c.2 Les polices politiques
Issue des Services de Renseignements Généraux
français au Maroc et des FAR, la première Sûreté
Nationale voit le jour le 16 mai 1956 sous l'égide de l'istiqlalien
Mohamed Laghzaoui*94. La Sûreté Nationale,
appelée aussi la Direction Générale de la
Sûreté Nationale (DGSN), avait pour principale mission
d'éliminer les cadres de l'ALM les plus opposés aux FAR, parmi
lesquels Abbas Messaâdi*. Composée d'anciens membres
ralliés de l'ALM, la police politique de Laghzaoui* ne dispose cependant
toujours pas d'un solide réseau d'informateurs.
Vers septembre 1960 et avec la montée en puissance du
Général Mohamed Oufkir*, l'administration policière
secrète est réorganisée en un bureau centralisé :
il s'agit du CAB1 qui dispose de deux grands services distincts, le premier
central situé dans la capitale, Rabat et le second régional
disséminé dans tout le pays. Le service central est
composé de 6 départements indépendants mais
complémentaires dont le département de la contre-subversion et le
département du contre-espionnage. Le département de la
contre-subversion a pour mission de neutraliser les partis politiques, les
syndicats et les mouvements d'étudiants, de plus, il participe
clandestinement aux enlèvements, aux séquestrations, aux tortures
et aux disparitions.
Suivant le contexte de Guerre Froide
généralement et de Maccarthysme plus particulièrement, les
Etats-Unis procurent une aide précieuse au Maroc dans la construction de
son appareil sécuritaire. Par conséquent, le CAB1 devient plus
efficace dans sa lutte contre la subversion politique interne au territoire
mais aussi plus performant dans sa lutte contre le « péril rouge
». Les collaborateurs américains dépêchés
93 Bulletin officiel Royaume du Maroc du 17 mai
1957, N°2325, Dahir n°1-57-059 du 28 ramadan 1376 (29 avril 1957) sur
la gendarmerie.
94 Bulletin officiel du Royaume du Maroc du 25
mai 1956, N°2274, Dahir n°1-56-115 du 5 chaoual 1375 (16 mai 1956)
relatif à la direction générale de la sûreté
nationale.
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par l'Etat-Major des Etats-Unis sont assignés à
la tête du département contre-subversion95. Le
département de la contre-subversion a développé dès
1965, un grand réseau d'information couvrant tout le territoire, tandis
que le département contre-espionnage collectait les renseignements et la
documentation auprès des ambassades, des consulats, dans les
médias, auprès des personnalités étrangères
et dans les lieux publics96.
Du début des années 1960 jusqu'à
l'enlèvement de Mehdi Ben Barka*à Paris, le CAB1 dispose des
services de plusieurs réseaux d'information composés de 2000
sources. L'information est fournie par l'indicateur à son agent-traitant
qui recoupe l'information. Une fois les informations recoupées, un
rapport est remis au Ministère de l'Intérieur. Le rapport se doit
d'être bref et concis, comme en témoigne l'exemple de ce rapport
émis par le caïd du 3e arrondissement urbain pour le
Ministère de l'Intérieur97:
Ministère
del'Intérieur
Préfecture de
Casablanca
N°402/AB/FR
Casablanca, le 28 septembre 1962 Le Caïd chef du
3e arrdt urbain Casa blanca A Monsieur le Directeur des Affaires
Générales Rabat S/C de la voie hiérarchique
Objet : réunion secrète du bureau U.N.F.P.-Casa.
D'après les informations recueillies auprès des
milieux proches des militants de la gauche, il paraît que les membres du
bureau U.N.F.P. de Casablanca auraient tenu une réunion secrète
il y a quelques jours pour discuter des choses urgentes du parti. La
réunion a été longue car elle a duré quelques
heures sous la présidence d'Abdallah Ibrahim ou Mâati Bouabid
Vu et transmis sous le N°1200/S.A.R. Le gouverneur de
Casablanca
|
95 A. BOUKHARI, Le Secret : Ben Barka et le
Maroc. Un ancien agent des services spéciaux parle, Paris, Michel
Laffont, 2002, pp. 19-49. Attention les deux ouvrages d'Ahmed Boukhari doivent
cependant être pris avec beaucoup de précaution car si l'auteur
procure des informations intéressantes sur le fonctionnement de la
police politique marocaine, il ne propose pas toujours une méthodologie
rigoureuse quant à la qualité de ces informations
données.
96 A. BOUKHARI, Raisons d'Etats : Tout sur
l'affaire Ben Barka et d'autres crimes politiques au Maroc, Casablanca,
Maghrébines, 2005, pp. 57-61 & 296-300. P. VERMEREN, op.
cit., p 63.
97 A. BOUKHARI, Le Secret : Ben Barka et le Maroc.
Un ancien agent des services spéciaux parle, op. cit., pp.
71-72.
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Sur les 2000 sources d'informations du CAB1, 200 sont
utilisées dans le contre-espionnage et 1800 pour la contre-subversion.
Parmi ces 1800 sources d'information de la contre-subversion, un grand
nombre de responsables des partis, des syndicats et des bureaux
d'étudiants y collabore, notamment
d'importants cadres de l'UNFP et de l'UNEM... Soucieux de
mieux contrôler la classe politique et après le « suicide
» du Général Oufkir* survenu après le coup d'Etat du
Boeing Royal du 7 août 1972, le
régime va démanteler le CAB1 et diviser
l'appareil des Services Secrets en créant, le 12 janvier
197398, la Direction Générale de l'Etude et de la
Documentation (DGED), et vers fin mars99, la Direction de la
Sûreté Nationale (DST). Entre-temps, un nouveau corps
d'armée voit le jour le 22 février 1973 : les Forces
Auxiliaires100.
La DST et la DGED sont à leurs origines tenus par le
tout puissant ministre de l'Intérieur et professeur de Droit Driss
Basri*. La DST et la DGED comprendront un effectif respectif de 9000 policiers
et de 3000 policiers101. Cette augmentation des effectifs policiers
justifie la volonté du souverain de diminuer le pouvoir de
l'armée au détriment des corps de police.
Hassan II* met en place un Etat policier. Tout le Makhzen et
l'appareil sécuritaire se mobilisent quand il s'agit de traquer les
groupes d'opposition politique ou armée. Très présente
dans les lieux publics et les universités, la police cherche le plus
possible à réprimer toute tentative de manifestation. Un
témoignage recueilli par l'UNEM, adressé au CLCRM de Paris,
faisait état des incidents suscités par les forces de l'ordre
à l'encontre des étudiants grévistes au Lycée
Mohamed V à Marrakech, le lundi 12 mars 1973 : « Au matin, ils
étaient dans le lycée. Les forces de l'ordre très
menaçantes étaient à l'extérieur. Des jets de
pierre sont partis, les CMI (Compagnies Mobiles d'Intervention) ont
balancé de gros parpaings dans la cour. Les élèves se sont
barricadés à l'intérieur ; à un moment un moghrezin
(policier) venu de l'extérieur pour chercher sa fille est
entré. La porte a été entrebaillée : A ce moment
une pierre - semble-t-il - est partie de la cour vers les flics. Ceux-ci se
sont rués sur les portes, ils ont défoncé la petite porte
à côté de la grande et ont commencé la chasse.
Certains élèves se sont réfugiés dans la salle des
profs où les moghrizins sont arrivés, faisant jouer la culasse de
leur mitraillette. Les profs ont cru qu'ils allaient tirer, des femmes se sont
mises à crier. Un prof s'est avancé vers les CMI pour leur
demander de se calmer. Il a été copieusement rossé.
Après quoi, un inspecteur, ou un commissaire en civil est venu leur
demander de quitter la salle des profs. Ils ont pourchassé les
élèves
partout. Notamment les petits et les filles qui courent
moins vite. Certains s'étaient sauvés au 1er
étage et accrochés aux corniches. Ils leur ont tapé sur
les doigts, pour leur faire lâcher prise. Une fille est
tombée du 1er étage, elle a la
colonne vertébrale atteinte, a perdu l'usage des 2 bras. Il y a eu,
d'après
98 Bulletin officiel du Royaume du Maroc du 31
janvier 1973, N°3144, Dahir portant loi n°1-73-8 du 7 hija 1392 (12
janvier1973) relatif à la création d'une Direction
générale d'études et de documentation.
99 A. BOUKHARI, Raisons d'Etats : Tout sur
l'affaire Ben Barka et d'autres crimes politiques au Maroc, op.
cit., p. 300.
100 Bulletin officiel du Royaume du Maroc du 11 avril
1973, N°3154, Dahir portant loi n°1-72-524 du 18 moharram 1393 (22
février 1973) relatif à l'organisation générale des
forces auxiliaires.
101 A. BOUKHARI, Raisons d'Etats : Tout sur l'affaire Ben
Barka et d'autres crimes politiques au Maroc, op. cit., p.
324.
31
tous les recoupements 2 morts : un garçon de 1er
année et une fille de 2e année. Il semble qu'ils soient morts sur
place ; ils ont été enterrés tout de suite. Il y a eu 40
traumatismes crâniens et des blessures de toutes sortes. Il y avait du
sang en beaucoup d'endroits (...)102».
Type d'affiche de recherche: un appel d'arrestation
de 1975 à l'encontre de Houcine El Manouzi membre103.
Avec un puissant appareil sécuritaire, le régime
s'est activé à multiplier les prisons et les centres de
détention. Ces lieux de «non droits» dans lesquels sont
entassés plusieurs centaines (voire milliers) de prisonniers politiques,
sont des endroits où le régime cherche à briser chez les
détenus toute tentative de contester, de s'opposer aux abus de ce
même régime, mais aussi à briser tout espoir de lutte.
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