B- LE PRIX DE LA RECONNAISSANCE INTERNATIONALE
A la fin des années 80, quelques têtes
couronnées de la pop mondiale en quête de nouvelles sources
d'inspiration se tournent vers la World Music. Une véritable tendance se
crée et s'installe dans les « playlists » des radios.
Séduits par l'apport fondamental que pourrait
représenter la polyrythmie du Sud, les anglais Peter Gabriel et Paul
Simon, David Byrne collaborent avec les artistes africains et
latino-américaines. Les Kassav, Touré Kunda, Youssou Ndour
deviennent populaires en France à travers ce type de collaboration sans
que leur propre personnalité musicale puisse s'exprimer tout à
fait.
N'empêche qu'on se surprend à rêver d'une
explosion des Musiques du Monde dans l'Hexagone notamment dans les
médias.
Il n'en sera rien en dépit de la déferlante
Yéké Yéké, le tube de Mory Kanté vendu
à plus de deux millions d'exemplaires, interprétés en
hébreu et en chinois.
Aux illusions succède la déception. Producteurs
et artistes des Musiques du monde trépignent de ne pas écouter
leurs oeuvres diffusées dans les radios. Ils se voient expliquer par les
programmateurs de radios périphériques que les chansons en arabe
ou la rythmique africaine par exemplaire, ne sont pas du goût de leurs
auditeurs.
Cette idée née dans l'esprit de quelques «
spécialistes » qui croient pouvoir présumer des
préférences musicales du public, s'est répandue dans le
monde de la production musicale. En réalité, la concentration du
marché du disque s'est traduite par la création de major
companies dont les premières mesures ont consisté à
nettoyer les catalogues en éliminant du circuit les artistes qui ne
correspondent pas à leurs objectifs de rentabilité fixés
à court terme.
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Cette mise en avant de manière systématique des
critères de rentabilité sera mortelle pour les artistes à
faible rendement. Elle va favoriser uniquement le développement de
productions conçues par la consommation de masse. Ces produits (mixages
de sons d'aujourd'hui et de bases rythmiques ethniques) sont formatés
à une durée standard, au son et au goût de la programmation
majoritaire actuelle des radios et télévisions dominées
par les rythmes populaires anglo-saxons.
La nouvelle organisation est en train de provoquer un
changement radical dans la nature des productions des Musiques du monde.
Après les premiers raz de marée provoqués par les tubes
artificiellement « fabriqués » par les campagnes de
télé largement diffusés pendant l'été, tous
les tubes tropicaux de ces dernières années, ont
été calqués sur le modèle suivant des
critères et recettes esthétiques éprouvés.
Aujourd'hui, « pour accéder à
la reconnaissance internationale, les artistes de musiques doivent donc se
plier aux normes décrétées universelles par ceux-là
mêmes qui ont le monopole de l'universel » (*). Pour
espérer une quelconque visibilité, ils doivent le plus possible
réduire la distance qui les sépare du son de
référence, cette sorte de rythme planétaire,
inventé par la World beat connection et qui chaque jour tend
à uniformiser les productions musicales. Le marketing des major
companies déploie d'importants moyens pour que ce creuset musical
puisse atteindre l'oreille du plus grand nombre, un public en demande
d'exotisme. Les termes de village global, sono mondiale participent de cette
décolonisation de ce que sont véritablement les musiques du
monde. Les produits « markétés » par les major
companies autour de thèmes proches de l'alimentaire sont
aujourd'hui présents en grande distribution.
Afin de satisfaire un public en mal d'évasion et de
rêve, des campagnes de promotion sont organisées pour des
collections empreintes de folklorisme et d'exotisme.
(*)pour reprendre Pascale CASANOVA dans La
république mondiales des lettres p.218
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Cette approche purement marchande des Musiques du monde a
suscité une demande de plus en plus forte et les grands magasins ont
fait évoluer leurs rayons afin d'y répondre.
Ces musiques représentent aujourd'hui entre 5% et 10%
des ventes réseaux spécialisés et des grands magasins. Des
chiffres en constante progression certes, mais on constate parallèlement
que nombre de ces artistes ainsi reconnus sur le plan international, ont
quitté progressivement le registre des musiques de monde pour celui de
la pop ou des variétés.
C'est donc au prix de l'érosion de son identité
que le musicien du monde négocie son entrée ou au mieux son
« existence et son émergence » dans l'univers mondial. Il n'a
guère de chance de donner de lui-même une image respectueuse de ce
qu'il est réellement.
Une situation qui confirme les inquiétudes de ceux qui
redoutent la « mondialisation de la culture » à travers
laquelle ils ne perçoivent que perte d'identité et ruine des
cultures singulières. Le danger existe-t-il véritablement ?
En nous fondant sur le résultat de la confrontation des
Musiques du Monde à l'industrie culturelle, peut-on légitimement
craindre à l'échelle de la planète une
désintégration des cultures nationales sous la pression et la
puissance des industries culturelles ?
Dans une large mesure, c'est cette problématique que
nous devons soumettre à l'analyse.
II- VERS LA CONFRONTATION ENTRE CULTURE ET
INDUSTRIE
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Il est indéniable aujourd'hui que tous les produits
désignés aujourd'hui sous le terme de « produits culturels
», circulent sur la planète entière où ils sont
consommés, de manière très inégale certes, par,
à peu près six milliards d'humains. Ce contexte prête
à une perception large de la notion de culture
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et il nous semble opportun, pour les besoins de cette analyse,
de la serrer de plus près.
La culture se caractérise ainsi par son mode de
transmission que l'on désigne par tradition entendue comme «
ce qui d'un passé persiste dans le présent où
elle est transmise et demeure agissante et acceptée par ceux qui la
reçoivent et qui à leur tour, au fil des
générations, la transmettent » (*)
La culture des Pygmées comprend les connaissances, les
arts, les savoir-faire et toutes les autres habitudes acquises par chaque
Pygmée du fait de son appartenance à la société.
Par contre la culture d'un jeune parisien n » à la
fin du siècle dernier, comprend l'usage de l'automobile, du
téléphone portage et l'approvisionnement dans les grandes
surfaces, attitudes qu'il a acquis du fait de sa naissance dans les grandes
surfaces, attitudes qu'il a acquis du fait de sa naissance dans cet
environnement urbain et contemporain. Mais la culture du second est
moulée par une industrie qui a bouleversé le monde de vie ainsi
que le régime de transmission et de production de la culture. La
mondialisation de la culture est donc l'une des principales conséquences
du développement industriel.
Ainsi l'ambition normale de toute industrie culturelle
est-elle de conquérir des parts de marché en diffusant ses
productions en Inde comme aux Etats Unis.
A l'inverse, la culture des Pygmées ou des banlieues
ouvrières de l'Hexagone est précisément localisée.
Elle n'a en fait ni l'ambition, ni les moyens de se diffuser à
l'échelle du monde. L'intrusion de l'industrie culturelle dans le champ
des cultures traditionnelles les transforme, et parfois les détruit.
Par exemple dans presque toute l'Afrique sub-saharienne, les
étoffes de fabrication industrielle, la farine de blé, le pain,
la bière, le vin et le Coca-Cola ont progressivement pris la place des
étoffes locales, de la boule de mil ou de l'igname, la bière de
mil, du vin de raphia ou de palme.
(*) PUILLON.J « Tradition » in P.BONTE et IZARA,
Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, PUF, P710-712, Paris,
1991
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Témoins privilégiés de la mondialisation
du marché de la culture, les ethnologues ont depuis le début du
siècle, accumulé des expériences et des analyses sur des
milers de communauté à travers le monde. Leur constat semble
unanime. D'une part, il témoigne d'une érosion rapide et
irréversible dans les cultures traditionnelles. D'autre part, dans la
pratique, ils observent que cette érosion est limitée par de
solides éléments de culture. Une résistance qui se traduit
par une production culturelle constante, abondante, et diversifiée en
dépit de l'hégémonie culturelle exercée par les
pays industriels.
La circulation des biens culturelles à l'échelle
mondiale aurait certes un impact sur les communautés traditionnelles
mais sur le terrain la réalité serait plus contrastée que
ne le laisseraient croire les théoriciens du libéralisme. Pour
Jean-Pierre Warnier, ces derniers seraient victimes d'une funeste «
illusion d'optique » qu'il faut relever et dénoncer. Pour lui, le
débat sur la mondialisation de la culture est biaisé par des
questions de méthode.
Selon qu'on observe la circulation des flux culturels au
niveau mondial du point de vue mondial, ou bien qu'on étudie la
manière dont ils sont reçus au niveau local, les résultats
de l'observation et les conclusions qu'on en tirera seront différents en
fonction des deux échelles d'observation.
Sur ce, il reproche au discours globalement dont Jacques
ATTALI, membre du conseil d'Etat et essayiste français serait l'un des
chantres, d'isoler les produits culturels de leur contexte en les
agrégeant par catégories et en quantifiant la production et la
distribution à l'échelle de la planète.
Une approche qui pour lui à la faiblesse de ne pas
saisir la manière dont ces produits culturels sont reçus,
décodés, recodés, domestiqués et
réappropriés à travers l'activité des «
instances intermédiaires de tri et de contextualisation » qui sont
la famille, la communauté locale, les devins-guérisseurs, les
religieux, l'école, les associations. De son point de vue ; l'impact des
brassages culturels serait tributaire de la manière dont fonctionnent
les instances médiatrices. La pertinence de son propos reste
néanmoins troublée par la difficulté énorme de
pouvoir apprécier efficacement à l'échelle de la
planète, chaque cas de
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résistance et de réappropriation des produits
culturels par les communautés réceptrices. Il est tout exact
d'affirmer qu'aujourd'hui l'industrie produit en série des objets
standardisés, rigoureusement identiques les uns les autres.
Mais de là en conclure que cette standardisation de la
production engendre une homogénéisation de la consommation
constitue une erreur fondamentale. Où qu'on aille dans le monde, on
trouve des communautés qui cultivent leurs traditions hors de tout
conservatisme agressif. Un séjour dans les quartiers populaires de
Yaoundé permettra au témoin attentif d'observer une
communauté qui contribue à danser, chanter avec ferveur et vibrer
au son du bitut-si, le rythme traditionnel le plus prisé du milieu.
Au même moment, à longueur de journée
leurs écrans cathodiques câblés, diffusent en boucle les
vidéos du nouveau groupe de « midinettes » à la mode,
placé sur l'orbite à grand renfort médiatique à
l'échelle de la planète.
C'est que tout simplement dans ces communautés, les
spectacles de marketing comme d'autres produits culturels, ne remettent pas
fondamentalement en cause leurs habitudes motrices. Les membres portent des
blue-jeans, mâchent des chewing-gums, et doivent du Coca-Cola, mais leur
vie leur, bonheur sont ailleurs. Seuls les spécialistes des
médias et les industries culturelles ne le perçoivent pas
assez.
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