Section 3 : Après 50 ans d'aide, comment
évolue la pauvreté?
On a vu dans les sections précédentes que
l'inégalité dans les dotations en richesses des économies
est une motivation de la politique d'aide aux pays pauvres. L'objectif de
l'aide au développement est de réduire les
inégalités entre pays riches et pays pauvres et de lutter contre
la pauvreté grâce à la croissance économique qu'elle
est censée promouvoir dans les pays du Tiers-Monde. Après plus
d'un demi-siècle de politique d'aide au développement, la
pauvreté a-t-elle baissé dans le monde ? Les
inégalités ont-elles diminué?
La question sur l'évolution de la pauvreté et
les inégalités dans le monde, aussi simple qu'elle puisse
paraître, se révèle plus difficile que l'on aurait pu le
penser. Quelle unité étudier: l'individu, le ménage, la
famille, le pays ? Quel concept de revenu privilégier : revenu courant,
dépenses courantes ? Les résultats sont bien évidemment
très différents selon l'unité ou le concept de revenu
utilisé pour les estimations. Les résultats font pour cela objet
de controverse entre certains chercheurs (Sala-i-Martin, Fisher, ...) et les
institutions internationales (la Banque mondiale, ONU, ...).
La tendance qui semble se dégager à partir des
rapports des instances du système des Nations Unies fait état
d'une augmentation de la pauvreté. La plupart des chiffres sur «
l'état du monde », émanant des rapports du PNUD, de la
Banque mondiale, de l'OCDE ... indique que la situation est bien plus
catastrophique aujourd'hui qu'hier. Des rapports de ces institutions, on peut
citer:
-- Le nombre de personnes vivant avec moins de 1$ par jour a
augmenté de 1,18 milliard en
1987 à 1,20 en 1998 ; une augmentation de 20
millions36
-- Sur 73 pays regroupant 80% de la population
planétaire, 48 pays auraient vu les inégalités sociales
augmenter depuis les années 1950. L'écart entre les pays en terme
de développement humain est marqué par des
inégalités profondes et croissantes en terme de revenu et de
niveau de vie. Le fossé entre les pays riches et les pays pauvres
s'aggrave37
-- Pour 46 pays, les gens sont plus pauvres aujourd'hui que dans
les années 90.
Pour 25 pays, les gens ont plus faim aujourd'hui qu'il y a dix
ans.38
En Afrique subsaharienne, depuis 1981, le nombre de personnes
vivant avec moins de 1$ par jour ne cesse d'augmenter. Il a pratiquement
doublé, passant de 164 millions en 1981 à 314 millions en 2001.
la moitié des habitants sont plus pauvres qu'en 1990. De même, en
Europe orientale et en Asie centrale, le nombre de pauvres vivant avec moins de
2 $ par jour est passé de huit millions (2% de la population) en 1981
à plus de 90 millions (20%) en 2001. En Amérique latine, la
proportion de personnes vivant avec moins de 2$ par jour est passée de
25% en 1981 à 27% en 200139.
36 Rapport sur le développement mondial
(2000*2001).
37 PNUD, Rapport sur le Développement humain
2005.
38 PNUD, Rapport sur le Développement humain,
2004.
39 Banque mondiale, communiqué de presse
n°2004/309/S, avril 2004.
-- La dette des PED est passée de moins de 10 milliards
de dollars en 1960 à près de 2450 milliards de dollars en 2001.
La situation économique des pays en développement est globalement
catastrophique.40
La liste est longue. A partir de ces quelques citations des
déclarations des institutions internationales, on ne peut douter d'une
chose : la pauvreté est énorme, et elle s'accentue. La
convergence prédite par la théorie économique ne se
réalise point ; et pire encore, les inégalités se
creusent. La dette est gigantesque. Dans l'ensemble, les perspectives d'avenir
pour les pays en développement sont sombres. A l'opposé, les
théoriciens néoclassiques semblent plus optimistes. Pour saisir
leurs positions, il faut se placer dans le contexte marqué par
l'évolution de la recherche empirique sur la convergence. Le point de
départ de cette littérature économétrique est le
célèbre article de Mankiw, Romer et Weil (1992). Ces trois
auteurs ont montré que la convergence prédite par le
modèle de Solow ne s'effectuerait que de façon conditionnelle aux
paramètres qui déterminent l'état régulier (
k*)41. Une ample littérature économétrique
s'est développée à ce sujet dans les années
1990.
Sala-i-Martin (1996) résume cette vaste
littérature et montre que si convergence il y a, celle-ci s'effectue
lentement. Aujourd'hui, l'émergence de certains pays comme l'Inde et la
Chine laisse penser que l'âge d'or de la convergence est enfin
arrivé.
En effet, Ficher (2003) en pondérant les performances
nationales par la population totale conclut qu'il y a bel et bien convergence
entre les revenus, indiquant ainsi une diminution de la pauvreté
relative. Considérons les graphiques 1 et 2 ci-dessous, de Fischer
(2003) et qui ont été repris par Dollar (2004). L'axe des
abscisses représente le niveau moyen de PIB par habitant en 1980 et
l'axe des ordonnées représente le taux de croissance du PIB par
tête ajusté pour l'inflation entre 1980 et 2000.
Sur la première figure, chaque pays est
représenté par un seul point. Les cercles un peu plus clairs
représentent les pays d'Afrique sub-saharienne. Ils enregistrent les
plus faibles taux de croissance économique (souvent négatifs) ;
fait remarquable sur les deux figures. D'après la théorie sur la
convergence entre les économies, plus on est pauvre, plus fort est le
taux de croissance économique. Si tel était le cas, la droite de
tendance générale sur la figure ci-dessous devrait être
décroissante. On conclurait alors que les inégalités
mondiales, mesurées par les inégalités entre les pays,
suivent une tendance à la baisse. Malheureusement, on s'aperçoit
que la courbe de tendance tend plutôt à croître, impliquant
ainsi une augmentation des inégalités entre les pays, et donc la
pauvreté relative
40 OCDE, 2003
41 K* est le capital par tête à
l'état régulier. On y reviendra plus loin.
Si l'on considère cependant la deuxième figure
ci-dessous, le résultat est tout autre. Elle montre les mêmes pays
représentés cette fois-ci par des cercles proportionnels à
la taille de leur population. La Chine et l'Inde se démarquent tant par
leur population que par leur record de croissance dans les années
récentes.
Une droite de régression pondérée par la
population devient alors décroissante sur le deuxième graphique,
indiquant un rattrapage des pays riches, et donc une baisse des
inégalités. On peut alors conclure que, même s'il y a
augmentation des inégalités entre les pays, les populations
pauvres du monde tendent à rattraper les populations riches. En ce sens,
on peut conclure à une baisse de la pauvreté.
Si la pauvreté a baissé, de quelle proportion
alors ? De combien? Si l'on veut répondre à ces questions, on se
heurte à un problème de choix entre diverses techniques
statistiques et économétriques. Vaut*il mieux mesurer la
consommation (ou les niveaux de vie) en utilisant les données issues de
la comptabilité nationale ou des données issues des
enquêtes auprès des ménages ? Les résultats
diffèrent de façon substantielle selon la source de
données choisies.
Sala-i-Martin (2002) par exemple, utilise les dépenses
de consommation des ménages à partir des comptes nationaux,
contrairement à la Banque mondiale qui utilise les données des
enquêtes. Les estimations de Sala-i-Martin montrent que la proportion de
la population mondiale extrêmement pauvre (vivant avec moins de 1$ par
jour) est tombée de 17% en 1970 à 7% en 1998 (figure de gauche
ci-dessous).
La proportion vivant avec moins de 2$ par jour est
passée de 41% à 19% sur la même période. Le nombre
absolu de pauvres à moins de 1$ par jour a baissé, d'après
les mêmes estimations de 200 millions (figure de droite) ; et le nombre
des pauvres à moins de 2$ par jour a baissé de 350 millions. Les
estimations de Shaohua Chen et Martin Ravallion (2001, 2002) dans le cadre de
rapports de la Banque mondiale paraissent cependant moins optimistes que celles
de Sala-i-Martin (voir figures ci-dessus). Ces auteurs estiment à 28% le
pourcentage de la population extrêmement pauvre en 1987, plus du triple
de celui cité par Sala-i-Martin. Ce taux aurait baissé pour
atteindre 24% en 1998, contre 7% pour Sala-i-Martin. Concernant le nombre
d'individus extrêmement pauvres, il n'aurait pas varié entre 1987
et 1998. L'écart entre ces résultats soulève une
polémique. Certains auteurs (par exemple Lut Tins, 2004) évoquent
des visées politiques. Peut-être parce que financées par la
Banque mondiale, les études de Shaohua Chen et Martin Ravallion doivent
défendre le point de vue de l'institution selon laquelle la situation en
matière de pauvreté mondiale est peu glorieuse pour attirer plus
de ressources de la part des donateurs.
Les résultats les plus optimistes sont ceux de Surjit
Bhalla (2003), qui utilise aussi les dépenses de consommations des
ménages issues des comptes nationaux. Bhalla conclut à une
diminution du ratio du revenu des pays riches au revenu des pays pauvres de 23
à 9,5 entre 1960 et 2000 ; reflétant une augmentation du revenu
des pauvres. Sur la pauvreté, les travaux de Bhalla font état
d'un net recul de la pauvreté absolue de 30% à 13,1% entre 1987
et 2000. L'objectif des
42 Jusqu'il y a peu, William Easterly était
économiste principal (senior economist) de la Banque mondiale.
Nations Unies de réduire le nombre de pauvres vivant
avec moins de 1$ par jour en 2015 à la moitié du niveau de 1990
aurait donc été atteint en 2000, au moment même où
il était fixé.
Les résultats de Sala-i-Martin et Bhalla sont quand
même sujets à des critiques, et donc à prendre avec
réserves. En effet, ils ne tiennent pas compte du fait que certaines
dépenses, comme par exemple celles du gouvernement, n'améliorent
pas forcement le bien-être des pauvres. Il y aurait donc une
surestimation de la consommation des pauvres, et donc une sous-estimation de la
pauvreté. Ceci est un peu gênant dans la mesure où, pour
certains pays comme par exemple le Nigeria, les dépenses de
consommations du gouvernement avoisinent 40% du total des dépenses de
consommation42. Doit-on alors considérer plutôt les
statistiques de la Banque mondiale, et par conséquent leur point de vue
selon laquelle la pauvreté augmente ? En somme, la question sur
l'évolution de la pauvreté dans le monde reste un sujet à
controverse. Le débat est confus sur des différences statistiques
et méthodologiques qui au lieu de se compléter, se contredisent.
Une tendance se dégage néanmoins de ce manichéisme : il y
a une divergence dans l'évolution de la pauvreté selon les
régions. Il est tout à fait remarquable à travers ces
études que certaines régions comme par exemple l'Afrique
sub-saharienne et l'Europe de l'Est régressent; alors que d'autres comme
l'Asie de l'Est et le Pacifique progressent. Ceci est d'autant plus manifeste
dans les déclarations des instances onusiennes que sur les deux figures
de Fischer (2003) présentées ci-dessus.
Banque mondiale (2004), établit une distinction entre
les pays en développement concernant l'évolution de la
pauvreté. « Si la rapidité de la croissance
économique en Asie du Sud et de l'Est a permis de tirer de la
pauvreté plus de 500 millions de personnes dans ces deux régions,
la proportion de pauvres a augmenté, ou du moins n'a
décliné que légèrement, dans de nombreux pays
d'Afrique, d'Amérique latine, d'Europe orientale et d'Asie centrale
». Banque mondiale (2006) parait plus stressant sur le cas de l'Afrique
sub-saharienne : « En Afrique sub-saharienne, le nombre de personnes
vivant avec moins d'un dollar par jour a pratiquement doublé depuis
1981. Chaque jour, des milliers de personnes, pour la plupart des enfants,
meurent de maladies qu'on peut prévenir (SIDA, paludisme, simple
déshydratation, ...) ».
En conclusion, certains pays comme la Chine, l'Inde,
l'Indonésie semblent converger réellement, avec de forts taux de
croissance. Les pays de l'Amérique latine et de l'Afrique du Nord
stagnent. Ceux de l'Europe de l'Est et d'Afrique sub saharienne divergent. La
pauvreté y progresse. La tendance générale malgré
les différences méthodologiques et statistiques est peu
rassurante. Le recul constaté concernant la proportion mondiale
d'individus extrêmement pauvres est surtout imputable à la forte
croissance des pays d'Asie de l'Est; surtout la Chine, et l'Inde, qui
rassemblent environ 38% de la population mondiale, 60% des pauvres dans le
monde, et dont les taux annuels de croissance économique avoisine 6%
(Banque mondiale, 2004b).
Les perspectives sont plutôt sombres dans les autres
régions en développement. Elles deviennent même
inquiétantes en Afrique sub-saharienne où on assiste à une
effective paupérisation absolue, et non pas seulement une aggravation de
l'écart avec les pays riches. Le paradoxe est encore plus criant
lorsqu'on se rappelle que l'Afrique a reçu une part plus importante
d'aide que les autres régions en développement depuis 1960, comme
nous l'avons vu dans le premier chapitre de ce travail. Ce paradoxe jette des
doutes sur la capacité de l'aide extérieure à promouvoir
la croissance économique, surtout en Afrique sub-saharienne. Comment
peut-on comprendre que malgré l'importance de l'aide dont
bénéficie l'Afrique, la pauvreté n'y recule pas? On peut
notamment penser à l'existence de tares dans la politique d'aide
jusqu'ici menée, dans la mesure où l'aide internationale essuie
depuis longtemps, de nombreuses critiques que nous examinons dans la section
suivante.
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