Conclusion partielle
L'aide internationale présente une double
légitimité: la nécessité d'une politique
redistributive à l'échelle planétaire, et la promotion de
la croissance économique dans les pays pauvres. De là, on
comprend mieux certains débats qui traversent la communauté
internationale : attribution de l'aide selon les besoins versus selon les
facteurs d'efficacité; aide projet versus aide budgétaire. Ces
deux fondements se rejoignent néanmoins sur un point:
l'amélioration de la situation des plus pauvres, voir
l'élimination à terme de la pauvreté dans le monde. Le
moyen efficace et dynamique pour atteindre un tel objectif est la promotion de
la croissance économique dans les pays du Tiers-
Monde. L'élévation du revenu par habitant dans
les pays pauvres est pour cela l'objectif primordial de l'aide internationale.
En augmentant le revenu des pauvres, on améliore leur bien-être
global (consommation, accès au savoir et aux soins, espérance de
vie, qualité de la vie, ...). La pauvreté disparaîtra donc
à terme.
Malheureusement, après plus d'un demi-siècle
d'aide au développement, la pauvreté ne semble pas reculer
véritablement. Malgré les divergences dans les approches
statistiques, on note que la pauvreté, même si elle baisse, la
diminution du nombre de pauvres est bien en deçà des attentes. La
pauvreté aurait même augmenté dans certaines
régions. Ce qui entraîne de vives critiques à l'encontre de
la politique d'aide menée depuis plus de cinquante ans. Presque toutes
les analyses s'accordent aujourd'hui sur le fait que la pauvreté
progresse en Afrique sub-saharienne, qui est pourtant la principale
région bénéficiaire de l'aide internationale. L'aide au
développement aide-t-elle les populations de cette région ? C'est
ce que nous examinons dans le chapitre suivant à travers une
étude empirique.
CHAPITRE TROIS
ANALYSE EMPIRIQUE DE L'EFFICACITE DE L'AIDE AU
DEVELOPPEMENT EN AFRIQUE SUB--SAHARIENNE
« Au cours des cinquante dernières
années, nous, les économistes, avons souvent pensé avoir
trouvé la bonne réponse pour générer la croissance
économique. La première « solution » fut la croyance en
l'aide étrangère ... Aucun de ces élixirs n'a tenu ses
promesses ... ».
Citation de William Easterly, The Elusive
Quest For Growth 2001).
Depuis les années 1960, le monde vit un accroissement
spectaculaire des niveaux de vie, qui est sans précédent dans
l'histoire de l'humanité. Le commerce international et le
développement économique ont connu des hausses exponentielles.
L'espérance de vie globale s'est améliorée grâce aux
progrès de la médecine. Le progrès technologique a connu
des avancées spectaculaires. Cependant, selon toutes les mesures
statistiques, l'Afrique sub-saharienne n'a pas profité de ce
développement global. En fait, dans la plupart des pays de la
région, le niveau de vie a même baissé (PNUD, 2004). Et
pourtant, la communauté internationale a consacré plus de 568
milliards de dollars américains d'aide étrangère au
développement de l'Afrique depuis 196044.
De sérieuses questions se posent alors sur la
capacité de l'aide internationale à promouvoir le
développement en Afrique sub-saharienne.
Quel effet l'aide internationale a-t-elle sur le
développement en Afrique sub-saharienne ? L'aide qui est censée
promouvoir la croissance économique dans les pays pauvres en
finançant leurs investissements a-t-elle favorisé
l'amélioration du bien-être ou encore le revenu par habitant en
Afrique sub-saharienne? Pour répondre à ces questions, l'analyse
empirique de l'efficacité de l'aide au développement
vis-à-vis de la croissance économique dans la région
(Afrique sub-saharienne) s'avère fondamentale.
Dans un premier temps (section 1), on va présenter une
revue de la littérature empirique sur l'efficacité de l'aide
internationale au développement. Dans la section
2, on abordera une description statistique du panel de pays
étudiés. On présentera ensuite la méthode
économétrique (section 3). Les résultats de nos analyses
empiriques sont enfin présentés puis commentés dans la
section 4.
Section 1 : Revue de la littérature empirique
sur l'efficacité de l'aide au développement
Le champ de l'analyse empirique de l'efficacité de
l'aide au développement, déjà exploré dans les
années 1970, a connu un regain d'importance au début des
années 1990. Sans doute à cause de la fin de la guerre froide qui
était une sérieuse motivation de l'aide internationale, mais
aussi des rapports faisant état de l'augmentation de la pauvreté
dans le monde malgré la politique d'aide. Presque toutes les
études sur l'aide ont cherché à identifier son impact sur
la croissance économique, sous-entendu que cette dernière
s'accompagnera de progrès sociaux. Les résultats dans l'ensemble
prêtent à controverse. Ainsi, la grande partie des études
menées depuis les années 1980 et 1990 (Mosley 1980, Dowling et
Hiemenz 1982 ; Mosley 1987, Mosley et al. 1987, 1992 ; Boone 1994, 1996)
concluent-elles à une absence d'effet positif de l'aide sur la
croissance économique. Le résultat de Griffen (1970) a même
évoqué une corrélation négative entre ces deux
variables (aide et croissance économique). Ces conclusions pessimistes
sur l'efficacité de l'aide en parallèle aux graves crises
d'endettement de plusieurs pays, mais aussi la fin de la guerre froide en 1990
vont,
vers la fin de la décennie 1990, induire l'aide
internationale dans une crise de légitimité sans
précédent. Se posait alors le paradoxe micro-macro
évoqué par Paul Mosley (1987) selon lequel la plupart des
missions d'évaluation des projets financés par l'aide
internationale concluaient à une
44 Easterly William (2005c).
réussite alors que les analyses au niveau
macroéconomique concluaient à un échec. Dans ce contexte
pessimiste à propos de l'aide internationale, Burnside et Dollar ont
développé l'idée d'une efficacité de l'aide
différenciée selon la politique économique menée
dans le pays receveur. Dans un célèbre article publié en
1997 puis repris en 2000, Burnside et Dollar ont construit un indicateur de la
qualité de la politique économique dans le
pays récipiendaire qu'ils ont croisé avec l'aide
internationale reçue45. Ils ont expliqué le taux e croissance du
PIB par tête par un certain nombre de variables considérées
comme xogènes. Il s'agit de : l'aide au développement en
pourcentage du PIB (Aide), un indicateur de l'environnement de politique
économique (Pol éco), un indicateur de l'interaction entre l'aide
et l'environnement de politique économique (Aide*Pol éco), le
logarithme du PIB par tête initial (Log PIB/tête initial), un
indicateur de degré de fragmentation ethnolinguistique (frag.
ethnoling), le nombre d'assassinats politiques par millions d'habitants
(Assassinats pol.), des variables régionales dummy pour l'Afrique
sub-saharienne (dummy Afrique sub-saharienne), et pour les dragons d'Asie de
l'est (dummy Asie de l'Est), un indicateur de la qualité des
institutions (institutions), et un indicateur du mode de financement du
gouvernement (M2/PIB) retardé d'une période.
Les données portent sur un échantillon de 56
pays46, et courent sur la période 1970-1993. Le
résultat de leur analyse, qui est au coeur du débat sur
l'efficacité de l'aide est résumé dans le tableau
suivant.
Tableau N°I-8 : Explication du
taux de croissance du PIB par tête par l'aide :
les Résultats économétriques de Burnside et
Dollar (2000)
Méthode d'estimation
|
MCO
|
MDC
|
Aide
|
-0,02
(0,13)
|
-0,24
(-0,89)
|
Aide-Pol. éco.
|
0,19***
|
0,25**
|
|
(2,61)
|
(1,99)
|
Log PIB/tête initial
|
-0,6
|
-0,83
|
|
(-1,02)
|
(-1,02)
|
Frag. ethnoling.
|
-0,42
|
-0,67
|
|
(-0,57)
|
(-0,76)
|
Assassinats
|
-0,45
|
-0,76
|
|
(-1,68)
|
(-1,63
|
Frag. ethnoling*Assassinats
|
0,79
|
0,63
|
|
(1,74)
|
(0,67)
|
Dummy Afrique subsaharienne
|
-1,87**
|
-2,11***
|
|
(-2,41)
|
(-2,77)
|
Dummy Asie de l'Est
|
1,31**
|
1,46*
|
|
(2,19)
|
(1,95)
|
Institutions
|
0,69***
|
0,85***
|
|
(3,90)
|
(4,17)
|
M2/PIB
|
0,01
|
0,03
|
|
(0,84)
|
(1,39)
|
Pol éco.
|
0,71***
|
0,59
|
|
(3,63)
|
(1,49)
|
45 L'indicateur de politique économique est un indice
synthétique composé de trois variables : inflation, surplus
budgétaire, ouverture au commerce. Ces trois variables sont
réunies dans un indicateur composite en les pondérant par leurs
coefficients respectifs, préalablement estimés à travers
une équation de croissance. La formule de calcul de cet indicateur est
la suivante : Ind pol éco = 1,28 + 6,85*surplus budgétaire -
1,4*inflation + 2,16*ouverture au commerce (Burnside et Dollar, 2000).
46 Echantillon de pays : Afrique sub-saharienne : Botswana,
Cameroun, Côte d'Ivoire, Ethiopie, Gabon, Gambie, Ghana, Kenya,
Madagascar, Malawi, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone,
Somalie, Tanzanie, Togo, Zaïre (RDC), Zambie, Zimbabwe. Amérique
latine : Bolivie, Rép. Dominicaine, Equateur, El Salvador, Guyane,
Haïti, Honduras, Nicaragua, Paraguay, Argentine, Brésil, Chili,
Colombie, Costa Rica, Guatemala, Jamaïque, Mexico, Pérou,
Trinité & Tobago, Uruguay, Venezuela. Moyen orient et Afrique du
Nord: Algérie, Egypte, Maroc, Tunisie, Syrie, Turquie. Asie de l'Est:
Indonésie, Corée, Philippines, Thaïlande, Malaisie. Asie du
Sud : Inde, Pakistan, Sri Lanka.
Nombre d'observ. R--carré
|
270
0.39
|
184
0.47
|
Légende:
*** indique que le coefficient est
significatif avec un seuil de 1% ; ** indique que le
coefficient est significatif avec un seuil de 5% ; * indique
que le coefficient est significatif à 10%.
NB : MCO désigne « moindres
carrés ordinaires » ; DMC désigne « double moindres
carrés ». Les t-statistics calculés sont entre
parenthèses.
L'idée derrière le croisement de la proportion
d'aide reçue (Aide) avec l'indicateur de politique économique
(Pol éco) est d'étudier l'impact des politiques
économiques dans les pays récipiendaires sur l'efficacité
de l'aide au développement.
Alors que l'effet de l'aide sur la croissance
économique est non significatif (mais négatif), il devient
positif et significatif lorsqu'on la croise avec l'indicateur de politique
économique dans le pays récipiendaire. L'aide serait ainsi
conditionnellement productive. Elle soutient la croissance économique
dans les pays qui mènent de bonnes politiques économiques. Mais
dans les pays où l'environnement de politiques macroéconomiques
est « faible » ou « malsain », l'aide est sans effet sur la
performance économique.
Alors que l'aide traversait une crise de
légitimité, l'étude de Burnside et Dollar a
constitué une réponse aux détracteurs de l'aide au
développement. Leur conclusion a été retentissante dans
les institutions d'aide, et consolide le point de vue de Jonathan
Isham, Daniel Kaufmann et Lant Pritchett (1995)47 selon lequel
les projets de la Banque Mondiale connaissent un meilleur rendement dans les
pays où les libertés civiles sont mieux respectées. Les
conclusions de Burnside et Dollar (1997) seront reprises et
défendues par Banque mondiale (1998), Dalgaard et Hansen (2001), Lensink
et White (2001) avec des implications politiques. En effet, si l'aide est plus
efficace dans un bon environnement macro-économique, elle devrait cibler
les pays pauvres ayant adopté de « bonnes politiques
économiques ».
A l'inverse, dans les pays où les politiques
économiques sont mauvaises, l'aide financière devrait être
remplacée par un dialogue sur le choix de politique et une assistance
technique. Ce que la Banque Mondiale résume dans son rapport Assessing
Aid comme suit: « If commitment, money - If not, ideas » (Banque
mondiale, 1998). Ces conclusions et implications politiques sont mises en
oeuvres alors que de nouvelles données devenues disponibles permettent
à travers une étude similaire (Easterly et al. 2003) d'infirmer
l'efficacité de l'aide au développement même en
présence de « bonnes politiques macro-économiques ». En
effet, s'inspirant des résultats de Burnside et Dollar (1997, 2000),
Easterly, Levine et Roodman (2003) à leur tour se sont
intéressés à l'impact de l'aide au développement
sur la croissance du revenu par habitant dans le monde en prenant en compte la
qualité de la politique économique menée. Ces auteurs ont
utilisé l'échantillon utilisé par Dollar, en
l'élargissant à d'autres pays, et en élargissant la
période; d'autres données courant sur la période 1994-1997
étant devenues disponibles. Ils ont utilisé les mêmes
méthodes de spécification que celles utilisées par
Burnside et Dollar; la même régression les mêmes variables
explicatives.
Ce résultat a remis en cause l'idée admise de
Dollar et Burnside selon laquelle l'aide est efficace si elle est
accompagnée de bonnes politiques macroéconomiques. Le
débat sur l'efficacité de l'aide au développement est donc
relancé. Plusieurs autres études comme Levine (2003), Hansen et
Tarp (2000, 2001), Guillaumont et Chauvet (2001) ont également abouti
à un coefficient proche de zéro et pas significatif surtout quand
on introduit d'autres variables explicatives (comme par exemple la
population).
47 Ils sont tous chercheurs à la Banque mondiale.
Hansen et Tarp (2000) ont obtenu un coefficient non
significatif en introduisant dans l'équation à estimer, un terme
quadratique48 de l'aide. L'aide internationale serait donc sans
effet sur la
croissance économique des pays récipiendaires.
Une étude plus récente (Clemens et al, 2004) évoque non
pas la qualité des politiques économiques menées comme
facteur d'efficacité de l'aide, mais ce qu'elle finance. L'aide
alimentaire par exemple est contre-productive alors que le financement des
infrastructures économiques a un impact positif sur la croissance
économique à moyen terme selon les analyses de Clemens et al,
(2004).
D'autres analyses sur les déterminants de la croissance
économique, et donc pouvant influencer l'efficacité de l'aide
dans les pays en développement ont évoqué l'importance
d'autres variables telles que : les facteurs historiques notamment la
colonisation (Acemoglu, Johnson et Robinson, 2003) ; les facteurs
géographiques49 et les maladies (Gallup, Sachs et Mellinger,
1998), la situation par rapport aux tropiques (Clemens et al. 2004 ; Daalgard
2004), les chocs climatiques et ceux liés aux prix à
l'exportation et aux termes de l'échange (Collier et Dehn 2001,
Guillaumont et Chauvet 2001). La productivité de l'aide au
développement serait aussi liée à ses nombreux
facteurs.
L'effet de l'aide sur les indicateurs sociaux a
été moins étudié dans la littérature
empirique sur l'efficacité de l'aide. Sans doute à cause du lien
positif sous-entendu entre développement économique et
développement social (comme nous l'avons présenté plus
haut). Si l'aide favorise la croissance économique, puisque la
croissance du revenu engendre le progrès sur le plan social, alors
l'aide favorise le progrès social.
Les rares études qui ont évalué
directement l'impact de l'aide sur les indicateurs sociaux de bien-être
aboutissent aussi à des résultats controversés. Elles se
contredisent comme précédemment (au niveau de l'impact sur la
croissance économique). Ainsi, Burnside et Dollar (1998) fidèles
à leurs idées, soutiennent que l'aide ne favorise la baisse de la
mortalité infantile que dans les pays qui mènent de « bonnes
politiques économiques ». De même, pour Kosack (2003), l'aide
n'a d'effet positif sur l'indicateur de développement humain que dans
les régimes démocratiques. Alors que Gomanee et al. (2003)
aboutissent à un résultat selon lequel l'aide influence
positivement l'indicateur de développement humain (IDH) seulement
lorsqu'elle finance les dépenses publiques favorables aux pauvres. La
qualité de l'environnement de politique économique ne serait pas
déterminante. Mosley et al (1987) tout comme Boone (1996) concluent
à l'issue de leurs analyses économétriques que l'aide
internationale est stérile. D'après les résultats de leurs
études, l'aide internationale n'a aucun effet sur la mortalité
infantile.
La conclusion que l'on peut tirer de la lecture de la
littérature empirique sur l'efficacité de l'aide est donc un
manque de robustesse des résultats empiriques. Face à ce constat,
il est nécessaire d'approfondir les analyses en variant les composantes
des études ; par exemple en intégrant différents facteurs
pouvant influencer l'efficacité de l'aide (facteurs
géographiques, termes de l'échange, ...), et en modifiant
l'échantillon de pays. En outre, dans les analyses de Burnside et Dollar
(1997, 2000) tout comme celles de Easterly et al. (2003), la variable muette
« Afrique sub-saharienne » est négative et significative. La
région aurait certaines particularités propres, et mérite
donc une étude plus approfondie.
En outre, les pays de cette région présentent de
fortes similitudes sur plusieurs plans (historique, géographique,
économique, culturelle, politique, ...). Ceci permettrait de minimiser
l'effet du non
48 Le terme quadratique « aide^2 »
est destinée à prendre en compte la non linéarité
du lien entre aide et croissance économique, théoriquement
fondée par la loi de la productivité marginale du capital
décroissante.
49 Dans la mesure où la situation géographique
détermine les conditions climatiques et surtout le développement
facile des moustiques dans la zone intertropicale, et par conséquent le
paludisme, une maladie redoutable dont les répercussions sur
l'activité économique sont immenses.
prise en compte de certaines variables comme celles
énumérées ci-dessus (facteurs historiques,
géographiques, chocs liés aux termes de l'échange, ...)
lorsque l'analyse porte exclusivement sur les pays de cette région.
C'est ce que nous entreprendrons par la suite.
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