CHAPITRE SIXIEME
PRATIQUES DES DONATEURS ET EFFICACITE DE L'AIDE
« Au cours des 40 dernières années,
nous avons laissé les programmes d'aide se dérouler, souvent
malgré les preuves claires de leur inefficacité. Malheureusement,
la transparence, l'évaluation des progrès et les résultats
tangibles ont souvent été considérés comme des
préoccupations accessoires».
Comité sénatorial permanent des affaires
étrangères et du commerce international du Canada (2007).
L'aide internationale représente pour les pays
africains en dessous du Sahara, une source importante de ressources. Elle se
monte en effet à environ 15% du PIB en moyenne pour la région.
Certains pays en ont reçu plus. Par exemple le Mozambique a reçu
jusqu'à 30% de son PIB en moyenne sur la période 1975-2004 ; 46%
du PIB en moyenne pour la Guinée Bissau sur la même
période. A cause du poids de l'aide extérieure dans les
économies africaines, les pratiques et/ou les politiques de transferts
internationaux des principaux donateurs ont des effets considérables sur
ces économies assistées.
En particulier, nous allons examiner en quoi les pratiques
actuelles des principaux donateurs favorisent ou réduisent
l'efficacité de l'aide internationale pour les petites économies
africaines en dessous du Sahara. Un facteur important à l'origine des
effets désincitatifs de l'aide internationale que nous avons
étudiés dans le chapitre précédent est le fait que
l'aide charitable soit sans coût, contrairement à l'effort. Ceci
pose le problème fondamental de l'impact que le mode de financement
(prêts ou dons) peut avoir sur l'efficacité de l'aide au
développement. Vaut-il mieux de financer les pays pauvres par des
prêts plutôt que des dons ? Si les pratiques existantes sont
inefficientes, comment peut-on corriger les politiques d'aide des donateurs
pour améliorer l'efficacité de l'aide au développement?
C'est ce que nous étudions dans ce chapitre.
Dans la section 1, on s'interroge sur les répercussions
du mode de financement (prêts ou dons) sur l'activité
économique dans le pays receveur et donc l'efficacité de l'aide
au développement. A l'issue de cette section, il apparaît qu'il y
a à terme, une équivalence entre les deux modes de financement
(les prêts et les dons). L'inefficacité de l'aide ne
dépendrait alors pas du mode de financement. Dans la section 2, on
analyse les différents critères d'attribution de l'aide
internationale en Afrique sub-saharienne. On montre alors que seuls deux
facteurs sont déterminants dans l'octroi de l'aide internationale en
Afrique sub-saharienne : le niveau des besoins du récipiendaire et la
proximité avec le donateur. A travers l'analyse des conséquences
d'une telle attribution de l'aide vis-à-vis du critère de
l'efficience, on montre que les pratiques des donateurs en Afrique constituent
une explication importante de l'inefficacité de l'aide dans la
région. Dans la section 3 enfin, on examine comment les donateurs,
à travers une meilleure coordination de l'aide, peuvent influencer
l'efficacité de l'aide internationale au développement.
Section 1 : L'équivalence prêts --
dons
Le débat sur l'utilisation de prêts ou de dons,
ou encore la combinaison des deux pour le financement des pays pauvres prend
une place de plus en plus importante dans la littérature
économique sur l'aide et le développement. Il pose le paradoxe du
fardeau de l'endettement des pays pauvres alors même qu'ils ont besoin
d'aide pour financer leur décollage. Le débat a été
lancé à la suite de la grave crise d'endettement qui a
secoué presque tous les pays en développement dans les
années 1980.
d'investissements très rentables, de sorte que les
prêts pourraient être remboursés grâce à la
croissance induite par les investissements. La relative aisance
financière des banques des pays développés (c'était
la période des trente glorieuses) a alors favorisé la mise en
oeuvre de politiques sociales et de développement volontaristes, mais
mal avisées. Les fonds ont été pour la plupart mal
investis : ce fut la période des « éléphants
blancs67 » en Afrique.
Ces politiques ont généré des niveaux de
consommations publiques sans commune mesure avec les capacités des Etats
africains à soutenir leurs politiques sociales et de
développement. En même temps, ils devaient faire face à des
niveaux d'investissement élevés. C'est ainsi que les pays de la
région recouraient et souvent de manière incontrôlée
à l'endettement extérieur. Quand vers la fin des années
1970, la situation favorable à une croissance rapide s'est
détériorée, ces pays déjà enfermés
dans le cercle vicieux de la dette ont continué à s'endetter.
C'est ainsi qu'ils se sont retrouvés face à des dettes
énormes, conduisant à la grave crise financière des
années 1980, qui n'était autre qu'une crise d'endettement.
Au lendemain de cette crise, un lourd débat s'est
ouvert sur la controverse « prêts-versus-dons ». Le
débat a été relancé par le fameux rapport Meltzer
apparu en mars 2000. Ce rapport élaboré à la demande du
Congrès américain, soutient que les prêts concessionnels ne
présentent aucun avantage par rapport aux dons. L'annulation de la dette
des pays pauvres est considérée comme une nécessité
pour leur développement, et les banques multilatérales de
développement devraient abandonner les prêts au profit des seuls
dons assortis d'un contrôle des performances.
Lerrick et Meltzer (2002) tout comme Radelet (2005) notent que
le financement des pays pauvres par des prêts leur fait encourir un
risque de surendettement. Il arrive un moment où ils contractent de
nouveaux prêts juste pour faire face aux anciennes dettes, et souvent
sous la pression des banques multilatérales de développement. Les
bailleurs de fonds peuvent ainsi être tentés de continuer à
prêter « à titre défensif » ; c'est-à-dire
octroyer de nouveaux prêts juste pour se faire rembourser (Bulow et
Rogoff, 2005). Cette pratique a été courante surtout pour les
pays africains dans les années 1990. Elle créerait une
désincitation des pays pauvres à lutter efficacement contre la
pauvreté.
En outre, la dette extérieure est souvent
évaluée en monnaie étrangère. Ceci affecte la
capacité des pays aidés à honorer leurs engagements. Le
secteur privé qui est le principal acteur du développement
économique est très sensible à la situation
économique du pays hôte. L'accumulation de dettes par un pays
donné peut refléter l'imminence d'une crise financière et
donc faire fuir les investisseurs privés. Le but de l'aide étant
de favoriser le développement économique, le financement par des
prêts serait donc néfaste pour l'efficacité de l'aide
surtout dans les pays très pauvres. Le financement par des dons est dans
ce cas, le meilleur mode de financement.
Cette thèse (financer les pays pauvres exclusivement
par des dons) se heurte cependant à la réalité selon
laquelle la part des dons dans l'aide totale a progressivement augmenté
depuis les années 1970 ; alors que la pauvreté ne cesse de
progresser. En effet, la part des dons dans l'aide multilatérale est
presque constante à travers le temps ; environ 35 à 40%. Mais
elle a augmenté dans l'aide bilatérale, et donc dans l'ensemble
de l'aide. D'environ 50% dans l'aide bilatérale dans les années
1970, la part des dons a progressivement augmenté pour avoisiner de nos
jours, 80%. Le principal bénéficiaire de ces dons est l'Afrique
où la pauvreté a pourtant augmenté. A l'inverse, les
67 Le terme « éléphants blancs
» est utilisé pour désigner les programmes
d'industrialisation mal conçus qui ont dominé la décennie
1970 en Afrique. Plusieurs industries, principalement des industries lourdes
(comme les raffineries de pétrole, construction des barrages
hydroelectique à l'exemple la ligne de haute tension du monde
entre Inga - Lubumbashi - Afrque du sud) pourtant bien installées
n'auront jamais tourné (ou n'ont tourné que quelques mois) avant
leur fermeture définitive.
pays qui ont vu leur pauvreté baisser sont ceux de
l'Asie de l'Est où l'aide s'est faite sur cette période
essentiellement sous forme de prêts. Même s'il y a d'autres
explications à cet état de fait, l'efficacité des
prêts semble meilleure à celle des dons. Odedokun (2003) montre
à travers une analyse empirique couvrant la période 1970-1999 et
portant sur 72 pays aidés que, les prêts concessionnels sont mieux
investis, moins alloués à la consommation publique et souvent
associés à de fortes recettes d'impôts. Alors que dans les
pays pauvres, le bénéfice d'un don est souvent associé
à de faibles recettes fiscales. Ce résultat selon lequel les dons
évincent les recettes fiscales a été retrouvé par
Gupta et al. (2004).
Cependant, les effets sur la croissance économique (et
donc l'efficacité de l'aide) du rétrécissement des
recettes fiscales dû au financement par purs dons sont
controversés. On considère généralement que la
réduction des recettes d'impôts entraîne une baisse des
ressources de l'Etat et donc une diminution de l'investissement global.
Cependant, l'analyse de Adam et O'Connell (1997, 1999) montre que l'aide
internationale devrait justement servir à relâcher la pression
fiscale sur le secteur privé pour attirer et encourager l'investissement
privé, moteur de la croissance économique. En effet, les paradis
fiscaux attirent plus les investisseurs. De ce point de vue, le financement par
des dons présente un sérieux avantage par rapport au financement
par des prêts.
Les défenseurs du financement par des prêts
soutiennent néanmoins que l'abandon des prêts au profit des dons
peut entraîner un rétrécissement de l'enveloppe totale
d'aide en ce sens que les remboursements en provenance des pays qui se
développent avec succès vont cesser d'alimenter de nouveaux
financements. En effet, par le mécanisme de prêt, la valeur d'un
dollar en aide est multipliée par une valeur k>1 dans la mesure
où les remboursements des anciens prêts fournissent de ressources
additionnelles d'aide. L'effet multiplicateur des premières aides va
donc disparaître si on passe des prêts aux dons uniquement et le
développement des plus pauvres peut être retardé par un
tarissement des sources de financement.
Il est par ailleurs anormal que l'aide à certains
secteurs rentables (télécommunication, énergie, ...)
détenus par le privé se fasse sous forme de dons. La croissance
des activités dans ces secteurs nécessite des financements
additionnels immédiats que la croissance économique permettra
précisément de rembourser. Seul le prêt semble
indiqué dans un tel cas.
Un autre facteur important est l'efficacité relative
des prêts vis-à-vis de l'affectation de l'aide et de la discipline
budgétaire. Le fait que les dons soient non remboursables est un facteur
moins incitatif. Cela peut avoir des effets néfastes sur le
développement, créer une déresponsabilisation des
gouvernements aidés et entraîner une plus grande dépendance
vis-à-vis de l'aide (Odedokun, 2003). En outre, lorsqu'un pays pauvre
est financé exclusivement par des dons, cela peut constituer un mauvais
signal pour le secteur privé. En effet, un pays qui reçoit
systématiquement des dons peut être considéré comme
un pays où la rentabilité du capital est faible, rendant le pays
incapable de faire face à des prêts. Les investisseurs
privés auront donc du mal à y investir.
Ce raisonnement soulève également de
réserve. Lorsqu'on finance un pays par des prêts, l'accumulation
de dettes peut représenter un mauvais signal pour les investisseurs en
ce sens que le gouvernement devra dans le futur, augmenter le taux d'imposition
pour faire face à la dette générée par les
prêts reçus. Il en résultera une « fuite » de
l'investissement privé.
De manière générale et comme on peut le
constater, les spéculations sur la controverse «
prêts-versus-dons » se nourrissent pour la plupart de simples
analyses théoriques, déductions intuitives et convictions
idéologiques. Ce qui fait qu'aucune ligne claire de conduite concernant
le mode de financement ne peut être établie. L'analyse empirique
de Nunnenkamp et al. (2005) qui explore l'impact des différents modes de
financement (prêts, dons, ou une combinaison des deux) sur la croissance
économique ne permet non plus de départager ces différents
points de vue. En analysant
la corrélation entre les différents modes de
financements et la croissance économique, Nunnenkamp et al. (2005) ne
trouvent pas de différence substantielle en terme d'efficacité.
De même, Clemens et al. (2004) ne trouvent aucune différence entre
les prêts et les dons en terme de productivité, même si
selon leurs analyses, l'aide humanitaire devrait être financée par
des dons tout comme les projets dont l'impact sur l'activité
économique ne peut se faire sentir qu'à long terme
(éducation par exemple). Que doit-on retenir en définitive ? Quel
est le meilleur mode de financement pour les pays pauvres?
Pour trancher ce débat, nous partons du « paradoxe
de Lucas », qui permet d'apporter un autre regard sur la controverse
« prêts-versus-dons » ou mieux, de concilier les points de vue
existants. Lucas (1990) se demandait pourquoi le capital ne quitte pas les pays
riches pour aller s'investir dans les pays pauvres ? Selon le modèle
néoclassique, les productivités moyenne et marginale du capital
sont décroissantes. Le capital serait alors plus productif dans les pays
pauvres où le stock de capital est faible. Et donc les pays pauvres
devraient faire face à un investissement massif, venant des pays riches.
Malheureusement, tel n'est pas le cas. L'explication que fournit Lucas à
ce paradoxe est basée sur les « externalités »
liées au stock de capital (humain et physique) dans
l'économie.
La productivité du capital (et donc l'investissement
public et privé) est liée à la présence dans
l'économie d'actifs complémentaires (routes, haut niveau
d'éducation de la population, télécommunications, ports,
...). La défaillance de ces actifs dans les pays pauvres rend le capital
moins productif. La rentabilité de l'investissement est donc faible dans
ces pays. C'est pourquoi le capital ne va pas s'investir dans les pays pauvres.
Cet échec des règles du marché justifie la
nécessité d'une aide extérieure pour financer
l'accumulation du « capital primitif » qui devra atteindre un certain
niveau au-delà duquel l'investissement devient profitable dans ces pays.
L'accumulation du « capital primitif » devrait donc être
financée exclusivement par des dons. Mais lorsque ce dernier atteint un
certain seuil (seuil de profitabilité), le financement par des
prêts est aussi possible, puisque le pays pourra dans ce cas faire face
au service de la dette. L'exemple de la Corée présenté
dans l'introduction de ce travail semble correspondre à ce
schéma.
En somme, l'analyse « prêts-versus-dons » est
très controversée et ne permet pas d'opérer un choix
clair, sans équivoque entre les deux modes de financement (les
prêts et les dons). Même si les dons paraissent avoir un effet
désincitatif dans le pays receveur, le financement par des prêts
peut entraîner les pays les plus pauvres dans une situation de
surendettement qui va nécessiter à terme, des remises de dettes.
Les annulations fréquentes de dettes et l'octroi
répété de prêts à titre défensif
peuvent par ailleurs avoir les mêmes répercussions, si bien qu'en
définitive, les pays emprunteurs en viennent à assimiler les
prêts assortis de conditions favorables à des dons. Il en
résulte qu'à long terme, il y a équivalence entre les deux
modes de financement (prêts et dons) ; dans la mesure où le
surendettement va entraîner l'annulation de la dette du pays. La
conclusion serait alors simple. Les prêts, auss bien que les dons ont
leur place dans le financement (ou encore l'aide) aux pays pauvres. Il
appartient aux donateurs d'établir un partenariat avec le
bénéficiaire dans le but de trouver la meilleure combinaison
« prêts-dons » qui puisse satisfaire aux besoins de financement
de l'économie. Ce qu'on peut retenir de ce débat est en
référence aux études empiriques de Nunnenkamp et al.
(2005). Le caractère (prêt ou don) du financement ne serait pas
très décisif pour l'efficacité de l'aide au
développement.
S'il semble admis que le mode de financement (prêts ou
dons) n'est pas très déterminant dans l'explication de
l'efficacité de l'aide, il n'en est pas de même pour les
critères d'octroi de l'aide (Svensson 1999, Azam et Laffont 2003,
Dalgaards 2005). Dès lors, on peut se demander si les paradoxes «
aide-politiques économiques » et « aide-gouvernance » que
l'on vient de mettre en évidence pour l'Afrique sub-saharienne dans le
chapitre précédent ne sont pas liés à la politique
d'octroi de l'aide dans la région?
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