Section 4 : Les critiques de la politique d'aide au
développement
Les critiques de l'aide au développement sont nombreuses.
On distingue principalement les critiques historiques auxquelles s'ajoutent ces
dernières années les critiques conduites par William
Easterly43, sur le cadre théorique de base, cadre dans lequel
l'aide au développement est accordée. 1. Les critiques de
Easterly sur le cadre théorique de l'aide
William Easterly à travers plusieurs études
(1997, 1999, 2001, 2005a) dénonce le paradigme Harrod-Domar et le
modèle du « financing gap » qu'il juge dépassés
et inadaptés à l'analyse du processus de développement.
Pour cet auteur, il est inadmissible qu'on utilise un tel modèle, et
qu'on continue toujours par l'appliquer jusqu'aujourd'hui à l'analyse du
processus de croissance économique dans les pays pauvres, comme cela se
fait à la Banque Mondiale.
En effet, l'économie du développement a pris son
essor à une époque marquée par deux
événements : la crise économique des années 1930,
et l'émergence des économies planifiées de l'Est. Dans ces
conditions, le modèle économique de base était le
modèle de croissance Harrod-Domar qui considère qu'il y a une
proportionnalité entre investissement et croissance économique.
Ainsi, pour croître rapidement, une seule solution : investir
massivement. Et si l'épargne nationale ne suffit pas pour atteindre
l'investissement nécessaire à la croissance souhaitée,
elle doit être compensée par l'endettement ou l'aide
internationale. C'est schématiquement l'analyse du processus de
développement que fournit le modèle.
Easterly critique vivement ce modèle qu'il juge non
conforme à la réalité. Le modèle du financing-gap
ne prend pas en compte les incitations dans les pays récipiendaires
ainsi que d'autres facteurs comme l'atmosphère politique de l'aide; et
suppose que l'aide reçue est totalement consacrée au financement
de l'investissement. Selon Easterly (2005a), le modèle est simpliste,
inapproprié à l'étude du développement, qui est un
processus complexe, de long-terme, et qui ne se limite pas seulement à
l'investissement comme le suppose le cadre théorique Harrod-Domar.
Easterly (1999) se propose de soumettre le modèle
à un test empirique. Pour cela, il régresse pour un certain
nombre de pays bénéficiaires d'aide au développement,
l'investissement effectivement réalisé sur l'aide internationale
reçue. Si comme le suppose le modèle, l'aide obtenue était
intégralement investie, pour chaque pays, le coefficient indiquant
l'impact de l'aide sur l'investissement devrait être supérieur ou
égal à un. L'analyse a porté sur 88 pays, qui ont tous
effectivement bénéficié d'aide internationale sur la
période de l'étude, qui va de 1965 à 1995. De l'ensemble
des 88 pays étudiés, seulement 6 ont un lien positif et
significatif entre aide et investissement avec un coefficient supérieur
ou égal à 1. L'aide ne serait alors pas intégralement
investie comme le suppose le modèle.
Un autre test sur le lien entre la croissance
économique et l'investissement avec un ICOR supposé compris entre
2 et 5, préalablement déterminé pour chaque pays (comme le
suggère le modèle du « financing gap ») remet en cause
le lien direct entre l'investissement effectivement réalisé et le
taux de croissance économique dans les pays récipiendaires.
Seulement 4 pays (Israël, Liberia, Réunion et Tunisie) ont un lien
positif significatif entre l'investissement et la croissance économique
avec un ICOR compris entre 2 et 5 comme le suppose le modèle
Harrod-Domar (Easterly, 1999). Tout ceci remet en cause le cadre
théorique Harrod-Domar jugé simpliste par Easterly; et donc le
principe même de l'aide au développement. Ce serait la principale
raison pour laquelle l'aide internationale a échoué dans sa
fonction essentielle: celle de promouvoir la croissance économique.
43 Jusqu'il y a peu, William Easterly était
économiste principal (senior economist) de la Banque mondiale.
Peter Bauer est le pionnier, et souvent
considéré comme le leader des critiques d'inspiration
libérale de la politique d'aide au développement. On peut en
outre citer dans ce courant de
Pour se rendre compte de cet échec, Easterly et Dollar
(1999) présentent la célèbre figure relative au cas de la
Zambie. La figure compare les résultats espérés-de l'aide
à la situation réelle de l'économie zambienne sur la
période 1960-1995. Se basant sur l'hypothèse forte selon laquelle
la totalité de l'épargne et de l'aide est investie, et que
l'investissement induit la croissance économique, le modèle de
l'ICOR appliqué au cas de la Zambie, prévoyait une croissance
spectaculaire, représentée en traits pleins sur la figure
ci-dessous.
Selon les prévisions de ce modèle, grâce
à l'aide internationale au développement accordée à
la Zambie, le niveau de vie des habitants de ce pays devrait être
semblable aujourd'hui à celui des pays européens. Le revenu par
tête zambien devrait dépasser 20000 en 1995 (valeur en dollars US
de 1985). Qu'en est-il réellement? Pour répondre à cette
question, référons*nous à la figure suivante, qui
présente le fossé entre les prévisions de revenu a partir
du modèle du financing-gap (ICOR) et la réalité (le revenu
effectif).
Figure I-24 : Réalité
contre prévision du « financing-gap
» : le cas de la Zambie
Comme le montre la figure ci-dessus, le revenu zambien par
tête en 1995 se chiffrait malheureusement à moins de 500 dollars.
Il n'a donc pas augmenté. Au contraire, il est en baisse
régulière depuis 1976 comme le montre la courbe de sa
représentation en pointillés. Le cas de la Zambie illustre la
situation de nombreux pays en développement.
Ainsi pour Easterly, l'aide a échoué dans sa
principale fonction, celle de promouvoir la croissance économique dans
les pays pauvres. Et cet échec est en partie imputable à
l'utilisation de cadres théoriques inappropriés. Cela ne va pas
sans questionner les économistes et la science économique.
D'autant plus que depuis l'avènement de l'aide, existent divers courants
contestataires qu'il est indispensable de reconsidérer aujourd'hui.
2. Les critiques historiques de l'aide
Il existe certaines critiques de l'aide internationale, aussi
anciennes que l'aide elle-même. De manière générale,
on peut les classer en deux grandes catégories : les critiques de droite
ou d'inspiration libérale, et les critiques de gauche ou d'inspiration
marxiste.
2.1. Les critiques d'inspiration libérale :
l'aide source d'inefficacité
pensée, les auteurs comme Friedman, Jacob Viner,
Gottfried Haberler, Hla Myint, John Majewski, Griffin, Berg, Mosley. Pour ces
auteurs, l'aide au développement ne peut promouvoir la croissance
économique dans les pays du Sud. Au contraire, elle la sabote en
faussant les règles du marché et du libéralisme
économique. Comment l'aide internationale fausse-t-elle les
règles du marché?
Considérons par exemple l'aide alimentaire. Les auteurs
d'inspiration libérale estiment que loin de résoudre une crise
humanitaire, elle ne peut qu'aggraver l'insécurité alimentaire.
En effet, les apports en grande quantité de ressources alimentaires en
cas de crise humanitaire augmentent spontanément l'offre de ces
produits. Il en résulte une baisse des prix au niveau local ceteris
paribus. Ceci décourage l'investissement et la production locale de
vivres, et donc une baisse de l'activité de production dans le secteur
agricole qui se traduit à terme par une baisse de la croissance
économique. Majewski (1987) cite le cas du Guatemala en 1976. A la suite
d'un tremblement de terre, les habitants ont reçu une aide d'urgence
importante, en vivres. Ce qui a entraîné la chute du prix des
produits alimentaires au moment même où les agriculteurs avaient
besoin d'argent pour reconstruire leurs maisons et relancer leurs
activités.
Un autre problème de l'aide alimentaire est que
l'abondance alimentaire qu'elle crée encourage les pays qui en
bénéficient à adopter des politiques peu favorables
à la production locale. On a à titre d'exemples le contrôle
des prix des produits vivriers, volontairement maintenu à un niveau bas;
la collectivisation et le contrôle des fermes de production comme ce fut
le cas en Tanzanie et au Zimbabwe. Ceci réduit l'activité
économique dans le pays et augmente la dépendance
vis-à-vis de l'extérieur des territoires aidés (Bauer,
1984).
Les effets des autres formes d'aide sont semblables à
ceux de l'aide humanitaire selon Bauer et ses pairs. L'assistance
financière internationale permet aux dirigeants des pays en
développement de maintenir certains secteurs d'activités non
rentables et nuisibles au développement du secteur privé dans le
portefeuille de l'Etat (Friedman, 1958). Contrairement aux entreprises
privées, les entreprises publiques ne sont pas soumises à la
règle du profit. Parce qu'elles opèrent en dehors du
marché, les entreprises étatiques souvent financées
grâce à l'aide internationale connaissent des rendements faibles
ou même négatifs. Très souvent, l'aide est utilisée
pour créer des activités que le secteur privé a
délibérément refusées de financer à cause du
rendement faible.
L'aide canalise ainsi les ressources du pays receveur vers les
secteurs et investissements improductifs ou inefficients. Il en résulte
des distorsions aux niveaux des signaux et des incitations du marché.
Les producteurs et les consommateurs reçoivent de faux signaux issus
d'un marché déséquilibré et dopé par l'aide
étrangère. Ils adoptent ainsi des comportements
inappropriés. Les investisseurs réajustent leurs portefeuilles
d'actifs selon le « faux signal » reçu du marché, et
allouent ainsi à leur tour une part plus importante de leurs ressources
aux secteurs inefficients. Les répercussions sur l'activité
économique sur le plan national peuvent ainsi être très
dommageables. Majewski (1987) donne l'exemple des usines de fabrications de
produits en aluminium et les raffineries de pétrole installées
dans les pays en développement et financées grâce à
l'aide internationale alors que le marché de ces produits sur le plan
mondial était déjà saturé.
Dans les pays du Nord, l'effet de l'aide est semblable. Les
pays donateurs utilisent l'aide internationale pour promouvoir la production et
l'exportation de leurs entreprises, surtout celles qui opèrent avec le
Tiers*Monde. Alors que ces entreprises sont condamnées à fermer
leurs portes parce qu'inefficientes, on utilise l'aide pour les soutenir. Il en
résulte une allocation non optimale des ressources dans les pays
donateurs étant donné qu'on draine ainsi les ressources des
secteurs efficients vers les secteurs inefficients. La croissance globale sera
donc plus faible.
Sur le plan financier et monétaire, l'aide crée
des effets de distorsion des taux d'intérêts (Friedman, 1958). Les
pays en développement utilisent souvent l'aide étrangère
pour garder le contrôle des établissements financiers et du
crédit. Dans la plupart de ces pays, les taux d'intérêt
sont délibérément maintenus à un niveau bas, sous
prétexte d'encourager les
emprunts et l'investissement. Or le niveau bas des taux
d'intérêts créditeurs crée une désincitation
à épargner. Ceci entraîne des effets négatifs sur la
croissance économique en réduisant le niveau des investissements
comme le montre le graphique ci-dessous:
Figure I--25 : La répression
financière
Sans intervention de l'Etat sur le marché financier,
l'équilibre se réalise entre l'investissement et l'épargne
au point A avec un taux d'intérêt r* et le niveau des
investissements I*. L'Etat intervient ensuite en imposant un taux
d'intérêt faible
R faible. Ceci réduit le niveau de
l'épargne à faible S faible puisque, à cause de
la faiblesse du taux d'intérêt, les agents épargnent peu.
Le niveau global des investissements se trouve donc contraint à rester
faible ( faible I faible); du fait de la faiblesse de l'épargne
domestique.
De plus, dans ces pays, en contrôlant les
établissements financiers grâce à l'aide, l'Etat alloue le
crédit de manière sélective; et souvent orientée
vers les alliés politiques plutôt que les secteurs productifs. Il
en résulte de manière générale une atrophie du
secteur financier et une croissance réelle faible. L'aide fournit en
outre aux autorités des réserves monétaires, qui leur
permettent de soutenir leur monnaie créant ainsi une
surévaluation des taux de change, qui détériore la
compétitivité-prix sur le plan international du pays aidé
(Griffin, 1970).
Un autre méfait de l'aide internationale est
l'alourdissement de la corruption, et de la bureaucratie. La main d'oeuvre
intérieure se dirige plus vers le secteur public qui se
développe, et évince le secteur privé (Bauer, 1972). Les
dépenses publiques s'alourdissent grâce l'aide, et
génèrent un effet d'éviction sur l'épargne
domestique (Mosley, 1996). L'aide internationale est dans les meilleurs des cas
d'une efficacité nulle ou quasi*nulle pour soulager la misère du
Tiers Monde, ou pour faciliter le développement dans les pays pauvres
(Bauer, 1984 ; Berg, 1996).
Tel est le point de vue des libéraux, vision
partagée par les marxistes avec néanmoins des fondements
différents.
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