2.3.2.6.1.1.1.2 Les postulats cognitivistes
contemporains
Jusqu'à maintenant, il a été question de
postulats, principes et règles béhavioristes et néo-
béhavioristes dont l'évolution a conduit vers le
développement d'un autre point de vue sur le fonctionnement du cerveau :
le processus de traitement de l'information. Les béhavioristes se sont
concentrés sur le comportement, les néo-béhavioristes ont
constaté qu'il se passait quelque chose dans la boîte noire en
analysant les écarts entre les stimuli et les réponses, les
gestaltistes se sont intéressés aux phénomènes
perceptuels, les neurologues au fonctionnement du cerveau et les linguistes aux
phénomènes d'acquisition du langage.
2.3.2.6.1.1.1.3 Les théories
évolutionnistes
Ces théories s'inscrivent clairement dans la
perspective de la théorie de l'évolution de Darwin, en postulant
que l'apprentissage est un ensemble de mécanismes qui assurent
l'adaptation à l'environnement et que l'incroyable potentiel
d'adaptation des humains à leur environnement réside
principalement dans leurs mécanismes sophistiqués d'apprentissage
et de développement cognitif, agissant dès la naissance (ou
même avant) jusqu'à la vieillesse.
Ces théories proposent que les humains aient
évolué pour acquérir un certain type des connaissances
leur permettant de survivre et de s'adapter à leur environnement naturel
et social. Ces connaissances biologiquement primaires
concernent le monde naturel (la biologie folk biologyfolk
physics'folk psychology (téluq, s. d.).
2.3.2.6.1.1.1.4 La théorie de l'apprentissage de
Vygotski
Vygotski développe, on le sait, une théorie
absolument originale des rapports entre développement et apprentissage.
Il porte un intérêt tout particulier aux apprentissages que
l'enfant effectue dans le cadre de l'institution scolaire. Nous allons pour
notre part essayer de reformuler certaines de ses thèses. Ce qui est une
manière pour nous de tenter de nous
72
réapproprier sa pensée. Au cours de ce chapitre
nous essaierons de montrer que ce cadre théorique qui est loin
d'être d'un accès facile nous conduit à des questions tout
à fait actuelles. Ces questions se rencontrent par exemple aujourd'hui
dans le cadre des recherches conduites en didactiques des disciplines. Vygotski
ne se contente pas « d'insister » sur le rôle que jouent les
apprentissages dans le développement, il s'efforce en même temps
d'élaborer une théorie du développement humain. On sait
qu'il mettait le concept de développement au centre de la «
pédologie », cette science née aux États-Unis que
certains, et parmi eux Vygotski, voulurent développer en Russie entre
les années 20 et les années 30 et qui fut réprimée,
par les idéologues de l'orthodoxie stalinienne, puis stoppée
nette par le Décret de 1936 (Fradkin 1990). On ne rencontre pas ce terme
sous la plume de Vygotski. Notre réflexion sur les textes sera
guidée par une question centrale : comment, tout en restant
résolument « constructiviste », Vygotski peut-il affirmer que
les apprentissages anticipent le développement ? Comment l'enfant
peut-il maîtriser cognitivement un contenu qui lui est encore
extérieur ?
Selon Van der Veer et Valsiner, ce fut au cours du Printemps
1933, lors d'une conférence donnée à l'Institut
Pédagogique Herzen de Leningrad, que Vygotski aborda pour la
première fois la question des rapports entre le développement et
les apprentissages scolaires. Il devait l'aborder une dernière fois
lorsqu'il écrivit le chapitre 6 de Pensée et Langage. Entre ces
deux dates, il donna une demi-douzaine de conférences abordant ce
problème autant à partir de préoccupations pratiques que
de préoccupations théoriques. Il fit entre autres une
conférence sur ce thème à l'Institut de
défectologie expérimentale Epstein de Moscou (Van der Veer et
Valsiner 1991).
Dans ces différents articles et conférences, il
soumet à un examen critique trois positions théoriques que l'on
rencontre dans le champ de la psychologie. Ainsi que nous allons le voir, cette
confrontation avec des théories existantes n'est jamais chez Vygotski un
exercice d'école car c'est entre autres en effectuant une lecture
critique des théories existantes et au cours même de ses lectures
que Vygotski élabore sa propre théorie.
La théorie piagétienne est parfaitement
représentative des courants de pensée qui affirment la
primauté du développement sur les apprentissages. Selon cette
perspective, les apprentissages sont mis sous la dépendance du
développement. C'est parce que l'élève a atteint un
certain niveau de développement que l'école peut entreprendre un
nouveau type d'enseignement. Un exemple bien connu de cette position concerne
l'apprentissage du système numérique que l'enfant est
supposé ne pas pouvoir maîtriser avant d'avoir construit les
opérations de classification et de sériation. Dans de nombreux
écrits, Piaget rappelle l'apport
73
de la psychologie du développement aux problèmes
de l'enseignement : les travaux portant sur la construction des structures
cognitives mettent au premier plan le rôle de l'activité de
l'enfant et s'intéresse essentiellement aux mécanismes internes
de ces processus (Piaget 1969 ; p. 66).
Critiquant un enseignement à dominante verbale et
mettant l'accent sur l'activité des élèves lors de
l'appropriation de connaissances nouvelles, Piaget insiste sur la
nécessité pour l'enseignant de s'interroger sur le niveau de
développement cognitif atteint par les élèves avant
d'entreprendre un nouveau programme. Mais à aucun moment, qu'il s'agisse
de l'espace, du temps, de la causalité ou du hasard (pour ne prendre que
ces quelques exemples dans l'oeuvre immense de Piaget) celui-ci ne s'interroge
sur le rôle constructif au cours de la psychogenèse, des
apprentissages scolaires et en particulier sur le rôle que pourrait avoir
l'outillage intellectuel que l'école met à la disposition des
élèves : cartes, plans, frises, tableaux synoptiques etc. Par
opposition aux déséquilibres internes et aux processus de
rééquilibration, les outils culturels n'ont pas un rôle
structurant dans le développement cognitif de l'enfant. Les
apprentissages culturels peuvent bien accélérer ou retarder ce
développement, intervenir à titre de « facteurs », mais
en aucun cas ils n'ont un rôle constitutif dans ce même
développement.
De plus cherchant à connaître les processus
cognitifs mis en oeuvre par l'enfant, Piaget se méfiait du biais que
pouvaient introduire les apprentissages scolaires : l'élève
étant soumis à l'autorité du maître est
laissé rarement libre dans son fonctionnement intellectuel. Aussi dans
plusieurs textes, Piaget conseille-t-il aux chercheurs en psychologie qui
veulent explorer le fonctionnement cognitif de l'enfant, de choisir des
domaines les plus éloignés possibles des contenus abordés
à l'école. Pour qui veut appréhender le fonctionnement
spontané de l'enfant, il est préférable de choisir des
situations-problèmes éloignées des thèmes
déjà travaillés dans le cadre scolaire. Les effets de
l'enseignement (recours à la mémoire, soumission à
l'autorité du maître...) risquent de masquer ce que le psychologue
veut connaître, à savoir les processus cognitifs
spontanément mis en oeuvre par les enfants. Bref Piaget ne pensait pas
qu'un apprentissage réel puisse se produire avant que le
développement ne soit prêt pour sa réalisation. Selon
l'expression de Vygotski, Piaget met les apprentissages « à la
remorque » du développement.
Il existe cependant un point d'accord fondamental entre Piaget
et Vygotski, point sur lequel on insiste insuffisamment tant « cela va de
soi », trop pressé que l'on est de marquer les différences.
La critique en effet que Piaget adresse aux pratiques scolaires les plus
couramment répandues (apprentissage verbal reposant essentiellement sur
la mémorisation, oubli des activités propres par lesquelles un
enfant s'approprie un contenu nouveau) critique rappelée
74
récemment par Emilia Ferreiro (Ferreiro 2002). Cette
critique pourrait être reprise à la virgule près par
Vygotski. L'un et l'autre ont en commun le souci d'élaborer une
théorie du développement des structures cognitives (pour Piaget),
des fonctions psychiques supérieures (pour Vygotski). Pour l'un et
l'autre les concepts d'activité et de développement sont au
centre de leur approche. Par contre ce développement ne s'explique pas
de la même façon pour ces deux auteurs : mécanismes
internes d'équilibration pour l'un, reconstruction pour soi
d'activités humaines historiquement élaborées et
transformation au cours de ce travail des fonctions psychologiques
déjà existantes pour l'autre. La tâche sera pour Vygotski
d'expliquer les rapports complexes existant entre les apprentissages et le
développement sans retomber dans une conception réductionniste du
développement.
Ainsi en ce qui concerne les rapports développement -
apprentissage, Vygotski partage la préoccupation exprimée par
Piaget : lorsque le maître introduit un contenu nouveau, il doit prendre
en compte le développement actuel de l'enfant c'est-à-dire les
structures à partir desquelles l'enfant va s'efforcer de s'approprier ce
contenu nouveau. Mais le projet même de Vygotski c'est de concevoir les
fonctions psychiques supérieures comme étant d'essence culturelle
- le conduit à poser une deuxième exigence : le bon apprentissage
est celui qui « devance » le développement !
Les psychologues behaviouristes et plus
généralement associationnistes refusent la distinction entre
apprentissage et développement. Pour les auteurs qui s'inscrivent dans
cette tradition, il n'y a pas d'activité organisatrice interne qui
ressemblerait de près ou de loin à du développement. Tout
ce que l'organisme fait ou dit est le fruit des apprentissages,
c'est-à-dire le résultat de transformations de l'organisme par
des stimuli externes ou internes. Les apprentissages scolaires ne
relèvent pas d'une explication particulière. L'une des
tâches de l'enseignant consistera à identifier et à
contrôler les variables situationnelles qui permettront la mise en place
des comportements attendus. Dans cette perspective, le développement ne
peut être rien d'autre que « l'ombre portée des
apprentissages » : de même que l'ombre suit le promeneur, le
développement suivra le cours des apprentissages.
Une telle orientation n'est pas sans lien avec des conceptions
d'ordre pédagogique. Les auteurs behaviouristes, Thorndike en
particulier, sont amenés à s'opposer avec une certaine virulence
aux partisans des « disciplines formelles ». Que faut-il entendre par
là et en quoi consiste la critique behaviouriste ? Un détour est
ici nécessaire. Leur représentant est le philosophe et
pédagogue allemand Herbart (1776-1841). Selon ces auteurs,
l'enseignement n'a pas pour but de former à un métier, mais doit
permettre le développement de la personne. Or la
75
personne - dans ce cadre philosophique et pédagogique
hérité de Pestalozzi - est un ensemble de « dispositions
naturelles » ou facultés (mémoire, attention,
entendement...) qui sommeillent dans l'individu et dont l'éducateur doit
permettre le plein épanouissement. C'est en fonction de cette
préoccupation que l'on doit procéder au choix des disciplines
à enseigner. On sait que le latin et les mathématiques
étaient considérés comme des disciplines essentielles pour
le développement des facultés intellectuelles. Une discipline
n'est donc pas enseignée pour elle-même. Au travers de cette
discipline ce sont les facultés d'attention, d'analyse, de
réflexion que l'on cherche à développer. C'est en ce sens
que ces disciplines sont dites « formelles ».
Selon cette conception, l'enseignement n'a donc pas de «
valeur pratique » et n'a pas non plus de « valeur autonome »
(selon les formulations de Vygotski résumant les conceptions de ces
auteurs) : il ne vaut que comme moyen au service du développement
intellectuel de l'enfant.
15C'est contre une telle conception de l'enseignement et de
ses finalités que réagissent plusieurs courants de pensée
parmi lesquels figurent les psychologues behaviouristes. N'oublions pas que
dans plusieurs pays, l'industrialisation est en plein essor et qu'il s'agit de
transmettre aux individus des capacités ayant une valeur pratique. Par
sa théorie de l'apprentissage, et en prenant appui sur des
données expérimentales qu'il juge indiscutables, Thorndike se
propose de saper jusque dans ses fondements la conception de Herbart. Sa
critique porte très précisément sur la croyance selon
laquelle :
Concluons donc, l'hypothèse que nous formulons
concernant la façon dont Vygotski conçoit les rapports entre
apprentissage et développement est la suivante : ce serait lors de la
construction des capacités qui s'effectuent entre autres lors des
enseignements-apprentissages que les fonctions psychiques sont amenées
à se transformer et à se réorganiser, donc à se
développer. Les apprentissages lieu de construction des capacités
ouvrent des voies, orientent et donnent formes au développement des
fonctions psychiques. C'est en ce sens que l'on peut comprendre la thèse
de Vygotski selon laquelle les apprentissages anticipent mais aussi suscitent
et provoquent le développement. Cette remarque s'applique, pensons-nous,
à certaines recherches contemporaines en didactique des disciplines. On
comprend à partir de là que pour Vygotski, l'adulte ne saurait
agir de l'extérieur sur le développement (comme ce jardinier qui
voulait accélérer l'éclosion de ses roses en
dépliant leurs pétales entre ses doigts grossiers). Mais cela ne
veut pas dire pour autant qu'il faille concevoir le développement comme
étant un royaume dans un royaume. L'action collaborative avec l'adulte
peut, sous certaines conditions, ouvrir un espace à toute une
série de processus internes de changements développementaux.
76
Enfin il convient d'ajouter que ce développement n'est
pas spécifique à la construction de telle ou telle
capacité particulière.
Un rapport conscient et volontaire à ses propres
processus rendu possible par certains apprentissages, sera également
nécessaire pour la démonstration d'un théorème ou
pour l'analyse d'une période historique. Voilà pourquoi ces
apprentissages auront des retentissements allant bien au-delà de ce que
l'enfant a appris. L'enfant a appris pour un penny et s'est
développé pour vingt livres, commente Vygotski. La Gestalt
Psychology, nous l'avons vu, avait bien vu ce phénomène mais,
mettant toutes les structures sur le même plan, n'avait pu en fournir une
explication. Thorndike pour sa part soumettant des sujets à des
tâches d'apprentissage parcellaires et stupides ne pouvait
démontrer autre chose sinon que ces apprentissages expérimentaux
n'avaient aucune répercussion sur les performances des sujets dans des
tâches voisines tout aussi parcellaires et stupides. Le degré de
développement des fonctions psychiques supérieures atteint par un
individu est donc rendu possible par l'appropriation des connaissances existant
à un moment de l'histoire de la production de ces connaissances. Mais
cette « correspondance », nous avons essayé de le montrer,
n'est pas une correspondance directe, mécanique. Le développement
psychologique n'est en aucun cas « déterminé » par le
développement historique des activités humaines. C'est un
développement sui generis. Enfin partant de là on comprend
pourquoi l'on ne saurait s'en tenir à l'observation, aussi minutieuse
soit-elle, des seuls phénomènes d'apprentissage. Les rapports
entre apprentissages et développement doivent être examinés
dans chaque cas dans la complexité de leurs entrelacs. Nous voyons que
pour comprendre la thèse de Vygotski sur les rapports existants entre
apprentissage et développement (thèse habituellement
résumée par la simple formule « les apprentissages devancent
et anticipent le développement »), il convient de prendre en compte
la théorie historico-culturelle dans son ensemble. Mais il nous faut
poursuivre notre investigation si nous voulons comprendre « du dedans
» la dynamique de ces rapports.
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