Paragraphe 2. L'étendue territoriale du principe
de non refoulement
La question de l'étendue territoriale du principe est
importante en ce qu'elle détermine sur quel territoire soumis à
l'État il va s'appliquer et ainsi déterminer l'État fautif
en cas de refoulement avéré. Ainsi, deux courants s'affrontent,
ceux qui pensent que le principe ne peut s'appliquer que sur le territoire
national, et ceux qui, au contraire, pensent que les États ne peuvent
pas se dédouaner juste sur une question territoriale. En effet, selon
que le champ est large ou restreint, il sera plus facile de retenir la
responsabilité de l'État en cause pour non-respect du principe de
non refoulement. Il y a donc deux camps opposés, l'application stricte
(A) et l'application large (B).
A. Les arguments en faveur de l'application strictement
territoriale
Ce courant se base sur l'idée selon laquelle les
situations hors du territoire national sont dans un vide
juridique114. Il avance donc que le principe ne doit s'appliquer
qu'aux réfugiés qui ont déjà atteint le
territoire115. Cette position est défendue officiellement par
deux juridictions influentes, la Cour Suprême des États-Unis avec
l'arrêt Sale vs Haitian Centers Council116 et la Cour
fédérale australienne avec son arrêt Ruddock c.
Vadarlis117.
Les évènements ayant conduit à
l'arrêt Sale sont les suivants : le 23 septembre 1981, les
États-Unis ont signé un accord avec Duvalier, président
d'Haïti. Le président Ronald Reagan signe l'Executive Order No
12324 du 29 Septembre 1981. Jusqu'à 1992, les
réfugiés Haïtiens interceptés en haute-mer
étaient amenés aux États-Unis pour des démarches de
régularisation118. Cependant, après le coup
d'État de 1991, le nombre de réfugiés augmentent et les
États-Unis changent de politique : tous les Haïtiens
interceptés sont retournés à Haïti sans
114 Dimitrios BATSALAS, « Maritime Interdiction and Human
Rights » dans Efthymios D. PAPASTAVRIDIS and Kimberley N. TRAPP
(dir.), La criminalité en mer, Martinus Nijhoff / Académie
de Droit International de la Haye., , 2014, p. 432.
115 Carola SALAU, The extraterritorial application of the
principle of non-refoulement in the context of sea borders, Bachelor
thesis, University of Twente European Studies School of Management and
Governance, 2014, p. 1.
116 COUR SUPRÊME DES ÉTATS-UNIS
D'AMÉRIQUE, Sale, Acting Commissioner, Immigration and
Naturalization Service, Et. Al. v. Haitian Centers Council, INC., Et. Al.,
1993.
117 COUR FÉDÉRALE AUSTRALIENNE, Minister for
Immigration and Multicultural Affairs & Others v. Vadarlis (« Tampa
Appeal »), 2001. ; Carola SALAU, The extraterritorial application
of the principle of non-refoulement in the context of sea borders, op.
cit., p. 7.
118 David A. MARTIN, « The Authority and Responsibility
of States » dans T.A. Aleinikoff and V. Chetail, Migration and
International Legal Norms, The Hague, The Netherlands, T.M.C. ASSER PRES,
2003, p. 38.
30
possibilité de demander la protection
internationale119. L'Executive Order No 12807 du 29 mai
1992 signé par le Président George H.W. Bush met fin au
décret de 1981 et à l'évaluation des migrants
interceptés pour les demandes d'asile. La position du gouvernement des
États-Unis est que l'article 33 ne s'applique pas à
l'extérieur du territoire des États-Unis120. Le
président des États-Unis Bill Clinton prend donc un
arrêté Presidential Decision Directive No 9 du 18 juin
1993. C'est ce décret et cette position en général qui
sont attaqués devant la Cour.
L'arrêt Sale vs Haitian Centres Council de la
Cour Suprême des États-Unis121 soutient cette
interprétation du gouvernement. Cette jurisprudence a estimé que
l'ordre de renvoyer les embarcations des demandeurs d'asiles haïtiens hors
du territoire américain était légal par rapport au droit
américain et international. Le terme « renvoi » doit
être interprété selon les juges strictement. L'article
33(2) implique une limitation territoriale à l'article 33(1). Les juges
se sont basés sur ce point sur les déclarations des
délégations suisse et danoise dans les travaux
préparatoires122. Selon les juges, le terme « refouler
» signifie repulse, repel, refuse entry, drive back. Le terme
« return » quant à lui est un « defensive
act of resistance or exclusion at a border ». Selon la
majorité, « refouler » c'est le rejet à la
frontière mais « return » ne s'applique pas aux
réfugiés hors du territoire123.
Cette décision a été très vivement
discutée en doctrine124.
D'autres juridictions ont rendu des décisions
similaires. La House of Lords en Grande-Bretagne a adopté le
même raisonnement dans l'arrêt R v. Immigration
Officer Prague Airport, ex parte European Roma Rights Centre en
2004125. Dans cette affaire, des agents de l'immigration
britanniques installés temporairement à l'aéroport de
Prague ont empêché 6 ressortissants tchèques de quitter
l'aéroport pour entrer au Royaume Uni. La Cour a estimé que
119 James MANSFIELD, « Extraterritorial Application and
Customary Norm Assessment of Non-Refoulement: The Legality of Australia's
«Turn-Back» Policy », loc. cit., p. 20.
120 Niels FRENZEN, « US Migrant Interdiction Practices in
International and Territorial Waters » dans Bernard Ryan et Valsamis
Mitsilegas, Extraterritorial Immigration Control. Legal Challenges,
Martinus Nijhoff Publishers, 2010, p. 387.
121 COUR SUPRÊME DES ÉTATS-UNIS
D'AMÉRIQUE, Sale, Acting Commissioner, Immigration and
Naturalization Service, Et. Al. v. Haitian Centers Council, INC., Et. Al.,
op. cit.
122 Sophie RODEN, « Turning their Back on the Law? The
Legality of the Coalition's Maritime Interdiction and Return Policy »,
loc. cit., p. 4.
123 James MANSFIELD, « Extraterritorial Application and
Customary Norm Assessment of Non-Refoulement: The Legality of Australia's
«Turn-Back» Policy », loc. cit., p. 3.
124 Maarten DEN HEIJER, « Europe beyond its Borders:
Refugee and Human Rights Protection in Extraterritorial Immigration Control
», loc. cit. ; Harold KOH, « Reflections on Refoulement and
Haitian Centers Council », Harvard International Law Journal,
no 35 (1994), p. 20.
125 HOUSE OF LORDS, Regina v. Immigration Officer at
Prague Airport and another ex parte European Roma Rights Centre and
others, 2004.
31
la Convention sur les réfugiés n'empêche
aucunement à un État de s'abstenir d'exercer un contrôle
sur le déplacement de personnes en dehors de ses
frontières126.
La Cour fédérale australienne a estimé
dans l'arrêt Ruddock c. Vadarlis que l'action du gouvernement
australien d'empêcher l'entrée du Tampa en Australie
était compatible avec l'étendue de ses
compétences127. Elle estime que les rescapés n'ont pas
été détenus arbitrairement. Selon le Chief Justice
Blackmun dans son opinion dissidente, le pouvoir d'expulser des personnes
entrées irrégulièrement est du ressort des lois du
Parlement et non du pouvoir exercé par le pouvoir exécutif.
Ces positions juridictionnelles et politiques sont ardemment
critiquées par la doctrine dominante.
B. La doctrine communément admise de l'application
extraterritoriale du principe
Les défenseurs de la thèse dominante ont
lancé une critique vive de l'arrêt de la Cour Suprême
américaine dans l'affaire Sale. Selon eux en suivant les dispositions de
la convention de Vienne sur le droit des traités en son article 31 (1),
les traités doivent être interprétés selon la
signification littérale du texte et du but du traité. Or
l'arrêt a appliqué une interprétation spéciale au
terme « return ». Elle n'a pas analysé le terme
« de quelque manière que ce soit » et a immédiatement
analysé les travaux préparatoires alors qu'ils ne doivent
être analysés que si le texte original est obscur. Les
défenseurs se basent également sur l'avis consultatif de la CIJ
sur la légalité de la construction du Mur sur le territoire
palestinien occupé128. En effet, le Pacte des droits civils
et politiques, selon cet avis, s'applique de manière
extraterritoriale.
Cette position internationale a été
confirmée par le juge international au travers de la jurisprudence de la
Cour interaméricaine des droits de l'homme dans l'arrêt The
Haitian Centers Council for Human Rights et al. c/ États-Unis du 13
mars 1997129. Cette décision prend
126 Maarten DEN HEIJER, « Europe beyond its Borders:
Refugee and Human Rights Protection in Extraterritorial Immigration Control
», loc. cit., p. 182.
127 Natalie KLEIN, « Assessing Australia's push back the
boats policy under international law: legality and accountability for maritime
interceptions of irregular migrants », Melbourne Journal of
International Law, vol. Vol 15. (2014), p. 26.
128 COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE, Conséquences
juridiques de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien
occupé, avis consultatif, 2004.
129 COMMISSION INTERAMÉRICAINE DES DROITS DE L'HOMME,
The Haitian Centers Council for Human Rights et al. c/
États-Unis, 1997.
32
le contrepied de l'arrêt de la Cour Suprême
américaine130. Elle condamne les États-Unis pour avoir
violé le principe de non refoulement.
Cette thèse est la plus acceptée en droit
positif. En effet, la communauté scientifique des juristes se rallie
à cette position dont les institutions internationales et les cours de
justice internationales. En effet, le HCR confirme l'application
extraterritoriale du principe dans son Avis consultatif sur l'application
extraterritoriale des obligations de non-refoulement en vertu de la Convention
de 1951 relative au statut des réfugiés et de son Protocole de
1967131. La convention sur les réfugiés ne mentionne
nulle part une application extraterritoriale du principe. Le camp de
l'application extraterritoriale se base donc juridiquement sur le protocole
à la convention sur les réfugiés de 1967132.
Leur raisonnement juridique se base sur une disposition qui précise que
le protocole doit être appliqué par les États parties sans
aucune limite géographique133. Il s'agit de l'article 1 (3)
qui dispose que « Le présent Protocole sera appliqué par les
États qui y sont parties sans aucune limitation géographique
». Ils se basent également sur l'objectif visé par la
convention sur les réfugiés dans son préambule qui est de
protéger tous les réfugiés où qu'ils se trouvent.
Par conséquent, ils estiment qu'une limitation territoriale ne
respecterait pas cet objectif134.
La Cour Permanente de Justice Internationale dans son
arrêt de 1927 du Lotus a affirmé le principe de droit selon lequel
un État peut exercer sa juridiction au-delà de son territoire
national si cet exercice n'est pas contraire au droit
international135. Aussi, l'arrêt Affaire Medvedyev et autres
c. France136 a conclu qu'une application extraterritoriale de la
Convention était possible sous certaines circonstances.
La doctrine de l'application extraterritoriale se base pour
résumer sur plusieurs arguments. En premier lieu, il n'y a pas de
limites territoriales dans la convention de 1951.
130 COUR SUPRÊME DES ÉTATS-UNIS
D'AMÉRIQUE, Sale, Acting Commissioner, Immigration and
Naturalization Service, Et. Al. v. Haitian Centers Council, INC., Et. Al.,
op. cit.
131 HAUT-COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES
RÉFUGIÉS (UNHCR), Avis consultatif sur l'application
extra-territoriale des obligations de non-refoulement en vertu de la Convention
de 1951 relative au statut des réfugiés et de son Protocole de
1967, 2007. ; Carola SALAU, The extraterritorial application of the
principle of non-refoulement in the context of sea borders, op.
cit., p. 8.
132 Killian S. O'BRIEN, « Refugees on the High Seas:
International Refugee Law Solutions to a Law of the Sea Problem »,
loc. cit., p. 727.
133 Carola SALAU, The extraterritorial application of the
principle of non-refoulement in the context of sea borders, op.
cit., p. 10.
134 Ibid., p. 25.
135 COUR PERMANENTE DE JUSTICE INTERNATIONALE, Affaire du
« Lotus » (France c. Turquie),
1927.
136 COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME, Medvedyev
et autres c. France, 2010.
33
Deuxièmement, l'article 33(1) interdit d'expulser ou de
refouler de quelque manière que ce soit et « retourner » veut
dire emmener vers le point de départ. Enfin, ce courant doctrinal adopte
une interprétation téléologique de la convention qui est
d'assurer la plus grande protection possible des réfugiés en se
basant sur le préambule137.
L'obligation de non refoulement n'est donc pas sujette
à des restrictions territoriales selon la doctrine internationale
dominante.
Ce chapitre a montré et explicité les
premières branches qui régissent les obligations des États
en mer face aux migrants irréguliers. À savoir, le droit de la
mer et le droit international des réfugiés. Le devoir de porter
secours impose aux États de secourir les migrants irréguliers en
mer. Le principe de non-refoulement prohibe le fait de les renvoyer vers leur
point de départ.
Le chapitre suivant se focalisera sur les droits dont
bénéficient les migrants et qui doivent être
respectés en toute circonstance.
137 Killian S. O'BRIEN, « Refugees on the High Seas:
International Refugee Law Solutions to a Law of the Sea Problem »,
loc. cit., p. 11.
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