travers des
siècles.
Cependant, si la transgénéricité s'appuie
effectivement sur les motifs picaresques pour mettre en relief la
traversée du picaresque dans les oeuvres à travers des
siècles, l'appel à la critique sociologique nous permet d'asseoir
ce genre dans son un contexte bien défini, dans son milieu social afin
de montrer, d'un point de vue diachronique, comment le picaresque travaille les
marges de la société.
Ceci étant, nous faisons donc appel au
structuralisme génétique de Lucien Goldman pour analyser
notre corpus. Ce choix s'est orienté vers la critique sociologique car
elle considère le texte littéraire comme le reflet de la
société. A partir de ce postulat, la littérature semble
donc être un fait social. Autrement dit elle se conçoit comme le
reflet d'une conscience collective réelle et donnée dans la
mesure où elle met en relief l'oeuvre littéraire comme
correspondant à la structure mentale d'un groupe social bien
élaboré. Vu les concepts de notre analyse, c'est-à-dire le
picaresque à travers sa satire sociale, nous pensons que la sociologie
de la littérature est la mieux indiquée pour permettre de
comprendre le groupe social - la basse classe - où prend corps le
picaro.
Lucien Goldman (1964) théorise en sociologie de la
littérature une méthode qui nous semble beaucoup plus pratique
pour atteindre notre but : il s'agit du structuralisme
génétique. Inspiré des travaux de Georges
Lukács, de Girard sur l'esthétique du roman et de la critique
marxiste, l'approche sociologique de Goldmann décèle chez ces
prédécesseurs des manquements sur la correspondance exclusive de
contenus8 car « la vie sociale ne saurait s'exprimer
sur le plan littéraire [...] qu'à travers la chaine
intermédiaire de la conscience collective ».(42-43) Il
considère que le structuralisme génétique
parvient plus facilement à mieux dégager les liens
nécessaires en les rattachant à des unités
collectives dont la structuration est beaucoup plus facile à mettre en
lumière. Pour lui :
8 Goldmann trouve que la sociologie
littéraire orientée vers le contenu a souvent un
caractère anecdotique et s'avère surtout opératoire et
efficace lorsqu'on étudie des oeuvres de niveau moyen ou
des courants littéraires, mais perd progressivement tout
intérêt à mesure qu'elle approche les grandes
créations.
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Le structuralisme génétique part de
l'hypothèse que tout comportement humain est un essai de donner
une réponse significative à une situation
particulière et tend par cela même à créer un
équilibre entre le sujet de l'action et l'objet sur lequel elle porte,
le monde ambiant. (338)
On voit ici que cette méthode fait un effort de
dégager des relations nécessaires entre les
phénomènes. Ceci dit, les tentatives de mettre en relation les
oeuvres culturelles avec les groupes sociaux en tant que sujets acteurs
s'avèrent beaucoup plus opératoires que tous les essais de
considérer l'individu comme le véritable sujet de la
création littéraire. Vu que le picaresque semble être une
esthétique toujours vivante aussi bien chez Lesage que chez Le
Clézio à travers sa modalité satirique, ceci suppose que
:
Le caractère collectif de la création
littéraire provient du fait que les structures de l'univers de
l'oeuvre sont homologues aux structures mentales de certains groupes
sociaux ou en relation intelligible avec elles. (345)
On comprends ici que le groupe social constitue un processus
de structuration qui élabore dans la conscience de ses membres des
tendances mentales affectives, intellectuelles et pratiques, vers une
réponse cohérente aux problèmes que posent leurs relations
avec la nature et leurs relations interhumaines. Comme l'affirme Goldmann
(1964):
Le grand écrivain est précisément
l'individu exceptionnel qui réussit à créer dans un
certain domaine, celui de l'oeuvre littéraire [...], un imaginaire,
cohérent ou presque rigoureusement cohérent, dont la structure
correspond à celle vers laquelle tend l'ensemble du groupe. (347)
Ainsi, le structuralisme génétique voit
donc dans l'oeuvre littéraire un des éléments
constitutifs les plus importants de celle-ci, celui qui permet aux membres
d'un groupe de prendre conscience de ce qu'ils pensent, sentent et font sans en
savoir objectivement la signification. De ce fait, la critique de Goldmann
s'avère opératoire, quand il s'agit d'étudier les chefs
d'oeuvre de la littérature mondiale.
Présentation et résumé des
oeuvres du corpus
L'histoire de Gil Blas de Santillane est
écrite entre 1715- 1735. C'est l'histoire de Gil Blas, le fils d'un
écuyer, élevé par son oncle et quitte le domicile tutoriel
pour des études supérieures à Salamanque. Beaucoup de
péripéties rendent impossible cette entreprise. Par sa
stupidité, il est dupé au cours de son voyage et voit la fortune
de sa vie à venir s'envoler. La contrainte le pousse à devenir
tour à tour volage, gueux et servent de petit maitre pour faire aux
multiples pièges des villes espagnoles. Accusé injustement,
emprisonné puis libéré, il rencontre Fabrice à
Valladolid qui le soutient dans la majorité de ses entreprises. Ayant
accumulé de petits métiers les uns après les autres dans
une course folle dans toute l'Espagne, il retourne dans sa
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contrée natale auprès de son père-tuteur
agonisant. Il y épouse Antonia et rejoint enfin la cour sous la tenue de
protégé du roi et favori du comte d'Olivares. Suite à
d'autres événements malencontreux, il devient veuf. Au
crépuscule de sa vie, il épouse Dorothée et devient
père de plusieurs enfants.
En ce qui concerne Onitsha, il est publié en
1991 aux éditions Gallimard. Ce texte est écrit par Jean-Marie
Gustave Le Clézio. ce texte relate des aventures périlleuses de
trois personnages au coeur d'Onitsha, une contrée nigériane sous
les baies de Biafra. Il s'agit de l'histoire de Fintan, Maou, Geoffroy : trois
rêves, trois révoltes et une même soif. A l'âge de
douze ans, Fintan Allen débarque en Afrique avec sa mère. Il
arrive plus précisément à Onitsha, une ville au sud-est du
Nigeria pour rejoindre Geoffroy son père qu'il ne connait pas. Ce
dernier est en service à l'United Africa. Durant ces
années à Onitsha, Fintan découvre une l'Afrique
croupissant dans la misère et ce, sous les yeux des colons despotiques.
La rencontre avec une Afrique bien différente de ses imaginations
dépasse cruellement ses attentes. Ici c'est un conformisme oppressant,
celui du milieu colonial fait de haines, de mesquineries et d'échecs
inavouables. Fintan mène de son côté une existence volage
et marginal, se révolte contre son père, contre ce nouveau monde
et passe ses journées dans les plantations avec de jeunes Noirs
dépravés. Il refuse d'obéir aux lois interdisant tout
rapport avec les Noirs. Il finit par quitter Onitsha pour une pension en
Angleterre lorsque la guerre éclate sur la baie de Biafra.
Revue de la littérature
Le picaresque est une esthétique romanesque qui
revendique l'idéologie des écrivains de la basse classe
communément nommée Tiers-état. Ces derniers, dans leurs
récits, font une satire acerbe des moeurs tout en insistant sur
l'injustice causée par l'institution des classes et sa division. Le
fossé existant entre la noblesse et la classe des paysans est un
problème majeur pour ces écrivains. De ce fait, ils
réclament une société de justice tout en tournant en
dérision l'esprit noble et apologétique des hommes de la cour.
Ceci s'observe lorsqu'on interroge l'étymologie du vocable «
picaresque ».
Maurice Molho (1990) citant Pierre Sanchez affirme que
l'adjectif picaresque vient de l'espagnol picaresco. Celui-ci
découle du substantif picaro signifiant tour à tour
« un personnage de basse extraction, sans métier fixe, serviteur
aux nombreux maîtres, incessant voyageur, vagabond, voleur, mendiant,
lâche » (306). Ces différents qualificatifs contribuent
à la construction de la figure du picaro en littérature
et donnent à l'esthétique picaresque des connotations aussi bien
péjoratives que revendicatrices. C'est la raison pour laquelle le
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picaresque devient une esthétique de révolte, de
révolution par le biais de son esprit de satire des moeurs. Ceci dit,
les premiers romans picaresques naissent en Espagne au siècle d'Or.
L'Espagne devient donc le lieu d'ancrage du récit picaresque dans la
mesure où elle est fortement « picarisée » (Souiller,
1980 :16). Il naît ici les textes canoniques picaresques. Ainsi, c'est en
1554 que le premier récit picaresque voit le jour. Dans un univers
castillan, La Vie de Lazarillo de Tormes, écrit par un anonyme,
vient s'opposer aux genres pastoraux et de chevalerie déjà connus
comme les esthétiques les plus prisées de l'Espagne
médiévale et destinées à une classe sociale
particulière : la noblesse. On note que cet auteur axe sa recherche sur
l'étude philologique du terme « picaresque ». Ceci dit, il
n'interroge en aucun cas la pérennité de l'esthétique
picaresque dans la littérature française.
Manuel Montoya (2006), pour sa part, signale plutôt
cette rupture que prétend amorcer le picaresque espagnol lorsqu'il
affirme que :
Le roman dit picaresque réagit à sa façon
contre d'autres genres romanesques qui ont connu un succès immense,
même après la parution du Lazarillo. Il s'agit du roman
pastoral et du roman de chevalerie dont les thèmes et les structures
sont d'après Mateo Aleman obsolètes et dignes d'une autre
époque. (112)
Pour elle, dans le roman picaresque, la préoccupation
quotidienne est de survivre et cet objectif constitue déjà une
aventure à part entière. En prenant directement la parole et en
retraçant les origines modestes, le héros picaresque
réclame le droit d'exister et d'aspirer au mieux dans une
société où, en définitive, les plus démunis
sont suffisamment nombreux pour qu'une telle requête soit
considérée comme pleinement légitime.
Nous notons que Manuel Montoya focalise son attention dans la
comparaison du roman picaresque aux autres romans en vogue dans la
littérature européenne médiévale. Il montre que le
picaresque a apporté une révolution au niveau du genre
romanesque. Il ne parle en aucun cas de la pérennité de ce genre
à travers les siècles.
Pour Sonia Marta Mora Escalante (1994), les oeuvres
picaresques sont nées en Espagne. Pour elle, ces ouvrages semblent
obéir à la naissance du picaresque dans la mesure où :
En [se] référant à la tradition
picaresque, [on se] limite, pour l'instant, aux romans picaresques du
Siècle d'Or espagnol. [...] Les critiques sont d'accord sur le fait que
Lazarillo de Tormes (1554), Guzmân d'Alfarache (1599 et
1604) et le Buscôn (1626) occupent une place capitale dans cette
production textuelle ; [...] ces ouvrages constituent un élément
actif du système littéraire en vigueur dans la
société [espagnole]. (82)
On note que le picaresque entre donc, avec des
virtualités sémantiques très puissantes, dans le processus
de composition que suppose son écriture en Espagne entre le XVIe et le
XVIIe
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siècle. Satirique et caricaturale, cette
esthétique est, pour Sonia Marta, un violent manifeste contre les romans
chevaleresques et pastoraux très prisés durant la grande
période médiévale. Ces romans ayant comme centre
d'intérêt l'amour, l'honneur, la foi, le merveilleux, l'imaginaire
guerrier des croisades, se retrouvent ainsi reléguer au second rang. Le
picaresque met fin à cet élan de superficialité et
transpose la société et ses maux dans ses récits. Il est
mordant et se veut dénonciateur des tares dont l'Espagne du
Siècle d'or fait semblant d'ignorer, ceci en privilégiant les
procédés satiriques. Nous constatons également que cette
auteure ne privilégie en aucun cas l'esprit atemporel qui se manifeste
dans l'écriture du picaresque à travers les âges.
Pour Gilles Del Vecchio (2011) dans son analyse du roman
picaresque se focalise sur le modalité essentielle de cette
esthétique. Ainsi il affirme :
Après un demi-siècle de succès, le roman
de chevalerie est concurrencée par de nouveaux genres [...] Le voyage et
l'aventure rattachant le roman byzantin au roman de chevalerie : l'amour et la
tendance à l'idéalisation rattachent les romans pastoraux au
genre chevaleresque. Le Lazarillo, considérée comme le
texte fondateur du roman picaresque, s'éloigne radicalement du roman de
chevalerie. La noblesse du comportement ne trouve pas sa place dans l'oeuvre,
les personnages de sang royal ont disparu au même titre que les combats
et sentiments amoureux. [...] Lazarillo, en affichant la bassesse de ses
origines, tourne le dos à une société qui, en dépit
des difficultés qui se présentent à elle, conserve un
penchant immodéré et déplacé pour la
généalogie. (16)
A partir ce qui précède, on comprend que, pour
cet auteur, le picaresque depuis ses origines est effectivement comme
susmentionné une esthétique de révolution. Une
révolution aussi bien sur le plan social que sur le plan de
l'esthétique littéraire. Le picaresque réclame sa
liberté et fonde l'esthétique romanesque de la
génération suivant le Siècle d'or espagnol de par se. La
pensée de cet auteur est ici limitée car il focalise son
étude sur les modalités de l'esthétique picaresque ceci au
vu de ses origines fictionnelles, contrairement à nous qui insistons que
ce qui fait l'immortalité de l'esthétique dans la
littérature française.
Bodo Cyprien (2005) dans sa thèse de doctorat
L'esthétique picaresque dans le roman subsaharien d'expression
française fait une étude sur l'emprunt du picaresque dans le
roman africain comme le symbole d'un legs colonial. Ceci dit, avec la
montée en puissance des discriminations sociales, l'esthétique
picaresque est mise en avant grâce à son personnage principal qui
semble revendiquer un récit romanesque centralisé sur une vie de
gueuserie et de vagabond étant donné qu'enfin de compte comme
l'affirme Bodo Cyprien (2005 :24):
Le chevaleresque est [...] la littérature des
aristocrates [...] Le personnage chevaleresque se maintient vers le haut, le
personnage picaresque est issu du bas, des
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profondeurs de la société [...] Le picaro est
déclassé, un marginal, la négation de la noblesse.
Ces différentes attributions forment la figure du
personnage picaresque. Il s'agit effectivement du picaro. Ce-dernier devient
donc la nouvelle muse qui fascine les nouveaux romanciers par ses traits
caractéristiques non chevaleresques et revanchards face à
l'injustice qui sévit de façon perpétuelle dans la
société. Autrement dit, on assiste pour ainsi dire à un
protagoniste du roman désemparé. De ce fait, Body Cyprien (2005)
citant Souiller Didier dénombre comme modalités atemporelles :
La naissance est infamante quant à l'origine du
héros, une éducation négligée et de mauvais
traitements dont il est victime, l'abondance des thèmes comme l'errance,
l'apparence, la faim, le destin, l'amour impossible. Quant à la
structure du texte, Soullier constate que le récit [obéit
à des règles] : l'itinéraire géographique
(matériel et spirituel), le passage par différents maitres, les
récits librement insérés ou les histoires
indépendantes. (27)
On note ici une révision des critères du
picaresque des origines pour l'inscrit au-delà du XVIe et XVIIe
siècle. Toutes les autres littératures européennes
s'inscrivent dans ce sillage. Ici le picaresque devient incontournable en ce
qui concerne son action, celle de faire une observation virulente des
problèmes de la société. Ainsi pour Bodo Cyprien, le
picaresque revêt une armure de révolte et donne pour rôle de
changer le monde. Agissant sur l'inconscient et l'imagination, le picaro incite
l'homme à faire ressortir l'animal, le mauvais et la perversité
qui sont logés dans son for intérieur. D'un point de vue
formelle, on assiste ainsi à une narration qui ne se limite plus
seulement à la première personne mais continue à s'ouvrir
au réalisme, à la satire sociale, à un personnage de basse
classe - mendiant, des délinquants, des orphelins, servants,
bâtards - et à une lutte pour la survie dans un environnement
hostile et chaotique. Toutefois, nous notons que l'analyse de Bodo Cyprien se
limite à l'emprunt du picaresque dans la littérature africaine
noire pour expliquer la misère qui mine le quotidien des héros
dans le roman du continent noir. Son analyse est aussi limitée car il ne
s'interroge sur les modalités esthétique qui rendent le
picaresque atemporel voire éternel.
En ce qui le concept de « satire », il convient de
s'interroger sur sa définition et sur son essence qui semble primordial
pour mettre en exergue le rôle qu'elle joue dans l'esthétique
picaresque. Avant d'attribuer une quelconque définition à ce mot,
il convient de noter que la satire prend son essor dans l'antiquité
gréco-latine. A cet effet, Doumet Christian (1999 : 944) affirme:
Dans l'antiquité latine, [la satire représente
un] poème de rythme narratif, mais de développement souvent
dramatique, qui réalise l'union de la raillerie mordante et de la
leçon de morale.
Page 20
En paraphrasant ces dires, Doumet pense que la satura
- salade, macédoine - a été longtemps un vocable
populaire pour désigner toutes sortes de jeux dramatiques,
hétéroclites sur des sujets et de mètres variés.
Toutefois, l'honneur revient à Lucilius (IIe siècle avant J.C) de
faire de ce « mélange », une forme stable. Ses Satires
(1978-1991), écrites en hexamètre dactylique,
prennent pour sujet des travers qu'on ne cessera après lui de fustiger :
le ridicule du luxe, des plaideurs, la goinfrerie, les erreurs de gouts ou
parler. Horace recueillant l'héritage de ce dernier va orienter la
satire vers la forme plus dramatique d'une causerie morale. Cependant, en ce
qui concerne Juvénal, il met dans ses Satires (1658) plus
d'indignation et plus d'amertume lorsqu'il s'en prend à la noblesse, aux
débauchés, au luxe ou au fanatisme.
Après avoir présenté l'historique de la
satire, on peut définir la satire comme un style d'écriture
littéraire dans lequel l'auteur pose un regard critique, moralisant sur
les phénomènes sociaux. La satire juge, apprécie, refuse
et tente d'améliorer les structures aliénantes de l'espace dans
lequel vit l'homme. Elle peut être considérée comme la voie
royale des esthétiques littéraires. La satire se propose de se
nourrir des humeurs de l'écrivain. En effet, quelle que soit l'action
que mène un écrivain, la satire se réclame une prise de
position, une forme d'engagement. La satire se présente, cependant,
comme un thème très prisé dans les littératures en
générale et en particulier dans la littérature
française.
Comme mentionnée plus haut, la satire est à
l'origine une écriture politique. Sa démarche en France va donner
à la littérature une orientation virulente. Elle s'affirme
à la Renaissance avec les auteurs tels que Marot, Rabelais, Montaigne,
Du Bellay. C'est au XVIIe siècle que le modèle de la satire
latine essaimera. Ici, elle prend un essor considérable et par là
devient une idéologie qui transparait dans toute oeuvre publiée
à cette époque. Cette satire place l'homme au centre de toute
attention et tente de peindre les structures aliénantes de l'homme. De
ce faire, la satire se veut rigueur, clarté, efficacité et
morale. A ces termes, on voit les clés de voûte de sa
théorisation. Ce sont tous les auteurs du classicisme qui s'abandonnent
à ce style d'écriture originaire des anciens (Dans la querelle
des anciens et des modernes notamment). On assiste à des textes
satiriques tels que La satire de Ménippée et Les 17
satires de Mathurin Régnier (1608 - 1613). Sa corrélation
à cette époque se veut venimeuse.
Pour Tournand (2005), la satire se réclame comme une
valeur messianique, celle de vouloir éradiquer le mal qui avilit
l'homme. On peut le remarquer à partir de l'extrait de Tournand (2005 :
87) :
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Il faut donc bien admettre que, malgré les silences
nécessaires, les hommes du 17e siècle n'ont pas
été par leurs siècles des juges complaisants. La sottise
des individus, l'injustice de la société, les horreurs du pouvoir
ont trouvé tout au long du siècle des censeurs pleins de
vigilance. Constatons, toutefois, que, fidèles à l'esprit de leur
temps, ces écrivains ont fait porter leur critique bien plus sur les
hommes que sur les institutions. Les critiques les plus audacieuses en
matière politique par exemple s'adressent aux âmes et aux
caractères.
De ce qui précède, on voit que cette satire
qu'on pourrait dans une certaine mesure qualifier de « classique »
est fort évidente chez les auteurs tels que La Rochefoucauld, La
Bruyère, Pascal et Boileau. Ce dernier publie le plus grand ouvrage sur
les Satires (1666) de son temps dans lequel il répertorie douze
satires résumant l'esprit de critique de la société
française au XVIIe siècle. On note de ce qui
précède que cet auteur se livre uniquement à
répertorier les différentes modalités qui font la satire
dans les oeuvres littéraires classiques. Il ne traite à aucun
moment la satire en rapport avec l'esthétique picaresque.
Dans son dictionnaire des oeuvres littéraires
françaises, Laurence Bourgault (2000), dit qu'avec les auteurs du
XVIIIe siècle, cette aventure devient aussi
représentative qu'au XVIIe bien que bercée de
philosophie. Les auteurs tels que Marivaux, Voltaire, Rousseau et surtout
Lesage perpétuent le satirique dans leurs ouvrages. Elle est mordante,
caricaturale, moralisante, et avilissante car elle se veut la voie par
excellence de l'accès à la perfection. Ici, l'utilité de
la satire s'est affirmée, elle qui, dénonçant les
méchants, corrigeant les abus, rendait à la société
policée les mêmes services moraux que toute haute
littérature. Laurence Bourgault (2000 : 195) dans son texte dit du
XVIIIe siècle qu'il résume toutes les autres satires.
A cet effet, elle déclare :
S'il s'agit d'instruire, il faut donc toucher. L'objectif se
double d'une méthode : on cherchera l'amusement, on fera rire. Tous les
procédés comiques sont déjà mis en oeuvre par
Horace, Perse. [...] c'est de la fantaisie rabelaisienne et du « coq
à l'âne marotique » que les hommes de la Pléiade
malgré leur innovation tiennent beaucoup de leur manière de faire
[...]. Mais le verbe s'est fait plus coulant, la langue pure et surtout la
matière s'est renouvelé : sous Boileau et après lui, la
satire, sans renoncer à l'actualité, aborde volontiers les
problèmes de théorie et les lieux communs de la morale.
On remarque qu'au XVIIIe siècle la satire est de plus
en plus violente. Il aime mordre et poindre. Il suffit de peu de chose pour que
les voies du comique deviennent celles du naturel. Le satirique se propose
d'imiter les actions humaines mais avec plus de simplicité pour les
tourner en dérision. Comme le remarque encore Bourgault « Chez
Aristote, chez Régnier, chez Furetière et chez Boileau, le vrai
semblable se trouve ainsi au niveau de la réalité quotidienne et
l'oeuvre prend un parfum d'authenticité vécue » (2000 :194).
Cette auteure se
Page 22
contente également d'établir une histoire de la
satire en France et ne touche en aucun moment le lien entre le picaresque et la
satire.
En somme, les ouvrages théoriques susmentionnés
produits sur la thématique de la satire ne confrontent en aucun moment
l'esthétique picaresque en rapport avec la satire sociale qui la
hiérarchise.
En ce qui concerne notre analyse du picaresque dans la
littérature française actuelle, notre choix s'est porté
comme déjà mentionné plus haut sur deux textes
littéraires, tous écrits par des auteurs français. Il
s'agit de l'histoire de Gil Blas de Santillane d'Alain-René
Lesage et Onitsha de Jean-Marie-Gustave Le Clézio.
Alain-Réné Lesage a marqué l'esprit de
son temps. Il se démarque au XVIIIe siècle par ses ouvrages
colorés d'un univers hispanique. Nous pensons ici à ces
principaux chefs d'oeuvres Le diable boiteux (1707) et L'histoire
de Gil Blas de Santillane (1715). La particularité de Lesage se
réside dans le fait qu'il met toujours ses personnages dans un espace
défini, celui de la société espagnole comme si ses
histoires trouvent plus de crédibilité dans un univers castillan.
Il s'inspire d'ailleurs des romans typiquement espagnols pour reproduire
d'oeuvre illustre à la française, preuve d'autant faite avec
Réné Garguilo (1991 : 222) qui trouve que :
Lesage rend hommage aux « façons de parler
figurées » aux « images bizarres » et aux «
pensées extraordinaires » de Vêlez de Guevara, mais cela ne
valait que pour l'Espagne. Les Français qui, dit-il, "ont la justesse et
le naturel en partage" ne sauraient accepter les excès d'imagination et
de plume des auteurs espagnols.
On note que Lesage définit ici sa méthode pour
la production de ses romans. Lesage copie en "accommodant". Ainsi, dans le pire
des cas, il n'y aura pas plagiat, mais adaptation et dans le meilleur des cas,
il y a tout simplement « naturalisation » de l'oeuvre espagnole et
création originale d'une écriture française. Une
manipulation culturelle caractérise l'écriture lesagienne. Dans
ses romans cadencés des traits castillans, il se permet de supprimer
toutes les allusions à la vie espagnole réelle au profit à
celles de la vie française mais en gardant quand même un
décor typique à l'Espagne et une couleur locale comme par exemple
des amants qui vont « chanter leurs peines ou leur plaisir » sous les
balcons de leurs maitresses. (Garguilo, 1991 :224). Par ailleurs, Lesage se
comporte, à travers des oeuvres, en moraliste qui observe, qui
collectionne les anecdotes et surtout dessine des caractères. C'est la
raison pour laquelle Réné Garguillo affirme que :
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Ses oeuvres les meilleures, son Diable, son Gil
Blas, représentent exactement ce qu'aurait donné une
collaboration littéraire entre La Bruyère et Scarron: des «
caractères » insérés dans un « roman comique
». Il y avait du La Bruyère en Lesage mais sans doute guère
de Scarron... C'est pour cela qu'il est allé chercher son Scarron en
Espagne. [...] Dans le Diable boiteux comme plus tard dans le Gil
Blas, Lesage ne perd jamais de vue que son but est de peindre la
société française de son époque et d'en faire la
satire. Il lui arrive aussi, comme à ses modèles espagnols de
hausser le ton et de méditer sur la condition humaine. (225)
De ce qui précède, on comprend que l'oeuvre de
Lesage s'implante dans son univers et prend effet à partir de son action
à perpétuer l'ordre établi par les moralistes
français du XVIIe siècle9 et de la littérature
espagnole10.
Avec l'histoire de Gil Blas de Santillane, le
moraliste et le censeur des moeurs de temps Alain-René Lesage portera le
costume de picaro mais dans une France de la Régence derrière le
décor particulièrement espagnol.
Le choix de ce texte du XVIIIe siècle pour notre
analyse repose essentiellement sur son statut de roman français
picaresque. Didier Souiller (1980 : 78) trouve d'ailleurs que « c'est le
seul roman français indiscutablement picaresque ». On assiste donc
à l'évolution d'un personnage, bourgeois et philosophique qui
rejoint un fantasme ou une réalité de son siècle, celui de
la Régence et des premières années du règne de
Louis XV. Ayant les modalités requises pour conférer à
l'esthétique picaresque toute sa valeur en France, L'histoire de Gil
Blas de Santillane met en scène certes, un réalisme pas
convaincant car il n'échappe pas aux clichés, mais semble
être un roman à la croisée des chemins, une oeuvre rococo
dans la mesure où elle interroge à sa façon le monde,
chercher à exprimer la variété de l'univers en se servant
de la légende d'un héros comme fil conducteur. Ainsi, avec
René Garguillo (1991) on comprend que dans son roman :
Lesage ne se contente pas de transférer le picaresque
de la culture espagnole à la culture française. Il se sert du
picaresque à d'autres fins. Alors que le picaresque espagnol se donnait
pour tâche de montrer les aléas de la fortune dans l'existence
pittoresque d'un picaro, avec parfois une réflexion sur la
destinée humaine; le picaresque de Lesage peint des caractères
et, pour l'essentiel, fait la satire de la société
française. (228, 229)
La matière et le langage du picaro guidant ce texte
montrent qu'il est en effet d'un picaresque qui s'est actualisé.
Onitsha comme susmentionné est écrit
par JMG Le Clézio en 1991, publié aux éditions
Gallimard
9 En référence ici à La
Rochefoucauld et La Bruyère.
10 En référence ici à
Vélez de Guevara ou encore Vicente Espinel
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Pour commencer, cet auteur est considéré dans
l'histoire de la littérature française contemporaine comme
l'auteur le plus en vue, ceci par le biais de l'immensité de ses
ouvrages. Du Procès-verbal (1963) à la ritournelle
de la faim (2008), Le Clézio s'inscrit dans le sillage d'un
écrivain en perpétuelle évolution. Son oeuvre
échappe d'ailleurs pour la plupart aux classifications
génériques et maintient son statut subversif et
indépendant. C'est la raison pour laquelle d'aucuns comme Nadine Thomas
(2001) ou encore Ouanghari Abdallah (2009) pensent que l'écriture le
clézienne traduit les diverses influences qui l'ont marqué, les
problèmes auxquels il fait face et la thématique majeure dans
laquelle il inscrit son oeuvre. Ainsi, ce qui sous-entend l'ensemble de
l'oeuvre de Le Clézio et en constitue la cohérence significative
profonde, c'est le dynamisme d'une quête philosophique qui met le lecteur
d'aujourd'hui au centre de diverses préoccupations quotidiennes. On
comprend donc avec Ouanghari Abdallah (2009 : 1) que :
L'oeuvre de JMG Le Clézio se veut un témoignage
de son époque, elle est représentative de la condition humaine et
sociale qui caractérisait la deuxième moitié du XXe
siècle. Son oeuvre, tout en interrogeant la société
moderne sur ses principes et valeurs déchus, dépeint le malaise
existentiel de l'individu moderne en quête d'un ailleurs où son
identité recouvrera sa quiétude. Parallèlement elle
s'interroge sur elle-même et remet en question paradigmes et structures
légués par la tradition romanesque. Cette attitude subversive et
innovatrice inscrit l'oeuvre de Le Clézio dans une perspective de
quête pour un renouveau littéraire, ce qui lui a valu le
qualificatif d'oeuvre inclassable.
On note ici que Le Clézio est un écrivain qui
s'inscrit effectivement dans le sillage des romanciers engagés puisqu'en
fin de compte son écriture est mise au service de l'humanité.
Toutefois, Le Clézio refuse toute tentative de systématisation de
son écriture et reste ouvert à toutes les influences. Il
débride son écriture et lui tolère tous les excès.
Jean Ominus (1994 :7) caractérise cette écriture d' «
étrange, audacieuse, un constat à la fois terrible, cruel et
drôle, un accent jamais entendu »
Le choix d'Onitsha comme second texte du corpus n'est
pas anodin car elle met en scène un jeune héros, Fintan,
dans une procédure d'apprentissage et de formation. Pour Madeleine
Borgomano (1993 : 243) :
Nouvelle recherche du temps perdu, onitsha s'inscrit
explicitement dans le sillage de modèles anciens, romans
d'apprentissage, roman d'initiation. La construction classique du texte est
soulignée par les titres des quatre parties : « un long voyage
» ; « Onitsha » [...], « Aro chuku » [...]. Le voyage
est bouclé par un retour, clôture géographique et
narrative, institué par le dernier titre, « Loin d'Onitsha »,
comme exil irrémédiable.
En effet, on comprend que ce roman se démarque des
autres textes le cléziens, parce qu'il obéit à certaines
règles d'écriture du picaresque. Ainsi, Onitsha utilise
des tournures
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linguistiques mordantes liées au picaresque pour
peindre une société coloniale aux moeurs décadentes, une
société où l'esclave ayant une origine infâme est
marginalisé par le despotisme de la haute classe et donc obligé
de se coller l'étiquette d'être vil, errant et vagabondant pour
survivre aux inégalités sociales.
On note que cette auteure traite Onitsha comme un
roman d'initiation, un roman d'apprentissage, ce qui peut laisser croire
qu'elle fait exprès d'ignorer le coté picaresque de ce roman.
C'est à cela que ce roman paraît primordial pour montrer le
picaresque qui transparaît à la lecture de ce roman
leclézien.
Nadine Thomas (2001 :506) dans son article consacré
à Onitsha affirme :
Le Clézio dénonce les codes d'une
société coloniale uniformisée, mais plus
généralement il s'en prend aux principaux vices de notre
société moderne occidentale : le matérialisme, la
frivolité, la vanité, l'arrogance, l'égocentrisme,
l'esprit de conquête, la soif de possession et d'exploitation sans
limite, le manque de respect vis-à-vis de tous ceux qui sont autres,
différents, l'ethnocentrisme aberrant. Dans cet esprit de domination,
tous les individus sont séparés les uns des autres, rivaux.
On voit donc que ce texte est en effet une véritable
prise de position, un cri de colère face à la souffrance d'une
société victime d'une bipolarisation exacerbée et
où les riches doivent automatiquement dominés ceux qui portent le
statut de déshérités, de déclassés. Cet
auteur toujours le coté satirique de ce roman de Le Clézio sans
toutefois relevé le coté picaresque qui y fait
l'unanimité. C'est face à ce manquement que notre étude
retrouve sa nécessité épistémologique.
Tout compte fait, la mise en commun de ces deux textes vient
du fait qu'ils développent des motifs liés au picaresque
érigé dans les oeuvres espagnoles. Et les études
susmentionnées ne confrontent en aucun moment les deux textes afin de
montrer le coté picaresque qui s'y observe d'un point de la forme que du
fond. C'est face à ces manquements que notre mémoire se veut le
porteur d'étendard pour réorienter les études
précédemment menées sur notre sujet et les oeuvres
constituants le corpus d'analyse. C'est pourquoi, nous avons trouvé
avisé de prendre une oeuvre traditionnelle11 et une oeuvre
contemporaine12 pour montrer comment se pérennise le
picaresque dans la littérature française.
11 Il s'agit de l'histoire de Gil Blas de
Santillane.
12 Il s'agit d'Onitsha.
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Plan
Notre travail s'organise en trois parties constituées
de deux chapitres chacune. Dans la première partie, nous montrons
comment le picaresque organise le texte littéraire à travers une
écriture du social. Dans cette partie, l'accent est mis sur les
schèmes lexicaux et sur les strates sémantiques qui construisent
le discours social. Ainsi dans le chapitre 1, nous insistons sur le
caractère marginal du personnage picaresque et arrivons à montrer
comment il devient antihéros à force de travailler les marges
d'une société injuste et discriminatoire. Le personnage
picaresque - anti-héros - arrive ainsi à ériger la satire
comme une des modalités essentielles du genre. Quant au chapitre 2, nous
revisitons la dimension marxiste du picaresque en analysant ses ressorts
satiriques. Ici, notre analyse met tour à tour un accent particulier sur
le dévoilement des instances sociales, sur le climat conflictuel qui
articule les rapports entre les différentes classes sociales et sur une
relecture du bas social. Et, ce sont justement ces modalités
que découvre la deuxième partie de ce travail.
En effet, ayant ainsi mis en lumière les
éléments constitutifs, fondamentaux du picaresque, notre
réflexion peut alors dévoiler les modes d'agir du picaresque.
Parti d'une approche structurale, nous nous intéressons à la
disposition des éléments qui mettent en scène de
manière particulière le discours picaresque. Ainsi au chapitre 1,
nous focalisons notre attention sur l'étude d'une structure
fonctionnelle de la pérennité du picaresque dans les deux textes.
À partir d'un parallélisme établi au regard des romans
picaresques canoniques, nous montrons que la structure interne de ces
récits obéit à l'esthétique picaresque. Ici, les
modalités structurelles du picaresque telles qu'un
héros-narrateur, des récits épisodiques, hybrides et
hétéroclites et une autobiographie fictive nous permettent de
montrer la picaricature13 de notre corpus. C'est dans ce contexte
qu'au chapitre 2, nous nous attelons à montrer qu'effectivement le
picaresque s'appuie sur un tropisme dont les outils essentiels sont la
caricature, l'ironie, l'humour et le sarcasme, eux-mêmes modes
particuliers d'une expression satirique conférant aux textes choisis
pour cette étude une verve subversive et polémique. Nous
aboutissons à un discours sur le réel qui se veut
pamphlétaire.
Après avoir ainsi montré le picaresque dans
toute sa complexité, la troisième partie de notre travail est
enfin en mesure d'affirmer qu'il est possible de réécrire
l'histoire des mentalités à travers ce genre. En effet, nous y
arguons que l'esthétique picaresque, en prenant appui sur les modes de
fonctionnement de la satire, nous révèle une autre histoire de la
résistance et
13 Mentalité picaresque
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constitue une forme particulière d'engagement qui
revendique liberté et justice. Le chapitre 1 de cette partie montre
comment le picaresque déconstruit l'idéologie dominante. Ici
l'accent est mis tour à tour sur la satire comme une érection de
la problématique de l'agence, la virulence des mots comme le symbole du
langage picaresque et le picaresque pris comme une identité commune aux
auteurs qui semblent ainsi réclamer l'ascension du bas social.
A ce titre, le picaresque a une dimension marxiste indéniable.
Comme le suggère le chapitre 2, le picaresque est l'expression d'une
vision du monde qui repose sur le principe même de l'abolition des
classes sociales et, partant, de la discrimination et de l'injustice. Le
picaresque est ainsi par-dessus tout, liberté et suggère que le
picarisme devient une philosophie qui transcende le temps et l'espace. En tant
que « genre de travers » le picarisme vient rétablir une
harmonia mundi détruite par la montée spectaculaire
d'une bourgeoisie fondée sur un individualisme outrancier.
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PREMIÈRE PARTIE : DE LA MISE EN
SCÈNE DE LA MARGINALITÉ A
L'ÉCRITURE DU SOCIAL
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Le picaresque est avant tout, une écriture de la
marginalité encrée dans un univers social. De ce fait, le
héros picaresque ou tout simplement le picaro est alors appelé
à se mouvoir et présenter le bas social toute sa
profondeur, ceci par le biais ses aventures et péripéties
pittoresques au coeur de la classe ouvrière. Ainsi dans cette partie,
nous nous permettons de mettre en relief l'univers picaresque qui se manifeste
dans les textes choisis pour notre présent travail. Ceci se manifeste
bien entendu dans la mise au point des différentes modalités qui
confèrent au picaresque tout son esthétique et sa vision du
monde. Ainsi nous ouvrons cette partie de notre travail en insistant sur les
personnages et leurs attributs marginaux. Ce qui nous permet par la suite d'en
déduire une écriture du social dont les auteurs s'y
attèlent de façon subversive tout en dévoilant les
misères causées par la séparation des classes ;
d'où une particularité marxiste que nous attribuons à la
satire sociale. Ceci dit, nous voulons ainsi montrer que le picaresque n'est en
réalité qu'une esthétique marxiste dans la mesure
où son rôle est de dévoiler les dégâts
orchestrés par la division des classes sociales.
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