La mémoire de l'esclavage en France, un processus douloureux de mis en formepar Louis Skipwith École Nationale Supérieure d'Architecture de Bretagne - Master 2 2021 |
Introduction13 12 Alors que la mémoire de l'esclavage se déliait progressivement, grâce notamment à l'impulsion donnée par la mémoire de la Shoah, à la détermination prononcée de certains chercheurs, historiens et hommes politiques, et aux actions répétées de certains acteurs, publics comme privés, celle-ci semble néanmoins être arrivée à un point de stagnation. Depuis quelques mois maintenant, les revendications mémorielles liées aux discriminations raciales ainsi que les contestations autour des symboles républicains rappelant l'histoire coloniale se sont exacerbées. Ces contestations sont un phénomène international et s'inscrivent dans la continuité des grands mouvements de revendications nés dans les années 1970-1980. Alors que la question coloniale et son héritage sont de nouveau au centre des débats, certaines villes semblent cependant rester en marge de ces mouvements. Entre méconnaissance de l'histoire, tabous, enjeux politiques et sociaux, et divergences sur le sujet, la mémoire de l'esclavage et de la traite négrière peine toujours à s'émanciper pleinement, et les réponses qui lui sont adressées sont multiples et sources de désaccords. De nombreux ouvrages, travaux d'études, documentaires et articles de presse ont évoqué la thématique de l'apparition de la mémoire de l'esclavage dans le débat public, de sa genèse ainsi que de son évolution. Dès le début du XXe siècle, certains historiens comme LéonVignols et Gaston Martin1 se sont lancés dans l'analyse de la traite négrière en France et le référencement des expéditions. Ces premières études ont par la suite permis à d'autres chercheurs de compléter le sujet afin d'avoir une connaissance précise de son ampleur et de son importance. On doit notamment à Jean Mettas le référencement complet des expéditions négrières françaises, quand il publia son Répertoire des expéditions négrières2 françaises dans les années 1970, ce qui ouvrit la porte à d'autres historiens qui ont approfondi le sujet de la traite négrière de manière plus locale, comme ce fut le cas avec Olivier Pétré-Grenouilleau pour Nantes3 ou Éric Saugera pour Bordeaux4. Ces études, qui ont donc permis la compréhension de ce que représentait la traite négrière en France, ont ouvert la porte aux premières revendications mémorielles de la part des minorités françaises noires. Ces revendications ont par la suite été appuyées, reprises, et encouragées par de nombreux auteurs, historiens, et politologues engagés. On retrouve dès les années 1960 Édouard Glissant, aux côtés d'autres auteurs et poètes tels que Aimé Césaire ou Frantz Fanon, qui par leur combat pour la décolonisation, ont permis de définir un courant de pensée, de donner une identité aux personnes issues de l'histoire coloniale. Puis plus récemment, des historiens comme Pap Ndiaye et des politologues tels que Françoise Vergès ont étudié ces grands mouvements de revendication, permettant d'en comprendre les fondements, leurs développements et les multiples formes qu'ils peuvent prendre, ainsi que leur aspirations. Enfin, de manière plus générale, certains historiens et intellectuels ont théorisé ce qu'est la mémoire et la manière dont elle se met en oeuvre, les formes qu'elle peut adopter ainsi que le lien qu'elle entretient avec l'histoire. Le philosophe français Paul Ricoeur5 a écrit un ouvrage, Mémoire, histoire et oubli, qui fait référence en la matière et qui aborde la mémoire sous tous ses aspects. L'historien
Pierre Nora6 a lui théorisé le concept de « lieu de mémoire » à travers trois ouvrages rédigés sous sa direction, et qui permet de mieux comprendre comment la mémoire s'incarne dans l'espace public. La mémoire de l'esclavage et de la traite négrière en France se libère donc depuis les années 19701980, et est devenue par la suite un sujet politique au tournant des années 1990-2000. Si plus personne n'ignore l'implication de l'état dans le commerce négrier, il revient néanmoins aux municipalités d'en commémorer le souvenir. Prenant progressivement forme dans l'espace public, la mémoire de l'esclavage s'est d'abord incarnée à Nantes, première ville négrière française au XVIIIe siècle, avant d'atteindre d'autres villes françaises dans la foulée. La majorité des villes ayant joué un rôle dans la traite négrière ont aujourd'hui réalisé leur « travail de mémoire », mais le tabou qui entoure la question ne permet pas toujours une pleine émancipation de cette mémoire, en témoigne par exemple le cas de la ville de Saint-Malo. Ainsi, nous pouvons à juste titre nous demander quelles sont les conditions propices à l'émergence d'une mémoire, et quels sont les mécanismes sociaux, politiques et architecturaux nécessaires à sa mise en place dans la ville ? Il est intéressant de relever le fait que malgré sa place parmi les grandes villes négrières françaises, la participation de Saint-Malo à la traite ne soit pas du tout connue du grand public, à la différence de villes comme Nantes, Bordeaux ou La Rochelle. Cité portuaire ayant marqué de son sceau l'histoire maritime française, la ville attire aujourd'hui des milliers de visiteurs chaque année, les ouvrages qui lui sont dédiés ne manquent pas, et son histoire est relativement bien connue et documentée. Il est donc d'autant plus surprenant que malgré cette grande renommée, et dans un contexte national et international de revendications des mémoires de l'esclavage, la ville semble perpétuer une « loi du silence » et continue de passer inaperçue dans le paysage négrier français. Bien qu'aucun ouvrage ni aucune étude ne soit consacré à la place de la mémoire dans la ville, plusieurs travaux peuvent nous permettre de comprendre cette absence apparente, ainsi que sa lente reconnaissance et les difficultés de sa mise en oeuvre. Depuis vingt ans maintenant, les historiens malouins se sont attelés à disséquer les archives de la ville afin d'en faire ressortir ce qu'était la réalité de la traite négrière à Saint-Malo. On doit notamment à Alain Roman7 une étude approfondie sur le sujet qui explique en détail tout ce qui se rapporte à la traite négrière à Saint-Malo, depuis le contexte historique et politique général de l'époque jusqu'aux détails des expéditions malouines. D'autres historiens malouins ont eux analysé l'histoire de Saint-Malo à travers un prisme différent de celui de la traite négrière. L'ami et collègue d'Alain Roman, le professeur André Lespagnol, a par exemple écrit divers ouvrages sur la ville, nous offrant une analyse poussée sur le milieu négociant malouin8, ou encore sur la place que la ville occupait dans les grands courants commerciaux mondiaux. De manière plus générale, la Société d'Histoire et d'Archéologie de l'Arrondissement de Saint-Malo ( SHAASM ), au travers des écrits et conférences de ses adhérents, nous offre la possibilité de mieux comprendre certains aspects de cette histoire négrière malouine. Enfin, la presse nationale et mondiale a largement couvert les récents mouvements de contestation qui se sont déroulés l'année passée, et bien que Saint-Malo ne soit pratiquement jamais mentionné, ces articles nous permettent de mettre en perspective la réalité malouine avec celles d'autres villes négrières et d'en tirer les conclusions qui s'imposent.
15 nous nous intéresserons aux cinquante dernières années qui ont été marquées par une réévaluation puis une réécriture de l'histoire, ou plutôt des histoires, à la fois locales et nationales. La deuxième partie de ce travail sera plus axée sur notre cas d'étude, Saint-Malo. Il s'agira essentiellement de contextualiser le propos de cette étude, et de mettre en lumière les caractéristiques, à la fois historiques et actuelles, de la ville. Nous ferons d'abord le point sur l'histoire maritime de la ville puis mettrons cette histoire en perspective avec celles des autres grandes villes négrières françaises. Puis nous regarderons de plus près certains des grands hommes malouins qui ont marqué le « siècle négrier » et nous tenterons de comprendre l'héritage qu'ils ont laissé. Enfin, nous analyserons les traces issues de cette époque, ou plutôt leur absence, avant de replacer Saint-Malo dans le contexte récent des revendications mémorielles. Chapitre I L'apparition de la mémoire de l'esclavage et les revendications qui s'ensuivirent 16 17 Finalement, la troisième et dernière partie de ce travail de recherche portera sur l'analyse des raisons qui sont à l'origine de la difficile reconnaissance de l'héritage négrier à Saint-Malo. Nous commencerons par l'analyse du travail d'histoire qui est réalisé depuis deux décennies dans la ville et qui est une condition sine qua non du travail du mémoire. Puis nous nous intéresserons à l'émergence du mythe de « la cité corsaire », les raisons et conditions de sa création ainsi que les conséquences qui découlent d'un tel titre. Nous regarderons ensuite la place de ce mythe dans le discours touristique de la ville et, de manière plus générale, la façon dont un discours touristique s'accorde avec la mémoire d'un épisode tragique. Enfin, nous analyserons la réponse muséographique de la ville, sa responsabilité mais également son évolution, mise en perspective avec celle des grands mouvements mémoriels. Ce premier chapitre a pour objectif d'établir les notions qui sont à la base de mon raisonnement, et qui sont nécessaires à l'appréhension globale de ce travail. Elle est par nature plus théorique que les parties lui succédant car il faut, pour traiter correctement ce sujet, une compréhension solide des conditions de mise en oeuvre de la mémoire. Nous chercherons d'abord à analyser ce qu'est la mémoire et à identifier les différences entre histoire et mémoire, car si ces deux notions peuvent nous sembler proches, la nuance qui existe entre les deux est déterminante pour comprendre un tabou qui existe depuis près de deux siècles. Nous verrons ensuite dans quel contexte s'est développée la, ou plutôt les mémoires de l'esclavage et de la traite négrière, en France et dans le monde. Nous essaierons de discerner les différentes formes que celles-ci peuvent prendre, mais également les objectifs qu'elles souhaitent atteindre et les conséquences qui en découlent. Enfin, cette première partie reviendra sur la période charnière des premiers bouleversements liés à la mémoire et à ses revendications, pour tenter d'en saisir la complexité et replacer notre cas d'étude, jusque là absent des débats, au centre de celle-ci. Mais avant toute chose, il est impératif que le lecteur comprenne bien le sujet de cette étude. Pour cela, il doit être en mesure de répondre à une question qui peut sembler simple, en apparence anodine, mais dont la portée va définir l'ensemble du travail à venir. Qu'est-ce que la mémoire ? Qu'est-ce que la mémoire ? La mémoire est d'abord un concept avec lequel chacun de nous est familier depuis toujours, cela avant même d'en avoir conscience ou de pouvoir s'interroger à son sujet. L'Homme mémorise, il se souvient. C'est une caractéristique inhérente à tous ou presque, et aucun être ne semble en être dépourvu. Tout le monde donc est en théorie capable d'expliquer ce qu'est la mémoire, tout du moins dans sa forme la plus communément admise. Le dictionnaire Le Robert en donne la définition suivante « Faculté de conserver et de rappeler des choses passées et ce qui s'y trouve associé ; l'esprit, en tant qu'il garde le souvenir du passé. »1 (s. d.). Cette définition a le mérite de synthétiser ce qu'est la mémoire pour faciliter la compréhension du concept, mais ne permet pas d'en saisir toutes les nuances. Le dictionnaire Larousse à l'inverse n'essaye pas de résumer la mémoire en une seule définition courte mais va la définir de différentes manières, selon les multiples applications que celle-ci peut avoir. Ainsi, au sens communément accepté, la mémoire est définie telle que « l'activité biologique et psychique qui permet d'emmagasiner, de conserver et de restituer des informations2 » (s. d.). Cependant, le dictionnaire Larousse donne également une définition de la mémoire au sens d'une compétence (« Aptitude à se souvenir en particulier de certaines choses dans un domaine donné3 ») (s. d.), d'un tout (« Ensemble des faits passés qui reste dans le souvenir des hommes, d'un groupe4 ») (s. d.), ou encore d'une abstraction (« Souvenir qu'on a d'une personne disparue, d'un événement passé ; ce qui, de cette personne, de cet événement restera dans l'esprit des hommes5 ») (s. d.). On observe donc qu'il est très difficile de cantonner le processus mémoriel à une définition succincte de la mémoire. La mémoire est un phénomène complexe, qui englobe de nombreuses définitions mais aussi de nombreux enjeux. Elle n'est pas qu'un phénomène psychique ou psychologique, la mémoire au sens d'une capacité cognitive n'est d'ailleurs pas d'un grand intérêt pour nous. Mais si nous l'entendons au sens d'un lien
19 à pouvoir associer différentes phases du temps. Tout comme la fantaisie, le souvenir est une variante de l'imaginaire, mais comme nous venons de l'écrire, à la différence de celle-ci il vise la vérité. Contrairement à l'historien, le narrateur de ce récit n'use pas de méthodes scientifiques et objectives pour expliquer son propos, il croit en ce qu'il dit et construit son récit autour de l'idée qu'il se fait de ce qu'il s'est passé. On a prouvé depuis longtemps maintenant la faiblesse de certains témoignages pourtant sincères, où le témoin arrangeait son récit selon ses préjugés et ses croyances. Le désir de vérité est toujours altéré par l'intention d'agir sur son interlocuteur, en voulant par exemple lui plaire ou bien lui cacher nos intentions ou nos sentiments. Le « fait brut » appartenant au passé n'existe donc pas dans le réel, chacun l'interprète et lui donne un sens, ce qui fait que la mémoire est12. « Nous dirions volontiers que chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective, que ce point de vue change selon la place que j'y occupe, et que cette place elle-même change suivant les relations que j'entretiens avec d'autres milieux. Il n'est donc pas étonnant que de l'instrument commun, tous ne tire pas le même parti. Cependant lorsqu'on essaie d'expliquer cette diversité, on en revient toujours à une combinaison d'influences qui, toutes, sont de nature sociale13. » M. Halbwachs, La mémoire collective L'utilisation de cette mémoire poursuit aujourd'hui trois objectifs. Le premier est d'empêcher la répétition d'un drame par le recours à la mémoire. Ensuite, on estime que les victimes ont un droit moral à demander des réparations symboliques et que l'oubli peut nuire à ce droit. Enfin, la mémoire d'un événement peut être considérée comme faisant partie de l'identité des victimes d'un drame, au risque de les enfermer dans un statut de victime14. La mémoire, depuis trente ans, est par ailleurs devenue un nouvel objet d'étude des historiens. L'histoire se nourrit de cette mémoire, mais entretient également des rapports complexes avec elle. « La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire l'en débusque. [...] La mémoire s'enracine dans le concret, dans l'espace, le geste, l'image et l'objet. [...] Au coeur de l'histoire, travaille un criticisme destructeur de mémoire spontanée. La mémoire est toujours suspecte à l'histoire dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler. Une société qui se vivrait intégralement sous le signe de l'histoire ne connaitrait, en fin de compte, pas plus qu'une société traditionnelle, de lieux où ancrer sa mémoire15. » À l'inverse, certains historiens et philosophes avertissent contre les dangers de la mémoire et de ses revendications. Si l'histoire peut parfois donner un cadre à la mémoire, il arrive que ce soit la mémoire qui empêche l'histoire16. Dès les années 1990, Tzvetan Todorov pointait du doigt dans Les abus de la mémoire17 les excès des commémorations des drames du XXe siècle qui encourageaient le fait que « avoir été victime vous donne le droit de vous plaindre, de protester et de réclamer. ». Jean-Pierre Rioux montra, lui, que l'histoire est une pensée du passé mais pas une remémoration18, qu'elle conduit à détruire l'idée d'un mythe, et que sa « connaissance permet de dépasser la douleur et les avatars de la mémoire19 ».
21 Un des aspects de la mémoire publique se trouve dans le patrimoine ainsi que dans la commémoration, qui est largement exploitée par les autorités publiques. Cette mémoire est donc commandée et instrumentalisée dans l'objectif de sacraliser un mythe national, ou local, qui serait commun à tous. Un tournant s'opère à ce sujet à la suite de la chute du mur de Berlin, qui marque le passage en France d'une société qui commémorait les « morts pour la France » à une société qui considère également les « morts à cause de la France26 ». Cette période marque aussi le temps où la mémoire de la Shoah et des déportations a commencé à s'émanciper, voyant les commémorations et monuments se multiplier en hommage aux victimes. En parallèle, la société s'est mise à appréhender son histoire non plus à travers ses grands hommes, mais également à travers son peuple et ses victimes27. Ce n'est qu'en 2005 que la France, à la suite d'une déclaration de Jacques Chirac, alors Président de la République, a reconnu officiellement sa participation et sa responsabilité dans la déportation des juifs pendant la guerre. Cette reconnaissance tardive, 60 ans après la fin du conflit, a été permise grâce à la mémoire de ces évènements ainsi qu'à un travail d'histoire aboutissant à une bien plus large compréhension de la société de l'époque, permettant d'en saisir les nuances. Cette mémoire de la Shoah a permis d'installer le doute dans le mythe républicain dominant28, obligeant ainsi la France à le re-questionner. C'est dans ce contexte que le pays a aussi remis en question son passé colonial, sa participation à la Guerre d'Algérie et l'utilisation de la torture, et finalement sa mémoire de l'esclavage29. Quoi qu'il en soit, il est impératif de comprendre le fonctionnement de la mémoire, sa construction et ses acteurs, les fonctions qu'elle occupe et son rôle en tant que vecteur de valeurs, et finalement les formes qu'elle peut prendre telles que le devoir, l'occultation ou encore le tabou, si l'on veut être en mesure de comprendre ses manifestations contemporaines. L'exercice du pouvoir politique en démocratie a pour rôle de permettre la vie en communauté, faisant fi des différences de chacun et en prenant en compte la pluralité des identités et des histoires qui la composent afin de maintenir une unité. L'unité recherchée en démocratie nécessite donc la production de représentations collectives et de symboles auxquels chacun peut se rattacher, de lieux qui permettent le partage de connaissance et qui offrent la possibilité de véhiculer histoire et mémoire (écoles, musées), et d'un espace public où chacun serait libre de s'exprimer30. Cet exercice du pouvoir nécessite donc la mémoire, comme le montre Pierre Nora dans son ouvrage Les lieux de mémoire : « Politique aussi, et, peut-être, surtout, si l'on entend par politique un jeu de forces qui transforment la réalité : la mémoire en effet est un cadre plus qu'un contenu, un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins par ce qu'il est que par ce qu'on en fait. C'est dire ici qu'on touche à la dimension littéraire des lieux de mémoire, dont l'intérêt repose en définitive sur l'art de la mise en scène et l'engagement personnel de l'historien31. »
23 et le territoire métropolitain...41 ». Les Outre-mer sont donc un territoire appartenant à l'espace républicain mais qui demeure absent de son histoire. Dans un entretien accordé au journal M, Le Monde, l'historienne au CNRS et présidente du Comité National pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage Myriam Cottias explique que « l'oubli a été posé comme un élément fondateur de la société issue de la servilité, dans l'outre-mer, mais aussi en métropole42 ». Encouragé par les autorités dès 1848 - le gouverneur de la Martinique, Claude Rostoland, recommandait « à chacun l'oubli du passé43 » - le silence qui entoure la question de l'esclavage et de la traite a perduré jusqu'à nos jours. Initialement rejetés par les élites noires, qui y voyaient un rappel d'un passé douloureux, l'esclavage et son histoire se sont progressivement imposés dans les territoires d'Outre-mer dans les années 1960 et 1970 comme une ressource politique44. Le déplacement de cette histoire et de cette mémoire de l'esclavage vers le territoire métropolitain s'est ensuite opéré dans les années 1990, en même temps que les migrations de populations. Elle y rencontra un autre courant idéologique, celui de la lutte contre les discriminations raciales. Selon Pap Ndiaye, les Antillais chercheraient par-là à transférer sur le terrain de la mémoire des souffrances qui jusque-là n'étaient pas exprimées sur le terrain politique : « cet investissement mémoriel, qui peut s'exprimer n'importe comment et s'appuyer sur des lectures para historiques farfelues est la conséquence d'une situation de domination45. » Leurs revendications post coloniales, qui consistent en une réinterprétation de l'histoire, sont notamment dues au fait que l'histoire coloniale est toujours extrêmement présente dans notre société et notre réalité. La colonisation, qui a bien évidemment bouleversé les territoires d'Outre-mer par un système de domination, a également marqué le territoire métropolitain tant elle a changé sa conception du monde. Françoise Vergès écrit à ce propos : « La postcolonie ne qualifie pas strictement un régime d'indépendance nationale, mais une situation où perdurent des effets du régime colonial tout en connaissant de nouvelles expériences engendrées par le déclin des productions nationales, l'entrée dans l'espace européen, la mondialisation, l'augmentation du nombre de diplômés, l'émergence de revendications de réparation historique et d'affirmation culturelle46 ». Elle affirme ensuite que l'opposition entre différence culturelle et démocratie est une opposition « opportuniste et idéologique47 », et que toutes les revendications sont empêchées car perçues comme des demandes communautaristes : « Le débat opposant « républicains » rigides aux « communautaristes » essentialistes fait en effet abstraction de l'histoire, les uns soulignant la nécessité d'une abstraction universaliste, les autres celle d'une identité atemporelle mais chaque logique masque des politiques d'exclusion48. » L'historien Benjamin Stora considère, lui, que les français ne sont pas encore passés au-delà de la chute de leur empire et du déclin de leur puissance, et qu'il est trop tôt pour que ces questions soient débattues dans la sérénité : « Le soupçon de « relativisme culturel » est lancé comme une accusation visant à délégitimer toute approche critique. Il ne faut pas porter atteinte aux mythologies nationales. La perte de l'empire a été une grande blessure narcissique du nationalisme français49. »
25 26 27 Fig. 2. Protestation Black Lives Matters - AFP / Drew Angerer Fig. 3. Musée du Quai Branly - up-magazine.info deux projets, le Musée du Quai Branly et la Cité Nationale de l'Histoire de l'Immigration56. Mais un autre évènement marquant du quinquennat, les émeutes dans les banlieues de 2005, va faire se multiplier les études sur l'histoire de l'immigration et faire évoluer la question postcoloniale dans la sphère politique. En 2007, le gouvernement nouvellement élu décide de la création d'un Ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire. Geste maladroit ou affirmation politique, quoiqu'il en soit cette décision fut vivement critiquée. De nombreuses associations s'opposèrent à sa création, huit universitaires ayant travaillé sur le projet de la Cité Nationale de l'Histoire de l'Immigration en démissionnent en signe de protestation57, et Doudou Diène, rapporteur spécial de l'ONU contre le racisme, a dénoncé une « banalisation du racisme » et une « lecture ethnique et raciale des questions politiques, économiques et sociales et le traitement idéologique et politique de l'immigration comme enjeu sécuritaire et comme une menace à l'identité nationale58. » La même année, Marie-Claude Smouts exprime dans un autre ouvrage collectif, La situation postcoloniale - Les postcolonials studies dans le débat français59, la nécessité d'un débat collectif sur le postcolonialisme : « La situation postcoloniale est une réalité historique, politique, culturelle et sociale, il convient de l'analyser, comme il convient de revenir sur la complexité du fait colonial et de redonner à chacun sa place dans l'histoire60. » Dans la préface de ce même ouvrage, un anthropologue, Georges Balandier, invitait à se libérer de ses préjugés afin de pouvoir retracer une histoire du postcolonial et d'être capable de mener un débat constructif sur le sujet : « Pour débattre des études postcoloniales, il faut d'abord se libérer des effets de conjecture dominante, retrouver son autonomie de penser...61 » avant de rappeler que le postcolonialisme n'est pas le fait d'une frange de la population mais que tous, sous différents aspects, nous en sommes issus : « Le postcolonial désigne une situation qui est celle, de fait, de tous les contemporains. Nous sommes tous, en des formes différentes, en situation postcoloniale. Parce que la mondialisation nous porte au doute quant à notre identité...62 ». Les études postcoloniales constituent donc un sujet de recherche qui ne peut plus être éludé, tant il est aujourd'hui présent dans le débat public et que de nombreux groupes se le sont approprié. Ces études doivent servir à penser la question du pluralisme identitaire et social de la France contemporaine. Toujours dans ce même ouvrage, l'historien Benjamin Stora souhaite avancer plus vite sur la question et adjure de déconstruire l'image de domination raciale qui perdure, mettant en avant les dangers d'une telle construction sociale : « c'est dans l'absence de savoir sur ces problèmes que naissent les fantasmes sur ce qu'a été la colonisation, sur le rapport avec le génocide, tous ces termes qui sont utilisés et instrumentalisés63. » et appelle à répondre au « besoin d'histoire » urgent auquel la France fait face afin que certaines personnes ne dévient le débat en pensant que « la politique, c'est la mise en accusation permanente et perpétuelle de l'homme blanc ».
29 Chapitre II Saint-Malo, un cas particulier ? 31 Cette association, et l'exposition du même nom qu'elle organisa à partir de 1992 au Château des Ducs des Bretagne, marquèrent la première présentation de cette histoire en France métropolitaine, de manière publique et explicite. L'exposition présentait des archives, des documents, des analyses et même des reconstitutions de lieux symboliques tels qu'un bureau d'armateur ou une cabine de capitaine. La muséologie fut travaillée afin d'intéresser un maximum de personnes, et la forte fréquentation de l'évènement traduisit un véritable intérêt de la part d'un cercle de la population qui s'étendait bien au-delà de celui des historiens et des universitaires. Objet politique certes, l'Association des Anneaux de la Mémoire a, à la suite de l'exposition, poursuivit ses recherches et son engagement dans la réécriture de l'histoire nantaise. Cette exposition, parfois considérée comme un point de départ dans l'émergence de l'histoire de la traite dans le débat public, tant elle fut novatrice, médiatisée, et politiquement soutenue, a également eu pour conséquence de révéler à la population nantaise la nécessité d'un lieu consacré de manière pérenne à la mémoire de cette histoire76. Mais si cet évènement provoqua une avancée rapide de la question mémorielle à Nantes, qui entraina par la suite d'autres villes négrières dans son élan, il eut pour effet de mettre Nantes au centre de l'histoire négrière française. Bien qu'il ait déjà été su depuis longtemps que Nantes occupait la première place des ports négriers français, cela permit à d'autres villes ayant également pris part à la traite de passer inaperçues. 30 Les recherches sur la participation de Saint-Malo au commerce négrier n'étaient pas encore abouties à cette époque. Les choses sont différentes aujourd'hui, l'histoire maritime de Saint-Malo est bien connue et sa participation au trafic d'êtres humains n'est plus un secret. Mais est-ce vraiment le cas ? Il semblerait que la population malouine ne soit, dans la grande majorité, pas du tout au fait du passé négrier de sa ville, et lorsqu'il nous arrive de converser avec des personnes qui en sont informées, la tendance est à minimiser les chiffres et leur importance au regard des villes ayant pris une part plus importante dans ce trafic, avec toujours la même rengaine récurrente : « oui, mais ce n'est pas comme à Nantes77 ! » Les causes de cette méconnaissance, voire parfois de ce déni, bien que l'histoire malouine soit désormais connue et documentée, sont le fruit de nombreuses raisons qui seront le sujet des parties qui vont suivre. La mémoire de l'esclavage et de la traite négrière est donc un sujet relativement récent, né dans un environnement particulier qui se caractérise à la fois par un contexte colonial touchant à sa fin, des vagues d'immigration, une libération de la parole et un re-questionnement profond de notre histoire et de notre (nos) identité(s). Apparue dans les anciennes colonies avant d'atteindre la métropole, et notamment la ville de Nantes, cette mémoire de l'esclavage se propage progressivement dans le pays, déchaînant les passions et révélant des craintes. Certains territoires semblent cependant préserver une distance avec le sujet, comme c'est le cas pour Saint-Malo, que les débats et questionnements des dernières décennies ne semble pas avoir affecté outre mesures. La question coloniale et raciale divise, tant sur le sujet que sur la réponse qu'il faut y apporter. D'abord débattue dans les cercles universitaires et intellectuels, la question s'est progressivement étendue jusqu'à atteindre toutes les couches de la population. Et bien que de nombreuses avancées aient été achevées depuis son apparition il reste encore un long chemin à parcourir avant que celle-ci ne soit pleinement décomplexée, et puisse aboutir à une forme de consensus qui sera à même d'apaiser les passions de tout un chacun.
Chaque ville possède une histoire qui lui est propre, et qui définit par essence la portée de la mémoire que celle-ci souhaite, ou doit, mettre en oeuvre. Comme nous allons le voir, Saint-Malo possède une très riche et vaste histoire maritime, ponctuée d'évènements marquants et parsemée des grands hommes qui l'ont faite. Mais cette histoire malouine, largement revendiquée par la ville et ses admirateurs, ne prend elle justement pas trop de place par rapport à l'histoire globale de l'esclavage aujourd'hui inscrite dans le récit encore plus large de l'histoire de France ? Il sera ici question de comprendre la place qu'a occupée la ville de Saint-Malo dans le paysage négrier français, mais également l'héritage que celui-ci a laissé à la cité malouine. Nous verrons ensuite certains des hommes qui ont façonné cette histoire négrière malouine et dans quelle mesure, ainsi que pourquoi, ils sont aujourd'hui célébrés pour certains et oubliés pour d'autres. Enfin, il sera question de replacer Saint-Malo dans le spectre des mouvements de contestation liés à la mémoire de l'esclavage, ou plus précisément de comprendre pourquoi la ville en est absente. Saint-Malo : port d'abord, négrier ensuite ? Saint-Malo, cité maritime : Saint-Malo est une cité bretonne à l'histoire maritime riche et bien connue. Dans les suites de la découverte du Nouveau-Monde, sa renommée commence au siècle XVIe, époque à partir de laquelle la cité va prospérer, notamment dans le commerce maritime. Saint-Malo fut pendant près de trois siècles un « port mondial », et bien que pour la grande majorité des gens la gloire malouine se résume à quelques épisodes largement relayés par la suite, tels que la découverte du Canada par Jacques Cartier ou la prise du Kent par Robert Surcouf, la réalité est celle d'un peuple de marins et de commerçants ayant sillonné les mers du globe. Située à l'entrée de la Baie du Mont-Saint-Michel, à la frontière entre la Bretagne et la Normandie, la cité malouine occupe une position géographique privilégiée, au carrefour de grandes routes maritimes, ce qui va lui permettre de tirer son épingle du jeu. C'est en effet un point de passage obligé pour les produits de la mer du Nord et de la Baltique, un port intéressant pour les marchandises venant de l'Atlantique et de la Méditerranée ainsi qu'une position stratégique d'un point de vue militaire, car située face à l'Angleterre et aux Iles Anglo-Normandes. Dès le début du XVIe siècle, les marins de Saint-Malo vont se spécialiser dans deux activités qui vont faire leur richesse : la pêche à la morue, que les marins vendaient en Méditerranée pour en ramener du vin, des huiles et autres produits, et l'exportation de biens manufacturés vers l'Espagne en échange de produits provenant d'Amérique, notamment de l'argent. À la veille du XVIIIe siècle, Saint-Malo s'était hissé en tête du classement des plus gros ports français, l'activité morutière représentant à elle seule 60% des armements de plus de 50 tonneaux et 80% des effectifs de marins1. Saint-Malo a connu son apogée entre 1690 et 1720. Une « élite négociante2 », selon l'expression d'André Lespagnol, de quelques dizaines de familles s'était constituée et dominait alors le commerce malouin. Pendant cette courte période un peu supérieure à un quart de siècle, ces armateurs fortunés ont su profiter des quelques opportunités qui leur ont été offertes pour asseoir leur domination sur le commerce maritime français.
33 34 35 Fig. 4. Plan et profil de Saint-Malo - Bibliothèque Nationale de France, GED-5430 de 50 ans, sont encore bien loin de l'ampleur, à la fois statistique et géographique, que va atteindre plus tard la Traite des Noirs. encore mal connue5, d'autant que les marins malouins pouvaient alors compter sur d'autres sources de revenus beaucoup plus fiables et rentables, telles que la course qui était alors à son apogée ou le commerce en Mer du Sud qui assurait un retour sur investissement quasi certain. L'accélérateur fut évidemment la découverte de l'Amérique. Des espaces infinis s'offraient désormais à l'exploitation, encore fallait-il avoir la main d'oeuvre nécessaire pour le faire. Bien sûr, les conquistadors ne suffisaient pas, ils ont alors dans un premier temps obtenu des autorités royales et papales le droit de faire travailler gratuitement les indigènes « locaux » en échange d'une évangélisation obligatoire. Cela fonctionna un temps, mais rapidement le travail forcé et la propagation des maladies entraînèrent une très forte hausse de la mortalité chez les indigènes. Il fallut donc chercher une autre source de main d'oeuvre abondante, qui fut trouvée sur le continent africain, les Noirs étant alors considérés comme plus résistants. La forte consommation du sucre en Europe à partir du XVIIe siècle entraina une demande toujours plus grande en main d'oeuvre et vint offrir une « légitimité » à l'utilisation d'êtres humains. La religion et les forces politiques étaient désormais convaincues du bien-fondé de leur entreprise, la logistique nécessaire était facilement accessible et les consommateurs toujours plus nombreux et en demande. Tout était en place pour installer le plus grand réseau commercial de l'époque, d'ailleurs considéré aujourd'hui comme les débuts de la mondialisation. Les proportions de ce trafic devinrent tellement énormes que même les voix dissidentes à la traite humaine plièrent bien souvent face aux arguments commerciaux, car ce n'était bien que cela, du commerce... Revenons maintenant à nos malouins. Dans un premier temps tournés vers l'Amérique du Nord et la pêche à la morue - cette pratique sera le socle de l'activité malouine pendant trois siècles - à cause du Traité de Tordesillas qui partageait les terres nouvellement découvertes au sud entre les espagnols et les portugais, les malouins « font leurs débuts » dans le commerce négrier dans la première moitié du XVIIe siècle, en même temps que d'autres ports français. Installés durablement en Martinique et en Guadeloupe à partir de 1635, les Français, sous l'impulsion du Cardinal de Richelieu désireux de concurrencer les Hollandais, créèrent des compagnies dans le but d'envoyer des esclaves et d'exploiter les ressources agricoles de ces îles. Louis XIII, d'abord réticent, finit par céder devant les pressions commerciales et surtout religieuses. Différentes compagnies furent donc créées successivement mais connurent un succès pour le moins limité. Colbert décida donc en 1664 de créer la Compagnie des Indes Orientales à qui il concéda l'exclusivité du commerce africain en échange de la promesse d'exporter 2000 Noirs pendant les huit premières années. C'est à partir de ce moment que nous avons les premières traces fiables de l'activité négrière malouine, mais il est impossible de dresser un portrait d'ensemble car de nombreuses guerres troublèrent le fonctionnement du commerce. La deuxième moitié du XVIIe siècle est relativement calme en comparaison de ce qui suivra au XVIIIe siècle. La Compagnie des Indes Orientales est dissoute en 1672, au profit de la Compagnie du Sénégal, puis de la Compagnie de Guinée, la Compagnie de Saint-Domingue... Bien que ces compagnies aient eu le monopole du commerce africain, l'ampleur de la tâche nécessitait l'emploi d'armateurs privés et de navires particuliers. On retrouve donc la trace d'expéditions malouines pendant cette période, une quinzaine environ, mais cela reste ponctuel et dispersé. Jusqu'à la paix d'Utrecht, signée en 1713, les malouins apparaissent frileux quant à la participation à ce nouveau commerce qu'est la traite négrière, contrairement aux nantais qui saisissent cette nouvelle opportunité à pleine main. Entre 1707 et 1712, les nantais armèrent plus de 30 navires en partance pour les Antilles contre seulement 4 pour les malouins4. Cela peut s'expliquer par une certaine prudence vis à vis d'une activité 4. DAGET Serge, Répertoire des expéditions négrières françaises à la traite illégale, op. cit., p. 77 36 À partir de 1713 donc, les circonstances changent nettement. La paix est signée entre les puissances d'Europe mettant ainsi fin à la course, le commerce en Mer du Sud se stoppera brutalement quatre ans plus tard et la Compagnie Malouine des Indes mettra fin à ses activités peu après. Cette même année, le roi, peu satisfait du monopole des compagnies, décide d'accorder la liberté de commerce aux nantais qui doublèrent, voire triplèrent, le nombre annuel de leurs expéditions (une vingtaine entre 1709 et 1712, 64 entre 1713 et 1716). D'autres ports tentèrent également de se lancer dans ce commerce, une dizaine d'expéditions chacun pour La Rochelle et Le Havre pendant ces trois ans, seulement une pour Saint-Malo. Les malouins sont toujours frileux, mais cela s'explique par leur tentative de remettre sur pied la pêche à la morue, frappée par la perte de Terre-Neuve, et l'exploitation de leur monopole dans l'Océan Indien. En 1716, le roi accorde par lettre patente le régime de liberté, autrefois réservé à Nantes, aux ports de Rouen, La Rochelle, Bordeaux et Saint-Malo, d'autres ports l'obtiendront par la suite. Cette liberté nouvelle, ainsi que la perte de leurs autres activités, vont encourager les malouins à se lancer pleinement dans le trafic négrier, atteignant le deuxième rang français entre 1717 et 1723 avec 21 expéditions en traite, mais toujours loin derrière Nantes qui expédia 92 navires sur la même période. Après une brève interruption due à la volonté de la Compagnie de Lorient d'exercer son monopole, Saint-Malo envoya 20 autres navires entre 1726 et 1731, puis plus aucun jusqu'en 1738. Cela s'explique par la crise de l'activité portuaire que traversait la ville à cette période. Premier port du royaume en 1680, la ville venait alors d'atteindre son bilan le plus bas depuis plus de 50 ans. L'activité repartit progressivement par la suite, mais toujours de manière timide, avec seulement 14 navires envoyés entre 1738 et 1744 contre 33 à Bordeaux, 89 à La Rochelle et 180 à Nantes. L'apogée de l'activité malouine survint de 1747 à 1792. Alors que Lorient abandonna pratiquement tout trafic négrier, Saint-Malo envoya 40 navires de 1747 à 1755 contre 46 à Bordeaux, 56 à la Rochelle et plus de 220 à Nantes. À la fin de la Guerre de Sept Ans et le Traité de Paris de 1763, la France connut un véritable « boom » négrier grâce à la prospérité de l'île de Saint-Domingue. Pendant les quinze années qui suivirent, Saint-Malo atteignit le niveau de la Rochelle avec 86 expéditions, Bordeaux (111), Le Havre (131) et Nantes (350) restant en tête du classement. La crise économique de 1770 provoqua un fléchissement de l'activité malouine dans ce domaine, qui peut aussi s'expliquer par la forte concurrence dans ce secteur mais également une réorientation des capitaux malouins vers des expéditions en Inde et en Chine, qui nécessitaient alors de lourds investissements. La dernière partie du siècle négrier ne sera pas favorable à Saint-Malo qui n'expédia que 32 navires, contre plus de 100 pour Bordeaux, Le Havre et la Rochelle et plus de 300 pour Nantes. À partir de la Révolution française, Saint-Malo n'arma quasiment plus de navires négriers et lorsque que l'interdiction de la traite négrière fut actée en 1815, la ville ne prit quasiment pas part à la traite illégale à la différence de ses concurrents. Saint-Malo a beaucoup perdu de sa superbe et n'est plus le port incontournable qu'elle était autrefois, sans pour autant être négligeable dans le paysage maritime français. Au bout du compte, avec environ 250 expéditions négrières pour plus de 80.000 captifs déplacés, Saint-Malo se hisse en cinquième position des ports négriers français, derrière Le Havre, La Rochelle, Bordeaux et bien sûr Nantes. À la différence de ces autres 5. ROMAN Alain, Saint-Malo au temps des négriers, op. cit., p. 29 37 villes, Saint-Malo ne sut jamais pleinement profiter des opportunités qui lui étaient offertes, probablement à cause de complications locales et de leurs intérêts commerciaux qui se situaient autre part. Le commerce colonial ne fut jamais le socle de l'activité malouine, à la différence de Nantes, le port cherchant à s'imposer dans d'autres domaines tels que la pêche morutière qui rappelons-le, représentait 60% des armements malouins et 80% des emplois maritimes. Un manque de patrimoine pas si évident L'une des explications pour l'absence de mémoire de la traite à Saint-Malo viendrait du manque de patrimoine bâti. En 1710, période où le commerce négrier était encore anecdotique à Saint-Malo, les « accroissements » de la ville avaient déjà été réalisés, et il est donc quasiment impossible, à l'intérieur de Saint-Malo Intramuros, d'attribuer la construction de quelque bâtiment que ce soit à l'argent issu de la traite négrière. La seule trace qui nous est parvenue, et encore là certains doutent de sa provenance, est un mascaron (une tête de Noir) présent sur la façade de l'Hôtel Vincent des Bassablons, aujourd'hui le 2, place Guy La Chambre6. Par la suite, les principaux armateurs négriers, tels Pierre-Jacques Meslé de Grandclos ou René Auguste de Chateaubriand, furent locataires dans Intramuros, ou alors achetèrent des propriétés (châteaux, malouinières...) déjà construites. Peu d'entre eux firent construire à Saint-Malo, et lorsque ce fut le cas, aucune preuve ne permet d'établir un lien avec l'argent de la traite. On peut donc statuer que la traite négrière n'est à l'origine d'aucune construction connue à Saint-Malo, même s'il est plus que probable que l'argent qui en provient ait donné lieu à des aménagements ou d'autres investissements ayant permis par la suite de bâtir. Nous connaissons en revanche les adresses de certains négriers7 qui, bien qu'ils fussent pour certains en location, avaient leurs bureaux, leurs dépôts, et parfois leurs logements dans Saint-Malo Intramuros. On sait donc par exemple que Pierre Jacques Meslé de Grandclos était locataire de l'immeuble Nouail de la Villegille8, actuellement le 11 Rue de Toulouse et avait des casernes (des emplacements) dans les remparts, le long de l'actuelle rue Jacques Cartier, que René Auguste de Chateaubriand habitait l'Hôtel White (2, Place Chateaubriand) ou encore que François Auguste Magon de la Balue était installé à l'Hôtel d'Asfeld qu'il fit construire. Sans que l'argent utilisé ne puisse être directement relié à la traite négrière, nous savons également que l'armateur Beauvais Le Fer, qui envoya à perte quatre navires en traite, fit construire entre 1725 et 1737 des maisons de rapport encore visibles au 3, 4 et 5 rue Saint-Philippe. Quelques années après, aux alentours de 1770, Pierre Beaugeard, armateur ( négrier ) richissime qui deviendra plus tard trésorier général des États de Bretagne, acheta dans la même rue le dernier emplacement disponible dans les accroissements et y fit construire son hôtel particulier, aujourd'hui au 2 rue Saint-Philippe. Enfin, pour terminer notre liste (non exhaustive) de bâtiments liés de près ou de loin à la traite négrière à l'intérieur de Saint-Malo Intramuros, nous dirons que Luc Magon de la Balue, qui se lança personnellement dans la traite en 1738, avait ses bureaux dans l'hôtel particulier hérité de son père, Jean Magon de la Lande, au 4 rue de Chateaubriand.
39 Saint-Malo et ses héros et la mémoire de l'esclavage13 » paru en 2002, le chercheur en sociologie Stéphane Valognes s'interroge sur les éléments du paysage urbain liés à la traite, à sa mémoire et à leurs usages contemporains : « Ce paysage n'est-il qu'un « résidu », muet et passif ? Ou, a contrario, les usages dont il est l'objet ne le placent-ils pas au centre d'enjeux de mémoire(s), comme révélateur d'aspirations et de temporalités sociales et politiques contradictoires, de la part de groupes sociaux ayant en partie subie la traite transatlantiques sur la longue durée ? ». Face à ce patrimoine, Nantes et Bordeaux adoptent deux postures différentes. La première assume pleinement aujourd'hui pleinement son héritage, à tel point que les publications à caractère touristique renvoient à ces éléments du paysage urbain nantais : « Il est amusant de détailler ces immeubles d'opulents négociants pour découvrir ici des mascarons, là des balcons galbés élégamment formés14. ». Toujours selon Stéphane Valognes, ces éléments sont donc « systématiquement convoqués pour dire et permettre l'interprétation d'un processus historique aux multiples dimensions. Ces immeubles et ces façades sont quelque part assignés à dire le passé négrier nantais et par extension le passé négrier français ». À Bordeaux, le rapport à ce patrimoine est plus complexe, et oscille entre le silence et l'allusion. Éric Saugera écrira d'ailleurs à ce sujet : « les façades du XVIIIe siècle ne laissent rien transparaître de l'activité de leurs occupants d'alors : allée de Tourny, elle reflète la prospérité d'une cité qui n'a pas de conflit avec l'histoire15. » Néanmoins, depuis quelques années maintenant, la municipalité de Bordeaux a décidé d'apposer des plaques explicatives sur les rues portant le nom d'armateurs négriers et sur les façades de bâtiments en lien avec la traite, preuve selon Stéphane Valognes que la ville reconnait désormais son patrimoine et utilise, comme à Nantes, son paysage et ses formes urbaines comme support critique de mémoires ou de revendications. Saint-Malo n'a pas encore ce rapport à son patrimoine, du moins en ce qui concerne la traite négrière. Il est en revanche possible de visiter dans la ville une « demeure corsaire », l'Hôtel d'Asfeld, mais également la maison de Robert Surcouf ou encore celle où est né François René de Chateaubriand. Nous y reviendrons ultérieurement, mais ceci prouve donc que malgré la reconstruction de la ville, les autorités sont capables d'attribuer une valeur mémorielle au patrimoine de la ville, tant que cela sert les intérêts touristiques de celle-ci. Selon Christine Chivallon, pour que la mémoire s'opère, il faut « l'intervention de la forme urbaine, non pas seulement parce que celle-ci est dotée de l'efficacité de « l'effet de visibilité », mais parce qu'elle permet aussi que s'opère la distanciation temporelle nécessaire entre une actualité voulue harmonieuse et un passé révélé excessivement tourmenté16. ». Sans que cela ne soit flagrant comme c'est le cas à Nantes, et dans une moindre mesure à Bordeaux, la ville de Saint-Malo a donc quelques éléments patrimoniaux à exploiter pour assumer pleinement son passé négrier, encore faut-il qu'elle en ait l'envie...
41 Nous allons désormais nous intéresser plus précisément à cinq cas de figure, tous ayant pour point commun d'avoir pris part au commerce négrier, et présentant des profils mais surtout un héritage relativement différents les uns des autres. Outre les trois que nous venons de citer, nous présenterons également la famille Magon, exemple parfait des « Messieurs de Saint-Malo », caractéristique de la réussite de la ville, ainsi que René-Auguste de Chateaubriand, père du célèbre écrivain, et dont la renommée du fils a effacé les griefs contre le père. en France, mais par la recherche continuelle d'information, la rotation constante du capital, la polyvalence de l'outil de travail (les navires), l'internationalisation du marché et la concentration verticale et horizontale, préfigure ce que seront les grandes entreprises qui seront à l'origine de la révolution industrielle du XIXe siècle23. Meslé de Grandclos : Il est important, je pense, de commencer par le plus grand de tous, Pierre-Jacques Meslé de Grandclos, qui vécut à Saint-Malo au XVIIIe siècle, lorsque la traite négrière était à son apogée. Son ascension fut rapide, d'abord enseigne* à 13 ans sous les ordres de René Auguste de Chateaubriand, père de l'écrivain (nous y reviendrons plus tard), il devient rapidement capitaine à l'âge de 24 ans et après seulement 14 campagnes. Cette ascension à la fonction de capitaine permet un développement financier conséquent grâce à l'intéressement au capital des navires que l'on commande. Il a 28 ans lorsqu'il devient armateur. La même année éclate la Guerre de Sept ans (1756-1763) qui va lui offrir une chance extraordinaire : il est l'un des deux seuls armateurs corsaires de la ville (avec Chateaubriand) à faire fortune à l'issu du conflit et, grâce à l'argent amassé, monte sa propre maison de commerce qui devient alors rapidement la première de Saint-Malo. Comme Chateaubriand, il se lance dans la traite à la fin de la guerre en 1763 et constitue rapidement une large flotte ce qui lui permet dès 1765 d'avoir au moins quatre navires négriers opérant plus ou moins simultanément, et d'avoir chaque année deux bateaux filant en droiture* à Saint-Domingue pour chercher les remises. Mais contrairement au père de l'écrivain qui utilisa ses gains pour acheter le domaine de Combourg, l'armateur eut l'intelligence de réinvestir et diversifier ses rentrées d'argent. Au moment de la liquidation de la société de Chateaubriand en 1779, Meslé de Grandclos a plus de 80 armements derrière lui, dont 25 en Afrique et plus de 15 aux Antilles. Bien que les chiffres dont on dispose pour lui soient moins documentés que pour ceux de Chateaubriand, on estime ses rentrées d'argent dans ce secteur à plus de 10 millions de livres, ce qui lui aurait permis après déduction de l'investissement et des frais, de tirer un bénéfice, au bas mot, de 1,5 millions de livres22. La seconde partie de la carrière de Meslé de Grandclos va dans le sens de la première. Bien qu'il ait fait fortune grâce à ses armements corsaires pendant la Guerre de Sept ans, il devint plus prudent et ne prit pas part à la Guerre d'Indépendance Américaine* (1775-1783). Pendant la dernière décennie de sa carrière d'armateur, qui prit fin au moment de la Révolution française, il s'attelle à consolider sa fortune et privilégie les rentrées d'argent plus sûres. Il effectue un virage vers le cabotage et les expéditions morutières, et se désintéresse progressivement de la traite, bien que la Guinée et les Antilles comptent chacune une dizaine d'expéditions pendant cette période. En 30 ans, il arma plus de 160 navires parmi lesquels 35 partirent en traite et 30 firent un voyage aux Antilles et en Guyane, ce qui fait ainsi de lui le plus gros des armateurs négriers malouins et l'un des tout premiers français. L'historien Alain Roman estime que la société de Meslé de Grandclos, sans être la seule 22. ROMAN Alain, Saint-Malo au temps des négriers, op. cit., p. 202 42 À la veille de la Révolution, Meslé de Grandclos est plus riche que n'importe qui dans la cité. En 1785, il est le deuxième malouin en termes de capitation derrière La Vieuville et le premier en termes d'industrie devant Magon de la Lande. En 1790, l'addition des différents impôts le place en première position des citoyens actifs24. Opportuniste, il profite de la révolution pour se faire élire en février de la même année avec 24 notables pour seconder la municipalité, mais refusa plus tard de devenir membre du conseil municipal. Il est également désigné par le Conseil permanent avec cinq autres commissaires pour présenter un rapport sur l'abolition de l'esclavage, à laquelle il est fortement opposé. Même s'il est difficile d'attribuer l'ensemble de sa fortune aux armements négriers, il est essentiel de rappeler que sur l'ensemble de ses 166 armements, plus de la moitié fut consacrée aux « armements exotiques et coloniaux ». On doit cependant nuancer et dire qu'il fit d'abord fortune dans la course et qu'il est évident que la traite ne peut être seule à l'origine d'une telle fortune, bien qu'elle fut un moteur et eut de nombreuses répercussions sur l'industrie textile et métallurgique, sur les chantiers navals et l'emploi. Au final, Pierre-Jacques Meslé de Grandclos ne construisit jamais rien et ne laissa pratiquement aucune trace dans la mémoire de la ville. Commerçant de génie, il ne s'intéressa que très peu à la vie politique et civile mais fut néanmoins incontournable du fait de l'importance de son entreprise. Il fut donc un acteur majeur de son temps et participa au développement, à la fois du port de Saint-Malo et de l'activité négrière en France. René Auguste de Chateaubriand : René Auguste de Chateaubriand est aujourd'hui connu pour être le père du célèbre écrivain, François René de Chateaubriand, considéré comme le père du romantisme. Avant cela, il était surtout un armateur, un négociant et un noble de Saint-Malo. De 10 ans l'ainé de Meslé de Grandclos, René Auguste de Chateaubriand vient d'une famille noble, nombreuse mais désargentée. Il décide à 15 ans de se rendre à Saint-Malo pour tenter sa chance sur les mers, où il deviendra enseigne jusqu'à ses 23 ans. Il acquiert rapidement une grande expérience de la mer, travaillant sur des navires aussi bien morutiers que négriers, sans oublier les expéditions corsaires. Lors des campagnes de courses 1745-1746, il commande en second avant d'être capturé par les anglais. À son retour de prison à l'âge de 29 ans, il devient enfin capitaine de navire et a sous ses ordres lors de son premier voyage en 1747, son futur ami et négrier Pierre-Jacques Meslé de Grandclos. Faute de relations à Saint-Malo, il se rend à Nantes où il mène en huit ans trois expéditions à Saint-Domingue et une expédition négrière à bord de l'Apollon de 1754 à 1757. Chateaubriand a désormais une expérience diversifiée et solide, des relations avantageuses et un petit début de fortune estimé à 30.000 livres qui va lui permettre de se lancer en tant qu'armateur.
43 44 45 Fig. 5. Portrait de Pierre-Jacques Meslé de Grandclos - auteur inconnu, 1790 Fig. 6. Lithographie de Robert Surcouf - Lemercier, 1835 Comme Meslé de Grandclos donc, Chateaubriand se lance en course pendant la Guerre de Sept ans où il obtient un succès équivalent à celui de son ami, avec des gains estimés entre 300.000 et 500.000 livres. un dernier voyage négrier avant de rentrer en métropole, où il débarque à Lorient en 1792. L'année suivante, il devient capitaine corsaire à l'âge de 20 ans. C'est à partir de là que s'écrira la légende de Robert Surcouf. Mais à la différence de celui-ci qui va réinvestir sa fortune dans ses activités, Chateaubriand va choisir de l'immobiliser en achetant en 1761 le comté de Combourg pour 370.000 livres. À partir de là, il mènera une double carrière de maître quasi féodal d'un vaste domaine terrien et de négociant malouin25. À son apogée, de 1764 à 1768, il arme cinq ou six navires par an et emploie jusqu'à 294 officiers et marins. À partir de 1770, il se détourne progressivement du négoce pour se concentrer sur la gestion de son domaine et sa participation aux États de Bretagne. Il continue cependant d'envoyer des navires en traite et dans l'océan indien jusqu'en 1776, alors qu'il a définitivement abandonné le cabotage et la grande pêche. Après cela, il se retire définitivement dans son domaine de Combourg, où il mourut dix ans plus tard. En un quinzaine d'années, il expédia 40 navires commerciaux et fit construire huit bateaux à Saint-Malo. Chateaubriand fut d'avantage un armateur morutier qu'un négrier, alors qu'il envoya 27 bateaux à Terre-Neuve, il n'en expédia que 6 en traite, 6 aux Antilles et un seul en Guyane. La vérité est que Chateaubriand eut une carrière d'armateur plutôt médiocre comme peut l'attester le bilan de ses armements. En 40 voyages, il se trouve en quinzième position des armateurs de son époque, et n'aura dégagé de la totalité de ses voyages qu'un bénéfice d'une centaine de milliers de livres, très loin du succès de Meslé de Grandclos. La raison en est certainement qu'il passa le plus clair de son temps à s'occuper de son domaine de Combourg et à faire des procès dans l'espoir de maintenir son rang dans la noblesse. Ses méthodes était conservatrices, voire frileuses, et ne lui permettaient donc pas de dégager des bénéfices extravagants comme ceux d'armateurs plus entreprenants26. Ajouté à cela un certain manque de chance, Chateaubriand n'eut certainement pas la carrière dont il avait rêvé et doit la postérité de son nom davantage à l'oeuvre de son fils qu'à la sienne. Robert Surcouf : Robert Surcouf est certainement le corsaire français le plus connu d'entre tous. Célébré pour ses exploits militaires en course, tel la prise du Kent en 1800, celui que l'on surnomme le « tigre des 7 mers » n'en était pas moins un armateur comme les autres, qui pratiqua le commerce négrier entre 1815 et 1827, période où celui-ci avait pourtant été suspendu par Louis XVIII, puis interdit par Napoléon. Né à Saint-Malo en 1773, dans une famille dont le père et l'oncle pratiquent déjà la traite (12 expéditions entre 1747 et 177727), Robert Surcouf s'embarque sur les mers dès l'âge de treize ans. Trois ans plus tard, il embarque sur l'Aurore, un navire marchand en partance pour les Indes pour y faire du commerce d'esclaves. Sur le retour, le navire part chercher des esclaves sur la Corne de l'Afrique, mais fait naufrage dans le Canal de Mozambique, quatre-cents esclaves meurent alors noyés, enchaînés à fond de cale. Arrivé à Port-Louis, il est promu officier de la marine marchande, et embarque sur un autre navire négrier à destination du Mozambique, le Courrier d'Afrique. Après cela, il est promu de nouveau et effectue
47 Réunion. Ce développement s'est fait sous l'impulsion de nombreux malouins, qui participèrent activement au peuplement des iles, Mahé de la Bourdonnais ayant notamment organisé le transport et de la vente de captifs L'histoire se souviendra de Mahé de la Bourdonnais comme un créateur, ainsi qu'un administrateur de génie. Sans attendre la postérité, cet armateur et homme politique jouissait déjà d'une grande renommée malgaches et africains comme esclaves à l'Ile-de-France et à l'Ile Bourbon, comme l'a très bien montré Jean-Marie Filliot31. Sur les mers depuis l'âge de 10 ans, Mahé de la Bourdonnais entre au service de la Compagniecfrançaise des Indes Orientales à l'âge de 19 ans. Il devient rapidement capitaine et brille notamment dans la prise de Mahé, sur la côte indienne. Par la suite, il quitte la Compagnie des Indes pour armer ses propres navires dans l'océan Indien, activité qui lui assurera la fortune. À 33 ans, il est nommé Gouverneur général des Mascareignes, alors encore comprises dans le privilège de la Compagnie des Indes de Lorient qui eut le monopole du commerce avec l'Océan Indien jusqu'en 1767. Désireux de développer les infrastructures et la culture de la canne à sucre sur l'Ile de France, Mahé de la Bourdonnais effectue des aménagements portuaires, développe un système d'adduction d'eau, construit un hôpital, des églises, des routes, il valorise l'agriculture et l'industrie, et crée la première sucrerie de l'ile. Pour ces travaux d'une ampleur considérable, il fallait une main d'oeuvre tout aussi importante, et évidemment les Blancs n'y suffisaient pas. C'est principalement à l'aide d'une main d'oeuvre servile que Mahé de la Bourdonnais aménage les Mascareignes. Selon ses dires, l'habitant, comprendre ici le colon, est « trop fainéant » et l'utilisation d'esclaves est donc nécessaire. J-M Filliot rapporte également ce propos de la part du malouin : « C'est encore un travail de quinze années à 200 noirs pour avoir dans les iles tous les chemins qui sont nécessaires à la commodité publique32 ». Lorsque Mahé de la Bourdonnais arrive en 1735, l'Ile de France n'était peuplée que 838 habitants, parmi lesquels 648 étaient des esclaves. Cinq ans après, le nombre d'esclaves était passé à 2612, soit quatre fois plus, tandis que celui des colons (blancs) avait à peine doublé, atteignant 369 personnes. Mais le peuplement des Mascareignes ne peut s'expliquer que par les acheminements officiels de la Compagnie des Indes qui, sous la gouvernance de Mahé de la Bourdonnais, livra un peu moins de 2000 Noirs. J.-M. Filliot estime lui les entrées réelles de Noirs sur l'archipel entre 10000 et 12000 âmes33. Entre 1727 et 1751, plus de 25.000 esclaves furent importés dans l'ensemble des Mascareignes. On estime que Mahé de la Bourdonnais en fit venir entre 1000 et 1200 par an pendant 10 ans. La fraude et la contrebande ont donc dû être très actives pendant cette période et il est probable que Mahé de la Bourdonnais, qui plaidait pour une « liberté de commerce d' Inde en Inde34 » obtenue en 1741, fut l'un des premiers à en profiter à travers une société qu'il créée et qui arma au moins quatre voyages négriers entre 1742 et 1744. Après son départ du poste de Gouverneur général des Mascareignes, deux autres malouins, Bouvet de Lozier et René Magon, contribuèrent à l'acquisition d'une bonne partie des 14000 esclaves qui arrivèrent aux Mascareignes entre 1752 et 1766. Lorsque le monopole de la Compagnie des Indes prit fin, c'est près de 50.000 captifs qui avaient été amenés à l'Ile Bourbon et l'Ile de France, principalement sous l'action de gouverneurs provenant de Saint-Malo35.
49 La famille a laissé derrière elle un impressionnant patrimoine bâti, certaines des malouinières qu'ils ont construites étant considérées parmi les plus belles d'entre elles. L'hôtel particulier construit par le fils de Nicolas Magon, et indiqué comme « demeure corsaire », est aujourd'hui l'un des plus visités de la ville. L'héritage et l'image qu'ils ont laissés sont donc celui d'un exemple parfait de réussite, une vitrine de ce que pouvait incarner un parfait négociant malouin pendant l'âge d'or de la ville, diversifiant ses investissements et ses relations de manière à faire durablement prospérer son nom et fructifier son capital. À travers ces cinq cas de figure, ayant pour point commun d'avoir pris part au commerce d'esclaves, mais qui présentent tous des profils et un héritage relativement différents les uns des autres, nous souhaitions mettre en avant le fait que l'histoire peut facilement effacer de ses registres les noms dont elle n'est pas fière. Sur les cinq noms que nous avons présentés, seuls trois sont célébrés dans la ville : Surcouf pour ses exploits militaires, Mahé de la Bourdonnais pour ses accomplissements politiques, et Chateaubriand grâce au succès littéraire de son fils. Les Magon sont également reconnus dans la ville, mais dans une moindre mesure, et il ne serait pas surprenant si vous n'êtes pas malouin que leur nom vous soit totalement inconnu. Leurs seules activités commerciales n'étant probablement pas suffisantes pour les hisser au rang de héros de la ville, leur postérité vient du fait que la famille fut couronnée de succès pendant plusieurs générations et laissa derrière elle un patrimoine conséquent. Vient enfin Meslé de Grandclos, qui sans le travail historique et biographique de Alain Roman42, serait encore probablement dans les oubliettes de l'histoire. Plus riche armateur de son temps, citoyen éminent de la ville, il fut un pur commerçant qui ne chercha que le profit tout au long de sa vie. N'ayant jamais rien construit, et ayant en partie bâti sa fortune sur le commerce d'êtres humains, l'histoire a donc décidé qu'il n'était pas bon de se souvenir de lui. On peut supposer sans peine que ce même sort se serait appliqué à René-Auguste de Chateaubriand, armateur au parcours similaire, si son fils n'avait pas fait resplendir le nom de sa famille dans toute la France. Nous le verrons dans la troisième partie de cette étude, mais le fait que certains grands noms nous soient parvenus alors que d'autres se sont progressivement effacés ne doit absolument rien au hasard. Finalement, les succès que ces hommes ont pu connaitre de leur vivant importent peu dans l'héritage qu'ils laissent derrière eux, car c'est la postérité qui se charge de les juger à travers des prismes qui n'était certainement pas les leurs. 42. ROMAN Alain, Saint-Malo au temps des négriers, op. cit., 50 Saint-Malo en marge des récents mouvements de contestation Depuis la mort de George Floyd aux États-Unis le 25 Mai dernier, une vague de contestation et de revendication frappe le monde occidental. La colère était évidemment déjà présente, mais la tragédie, qui vit un homme noir sans défense étouffer à cause d'un policier blanc, fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. En plus des émeutes contre les débordements policiers qui prirent place partout dans le monde, c'est naturellement que cette colère se mut par la suite en un élan iconoclaste visant les symboles d'un système esclavagiste révolu. Pour certains, cela n'est que la conséquence d'une idéologie héritée de la traite négrière et qui structure les sociétés occidentales depuis lors. Les victimes de cette idéologie seraient la cible d'un racisme systémique, qui s'illustre par exemple par les violences policières, beaucoup plus marquées envers les communautés noires et les minorités. Mais comme le rappelle le dramaturge rwandais Dorcy Rugamba dans un entretien accordé au journal M, Le Monde43, cette idéologie, parfois nommée « White Supremacy », n'est pas faite uniquement de pratiques, c'est également un récit et une série de représentations dont les statues font partie. Ces représentations d'une époque révolue sont donc devenues le nouveau fer de lance des manifestants antiracistes qui cherchent à faire tomber ces symboles d'une société inégalitaire et d'une histoire dans laquelle ils ne se retrouvent pas. Ce mouvement de contestation touche de nombreuses villes esclavagistes, aux États-Unis comme en Europe, y compris dans une moindre mesure celle qui nous intéresse, Saint-Malo. Le point de départ fut Bristol, une ville portuaire du sud de l'Angleterre, où la statue d'Edward Colston, marchand d'esclaves ayant vécu au XVIIe siècle et considéré comme bienfaiteur de la ville, fut arrachée et jetée à la mer par des manifestants du mouvement « Black Lives Matter ». Cet acte, considéré comme l'élément déclencheur de la vague de « déboulonnage », et plus largement de contestation des symboles d'une histoire coloniale, qui s'ensuivit dans de nombreux pays, fut appelé un « épisode cathartique44 » par le journal M, Le Monde dans son article du 24 Juillet 2020. S'ensuivirent des déboulonnages de statues partout dans le monde, parfois sous l'ordre des autorités comme à Richmond ( Virginie ), où le maire noir et démocrate, Levar Stoney, ordonna de retirer la statue du général Lee, héros sudiste et esclavagiste de la Guerre de Sécession, mais souvent de manière illégale comme ce fut le cas à Bristol, et plus tard en France où deux statues de Victor Schoelcher, personnalité politique considérée comme ayant aboli l'esclavage en France le 27 Avril 1848, ont été déboulonnées de manière illégale à Fort-de-France et à Schoelcher, en Martinique45. Mais ces actions d'une frange de la population ne plaisent évidemment pas à tous et ont tendance à fracturer davantage une société qui l'est déjà. Politiques et personnalités publiques s'élèvent contre ces méthodes, souvent qualifiées de vandalisme. Au lendemain de la chute des statues en Martinique, le président de la République Emmanuel Macron a condamné ces actes avec fermeté dans une allocution télévisée au cours de laquelle il a déclaré : « La République n'effacera aucun nom ou aucune trace de son histoire. Elle n'oubliera aucune de ses
51 oeuvres. Elle ne déboulonnera pas de statue46. ». La ministre des Outres-mer, Annick Girardin avait, elle, déclaré sur twitter : « s'il est permis à tous de questionner l'histoire, cela nécessite un travail méthodique et rigoureux. En aucun cas cela ne doit se faire à travers la destruction de monuments qui incarnent notre mémoire collective47 ». Bien qu'il ne soit pas du ressort du président de la république, ni d'aucun ministre d'ailleurs, de décider ou non du sort d'une statue, - cela relève de l'autorité des maires - l'approche d'Annick Girardin semble davantage privilégiée par les municipalités concernées. Le maire travailliste (parti de gauche) de Bristol, Marvin Rees, qui est d'origine Jamaïquaine, avait alors déclaré : « Je ne peux pas cautionner les dommages criminels, et la chute de la statue de Colston en est un. Mais je suis aussi le descendant d'Africains kidnappés puis réduits en esclavage à la Jamaïque, et je reconnais la poésie du moment : la statue d'un esclavagiste lancée dans le port où ses bateaux étaient amarrés, cela rappelle tous ces Africains qui ont été jetés par-dessus bord quand ils étaient en route de l'ouest de l'Afrique vers les Caraïbes48. » Il est intéressant de noter qu'alors que l'ensemble des maires semble dénoncer ces actions, certains, pour la plupart de gauche et parfois noirs ou métis (donc davantage concernés par les questions raciales), relèvent néanmoins le fait qu'il y a là un problème, qui dans la société d'aujourd'hui est devenu trop lourd pour une partie de la population, et qu'il est nécessaire de le résoudre. Certains accusent les militants de vouloir faire disparaitre ces traces de l'histoire, mais il faut souligner le fait que les polémiques qu'ils suscitent ont permis de faire connaitre cette histoire à ceux qui l'ignoraient, ou voulaient l'ignorer. Le débat qui entoure la question ayant désormais largement dépassé les sphères intellectuelles, c'est donc la réponse apportée à ce problème qui divise. Certains, comme le président Macron, estiment qu'il ne faut effacer aucune trace de l'histoire, mais ce serait oublier que l'histoire n'est pas immuable et que chaque société a fait tomber des symboles pour en ériger de nouveaux. D'autres s'insurgent, comme l'ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault, qu'une statue de Colbert, ministre de Louis XIV considéré comme étant à l'origine du Code Noir, siège toujours devant l'Assemblée Nationale, symbole de notre république49. Mais là encore l'on pourrait rétorquer que de réduire les figures du XVIIe et XVIIIe siècle à leur participation au système esclavagiste reviendrait à effacer les grands noms de l'histoire, de George Washington à Voltaire. La réponse qui semble aujourd'hui être privilégiée, ou du moins la plus à même de contenter un maximum de personnes, serait la solution pédagogique. Selon Louis-Georges Tin, essayiste et ancien président du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires), les esclavagistes et auteurs de massacres coloniaux doivent être enseignés mais non pas glorifiés, et il déplore que la situation actuelle soit à l'opposé, que cette histoire soit généralement peu enseignée mais énormément glorifiée, par des statues et autres représentations présentes un peu partout dans l'espace public. Il se questionne : « comment faire lorsque les héros des uns sont les bourreaux des autres50 ? » et apporte une réponse qui selon lui se trouve dans le dialogue et la concertation. Il plaide pour que des groupes constitués d'acteurs locaux, d'élus, d'historiens, d'associations et de riverains puissent débattre de ces questions, et pense que les décisions prises au plus près du terrain auront plus de chance de produire un résultat harmonieux qu'une décision assénée depuis l'Elysée.
53 Fig. 7. Statue de Robert Surcouf vandalisée - Philippe Delacotte, 10 Mai 2019 54 55 |
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