SECTION 3 : LES DETERMINANTS INSTITUTIONNELS DE
L'ALLOCATION INTERNATIONALE DE L'AIDE
Quelles sont les différentes « raisons »
institutionnellement et officiellement affichées concernant l'octroi de
l'aide publique au développement ? Comment ont-elles
évolué avec le temps ? Comment diffèrent-elles selon le
type de donateurs ? Des études empiriques menées
régulièrement depuis les années 1970 permettent de
proposer quelques réponses à ces questions.
1. Les différentes logiques d'attribution de
l'aide
L'analyse des critères d'octroi de l'aide
internationale amène à distinguer essentiellement trois grandes
logiques, effectives ou intentionnelles, d'allocation internationale de
l'aide:
-- Une logique de besoin : selon l'objectif même de
l'aide au développement, l'étendu des besoins des pays ou des
populations récipiendaires est un déterminant du niveau d'aide
à
accorder. La notion de besoin se réfère souvent
au revenu par habitant, le niveau de pauvreté (part de la population
vivant en deçà du seuil de
pauvreté fixé à 2$ par jour, et
l'extrême pauvreté à 1$ par jour), la faiblesse du
capital humain souvent évaluée à l'aune
du taux de scolarisation, les inégalités, l'accès aux
services de base (eau, électricité, ...), le niveau
d'endettement, le déficit du budget ou du compte courant ...
-- Une logique d'intérêt et/ou de
proximité: contrairement à la logique de besoin, on a ici
une logique d'offre déterminée par les caractéristiques
du donneur et non plus du receveur. La logique de proximité se
réfère souvent à l'histoire, la colonisation, la
communauté linguistique, les préférences politiques, les
ambitions et intérêts économiques ... Le donneur offre
l'aide au pays considéré, dans le souci de préserver son
propre intérêt ou pour soutenir un allié. Il s'agit des
survivances néocoloniales qui mixent des objectifs stratégiques,
historiques, culturels, linguistiques, commerciaux, politiques et altruistes
à travers l'aide internationale.
-- Une logique d'efficacité ou de mérite : ici,
l'aide va vers les pays où elle peut être mieux
gérée et plus efficace en terme de
résultat. La notion d'efficacité se réfère à
l'environnement politico-économique et/ou institutionnel du pays
considéré. En particulier l'aide va vers les meilleurs projets et
vers les pays présentant le meilleur profil : stabilité politique
et économique, bonne gouvernance, bonne coopération
internationale. Cette logique est également une logique d'offre, mais la
finalité est cette fois-ci tournée vers les effets dans le pays
receveur. La logique d'efficacité s'apparente souvent, à plus ou
moins juste titre, à une logique de mérite ou de vertu. L'aide va
vers les pays répondant à un certain nombre de conditions
nécessaires à son efficacité. Le donneur définit
alors les conditions sans lesquelles l'aide ne peut être octroyée.
Ou encore, l'aide va vers les pays qui ont déjà engagé un
certain nombre de réformes, qu'elle est alors censée appuyer.
Nous montrerons plus loin que depuis les années 1990 (fin de la guerre
froide), c'est la logique d'efficacité qui semble s'affirmer dans
l'affectation de l'aide (notamment l'aide multilatérale).
Dans une certaine mesure, on pourrait associer à
chacune de ces logiques un type de bailleur et une fonction de l'aide publique.
A la logique des besoins correspondent les institutions multilatérales
onusiennes (AID, PAM, PNUD, ...). Sont éligibles à l'aide de
l'AID par exemple, les pays dont le revenu par habitant n'excède pas un
seuil donné (965$ par habitant en 2005). L'aide est alors
considérée comme un instrument de répartition et de
justice internationale. A la logique d'intérêt pourrait être
associé le bailleur bilatéral; et l'aide est utilisée
comme un instrument de politique étrangère. En effet, les
intérêts idéologico-politiques et stratégiques
jouent un rôle prépondérant dans l'octroi de l'aide
bilatérale. C'est ainsi que dans les années 1970, l'URSS
soutenait les Républiques populaires, et les Etats*Unis les pays
capitalistes proches du bloc occidental. De nos jours, l'aide bilatérale
est souvent utilisée pour des enjeux commerciaux,
énergétiques (pétrole et gaz naturel) ou des alliances
politiques (vote à l'ONU). Enfin, la logique d'efficacité semble
correspondre à la Banque Mondiale, et au FMI. C'est le cas par exemple
des prêts d'ajustement qui visent à accompagner les Etats qui ont
déjà engagé des réformes économiques,
financières et structurelles mais qui enregistrent de graves
déficits. L'aide est ainsi destinée à prendre en charge
les opportunités que le secteur privé ne peut saisir. Le tableau
I-3 (section précédente) montre que les dix premiers
bénéficiaires de l'aide de la Banque Mondiale sont des pays
économiquement stables, avec des taux de croissance économique
relativement élevés. En effet, l'allocation annuelle moyenne de
la zone éligible à l'AID est de 6,9$ par tête sur la
période 2002-2005. Mais elle atteint 12,3$ pour les pays du quintile le
plus élevé (pays à forte croissance), contre seulement
2,3$ par tête pour les pays du quintile le plus faible. Selon les
périodes, ces trois logiques (intérêt, besoin,
efficacité) ont coexisté dans les faits ou dans les intentions.
Mais elles ont également évolué avec les transformations
de la situation internationale (sur le plan politique et économique) et
des enjeux des relations Nord-Sud. La logique du besoin a évolué
face à la difficulté de définir de façon «
rationnelle et objective »
20 On peut citer : Mc Kinlay et Little (1978a),
Hook S. et al. (1998), CERDI (2001) qui ont étudié l'allocation
de l'aide française; Mc Kinlay et Little (1979), Gang et Lehman (1990),
Meernick et al.
les besoins de financement extérieur d'un pays
donné. Les modèles de déficits (selon lesquels l'aide
vient combler les déficits du compte courant ou soutenir la balance des
payements), ont donné lieu à peu de résultats
convaincants. Aussi l'évaluation des besoins à l'aune des
indicateurs de développement ou de pauvreté essuie-t-elle de
nombreuses critiques. Il a été difficile en pratique de
dépasser l'analyse simpliste liant le besoin d'aide au niveau du revenu
par habitant. La logique de besoin s'est affaiblie par cette difficulté
à établir sans équivoque, une norme pour l'allocation
internationale de l'aide. La logique d'intérêt a
évolué parce que les intérêts stratégiques
internationaux se sont modifiés depuis 40 ans. D'abord inspirés
par les restes de la colonisation, les intérêts sont devenus
essentiellement politiques et idéologiques durant la guerre froide. Avec
l'effondrement du bloc socialiste en 1990, et le courant de la mondialisation
de la fin du vingtième siècle, ils ont évolué vers
des enjeux commerciaux, et énergétiques (pétrole) ; mais
aussi vers une prise en charge au niveau international de certains grands
enjeux planétaires : environnement, conséquences de la
pauvreté, migrations, terrorisme, etc. La logique d'efficacité, a
connu elle aussi, des modifications. On est largement passé de l'optique
du risque projet à l'optique du risque pays; de l'optique de l'aide
projet à l'optique de l'aide programme, fortement conditionnée
aux approches sectorielles, aux annulations de dette (initiative PPTE) et aux
stratégies de réduction de la pauvreté (DSRP). La
conditionnalité et l'ajustement structurel ont mis l'efficacité
et le mérite au premier plan des déterminants de l'allocation de
l'aide. Dans cette logique d'efficacité, le sens de la causalité
entre le "mérite" d'un pays receveur et l'attribution de l'aide tend
à s'inverser. Dans les années 1980, l'allocation d'aide
était conditionnée à l'adhésion à un certain
nombre de principes et de réformes, dont justement l'aide doit appuyer
la mise en oeuvre. De nos jours, est préconisée une allocation de
l'aide tenant compte non pas de l'adhésion à des programmes
futurs, mais de l'engagement réellement manifesté au
préalable vers certaines politiques, et surtout des résultats
obtenus dans les domaines institutionnels, économiques et sociaux.
L'aide viendrait donc récompenser un témoignage de vertu,
plutôt qu'inciter à une promesse d'adhésion. Ces raisons
évoquées a priori ou officiellement avancées ne
correspondent pas nécessairement aux explications que permet
d'inférer l'évidence empirique.
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