1.2. Analyse empirique de l'impact de l'aide sur la
consommation
En réalité, il est difficile de concevoir l'aide
extérieure comme un surplus d'investissement uniquement. Dans la mesure
où l'aide n'est pas toujours assortie d'une obligation d'affectation et
dans la mesure où se pose le problème de la fongibilité,
présentée plus haut, une aide extérieure reçue peut
être analysée comme un surplus de revenu. Si on suppose que la
consommation dépend du revenu total disponible, une aide
extérieure reçue entraîne une augmentation du revenu total;
par conséquent la consommation aussi augmente. Même si l'aide a
dès le départ une affectation précise, son
caractère fongible et l'incitation qu'elle crée chez le
bénéficiaire entraîneraient une augmentation de la
consommation présente. Pour tester cette idée, on a
régressé avec notre échantillon, les dépenses de
consommation finale des ménages sur l'aide internationale reçue.
L'équation estimée s'écrit:
Cit = ái + â1Yit +
â2Ait +åit (3)
Où Cit représente les dépenses
de consommation finale du pays considéré, Yit son
revenu, Ait l'aide extérieure.
Les résultats obtenus sont résumés dans le
tableau suivant:
Tableau II-5 : Estimation du lien « Aide --
Consommation »
Nbre : d'observation: 319 R-Carré: 0,586
R-Carré ajusté: 0,471 F-statistic :27,417***
Le coefficient de l'aide est positif et significatif au seuil
1%. On remarque bien ici que les dépenses de consommation sont
liées positivement à l'aide internationale. La thèse selon
laquelle l'aide entraîne une augmentation de la consommation est donc
corroborée.
En essayant comme précédemment de calibrer le
coefficient de l'aide ( â2 ), on trouve un coefficient proche de
0.50 ( â2 = 0.5 n'est pas rejeté au seuil 5%). L'aide
serait donc à moitié consommée. En réalité,
le fait que l'aide entraîne une augmentation de la consommation n'est pas
tellement gênant, dans la mesure où l'aide vise avant tout le
bien-être des pauvres. Or la consommation améliore le
bien-être. Cependant, deux problèmes se posent:
En réalité, le fait que l'aide entraîne
une augmentation de la consommation n'est pas tellement gênant, dans la
mesure où l'aide vise avant tout le bien-être des pauvres. Or la
consommation améliore le bien-être. Cependant, deux
problèmes se posent:
> Si l'aide fait augmenter la consommation au
détriment de l'épargne et l'investissement, elle accroît le
bien-être présent mais pas futur. Or, « il vaut mieux
apprendre à un homme à pêcher que de lui donner du poisson
».
> L'augmentation de la consommation n'améliore le
bien-être général ou mieux ne réduit la
pauvreté que si elle ne se fait pas au profit des ambitions de
quelques-uns.
Or, dans la mesure où l'aide passe par les dirigeants
qui sont encore les décideurs, et qui en général ne sont
pas pauvres, il est probable qu'elle ne profite pas aux populations pauvres.
Dans ce cas, elle ne pourra réduire la pauvreté. Il nous faut
alors vérifier que l'aide est bien consommée par la population
pauvre, et non par les « privilégiés ». Nous posons
l'hypothèse que les « privilégiés » des pays
d'Afrique sub-saharienne peuvent être approximés par le
gouvernement et « les fonctionnaires ». Pour tester notre
idée, nous avons régressé les dépenses de
consommation finale
du « gouvernement » (G. Cons.) sur l'aide
reçue. Une grande partie de ces dépenses de consommation
finance les salaires des fonctionnaires.
L'équation estimée s'écrit:
(G Cons)it = ái + f31Yit +
f32Ait +åit (4)
Le résultat conduit au tableau suivant:
Tableau II--5 : Aide et dépenses de consommation
du gouvernement
Nbre : d'observation: 321
R-Carré: 0,498
R-Carré ajusté: 0,461
F-statistic: 18,012***
NB : *** signifie que le coefficient est
significatif à 1%
** signifie que le coefficient est significatif à 5%
* signifie que le coefficient est significatif à 10%
L'aide exerce bien un effet positif robuste sur la
consommation du gouvernement. En essayant de nouveau de calibrer le coefficient
de l'aide ( f32 ), on trouve un coefficient proche de 0,30. Environ
30% de l'aide reçue irait donc dans les dépenses de consommation
du gouvernement. Ces résultats concordent bien avec ceux de Bonne
(1996). A travers une étude similaire portant sur le lien
aide-consommation-investissement, il mettait en évidence une
élasticité de la consommation à l'aide très
significative et proche de 1; et une élasticité de
l'investissement très proche de 0. Tout se passe comme si le montant de
l'aide était converti pour trois quarts en consommation publique, et un
quart en consommation privée et rien en investissement). Les formes de
consommation dans nombreux pays sont bien connues : les projets de
mosquées dans le désert comme celui de Hassan II, les palais
présidentiels somptueux, la basilique de Yamoussoukro alors que les
salles de classes
étaient débordées et les hôpitaux
délabrés, les capitales bâties ex nihilo, alors que le pays
ploie sous des dettes pharaoniques comme Yamoussoukro en Côte d'Ivoire,
Dodoma en Tanzanie, Abuja au Nigeria; les milliards investis pour
l'installation de base de lancement de missiles dans l'ex Zaïre dans les
années 1985 alors que la population pauvre mourait de famine, les
fortunes colossales des dirigeants, les centaines de millions
distribuées chaque jour, en liquide et durant des années par le
président Eyadema (au Togo) pour des marches de soutien à son
régime alors que les routes et autres infrastructures économiques
sont dans un état
défectueux, ...
Ces quelques citations de Sennen Andriamirado (1987), sur le
cas du Burkina Faso, appuient bien nos résultats concernant
l'utilisation qui est faite de l'aide internationale en Afrique61
« En ces années (1980-1982), un groupe
financier allemand et la Banque mondiale devaient financer à concurrence
de 15 milliards de F CFA un projet d'adduction d'eau depuis la Volta Noire
jusqu'à Koudougou et Ouagadougou. Les dirigeants avaient confié
la réalisation des travaux à une multinationale à capitaux
belges, l'Euro-Building, pour 16 milliards de F CFA. Puis subitement,
l'évaluation du projet grimpe jusqu'à 70 milliards. On parle de
pots-de-vin. En revanche, on ne parlera plus d'adduction d'eaupuisque
l'opération sera abandonnée ...
Un autre projet connaîtra le même sort: le
barrage de Korsimoro, dans la province de Sanematenga, qui devait être
construit au cours de cette même période grâce à des
financements néerlandais. L'argent a été versé,
dépensé... et le barrage n'a jamais existé. Il y a eu
aussi, toujours à l'époque, les détournements de dons
internationaux: des aides alimentaires (farine et huile de soja) provenant du
Canada ou de l'Arabie Saoudite avaient disparu entre le port de Lomé, au
Togo, et leurs destinations prévues, Ouagadougou et Bobo-Dioulasso. On
les a retrouvées au marché noir».
« ... Afin de séduire les fonctionnaires, Saye
Zerbo (le président) détourne les aides extérieures,
destinées en principe à des projets de développement, et
les utilise pour relever leurs salaires ... Un crédit de la banque
à capitaux arabes Dar el Mal Islami, d'un montant de 5 milliards de
francs a été détourné de sa destination initiale,
un projet d'investissements, pour être affecté à une
augmentation des salaires des fonctionnaires ».
«Des études sur la Guinée, le Cameroun,
l'Uganda et la Tanzanie ont révélé que de 30 à 70%
des médicaments du gouvernement disparaissent dans leur acheminement aux
malades ... Dans un pays à bas revenu, un journaliste a accusé le
Ministère de la santé de détourner 50 millions de dollars
sur les fonds d'aide octroyés. Le Ministère fait une
réfutation en ces termes: le journaliste accuse de façon
irresponsable d'avoir détourner 50 millions de dollars en une seule
année, alors que les 50 millions détournés l'ont
été sur une période de plus de trois ans».
Earterly, (2005).
Ces exemples évoquent un autre mal récurent
à l'aide internationale : c'est la corruption. Les dirigeants par qui
transite l'aide sont pour la plupart des temps corrompus ; si bien que l'argent
alloué au pays en qualité d'aide se retrouve sur des comptes
privés. Dans un pays hautement corrompu comme l'ex Zaïre, actuel
RDC où le président Mobutu Sésé Séko aurait
amassé de son vivant l'une des fortunes personnelles les plus
colossales62 au monde, investie à l'étranger,
les apports massifs d'aide étrangère injectés dans le pays
pendant plusieurs décennies n'ont laissé aucune trace de
progrès. Selon Basildon Peta (2002), les leaders politiques en Afrique
se seraient appropriés illégalement plus de 140 milliards de
dollars US.
A la mi--octobre 2003, le Cameroun a
bénéficié d'une aide de 200 milliards de francs CFA
(304,90 millions d'euros) dans le cadre de l'initiative PPTE (Pays Pauvres
Très endettés). L'objectif principal de cette aide est d'investir
dans les dépenses publiques favorables aux pauvres et les
61 Tirées de « Sankara
le rebelle», SENNEN ANDRIAMIRADO, Jeune Afrique Livres, 1987
pages 39, 44 et 174.
62 On raconte qu'à sa mort, les comptes
personnels du président Mobutu en Suisse et dans d'autres pays
développés suffisaient pour éponger la totalité de
la dette de la RDC).
infrastructures économiques. Pendant sa mission
d'évaluation de 2004, le FMI a trouvé un «trou» de 66
milliards de francs CFA (environ 100,6 millions d'euros) auprès du
Ministère des Finances. Pire encore, contrairement aux engagements pris,
les dépenses du gouvernement ne reflètent pas
nécessairement la priorité aux secteurs sociaux identifiés
dans le CSPL63 (voir tableaux ci-dessous) Postes
budgétaires en augmentation ... et en diminution nette
NB : L'administration territoriale gère
les projets PPTE (pays pauvres très endettés)
Ces quelques exemples illustrent bien le problème.
L'aide entraîne une augmentation de la consommation, et surtout la
consommation d'une classe de « privilégiés » ;
c'est-à-dire les dirigeants par qui transite l'aide, au détriment
de la population. L'appauvrissement de la population est donc la variable clef
de la « mauvaise politique » qui vise à faire augmenter l'aide
internationale. A son tour, l'aide est l'impulsion à l'origine de
l'appauvrissement.
Si l'efficacité de l'aide au développement est
liée à son utilisation par les dirigeants, on peut alors supposer
que pour les pays où le gouvernement est beaucoup plus réformiste
ou dans les pays relativement bien gouvernés, l'effet de l'aide
extérieure sera différent de celui d'un gouvernement «
prédateur ». De la qualité de la « gouvernance »
ou encore du niveau de « l'effort » dans le pays récipiendaire
dépendrait alors l'efficacité de l'aide extérieure.
|