c.3 Les lieux de détentions et tortures au Maroc.
Depuis 1956, le système carcéral au Maroc se
divise en plusieurs catégories. Nous avons des prisons, des centres de
détentions, des postes fixes (PF) et des bagnes (ou centre secrets). Les
prisons contenaient des prisonniers de droit commun et d'opinion.
Réparties dans plusieurs villes telles Kénitra, Fès,
Casablanca, Marrakech, Rabat et Ouarzazate, ces prisons accueillaient les
détenus parfois préalablement torturés dans les centres de
détentions ou les commissariats. Comme tortures
102 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°344, Documents relatifs au mouvement étudiant, UNEM : Lettre
de l'UNEM section Marrakech envoyée aux CLCRM daté du 19 mars
1973.
103 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°274, Correspondance et interventions au profit de ressortissants
Marocains - confidentiel : Affiche de recherche d'Houcine El Manouzi
datée du 13 juillet 1975.
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fréquentes dans les centres de
détention104, il y avait : l'isolement, la violence
psychologique, le passage à tabac, le viol « direct » des
gardiens et « indirect » par l'introduction d'une bouteille dans
l'anus, la falaqua qui consiste à battre le détenu sur
la plante des pieds, l'étouffement qui consiste à introduire un
chiffon souillé d'urine ou d'excréments dans la bouche du
détenu, la méthode de « l'avion » qui consiste à
suspendre le détenu et le battre sur les poignets, le corps ou la plante
des pieds, la chaise du « Perroquet » qui consiste à suspendre
le détenu, les mains et les pieds attachés devant le corps et la
tête tombant en arrière.
Parmi les premiers témoignages des tortures, le
Comité de Paris a pris connaissance du cas d'Evelyne Serfaty*, soeur
d'Abraham Serfaty*. Dans la lettre qu'elle adressa au Comité, elle
raconte son calvaire passé au Commissariat de Casablanca entre le 26
septembre et le 4 octobre 1972 : « (...) Je suis introduite dans un
autre bureau où se trouvent plusieurs policiers. Mon sac est
entièrement vidé devant moi. Les questions et les gifles
pleuvent. Puis on m'oblige à enlever ma jupe et mes chaussures. On
m'attache les chevilles et les poignées ensemble avec les chiffons et
des cordes. On fait passer entre eux une barre de fer que l'on pose entre deux
tables. C'est là la torture du « perchoir au perroquet »
déjà décrite par mon frère. On me pose un bandeau
sur les yeux, un chiffon sur la bouche. On verse de l'eau sur le chiffon en me
disant que si je ne parle pas on ajoutera de la javel à l'eau. C'est
l'étouffement, une sensation horrible. Je suis toujours sur « le
perchoir », mais c'est le supplice de l'électricité, dans
les oreilles, dans le sexe, puis on m'enroule des fils autour des orteils et ce
sont de terribles décharges dans tout le corps. « C'est rien me
dit-on, tu verras quand on te fera ça aux seins ». (...) Entre deux
tortures, les policiers me saisissent par les cheveux, me secouent, me giflent,
me disent en arabe « Parle, parle ! ». Je ne parlerai pas de leurs
injures, ce serait trop long. Cette fois-ci, on m'attache les chevilles et les
poignées à une corde. Je n'étais plus en mesure de
distinguer où était suspendue cette corde. Je sais que je tourne
et qu'à chaque tour, on m'appuie fortement sur la colonne
vertébrale aux creux des reins. J'ai l'impression que mes
vertèbres vont se briser d'un moment à l'autre. C'est atroce. Je
suis par terre, grelottante, claquants des dents. Un de mes tortionnaires me
fait mettre ma jupe « pour que j'aie moins froid » ! (...) On me
laisse tranquille un moment. Puis les policiers reviennent et me disent
. · « Puisque tu ne veux pas parler, on va aller chercher tes
parents et les amener ici. Ils subiront le même sort que toi. (...) La
nuit tombe. Les deux policiers qui prennent la relève me font marcher
dans le couloir de plus en plus vite en levant et en abaissant les bras. Les
deux suivants me font rester debout jusque 6 heures du matin. On me permet
alors de m'asseoir, sur le sol, le dos contre le mur. (...) Un policier passe
la tête par la porte et dit en ricanant . · « Ce soir,
Tribunal nocturne ! ». Vers 20 heures, les deux policiers
préposés à ma garde se partagent le travail, l'un
téléphone en disant . · « Tu la veux, oui d'accord,
on ne bouge pas ». L'autre traine des chaises, des bancs à grand
tapage dans le bureau d'en face que je ne peux voir. A minuit, la mise en
scène est terminée, mais la lumière reste encore
allumée jusqu'à 6 heures du matin. (...) Je suis
104 I. LAYER, Amnesty International : La liberté
d'expression et les Droits de l'Homme, l'exemple du Maroc, Mémoire
en Journalisme, sous la direction de Jean-Jacques Jespers, Bruxelles, PUB,
1995, pp. 53-55.
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relâchée vers 16 heures. Les policiers me
donnent l'ordre de rentrer à Casablanca sans voir personne à
Rabat. Je ne sais comment j'ai pu conduite ma voiture jusqu'à Casablanca
(100 Km de Rabat) (...)105. » Evelyne Serfaty est
morte deux ans plus tard des suites d'une violente
hépatite106.
L'expérience au centre de détention Derb Moulay
Chérif à Casablanca nous est aussi racontée par Jaouad
Mdidech, ancien membre frontiste entre 1973 et 1977: « Trois heures
s'étaient écoulées. On cria mon numéro : « 122
! » Je bondis de ma place comme un fou et mon coeur aussi, qui se mit
à battre la chamade, à se rompre. On me conduisit directement
dans la salle de torture. D'entrée de jeu, on passa à la position
du Perroquet, dont j'avais beaucoup entendu parler. On me fit asseoir sur le
sol toujours bandeau aux yeux, on me plia les genoux jusqu'à ce qu'ils
touchent ma poitrine, comme on fait dans une posture yoga. A l'aide d'une
ficelle, on me lia les mains aux pieds. Et hop ! On me souleva et déposa
sur une table à l'aide d'une tringle métallique qu'on avait
glissée sous les genoux. On commença à me fouetter la
plante des pieds. Des coups secs qui me firent crier. (...). Car le plus atroce
ne vint que quelques minutes plus tard, lorsque je sentis une main ouvrir ma
bouche, s'employant à garder mes mâchoires ouvertes, et une autre
me verser des jets d'eau à l'intérieur de la bouche. Je sentis
deux doigts me boucher les deux fosses nasales, pour couper toute respiration.
De l'eau versée dans la bouche que je ne pouvais avaler (...). Combien
dura l'épreuve ? Aucune idée. En tout cas, jusqu'à que je
sentisse mes os craquer à l'intérieur de ma chair
(...)107».
Les centres de détention étaient donc surtout
utilisés pour les tortures. Les points fixes (PF) aussi, mais à
la différence des centres de tortures, les détenus ne devaient
jamais réapparaître dans la vie publique. Le Maroc de Hassan II* a
connu au total 5 PF108.
En complément des centres de détentions et des
PF, il y a les bagnes secrets. Les bagnes secrets, toujours dans une logique de
séquestration, étaient l'expression de la vengeance royale la
plus aboutie. Répartis dans différentes places au Maroc, les
bagnes secrets, plus que les points fixes ne devaient jamais être connus
de l'opinion publique nationale et internationale. Entre 1973 et 1990, les
CLCRM ont recensé cinq bagnes secrets : Tazmamart. Kelaât M'gouna,
Bir Jdid, Tamattaght et Agadez109.
Tazmamart se situe entre Midelt et la région du
Tafilalet. Ancienne forteresse de l'armée française, elle a
été récupérée pour y séquestrer le
plus secrètement possible des détenus non pas condamnés
pour motifs politiques mais plus directement pour atteinte à la personne
du roi. Parmi ces détenus, ils y avaient les mutins des deux coups
d'Etat, mais aussi des personnes qui ont fait partie du cénacle royal
comme les Frères Bourequat ou bien la famille Oufkir110.
105 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°328, Appels à la libération des détenus,
Abraham Serfaty : Lettre d'Evelyne Serfaty adressée au CLCRM de Paris
datée du 16 octobre 1972.
106 CH. DAURE-SERFATY, Lettre du Maroc, Paris, Stock,
2000, p. 31.
107 J. MDIDECH, La chambre noire ou Derb Moulay
Chérif, Casablanca, Eddif, 2001, pp. 60-61.
108 A. BOUKHARI, Raisons d'Etats : Tout sur l'affaire Ben
Barka et d'autres crimes politiques, op. cit., pp. 268-270.
109 Une carte du Maroc est reprise en annexe.
110 A ces sujets voir A. ALI BOUREQUAT, Tazmamart :
Dix-huit ans de solitudes, Paris, Michel Lafon, 1993. R. MIDHAT BOUREQUAT,
Mort vivant, Paris, Pygmalion, 2000. Le bagne de Tazmamart sera plus
détaillé à travers les activités des CLCRM à
travers cette étude.
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Nous avons tenté, à travers le deuxième
chapitre, de décortiquer le système politique marocain. Fusion
d'un système traditionnel multiséculaire avec le système
des institutions permanentes héritées du Protectorat, le
système politique contemporain marocain a été très
vite concentré entre les mains d'un groupe de personnes au lendemain de
l'indépendance.
En bref, le pouvoir au Maroc est représenté par
le roi, les agents d'autorités du Makhzen, les fidèles acquis au
roi de la classe politique et l'Etat-Major. Ces acteurs politiques tiennent
fermement tous les secteurs clés de l'Etat en plus d'avoir
marginalisé le Mouvement National. La politique du Palais
vis-à-vis de toutes les oppositions peut se résumer aux points
suivants : liquider physiquement les éléments les plus
irréductibles. Arrêter, censurer, séquestrer et torturer
les « têtes dures ». Effrayer par la délation et la
menace les hésitants. Octroyer des privilèges aux
éléments mous et opportunistes.
Qu'elles soient d'ordre politique, armées ou
intégrées au cercle royal, les oppositions, dès lors
qu'elles cherchent à remettre en cause le pouvoir absolu du monarque ou
à entamer son prestige, subissent les foudres de ce dernier. Si, par
exemple, en Belgique le roi agit sous le « contreseing » des
ministres, au Maroc ce sont les ministres qui agissent sous le «
contreseing » royal111.
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