2. Le débat controversé sur la pratique de la
conditionnalité
La conditionnalité/sélectivité de l'aide
internationale fait objet de critiques de diverses natures qui affaiblissent sa
mise en oeuvre stricte. D'abord parce qu'il est loin d'être certain que
la sélectivité va entraîner une meilleure efficacité
de l'aide internationale vis-à-vis de son objectif principal qui est la
réduction de la pauvreté dans le monde. Ensuite parce qu'elle est
contraire à un fondement essentiel de la politique d'aide; celui selon
lequel l'aide est un instrument de justice entre les Nations.
L'une des critiques fondamentales et carence principale de la
conditionnalité est qu'elle n'a aucun fondement théorique. Comme
nous l'avons vu plus haut, la principale justification de la
conditionnalité ou de la sélectivité est l'analyse
empirique de Burnside et Dollar (1997) qui établit que l'aide
internationale n'est productive que lorsqu'elle est accompagnée de
bonnes politiques économiques. Des analyses empiriques plus
récentes (Easterly et al. 2003, Clemens et al. 2004) réfutent
cette thèse. Selon les résultats de Easterly et al. (2003),
l'aide est stérile même si elle est accompagnée de bonnes
politiques. On ne peut donc pas être certain qu'en
pratiquant la sélectivité dans l'octroi de
l'aide au développement, on aboutira à de
meilleurs résultats en terme de réduction de la
pauvreté. La pratique de la sélectivité se trouve ainsi
mise en mal par le fait qu'elle repose sur une base empirique qui n'est pas
suffisamment robuste. Une seconde critique à l'encontre de la pratique
de la sélectivité trouve sa source dans le fait que cette
pratique semble injuste du point de vue de la redistribution24,
lorsqu'on considère en particulier, l'égalité des chances.
Doit-on refuser l'aide à un pays qui est très pauvre avec des
handicaps énormes et qui est mal gouverné ? A l'inverse, doit-on
consacrer l'essentiel de l'aide aux pays qui ont déjà
amorcé leur décollage ? Les détracteurs d'une politique
d'aide sélective ne soutiennent que la pratique de la
sélectivité va priver un grand nombre de pays pauvres de l'aide
étrangère alors que ces derniers n'ont pas accès aux
marchés de capitaux internationaux. Cette pratique augmenterait alors
les risques de pauvreté et créerait de fortes
inégalités entre les Nations. Elle peut même renforcer les
inégalités entre les habitants des pays en développement,
en pénalisant les pays qui ont de grands handicaps structurels tout en
fournissant dans le même temps, plus de moyens à des pays
où les perspectives de réduction de la pauvreté sont plus
élevées. Pourquoi faut-il refuser l'aide à un pauvre
paysan malien impuissant devant les conditions désertiques de son pays
pour l'octroyer à un Indonésien ou à un Indien par exemple
? En adoptant de telles pratiques (conditionnalité ou
sélectivité), l'aide perd une de ses fonctions principales: celle
d'être un instrument de justice entre les Nations.
Néanmoins, une allocation internationale de l'aide qui
ne tient pas compte de la qualité de la gouvernance dans les pays
receveurs peut être « perverse » pour les pays pauvres qui ont
à leur tête des régimes « prédateurs » ou
« inefficient ». Lorsque l'octroi de l'aide ne tient pas compte du
critère d'efficacité, l'aide internationale peut notamment
créer une désincitation à assainir le climat des affaires
dans la mesure où les gouvernements aidés savent que, si leurs
résultats sont médiocres et que leur économie est en
mauvais état, on ne leur imposera pas des conditions strictes de
remboursement des prêts consentis. Au contraire, ils pourront
bénéficier d'une aide accrue. On se trouve là, en face du
dilemme du bon Samaritain (on y reviendra plus loin).
D'autre part, lorsque l'allocation de l'aide internationale ne
tient pas compte de la qualité de la gouvernance, l'aide qui est
normalement destinée à l'amélioration des conditions de
vie des populations pauvres peut être détournée, pour
servir finalement des ambitions personnelles de quelques rares de «
privilégiés ». A quoi bon aider un pays hautement corrompu
si on sait d'avance que l'aide octroyée ne parviendra pas aux
populations démunies ? Le détournement de l'aide par la classe
dirigeante accroît les inégalités au sein d'une même
Nation, accentuant ainsi les tensions de révolte qui peuvent
déboucher sur une guerre civile. L'exemple du Zaïre de
24 Nous reviendrons plus loin sur ce sujet.
Mobutu Sésé Séko est très parlant
dans ce domaine. Le régime hautement corrompu du président Mobutu
a contre toute attente, bénéficié pendant plusieurs
décennies de soutiens financiers énormes des grandes puissances.
Ces fonds d'aides n'ont servi qu'à la construction de palais
présidentiels et à l'achat de limousines lorsqu'elles ne se
retrouvent pas sur des comptes privés en Europe et en Amérique.
Le creusement des inégalités et la frustration qui s'en sont
suivis sont à la base de la rébellion qui a plongé le pays
dans plusieurs années de guerre civile. De ce point de vue, la pratique
de la conditionnalité peut se révéler être un moyen
efficace pour baisser les tensions de révolte et prévenir un
conflit armé à l'intérieur d'un pays où la
gouvernance est de piètre qualité. Il arrive même que la
population civile autochtone se soulève pour demander à la
communauté internationale de suspendre son aide au pays (cas du Togo
d'Eyadema dans les années 1990, le Zimbabwe de Robert Mugabe
aujourd'hui).
En somme, même si la pratique de la
conditionnalité ou de la sélectivité dans l'octroi de
l'aide internationale est considérée comme nécessaire pour
une meilleure efficacité de l'aide au développement, elle est
très peu appliquée. Ceci est lié à deux principales
causes:
i) le fait que la conditionnalité repose sur une base peu
solide;
ii) le rôle d'instrument de justice internationale
conféré à l'aide étrangère.
Même si l'on admet que « la bonne gouvernance
» accroît la productivité de l'aide internationale, les
répercussions que peut avoir la pratique de la sélectivité
(ou de la conditionnalité) sur l'objectif primordial de réduction
de la pauvreté sur le plan mondial restent à élucider. De
même, les incitations procurées par un système d'aide
sélectif ou non nécessitent une analyse approfondie. En
particulier, il n'y a pas de base théorique immédiate qui prouve
que la pratique de la conditionnalité va améliorer l'effort en
faveur des réformes dans les pays receveurs. Les résultats
empiriques de Burnside et Dollar qui sous-tendent la nécessité de
telles pratiques sont récemment mis en mal par de nouvelles analyses
empiriques. Des études supplémentaires sur le sujet sont donc
nécessaires.
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