La mémoire de l'esclavage en France, un processus douloureux de mis en formepar Louis Skipwith École Nationale Supérieure d'Architecture de Bretagne - Master 2 2021 |
Chapitre IIIUne difficulté de commémorer malgré les efforts de certains Ce troisième et ultime chapitre a pour objectif principal de revenir sur le travail qui a été effectué à Saint-Malo depuis plusieurs années et de comprendre les obstacles qu'il reste à franchir pour aboutir à une mémoire de l'esclavage et de la traite négrière pleinement décomplexée. Alors que, comme nous l'avons déjà vu a de multiples reprise, l'histoire malouine de la traite est désormais connue et facilement accessible, comment se fait-il que celle-ci n'ouvre pas la porte aux revendications mémorielles comme cela a pu être le cas dans d'autres villes ? Nous regarderons en premier le travail d'histoire déjà effectué ainsi que sa lente et difficile mise en place. Nous reviendrons ensuite sur ce qui semble être le principal frein à la propagation de cette histoire, empêchant par là même la naissance de la mémoire de cet évènement. Enfin, nous verrons les efforts qui sont toutefois déployés dans la ville pour lever le tabou entourant la question de la traite à Saint-Malo. Nous essaierons d'en comprendre la portée et l'ambition afin d'estimer le travail qu'il reste à accomplir pour que l'histoire négrière soit connue, et reconnue, dans cette ville qui entretient un rapport complexe avec son passé. Le travail d'histoire et ses limites Depuis maintenant deux décennies, l'histoire de l'esclavage et de la traite négrière à Saint-Malo est connue et bien documentée, grâce notamment au travail rigoureux de l'historien malouin Alain Roman qui a synthétisé plus de dix années de recherches dans son Saint-Malo au temps des négriers1, ouvrage référence en la matière. Mais cela ne s'est pas fait sans mal tant le sujet a pu être évité, et l'est toujours par moment, dans la littérature malouine. Dans son Marins de Saint-Malo, publié en 1999, l'écrivain Gilles Avril reprend un article d'Esnoult Le Sénéchal paru en 1932 et écrit à son propos : « S'il faut en croire l'érudit M. Esnoult Le Sénéchal, qui s'est longuement penché sur le trafic du « bois d'ébène » et Saint-Malo, il n'y aurait en tout et pour tout, qu'une douzaine de navires malouins à exporter des esclaves de la côte de Guinée... dix au XVIIe siècle, deux au XVIIIe siècle2. » Nous sommes en effet bien loin du total d'environ 250 expéditions négrières que nous avons évoquées précédemment. Depuis le début du XXe siècle, plusieurs historiens se sont succédé pour établir un constat des activités négrières de la ville. Léon Vignols est donc le premier d'entre eux qui dressa un inventaire des archives malouines, que Gaston Martin considère, comme nous l'avons expliqué au début de cette étude, comme étant le point de départ du renouveau des études négrières en France3. En 1930, il écrit un article sur La Perle4 dans lequel il compare les conditions de voyage de ce navire avec les quelques 150 autres qu'il avait étudiés précédemment. Pour réaliser ce travail, Léon Vignols s'est appuyé sur les Archives de l'Amirauté de Saint-Malo, déposées à Brest et à Rennes. Selon Alain Roman, ces documents sont très complets, et mis à part quelques lacunes, les congés de navires et les rapports de capitaines forment une suite presque continue. Il explique aussi que la recherche documentaire est d'une simplicité déconcertante pour celui qui manque de persévérance5. Il existe en effet trois registres pour la période 1706-1739 et pour celle postérieure à 1756 qui donnent une liste chronologique de tous les navires armés à Saint-Malo, avec leurs noms, ceux de leurs capitaines et des armateurs, leurs tonnages, leurs effectifs et même leurs destinations et conditions de retour. Leur consultation
57 pourtant faciles d'accès, ni aux travaux de leurs contemporains et prédécesseurs15. Les guides et autres ouvrages touristiques de la ville font également l'impasse sur le sujet. Il est en effet beaucoup plus simple pour les auteurs de célébrer les grands exploits malouins, tels la découverte du Canada par Jacques Cartier ou les prises de guerre de Robert Surcouf, que de reconnaitre que la richesse de la ville s'est en partie construite sur le trafic négrier. Aujourd'hui, le travail d'histoire sur l'esclavage et la traite négrière est en très grande partie réalisée, grâce notamment aux recherches d'Alain Roman comme nous l'avons déjà dit, mais celui-ci ne connaît qu'une notoriété limitée et ce travail ne s'est propagé qu'à l'intérieur d'un cercle restreint d'initiés. Cela est du au fait qu'il n'y a que très peu de personnes qui revendiquent cette histoire dans la ville, et que sans porteurs de mémoire, celle-ci rencontre de nombreuses difficultés à se diffuser. On peut ainsi s'intéresser au cas de la pêche morutière à Saint-Malo, qui jusqu'il y à une quinzaine d'années était quasiment inexistante dans l'imaginaire malouin. L'Association Mémoire et Patrimoine des Terre-Neuvas, après l'arrêt de la grande pêche en 1992, a tenté de revendiquer cette histoire qui leur était propre. L'association s'est constituée en 2004 et se compose uniquement d'anciens terre-neuviers désireux de conserver et partager le souvenir de leur activité. Après un entretien téléphonique avec l'ancien président de l'association, M. Chaperon16, celui-ci nous a confirmé que le travail de recherche, qui par la suite a abouti à l'ouverture d'un musée et à la réalisation de plusieurs oeuvres cinématographiques, n'était imputable qu'à la détermination des membres de l'association, sans qui ce passé terre-neuvas, encore une fois le socle de l'activité malouine pendant plus de trois siècles, ne serait pas connu ni reconnu dans la « cité corsaire ». Le travail d'histoire, qui constitue une des conditions préalable au travail de mémoire, peine donc également à exister sans celui-ci. Depuis plus d'un siècle maintenant, quelques historiens et auteurs se sont succédé pour établir un portrait complet des activités de traite à Saint-Malo. Ce travail, qui arrive avec un peu de retard en comparaison des autres grandes villes négrières françaises, doit désormais ouvrir la porte à d'éventuelles revendications et permettre à la mémoire de cet épisode tragique de pleinement s'émanciper dans la ville.
59 Après la sculpture vint la peinture, grâce aux commandes que la municipalité de Saint-Malo a passées entre 1835 et 1840, sous la Monarchie de Juillet, pour décorer les salons de l'Hôtel de Ville. Vinrent d'abord quatre tableaux représentant des évènements marquants de l'histoire de la ville, tels la découverte du Canada ou l'attaque de la ville par la « machine infernale » des anglais. S'ensuivit une dizaine de portraits d'hommes illustres, composés aussi bien de marins que d'écrivains et d'intellectuels, de corsaires ou d'explorateurs, ayant tous marqué l'histoire malouine, à l'exception de Chateaubriand qui, encore vivant, avait préféré léguer un portrait à sa mort. Ces portraits sont réunis dans une salle de l'Hôtel de Ville, qui fut baptisée directement la « Salle des Grands Hommes », et qui représente parfaitement cette dynamique d'élaboration d'une représentation héroïque du passé malouin. Ces représentations artistiques du passé de la ville mettent dans un grand et même panier de nombreuses figures qui n'ont pas nécessairement à voir les unes avec les autres, au point de, selon André Lespagnol, de faire apparaitre Saint-Malo comme la « Cité des Grands Hommes » dans l'imaginaire collectif, à la fois local et national. C'est la première représentation mythique de la ville, et cette représentation a pu s'ancrer facilement et durablement dans le réel grâce à deux évènements marquants pour le peuple malouin qui ont encadré cette période et qui ont apporté une profondeur sociale à cette construction. Il s'agit de la mort de Robert Surcouf en 1827 et celle de François-René de Chateaubriand en 1848. Chacun des ces évènements a mobilisé des foules gigantesques, mues dans une émotion sincère et liées par un sentiment d'appartenance à la cité. Il va de soi que de telles funérailles furent évidemment scénarisées pour servir cette nouvelle image de berceau des grands hommes que la ville était en train de se construire. Charles Cunat, témoin oculaire de la scène et biographe de Robert Surcouf nous les décrit de cette manière : « Il fallut faire traverser au cercueil le bras de mer qui sépare les deux villes {Saint-Servan et Saint-Malo}, où les vaisseaux qui y avaient ancré avaient mis en signe de deuil leur pavillon à mi-mât. Quatre bateaux occupés par le Clergé précédaient l'embarcation tendue de noir portant les dépouilles mortelles du défunt, qui était remorquée et suivie par plus de 50 canots. Les quais étaient couverts par une quantité considérable de spectateurs, accourus de tous les points de l'arrondissement à l'annonce du trépas, qui contemplaient ce triste et imposant cortège. Ce fut au milieu de ce concours immense que la bière parcourut les lieux mêmes qui furent témoins des essais de sa jeunesse. Il était réservé à ce marin fameux de recevoir les honneurs funèbres sur l'élément même qui fut le théâtre de ses nombreux exploits21. » Les funérailles de Chateaubriand, mort deux décennies plus tard, n'en furent pas moins grandioses. Mort dans la plus grande indifférence à Paris, son cercueil fut ramené à Saint-Malo et transporté en procession au milieu d'une foule immense, à travers la grève, depuis la cathédrale jusqu'à l'îlot du Grand-Bé, où il avait lui même choisi d'être enterré, face à la mer. Ces grandes manifestations capables de rassembler un peuple autour d'un souvenir commun seront par la suite prolongées dans les décennies qui suivirent, avec les inaugurations officielles des statues de « Grands Hommes », puis les commémorations anniversaires de leur mort, dont celle de Chateaubriand, cinquante ans après sa mort (1898), fut la première. C'est au travers de ces évènements que se construira, puis se maintiendra, une mémoire collective de la cité, partagée et relayée par une grande part de la population se sentant fière d'hériter de ce passé, qui fut bien entendu sélectionné et héroïsé, mais qui tranche par contraste avec la réalité apparemment médiocre de l'époque22. Le problème d'une telle représentation du passé, qui met l'accent sur quelques épisodes marquants, quelques grands hommes et quelques grands faits, bref qui se concentre sur une vision de « l'essentiel », chose
61 a poussé cette histoire à évoluer ainsi, quel en était l'intérêt, quel rôle va jouer cette nouvelle image de « cité corsaire » dans l'environnement économique, social et culturel de la ville ? Il faut d'abord dire qu'il y a une continuité avec la première mythologie urbaine constituée au début du XIXe siècle, et que l'on retrouvera tout au long du XXe siècle au travers d'un processus de préservation de la mémoire collective prenant la forme de commémorations qui vont ponctuer la vie sociale des malouins, comme ce fut le cas pour chaque centenaire ou cinquantenaire de la naissance, ou de la mort, d'un de ces héros malouins, entraînant à chaque fois un cycle de célébrations dans la ville27. Le premier exemple fut celui du cinquantenaire de la mort de Chateaubriand, en 1898, qui entraina une série de discours devant sa statue érigé en 1875, un défilé en ville, puis un banquet suivi d'un bal à l'Hôtel de Ville. Toujours dans cette idée de perpétuation de la mémoire, la tradition d'inauguration de statues, accompagnée bien sûr par une série de manifestations publiques, a elle aussi continué tout au long du XXe siècle, commençant par une statue monumentale de Jacques Cartier, installée en 1905 face à l'océan, sur le bastion de la Hollande. S'ensuivit celle de Robert Surcouf face à l'Angleterre (la statue fut d'ailleurs tournée ultérieurement afin que le sabre du corsaire pointe dans la direction de l'ennemi de toujours), une seconde de Duguay-Trouin (la première ayant été détruite en 1944) et pour finir une statue de Mahé de la Bourdonnais installée dans les années 1980. Cette continuité avec le passé s'est aussi farouchement exprimée lors de la reconstruction de la ville après les bombardements de 1944, lorsque les malouins, emmenés par leur maire Guy La Chambre, ont réussi à obtenir de l'État la reconstruction « à l'identique » du Saint-Malo Intramuros. La ville fut en réalité reconstruite par Louis Arretche pour donner une impression d'authenticité, le mot de « pastiche » étant souvent revenu lors de nos recherches, et pour reconstituer le tissu urbain du Saint-Malo du XVIIIe siècle. Le béton a cependant bien souvent remplacé la pierre de taille, les rues ont été élargies pour répondre aux normes de sécurité et d'hygiène, et les intérieurs des hôtels particuliers n'ont bien souvent plus rien à voir avec ce qu'ils étaient. Mais la ceinture de remparts, le château, la cathédrale furent conservés, les façades reproduites à l'identique et finalement l'image et le décor de la ville ancienne furent ressuscités, offrant aux malouins, et plus encore aux visiteurs, l'idée d'une continuité physique avec le passé. Chose intéressante s'il en est, Saint-Malo fut la seule ville de la façade atlantique détruite pendant la guerre à avoir été reconstruite selon son image d'origine, preuve de l'attachement de la population à son passé et sa représentation28. Malgré cette continuité apparente avec la mythologie du XIXe siècle, cette image de la ville des « Grands Hommes » a commencé à basculer vers celle de la « Cité Corsaire » dès l'année 1894, lorsqu'un publiciste malouin, Eugène Herpin, produisit une brochure destinée au grand public, mettant en avant les charmes du pays malouin et la richesse de son histoire, et utilisant pour la première fois la formule-choc : « Saint-Malo, la cité corsaire29 ». Cette formule allait rapidement s'imposer par la suite, caractérisant désormais la cité malouine. Elle fut reprise en 1902 par Édouard Prampain dans l'avant-propos de son Saint-Malo historique30, puis bien sûr par son inventeur qui l'utilisera en sous titre de son livre Histoire de la ville de Saint-Malo31, qu'il publiera en 1927, avant d'être utilisée dans la quasi-totalité des ouvrages, guides touristiques, journaux et brochures évoquant la ville. Cette formule s'imposa également à la télévision, comme ce fut le cas par exemple lors des épisodes de l'émission
63 64 65 Fig. 8. Funérailles de M. Chateaubriand - estampe - Benoist Félix, Milieu du XIXe siècle, 40.6cm x 53.1cm Le tourisme et la propagation du mythe Au cours de cette étude, nous nous sommes intéressé au discours touristique de la ville de Saint-Malo et au poids que celui-ci représente dans les conditions de propagation de la mémoire. Nous ne nous attarderons pas ici sur le rôle du musée, qui fera l'objet d'une autre partie, mais nous analyserons plutôt un échange avec Maureen Brugaro35, du pôle patrimoine et visites guidées de l'Office du Tourisme de Saint-Malo. Durant de notre entretien, nous nous sommes donc interrogé sur la place de l'esclavage et de la traite négrière dans le discours proposé aux touristes, afin de savoir si cette histoire négrière malouine est véhiculée de manière objective et décomplexée, ou au contraire si elle est occultée et minimisée, que ce soit de manière volontaire ou non. Nos questions portaient sur différents aspects de la dimension touristique de la ville, allant de la connaissance des guides aux potentielles futures activités proposées, et sur les raisons qui poussent, ou non, à aborder un tel sujet. Notre première interrogation a été de savoir si oui, et à quel point, les employés de l'Office du Tourisme connaissaient ce pan de l'histoire malouine. Sans réelle surprise, au vu du travail d'histoire déjà réalisé dans la ville, madame Brugaro nous a indiqué que l'histoire négrière de la ville était globalement connue des guides touristiques, elle-même étant historienne et ayant travaillé sur une famille de marins, armateurs et négriers, au cours de ses études. Sans pouvoir rentrer dans les spécificités du sujet, les guides touristiques de Saint-Malo semblent donc néanmoins au fait de l'histoire de leur ville dans sa globalité, et semblent tout à fait apte, a priori, à en parler. Sachant cela, nous nous sommes ensuite demandé si les guides touristiques, étant donc parfaitement capables d'évoquer et de développer le sujet, le faisaient au cours de leurs visites. Sans réelle surprise là nonplus, il nous a été confirmé que le sujet était vraiment peu abordé lors des tours de la ville. Il semblerait que dans l'ensemble, les guides n'évoquent pas le sujet de la traite négrière et que, lorsqu'ils le font, cela se fait en cinq minutes sur des visites qui durent généralement une heure et quarante-cinq minutes, trop peu pour aborder le sujet en profondeur donc. La raison à cela, avancée par l'Office du Tourisme, est que Saint-Malo n'est « que » le cinquième port négrier français, loin derrière des villes comme Nantes ou Bordeaux. Rappelons toutefois que si Nantes est loin en tête de ce triste classement avec plus de 1700 expéditions négrières, Bordeaux et ses quelques 500 expéditions se trouve donc de fait plus proche en termes de statistiques de Saint-Malo et ses 250 expéditions. Si l'on questionne ensuite les raisons apparentes de cette absence dans le discours touristique, on nous répond d'abord que c'est un sujet qui n'est pas simple à aborder, ce qui s'entend évidemment, mais ne justifie rien. L'autre argument, récurrent, réside dans les chiffres. Saint-Malo n'a jamais fait de la traite négrière son activité principale, et les guides privilégieraient donc d'autres aspects du commerce maritime malouin ayant occupé une place plus importante dans l'activité de la ville pour leurs visites. Mais là encore nous pouvons rappeler que la mémoire des Terres-neuvas, qui fut le socle de l'activité malouine pendant plus de trois siècles36, n'existe à proprement parler que depuis 2004 et qu'elle était vraisemblablement tue avant cela37. Les chiffres ne semblent donc pas être la seule raison qui justifie l'absence de la traite négrière dans le programme touristique de la ville.
67 la cour d'honneur pour symboliser les grandes routes maritimes du XVIIIe siècle, et l'une d'elle représente une africaine enchainée, preuve que les propriétaires ont conscience de ce passé négrier et ne désirent pas s'en cacher. Enfin, lorsque que l'on questionne l'Office du Tourisme sur la nécessité d'enseigner l'histoire négrière dans la ville, celle-ci admet volontiers que la traite est encore trop peu évoquée et qu'il reste encore beaucoup de travail. Elle reconnait que cette histoire doit être enseignée, mais sans en faire un point noir, ni un point principal de l'histoire de la ville d'ailleurs, car « ce n'est pas ce que l'on retient en premier », avançant par ailleurs que Saint-Malo est avant tout une cité corsaire et que la traite négrière ne fait pas partie des priorités de visites. Lorsqu'interrogée sur la place que prend le titre de « cité corsaire », l'Office du Tourisme le trouve donc parfaitement justifié, admettant à demi-mots que celui-ci prend peut-être un peu trop de place par rapport à l'histoire de la ville, mais que cela est entièrement compréhensible au vu de la gloire qu'il rapporte et donc du potentiel touristique qu'il génère. Nous pouvons donc conclure de cet entretien que le discours touristique de la ville n'aide que très peu à la propagation de la mémoire de l'esclavage, mais que cela s'explique davantage par une nécessité économique et un besoin de répondre aux attentes des touristes que par une véritable honte de ce passé. Nous pouvons toutefois observer le poids du mythe de la « cité corsaire » qui occupe une place prépondérante dans l'offre touristique proposée aux visiteurs, et qui a pour conséquence, involontaire sûrement mais sans que cela ne semble déranger quiconque, d'empêcher la mémoire de l'esclavage et de la traite négrière à Saint-Malo. Il reste donc encore du chemin avant que cette mémoire ne soit pleinement décomplexée et puisse être abordée sans que cela ne nuise au fort potentiel touriste de la ville. Le musée comme vecteur de transmission Le comité « Pour la mémoire de l'esclavage » a remis en 2005 un rapport au Premier ministre soulignant le manque de visibilité des collections nationales concernant l'esclavage et la traite négrière, ainsi que l'absence d'un inventaire sur le sujet39. Avec le soutien du ministre, le comité put se rapprocher de la direction des musées de France afin de lancer une enquête nationale. Celle-ci révéla plusieurs points intéressants, le premier d'entre eux étant que les musées bretons semblaient particulièrement dépourvus de collections sur le sujet de l'esclavage et de la traite. L'étude questionnait également la manière dont était exposée cette histoire, encore une fois les musées bretons étaient pointés du doigt, une majorité de leurs collections demeurant en réserve et le thème de l'esclavage n'étant jamais abordé pour lui-même. Sur l'ensemble des ports bretons ayant participé à la traite, seuls trois présentent des objets en lien avec cette histoire dans leurs collections, il s'agit de Nantes, Lorient et Saint-Malo. Il est facilement compréhensible que des ports comme Vannes, Brest ou Morlaix, n'ayant joué qu'un faible rôle dans le trafic négrier, n'aient pas de collection en lien avec cette histoire. En ce qui concerne Lorient et Saint-Malo, cette absence manifeste de l'histoire de l'esclavage au sein de leurs musées d'histoire est plus difficilement explicable40. Dans son étude, le comité fait un autre constat, concernant cette fois les expositions temporaires sur le thème de la traite : sur l'ensemble des expositions réalisées entre 1985 et 2005, soit 90 au total, seulement six prirent place en Bretagne. Fait plus évocateur encore, sur ces six expositions temporaires, quatre furent organisées à Nantes, une à Lorient de trois jours seulement, et une à l'Abbaye de Daoulas, qui concernait d'ailleurs davantage le culte vaudou que l'esclavage. Alors comment expliquer cette faible représentation dans les établissements bretons, compte tenu de la forte participation de la région à ce trafic ? 69 68 Nantes, un premier pas dans l'exposition de la traite : Nous allons d'abord étudier le cas nantais, qui occupe bien sûr une place particulière. Avec plus de 500 oeuvres, objets et documents en lien direct avec l'esclavage et la traite, le Château des Ducs de Bretagne est le musée français qui compte la collection la plus complète sur le sujet. On doit bien souvent cela aux personnes en charge des collections, dont le travail a défini le propos du musée. Cette accumulation d'objets a également des visées politiques et mémorielles évidentes, mais nous y reviendrons. À partir de 1928, à l'ouverture du musée de Salorges à Nantes, et jusqu'en 1945, 269 objets et documents en lien avec l'histoire de la traite sont acquis. Il s'agit alors essentiellement d'archives mentionnant des expéditions nantaises, des propriétés aux Antilles et des correspondances entre armateurs. Ce fond d'archive constitue encore aujourd'hui un des points forts de la muséographie nantaise. Dans le même temps des cartes et ouvrages anciens sont rassemblés, comme une édition du Code noir ou des cartes des côtes d'Afrique par exemple, ainsi que des documents concernant les idées abolitionnistes du XIXe siècle. Jusqu'en 1943, date du bombardement du musée de Salorges, l'accent était mis sur la prospérité économique de la ville. Ainsi, la traite était présentée comme un système économique antérieur à la colonisation,
qui participa à l'enrichissement et au développement de la ville. Aucun jugement ni enjeu, moral ou éthique, n'entrait alors en considération. Les objets ont tous pu être sauvés de la destruction, mais jusqu'à la moitié des années 1970, ils disparaissent des salles d'exposition et ne sont plus évoqués. Dans un contexte de remise en question coloniale, il n'était plus si évident de conserver le même propos que jadis, d'autant plus que la ville devant se reconstruire à la fin de la guerre, la question de se forger une nouvelle image faisait débat. Grâce aux études menées à cette époque, une prise de conscience s'opère finalement dans la ville et en 1976, sous l'impulsion de l'Association des Amis du Musée de Salorges, la collection refait surface dans le nouveau Musée du Château des Ducs de Bretagne et demeurera inchangée jusqu'au début des années 1990 et l'apparition des Anneaux de la mémoire, que nous avons déjà évoquée. L'exposition du même nom qui eut lieu au Château des Ducs de Bretagne marqua un tournant car ce fut la première sur le territoire nationale à être entièrement consacrée à l'esclavage et la traite. Elle rencontra un énorme succès populaire, puisque appuyée et soutenue par la municipalité qui en fait un enjeu politique fortement symbolique au moment des élections41. Ce succès est également dû à une manière innovante de présenter, qui fait appel au pathos des spectateurs grâce aux procédés scénographiques utilisés, tel un entrepont de navire négrier reconstitué pour l'occasion. Il est néanmoins nécessaire de préciser que bien que l'exposition ait rencontré un franc succès, aucun objet ou document ne fut acquis pour l'occasion. L'exposition n'aborde pas non plus le sujet dans son ensemble, laissant par exemple de côté la traite illégale, et a eu pour conséquence d'isoler la traite dans l'histoire nantaise du XVIIIe et XIXe siècle. La collection, acquise à l'origine pour illustrer le commerce de la ville et son développement, a perdu de son contexte. À la suite de l'exposition, le musée de Nantes est identifié pendant quelques années comme un grand réservoir d'objets liés à la traite, ceux-ci représentant plus de 40% des demandes de prêts pendant cette période42. Ce regain d'intérêt de la part des français et de leur hommes politiques n'est que momentané, il est de nouveau très vite oublié lorsque l'exposition ne fait plus la une de l'actualité et que le cent-cinquantenaire de l'abolition est passé. Au-delà de ce qui a été évoqué plus haut, l'exposition des Anneaux de la mémoire a également eu pour conséquence d'attirer l'attention sur Nantes, offrant ainsi la possibilité à d'autres ports ayant pratiqué la traite de passer relativement inaperçus aux yeux des français43. Le cas malouin : L'histoire de la traite négrière et de l'esclavage n'a pas toujours été un tabou à Saint-Malo et était parfaitement illustrée au lendemain de la guerre. En 1950 s'ouvrent les portes du Musée d'Histoire de Saint-Malo, et seulement deux ans plus tard le conservateur de l'époque fait des démarches pour acquérir des entraves, un fusil de traite, un portrait d'armateur... Au total, une dizaine d'objets sont acquis pour tracer le portrait du Saint-Malo négrier, mais l'effort s'essouffle rapidement et les acquisitions cessent avant le début des années 1960. Les objets sont toujours exposés au musée, dans une petite salle au troisième étage du donjon, consacrée
71 sourcé et étayé sur le sujet. En 2011 s'est tenu un colloque « Exposer l'esclavage : méthodologie et pratique » qui présente notamment trois stratégies. Parmi elles, il y a deux stratégies mémorielles, l'une basée sur la représentation physique sur site, l'autre sur les témoignages. La troisième stratégie est celle de la périodisation, c'est cette stratégie qui a été utilisée dans les musées de Nantes et de Bordeaux, et qui le sera également dans le nouveau musée d'histoire maritime de Saint-Malo. L'adjoint du conservateur justifie ce choix, que certains peuvent trouver froid car en apparence dénué d'un caractère humanisé, par le fait que cette stratégie de périodisation s'appliquera aux autres «cabinets-monde«, et fera donc écho au discours général du futur musée. Enfin, nous pourrions souligner le fait qu'alors qu'une séquence est consacrée à l'ensemble des armements malouins, la traite y compris, les corsaires ont eux le droit à un espace à part, la dernière séquence du musée qui leur est entièrement dédiée47, et qui participera donc logiquement à la propagation de l'image de la « cité corsaire ». Il est toutefois nécessaire de nuancer le propos, car bien qu'un espace soit spécifiquement destiné aux corsaires, la présentation de personnages tels que Robert Surcouf ou Chateaubriand père ne fera pas l'impasse sur leurs activités négrières. La ville de Saint-Malo abordera donc explicitement le sujet de l'esclavage et de la traite dans son nouveau musée d'histoire maritime. Bien que la présentation historiée de faits ne constitue pas une mémoire à proprement parler, elle représente un premier pas en ce sens. Saint-Malo n'a ni la même histoire négrière que Nantes, ni les caractéristiques qui ont permis à la ville de décomplexer son lourd passé ( associations, pôles universitaires, municipalité ouverte à la question... ). Sans prendre trop de distance par rapport à l'image mythifiée et idéalisée de la « cité corsaire », ce qui peut se comprendre par la nécessité de répondre à une demande touristique, Saint-Malo affiche désormais l'ambition de présenter son riche passé maritime dans toute sa complexité, et de s'assumer davantage comme un port aux multiples facettes. Et en Bretagne ? : À Lorient, le Musée de la Compagnie des Indes a pendant longtemps présenté le sujet de la traite de manière très brève. Jusqu'en 1992, une seule vitrine se chargeait d'exposer le sujet, plus de manière à l'évoquer qu'à l'approfondir. À la suite de l'exposition des Anneaux de la Mémoire, un projet d'exposition temporaire est alors à l'étude grâce au conservateur de l'époque, Louis Mezin, qui souhaite changer la manière de présenter le sujet et entame un travail avec des historiens africains. L'arrivée d'un nouveau conservateur, Brigitte Nicolas, et une exposition en 2006 sur le thème des comptoirs africains changent cependant les choses pour le musée qui décide alors de nouvelles acquisitions (essentiellement des gravures) pour illustrer la thématique. À l'instar de Saint-Malo, les habitants de Lorient connaissent très peu la participation de leur ville, au travers de la Compagnie des Indes Orientales, à la traite négrière. Cette méconnaissance du sujet, ainsi que le peu d'engagement politique local, jusqu'à l'organisation du colloque « Lorient, la Bretagne et la Traite » en 2006 par Brigitte Nicolas, n'a pas encouragé l'émergence d'une mémoire dans la ville, ni une demande de la part de la population pour une histoire plus documentée à l'intérieur du musée. Comme pour Saint-Malo, cette demande est venue de la part des conservateurs qui souhaitaient faire de la traite négrière, non plus quelque chose de brièvement évoqué mais un sujet à part entière, évoqué de manière objective et sourcé, de manière à présenter dans sa globalité l'histoire de la Compagnie des Indes Orientales. Après le colloque, le musée a donc commencé une politique d'acquisition d'objets et a dédié un espace complet au sujet. Désormais, le musée s'associe à la Fondation pour la Mémoire de l'Esclavage pour 47. voir Annexe 8 - Extrait du Programme Muséographique du Musée d'histoire de Saint-Malo 72 diverses expositions, comme celles organisées à la suite de la journée de commémoration de l'abolition de l'esclavage, le 10 Mai 2020, où pendant une semaine, chaque journée a été dédiée à un aspect différent de la traite. Le tabou a donc laissé la place à l'histoire et le musée assume aujourd'hui pleinement son rôle de « gardien de toutes les histoires48. » Enfin, concernant Rennes et le musée de Bretagne, l'institution ne dispose que de très peu d'éléments pour illustrer la traite négrière. En salle, une seule maquette du navire l'Aurore permet d'évoquer le sujet, et d'autres objets présents au musée évoquent le lien entre la Bretagne et les anciennes colonies, tels un meuble de port en bois d'acajou, quelques gravures et des documents d'archives. Globalement, le sujet est donc très peu représenté au vu de la place qu'a occupé la traite négrière dans l'histoire bretonne À l'exception de Nantes, on observe que les thèmes de l'esclavage et de la traite sont globalement sous-représentés dans les collections bretonnes en proportion de l'implication de la région dans ce trafic. En comparaison, la Normandie possède plus de pièces dans ce domaine, alors que sa participation à la traite fut moindre. Depuis 1992 et les Anneaux de la Mémoire, la ville de Nantes a néanmoins réussi à générer un élan qui a permis à d'autres musées d'exposer l'esclavage sans que cela ne soit un tabou insurmontable, comme le montre le cas de Lorient, et plus récemment celui de Saint-Malo. Mais cet élan a inspiré davantage des conservateurs de musée concernés que des municipalités, et le rôle dominant qu'a joué la ville de Nantes a pu avoir tendance à exempter, pendant un temps, les autres musées de faire le même effort. 48. GUALDÉ Krystel, « La traite et l'esclavage dans les collections publiques en Bretagne et à Nantes », op. cit. 73 74 75 Fig. 9. Maquette numérique du future Musée d'Histoire Maritime de Saint-Malo - Atelier Kengo Kuma |
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