Secteur publicitaire. Une révolution industrielle mise en évidence par l'échec de la fusion publicis-omnicom.( Télécharger le fichier original )par Clément MERILLET CNAM - Analyse Stratégique Industrielle et Financière 2014 |
b) Une évaluation justifiant l'égalité aurait été orientéeLa justification mathématique stricte de l'égalité aurait été secondaire à la volonté de part et d'autre de s'unir dans les conditions de la parfaite égalité et par conséquent, quand bien même cette parfaite égalité eut été démontrée, elle aurait été sciemment orientée dans le but de satisfaire cette configuration. Dit autrement, les deux parties se seraient considérées égales avant tout parce qu'elles souhaitaient l'être. Dans ce cas nous relâchons momentanément l'hypothèse que nous suivions implicitement jusqu'ici, selon laquelle les dirigeants ont agi prioritairement dans l'intérêt général de leur groupe respectif. En effet la théorie financière classique en matière de fusions-acquisitions admet qu'au-delà des motivations liées à la création de valeur pour les actionnaires (par la réalisation d'économies d'échelles, la réduction du pouvoir de marché des clients ou des fournisseurs, l'amélioration de la manière dont la cible est gérée...), il peut y avoir la volonté de la part des dirigeants de servir leur propre intérêt en priorité. Ce phénomène est connu à travers la littérature financière comme le conflit d'intérêt entre dirigeants et actionnaires de l'entreprise initiatrice. C'est-à-dire que les dirigeants peuvent aventurer leur société dans des opérations de croissance externe qui ne soient pas ou peu profitables dans la mesure où ces opérations permettront au dirigeant d'en récolter une rémunération plus élevée ou un surcroît de gloire personnelle. Ce phénomène est conforté par une étude datant de 2007, qui montre que 75% des fusions qui font perdre de l'argent aux actionnaires en font gagner au dirigeant initiateur de l'offre.8 En l'occurrence, le niveau des rémunérations était fixé sur les résultats du futur groupe, ce qui élimine cette thèse. Toutefois et surtout côté français, la question du prestige personnel restait légitime puisque Maurice Lévy, approchant la retraite, était depuis plusieurs mois inquiété par la problématique de sa succession : 8 J. Harford et K. Li (2007), « Decoupling CEO Wealth and Firm Performance : The Case of Acquiring CEOs », Journal of Finance, 62, 917-949 16 personne au sein de Publicis ne répondait à l'appel d'un successeur de même envergure pour diriger le groupe avec succès. La fusion avec Omnicom dans un souci de parfaite égalité, aurait donc résolu cette question tout en gratifiant personnellement Maurice Lévy d'un dernier coup d'éclat avant de mettre un terme à sa carrière. Mais cette gloire personnelle n'aurait été durable uniquement si le projet s'était ensuite avéré effectivement porteur, ce qui invalide encore une fois l'idée que le dirigeant ait agit pour son intérêt propre avant celui des actionnaires. De plus, la fusion entre égaux par appréciation approximative de l'égalité implique que pour satisfaire la condition de l'intérêt des dirigeants primant sur celui des actionnaires, il faudrait soit que l'un des deux dirigeants soit parvenu à duper l'autre sur la véracité de l'égalité, survalorisant ainsi artificiellement son groupe et tirant par conséquent des avantages en rémunération et en gloire personnelle ; soit que Maurice Lévy et John Wren aient été complices en présentant une série d'objectifs fictifs à leurs actionnaires dans le but de satisfaire uniquement leurs avantages personnels respectifs. Nous pensons qu'il est irréaliste que l'un des deux ait pût duper l'autre sur la notion d'égalité. Comme nous l'avons déjà évoqué, il n'y avait pas de nécessité à fusionner en termes de performances. Quand bien même la compétence de négociation de la partie mal intentionnée ait été excellente, nous ne pensons pas que la partie dupée puisse avoir été disposée à accepter une fusion entre égaux sans justification mathématique de l'égalité si elle n'était pas elle-même convaincue de cette égalité. De même et nous avons vu un cas similaire en introduction, l'entente entre les deux hommes pour satisfaire leurs avantages privés relève de la fiction car le risque de fuite de l'information (il y a nécessairement d'autres individus dans la confidence) induit un coût nettement supérieur (coût financier et coût en image) aux espérances de gains privés, ce qui les en décourage automatiquement. L'ensemble de ces considérations s'ajoutent à une autre, plus générale, de la durée de la carrière de chacun au sein de son groupe, qui témoigne d'une dimension affective et d'un engagement auprès des collaborateurs et des actionnaires. Cette implication écarte définitivement l'idée de la recherche effrénée de bénéfice privé des dirigeants au détriment de leurs actionnaires. 17 Ainsi l'entente sur l'égalité ne proviendrait pas d'une intention des dirigeants à tirer un avantage personnel quel qu'il soit. Nous fixons donc à nouveau notre hypothèse de départ selon laquelle les objectifs poursuivis répondraient à la motivation de création de valeur pour les groupes dans leur ensemble (actionnaires, collaborateurs, clients). Bien sûr nous n'excluons pas que les dirigeants ne prêtent aucune attention à leurs intérêt privés, mais ces intérêts seraient tout de même secondaires à l'intérêt général. En récapitulant, nous sommes ici dans le scénario dans lequel les dirigeants auraient souhaité que leurs groupes soient considérés égaux, au-delà d'une justification mathématique stricte d'égalité, et cela dans l'intérêt général. Dès lors, la question à se poser est de savoir si les créations de valeur attendues sont jugées suffisantes par les dirigeants pour justifier le recours à une fusion entre égaux ? Cette question se pose parce que les choses sont simples quand il y a un acquéreur et un cédant : c'est l'acheteur qui impose sa loi. Mais dans le cas d'une fusion entre égaux, il faut être ouvert à la négociation sur tous les points : équilibre des postes, organisation interne, orientations stratégiques futures. La fusion entre égaux représente un processus de transition long et complexe. Il faut garder à l'esprit qu'au-delà des chiffres, il s'agit de deux cultures et de deux équipes différents. Non seulement le processus est assujetti à des conditions administratives tels que l'approbation des autorités de la concurrence de nombreux pays pour que les objectifs visés soient possibles, mais en plus la réussite de l'opération dépend du facteur humain, relativement imprévisible. En somme les fusions transnationales entre égaux sont des opérations hasardeuses. Cela se vérifie avec l'exemple de Daimler-Chrysler9 dans le secteur de l'automobile. En 2007, dix ans après la fusion entre égaux, le groupe se porte au plus mal et est au bord de la faillite avant de se scinder, en particulier à cause d'une organisation interne peu optimale s'expliquant par les difficultés liées aux différences culturelles. Il faut donc concevoir que la fusion entre égaux est une opération qui implique 9 http://articles.chicagotribune.com/2007-05-15/news/0705141000 1 daimler-benz-cerberus-capital-management-carmakers 18 de nombreux coûts. Des coûts directs liés à l'étude de la faisabilité et la mise en place du projet (rémunérations d'avocats, de conseils financiers) et des coûts cachés (risque d'échec de la transaction, risque de perte de clientèle, risque de conflits internes) plus difficiles à chiffrer ; et c'est en cela qu'il est pertinent de rapprocher l'ensemble de ces coûts estimés aux gains espérés pour statuer sur l'intérêt du projet. Or, les coûts cachés que nous avons évoqués sont exacerbés ici puisque la stricte égalité n'est pas avérée mathématiquement et il est alors possible de déceler un équilibre fragile : une propension des équipes dirigeantes d'une des parties à envisager secrètement de prendre le dessus sur l'autre partie, n'est pas exclue. S'il n'est pas prouvé que Publicis vaille plus qu'Omnicom, l'inverse ne l'est pas non plus. Ainsi une ouverture potentielle à la manifestation de batailles internes pour le pouvoir est nettement prévisible dès le départ. Puisque nous démontrons par-là que la fusion entre égaux implique un coût considérable, notamment à travers un risque d'échec élevé, les gains espérés par l'opération sont réduits à une probabilité plus faible, et ne semblent dès lors pas suffisants à eux seuls pour justifier le recours à un tel schéma de transaction, qui en absence d'évaluation mathématique stricte de l'égalité, relève donc d'un choix irrationnel. La fusion entre égaux signifie que l'inclinaison de part et d'autre à accepter la dilution de son identité s'inscrit dans la limite maximale de 50%. En d'autres termes, aucun des deux n'est disposé à se faire racheter par l'autre mais par contre, dans la limite des 50% qui ne mettent pas en péril son autonomie, chacun est disposé à en céder la totalité. Et dans notre scénario actuel où il est question pour chacun d'accepter ce schéma sans certitude mathématique que les deux groupes soient effectivement égaux, cette observation suggère une situation de compromis, une union égale par nécessité. Cette nécessité aurait donc primé sur une démonstration mathématique désintéressée de l'égalité : chacun a besoin du consentement de l'autre ; dans cette logique, puisque le consentement de l'autre était la condition sine qua non à la poursuite des objectifs, il est automatiquement établi que chacun y contribue à 50%. 19 |
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