Chapitre 6 :
LES CHRÉTIENS DE VO-KOUTIMÉ FACE AUX
CULTES VODOU : LE SYNCRÉTISME
Dans les communautés africaines, les missionnaires ont
du mal à soustraire les néophytes chrétiens de leurs
cultes du terroir. Ainsi, au Togo et précisément en pays ouatchi
de Vo-Koutimé, le chrétien, en plus de sa foi biblique,
n'hésite guère à recourir à la religion
vodou. De ce constat, deux interrogations se dégagent à
savoir : quels sont les facteurs qui contraignent les chrétiens à
adopter le mimétisme religieux ? Quels sont les caractères que
prenne le syncrétisme des chrétiens ? Ainsi, dans ce chapitre,
nous aborderons les facteurs occasionnant le syncrétisme, en premier
lieu, et puis, nous parlerons en second lieu des caractères que prenne
ce phénomène du syncrétisme.
6.1. Les circonstances occasionnant le mimétisme
religieux
La volteface du chrétien de Vo-Koutimé envers
les cultes du terroir n'a toujours pas été un effet de hasard.
Bien des circonstances obligent le néophyte chrétien ouatchi
à accrocher par moment sa foi biblique. Miwonunyi Abotsi48
s'indigne en ces termes :
Si dans la Bible en Romains 8 v 9, il est dit : « Pour
vous, vous ne vivez pas selon la chair, mais selon l'esprit, si du moins
l'Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu'un n'a pas l'Esprit de Christ, il ne
lui appartient pas » et dans la même perspective en Jean 6 v 63 en
soulignant que « c'est l'esprit qui vivifie ; la chair ne sert de rien.
Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie » témoignant
ainsi de l'importance particulière accordée à l'esprit au
détriment de la chair humaine, le chrétien ouatchi a du mal
à faire cette volonté biblique.
Alors, aux yeux du néophyte, à quoi est-il bon de
ne vivre que pour l'esprit ?
Aussi, la recherche d'une promotion dans sa carrière,
de la réussite des affaires, d'un enfant, ou bien vouloir recouvrer sa
santé sont des désirs de la chair humaine qui poussent le croyant
vers les cultes de son terroir, après avoir tant espéré
une solution dans l'église. Il revient honorer ses engagements ou
promesses lorsque les voeux sont exaucés (K. A. Honou-Amedome, 2015, p.
24).
48 Ingénieur retraité ç
Vo-Koutimé et fidèle catholique, 70 ans, Information recueillie
le 24/07/2020 à son domicile.
66
Des lors, le néophyte a une conception magique de Dieu.
Il prie Dieu, non pour l'aimer davantage et pour que sa volonté soit
faite, mais pour que Dieu lui fasse sa volonté. Il demande le pain
terrestre en négligeant celui du ciel ; il demande la
tranquillité et non la paix. Il aimerait que Dieu
révélé soit efficace comme les puissances
tutélaires, hic et nunc (ici et maintenant) (M. K. Kuakuvi,
2011, p. 33).
Dans les sociétés africaines, la vie est un bien
précieux, une richesse. Elle a plus de valeur que l'argent et l'or.
Alors, on ne peut et ne doit la négliger ni la banaliser (A.
Kuadjovi-Ayedewou, 1986, p. 8). Cela étant, en cas de maladie dont on
n'a pu trouver solution dans les églises, on a recours aux
géomancies, aux Bokono ou aux prêtres vodou afin
d'en connaître en premier lieu les causes et d'y
rémédier.
En effet, dans les sociétés africaines en
général, la maladie est souvent vécue comme la
conséquence d'une rupture avec les forces invisibles que sont les
ancêtres et les esprits. Par conséquent, elle ne se limite
guère à une atteinte du corps, mais nécessite une
explication spirituelle. Or la médecine traditionnelle est
inséparable des cultes du terroir, pas de soins sans sacrifices ou du
moins sans une mise en scène rituelle (K. Napala, 2007, p. 692). Pour le
néophyte, quelle que soit la médecine à laquelle il
recourt, l'essentiel est qu'il recouvre sa santé, sans forcément
tenir compte de sa foi chrétienne (K. Napala, 2007, p. 693).
Il faut noter que souvent, le patient chrétien, ne
voulant pas s'afficher, se fait représenter par ses parents ou des
membres de la famille pour les circonstances. Fréquemment, on fait
toujours des promesses au vodou qu'on rembourse après avoir
trouvé satisfaction de sa santé.
En outre, le missionnaire allemand Knall, lors de ses missions
à Vo-Koutimé, a fait un constat amer qu'il exprime en ces termes
:
[...] les Ouatchi de Vo-koutimé sont très
enracinés dans la religion vodou au point que la mission catholique,
présente depuis des dizaines d'années, n'arrive guère
à les détourner.
Leurs fidèles, en dépit des baptêmes et
confirmations, retournent dans la religion traditionnelle49.
J. C. Alladaye (2003, p. 307), qualifie ces types de
fidèles de « Chrétiens caméléons
» en donnant quelques caractéristiques en ces termes :
Le caméléon change de couleur. Son instinct le
pousse à devenir vert avec le vert [...], il est un petit chef-d'oeuvre
du Bon Dieu.
Le chrétien caméléon n'est pas un
chef-d'oeuvre. Il change partout de couleur lui aussi. Le matin à
l'église, il est bien blanc, il prie, il se confesse, il communie, il
récite des prières très efficaces ; il n'oublie pas ses
neuvaines.
49 Source : Archives du Bloc synodal de
l'Église Évangélique Presbytérienne du Togo.
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Quand tombe la nuit, il redevient gris, puis noir. Il retourne
à la boue de ses passions ou aux errements de son ancien
fétichisme [...], et le lendemain, la série des
métamorphoses recommence.
Alors, bien des chrétiens ouatchi de Vo-Koutimé
ne participent aux offices religieux et ne se retrouvent véritablement
dans la liturgie chrétienne que dans la mesure où les cantiques
sont chantés en langue locale, sur fond rythmique autochtone, ce qui
n'est pas la moindre des choses dans leur vie spirituelle (A. Sénou,
2019, p. 88). Dans la même perspective, M. K. Kuakuvi (2011, p. 32)
affirme :
Beaucoup de catholiques vont à l'église le
dimanche, mais pour certains problèmes de santé et
d'envoûtement, ils recourent aux pratiques traditionnelles. On a
l'impression que la victoire des missionnaires est une victoire à la
Pyrrhus ; les chrétiens conservent une croyance très forte en
l'efficacité des pratiques des religions traditionnelles.
Par ailleurs, l'attachement du converti à la religion
chrétienne et aux cultes du terroir est dû à la valeur du
lien familial dans les communautés africaines. Il vit pour le groupe et
par le groupe. Ses joies et ses peines sont celles de l'ensemble du lignage ou
de la famille. Ainsi, ce qui l'affecte touche également les autres ; ce
qui le rend heureux est aussi partagé avec son entourage. Son existence
est donc communautaire et ne peut en être autrement (A.
Kuadjovi-Ayedewou, 1986, p. 10).
En effet, les cultes constituent un cordon reliant les membres
d'un lignage ou d'une famille. Ainsi, en devenant d'un jour à l'autre
fidèle de la religion chrétienne qui, de par ses dogmes, rompt
avec les cultes lignagers, le chrétien se place dans une impasse entre
le choix de tourner le dos aux cultes de la famille et celui de faire la
volonté du Christ. Or, en choisissant ce dernier, un éclatement
nait au sein des familles bouleversant ainsi l'ordre préétabli.
K. A. Anatho (2014, p. 135) s'inscrit dans la même logique en affirmant
:
La vie chrétienne des nouveaux convertis ne pouvait pas
se concevoir en dehors des habitudes et des exigences du milieu social et de
l'éducation reçue de ce milieu. Les néophytes ne pouvaient
pas suivre facilement les missionnaires dans leur prohibition [...], s'ils le
faisaient, ils se retireraient aux conceptions et aux relations de leur enfance
et de leur monde et formeraient un corps étranger dans l'organisation
socioculturelle traditionnelle. Ils risqueraient alors de perdre le
bénéfice de la confraternité et du soutien de l'ensemble
de la collectivité.
Craignant alors les retombées qui pourraient subvenir,
le chrétien ouatchi de Vo-Koutimé conserve à la fois ce
lien tout en continuant de suivre les enseignements bibliques.
Par ailleurs, le noeud du phénomène de
syncrétisme serait dû aux interprétations que feraient des
néophytes chrétiens de certains discours et actes des
responsables de l'Église. La méconnaissance de la liberté
que l'Eglise proclame a produit chez certains la méfiance et même
le recul (A. Kuadjovi-Ayedewou, 1986, p. 35).
68
En effet, lors de sa visite au Togo (1985), le Pape Jean Paul
II, dans son discours, invite les Togolais à « être
authentiquement africains et authentiquement chrétiens, sans
séparer l'un de l'autre et sans craindre de témoigner en public
nos convictions50 ». Ce discours ne sera qu'un
stimulus pour le mimétisme religieux et la photo (ci-dessous) servira
d'argument.
Photo n°6.1 : Le Pape Jean Paul II rencontre le
nyigblinnu Asenu de Togoville en août
1985
Source : Archives de la Maison des Missionnaires Comboniens
à Cacavéli (Lomé).
Alors, les conversions des néophytes n'étaient
pas synonymes de ferveur, ils n'abandonnèrent pas totalement du jour au
lendemain leurs habitudes, leurs cultes ancestraux. Ils ont une foi
superficielle liée à l'enracinement dans la religion du terroir,
car ils se bornent le plus souvent à adopter des marques
extérieures de ces religions pour faire preuve d'émancipation et
montrer qu'ils évoluent vers les idées européennes, mais
le fond de l'individu arrive bien difficilement à se dégager de
l'emprise des croyances et de la philosophie cultuelle de son milieu. Tel est
le constat amer de K. Napala (2007, p. 724). Nombreux sont les
caractères témoignant le syncrétisme du chrétien au
sein de la communauté à Vo-Koutimé.
6.2. Les caractères syncrétistes des
chrétiens à Vo-Koutimé
Le syncrétisme des fidèles chrétiens de
Vo-Koutimé prend plusieurs formes, de l'observance des interdits
cultuels jusqu'à la sauvegarde des noms vodou dans les
registres de baptême en passant par le recours aux bo «
gris-gris » (bienfaisant).
50 Témoins de l'évangile : la
présence des Missionnaires Comboniens au Togo-Ghana-Bénin
(1964-2014), p. 71.
69
6.2.1. L'observance des interdits
cultuels
Les néophytes chrétiens de cette
communauté ne se démarquent quasiment pas de cette emprise des
cultes vodou. En effet, tous les interdits se doivent une observance
particulière vis-à-vis des populations au risque de tomber sous
le coup de la colère de leurs protecteurs. Le choix de tourner le dos
aux cultes vodou ne donne à qui que ce soit la capacité
de désobéir aux règles préétablies qui ne
sont qu'une émanation des dieux du terroir. Nombreux sont les signes qui
témoignent du respect des chrétiens à ces interdits. La
forêt de Togbui Gbe est entourée de plusieurs interdits
au rang desquels on trouve la défense d'y entrer, d'y chercher le bois
de chauffage, de regarder de face les vodou qui s'y trouvent, tant de
prohibitions bien connues par toute la communauté et autant
respectées par les adeptes vodou que par les
chrétiens.
Par ailleurs, le chrétien ouatchi de Vo-Koutimé
obéit, dans son quotidien, à la défense de frapper qui que
ce soit avec les ustensiles de cuisine en occurrence le pilon, la louche, la
spatule, les assiettes, en bref à des règles placées
souvent sous la protection de vodou Sagbata à qui appartient la
terre.
6.2.2. Le chrétien et le bo
En dépit des condamnations des missionnaires et des
clergés, les chrétiens font recours à une catégorie
de bo ayant pour objet d'attirer sur soi des avantages, des profits,
des bénéfices, du bien-être et du bonheur (J. C. Alladaye,
2003, p. 311).
La cherté de la vie et le fait de se protéger
contre les mauvais sorts obligent certains chrétiens du pays ouatchi de
Vo-Koutimé à se vouer aux ports des talismans, des amulettes, des
bagues ou bracelets auxquels on attribue des pouvoirs de protection. Ainsi,
dans la communauté ouatchi de Vo-Koutimé, les chrétiens
font usage de ce type de bo dans les affaires, pour avoir plus de
clientèle afin d'augmenter leur rendement. Les néophytes
chrétiens, perdant souvent patience du laxisme de Dieu, s'adonnent
à l'usage des bo ayant des effets immédiats, pour se
protéger de toute tentation de la part d'un ennemi. Il est clair que le
chrétien de Vo-Koutimé, en continuant d'aller à
l'église, croit toujours en la force de ses pratiques cultuelles dans la
perspective d'être fort et doté de tout.
6.2.3. La sauvegarde des noms
théophores
Dans les communautés africaines, les noms sont des
éléments d'identification d'une personne dont leur sens
diffère d'une communauté à une autre. En bref, les noms
constituent des cartes
70
d'identité. Ainsi, dans la communauté ouatchi de
Vo-Koutimé, en fonction du pluralisme des vodou du panthéon,
seuls les noms théophores distinguent un adepte de tel vodou
à tel autre.
De par le sens cultuel des noms, les néophytes
chrétiens de la communauté ouatchi de Vo-Koutimé en
particulier, au cours de leur baptême, ajoutent aux noms
théophores, un nom chrétien (cf. tableau ci-dessous). Or au cours
des six premiers mois de l'instruction des
aspirants-catéchumènes, on leur fait connaître les
obligations du baptême qui sont l'abandon complet de la religion
traditionnelle avec toutes ses composantes. Toutefois, le renoncement dont il
s'agit était donc fait uniquement d'actes, de questions-réponses
obligatoires qui n'impliquent pas forcément un rejet automatique du
culte des ancêtres (K. Napala, 2007, p. 720) qui commence à
Vo-Koutimé par la sauvegarde des noms théophores.
Même si pour le missionnaire, tout baptisé est
considéré comme chrétien et compte comme tel sans rompre
entièrement avec son paganisme, ou s'il a reçu le baptême
en conservant de lui une conception toute païenne (K. Napala, 2007, p.
721), aux yeux des pratiquants de la religion du terroir, sans
prosélytisme, cela témoigne la persistance de leur culte.
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Tableau n°6.1 : Récapitulatif des noms
théophores dans le registre de baptême
NOM DE FAMILLE
|
NOM THEOPHORE (VODOU)
|
NOM CHRETIEN
|
HELLE
|
Etsè
|
Godson
|
HELLE
|
Atsou
|
Godwin
|
AKAKPOVI
|
Azonsi
|
Martha
|
ANANI
|
Agossou
|
Irénée
|
ANANI
|
Akoété
|
Réné
|
ANANI
|
Edoh
|
Emmanuel
|
BADO
|
Edoh
|
David
|
SEVON
|
Akoètè
|
Roméo
|
AMETEPE
|
Agossivi
|
Jeannette
|
WUIKPO
|
Edoh
|
Gérad
|
N'SOUGAN
|
Dosseh
|
Norbert
|
BOLOUVI
|
Agossa
|
Honoré
|
AYAYI
|
Sonouga
|
Marthias
|
SOUNOU
|
Edoh
|
Paulin
|
ASSIGBE
|
Sémadégbé
|
Rémi
|
AMOUSSOU
|
Akoélé
|
Claudine
|
Source : Archives des registres de baptême de la Paroisse
Marie-Reine de l'Univers de Vo-Koutimé.
Les noms théophores figurant dans ce tableau font
référence à plusieurs vodou de l'univers
religieux des Ouatchi de Vo-Koutimé, entre autres,
Vénavi, Ago, Sogbo, et Afan et
témoignent de l'importance qu'accordaient les baptisés à
leur culte. Car, selon les mots du Père Amah-
Tchoutchoui Michel51 : « ce sont les
fidèles qui désirent maintenir leurs noms de la religion
traditionnelle en ajoutant un nom chrétien ».
Nous pouvons conclure que le converti ouatchi de
Vo-Koutimé, bien qu'étant chrétien, ne rompt pas
totalement avec la consultation des devins, le recours aux déités
lignagères et avec les ancêtres défunts. En clair, les
abandonner ou les renier constitue pour lui une crise d'identité.
De cette troisième partie, retenons que le culte
vodou de la communauté de Vo-Koutimé n'a guère
fléchi face à la ferveur et la détermination des
missionnaires chrétiens. Alors du dynamisme de ce culte du terroir
à travers la cérémonie de Vodoukonougan, aux
actes syncrétistes des néophytes chrétiens de
Vo-Koutimé, nombreux sont des éléments qui
témoignent, en partie, l'échec du christianisme dans la
communauté ouatchi de Vo-Koutimé.
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51 Entretien du 11/03/2020 sur la paroisse
Marie-Reine de l'Univers.
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