2.1.1 Assainir les finances
Quand Malouet clôt l'exercice comptable de
l'année 1776, le déficit de la colonie est de 50 000 francs. Dans
les commentaires qui accompagnent l'envoi des comptes au ministre, il pointe
deux causes principales auxquelles il faut remédier. La première
: l'endettement chronique des habitants. Il y a, d'une façon
générale, des arriérés de plus de trois
années. Il cite l'exemple de la
209
société Oblin, qui doit 56 000 francs depuis
1774. La seconde raison est à imputer aux dépenses inutiles, qui
pourraient être évitées. En cela, il incrimine les
approvisionnements trop aléatoires, qui ont contraints l'ordonnateur de
Lacroix à tout acheter sur place le double du prix en
France880.
« La Guyane rapporte annuellement 5 à 600 000
livres et coûte autant au roi depuis quinze ans, sans aucun
accroissement881 », constate Malouet. En effet, le
déficit de la colonie est en fait endémique. Sur la
période 1725-1755, les dépenses du roi sont multipliées
par quatre, alors que les recettes fiscales ne suivent pas. En 1733 par
exemple, l'impôt rapporte environ 20 000 livres, alors que la
dépense est plus de deux fois supérieure (voir tableau
ci-dessous)882.
1725
|
1740
|
1744
|
1745
|
1746
|
1747
|
1755
|
40765
|
70760
|
70874
|
65914
|
69666
|
78224
|
164841
|
Tableau 11 : Dépenses du roi dans la colonie
(livres)
De plus Malouet doit travailler avec des comptes qui sont
souvent mal tenus, et présentés avec beaucoup de retard, quand
ils ne cachent pas des recettes fictives afin de dissimuler des
opérations frauduleuses de la part des administrateurs883.
Aussi est-il prudent et il signale qu'il n'exagère pas l'état des
comptes, comme ont pu le faire certains de ces prédécesseurs afin
d'obtenir plus facilement des aides. Toutefois, il espère que son
zèle lui vaudra de l'aide du ministre en cas de besoin884.
Recouvrer les dettes
Le premier chantier auquel Malouet s'attaque est celui du
recouvrement des créances. « Les habitans sont presque tous
débiteurs au roi et au commerce, écrit-il au ministre,
accoutumés à recevoir du gouvernement des secours qui ont
toujours été faciles par l'abus qu'ils en ont fait885.
» Ainsi, Dès le 5 décembre 1776, il fait promulguer une
ordonnance selon laquelle les débiteurs du roi doivent
régulariser leur situation avant le 1er février 1777 sous peine
de poursuites. Toutes avances en argent, animaux, vivres et marchandises sont
suspendues jusqu'au recouvrement du tiers des
880 ANOM C14/44 F° 252
881 ANOM C14/50 F° 65
882 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763,
op. cit., p. 137.
883 Ibid., p. 138.
884 ANOM C14/43 F° 84
885 ANOM C14/50 F° 67
210
dettes. Les débiteurs reconnus insolvables ne pourront
prétendre à aucune avance ni encouragement, « hormis le
secours de la charité. » Enfin, les débiteurs du roi depuis
plus d'un an, seront « saisis et inscrits au registre des interdits de
distribution des secours de Sa Majesté886. »
Toutefois en mars 1777, face à la pauvreté
générale de la colonie et à l'insolvabilité de la
plupart des habitants, il avoue au ministre Sartine qu'il ne peut se
résoudre à engager des poursuites contre tous les
débiteurs, malgré l'ordonnance du 5 décembre 1776. La
Guyane doit trois ans de revenus au roi, or il est impossible de lui faire
payer la totalité en une récolte. Il cite l'exemple de M.
Demontis pour appuyer ses dires :
« La cession que M. Demontis, conseiller, a faite de
ses biens à ses créanciers est un autre sujet d'alarme pour les
débiteurs. Cependant il étoit temps de l'y déterminer ,
car en leur abandonnant tout, il fait perdre encore soixante-dix pour cent
à ses créanciers887. »
Pour solutionner au mieux ce problème, Malouet est
contraint de se montrer conciliant. Il accorde des délais, il interdit
l'assignation des plus pauvres en justice, il efface les dettes des habitants
insolvables, comme c'est le cas pour M. Rochelle par exemple. Criblé de
dettes, il est ruiné et il lui est impossible de
rembourser888. Malouet reçoit pour paiement tout ce qu'on lui
donne, mais finalement il ne récupère que peu d'argent : 110 000
livres au total. Le reste est composé de vivres, de bois, de terrains
cédés au roi, de « denrées de toute sorte et au prix
qu'on a voulu », précise-t-il. Il cite le cas du chevalier de
Bertrancourt :
« Le chevalier de Bertancourt devoit 10 000 livres
à la caisse, il m'a cédé pour cela une mauvaise habitation
attenante à celle du roi , je lui ai donné quittance, et lui
aurois pas donné de sa terre et de sa maison 50 louis s'il avoit fallu
les sortir de la caisse. Le plus grand nombre de débiteurs, qui
paroissent avoir payé, sont dans le même cas889.
»
886 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 276.
887 Ibid., p. 353.
888 ANOM C14/50 F° 72
889 ANOM C14/50 F° 96
211
Quand il quitte la Guyane, la question des dettes semble
close. « Enfin voilà la grande affaire des dettes du roi
réglée et terminée890 »,
déclare-t-il. Toutefois son travail ne s'arrête pas là, car
les deux années qu'il passe en Guyane sont placées sous le signe
des économies à réaliser.
Faire des économies, rationaliser les
dépenses
En premier lieu, Malouet insiste pour recevoir des
approvisionnements réguliers et de bonne qualité, dispensant
ainsi l'administration de devoir acheter ce qui lui manque sur place et au prix
fort. Il signifie au ministre que les économies procèdent «
par le choix, l'envoi et l'emploi bien ordonné des matières,
souvent même par des dépenses faites à propos. » Il se
plaint de la piètre qualité des munitions et des autres
fournitures qui arrivent de France. Les farines entassées pourrissent
vite. Les marchandises sèches manquent, les fournitures de bureau
également. « Je viens d'acheter des fournitures de bureaux le
triple de ce qu'elles auroient coûté en France »
écrit-il. L'habillement des troupes est réalisé sans aucun
soin : les guêtres sont mal faites si bien qu' « il faut en payer
à nouveau la façon. » Il manque la doublure des vestes. Les
draps sont de mauvaise qualité891.
Le 15 décembre 1776, dans son envoi du relevé
des dépenses de l'hôpital, Malouet écrit que des
économies d'environ 10 000 francs pourraient être
réalisées grâce à une organisation plus rationnelle.
En effet, les bâtiments sont « ouverts aux quatre vents », les
malades peuvent boire et manger à volonté. Ils peuvent
également aller et venir à leur guise : beaucoup en profite pour
aller au cabaret. De fait, ce fonctionnement aggrave les maladies et
coûte cher. En conséquence, Malouet ferme la pharmacie «
où chacun se sert à sa guise » et ordonne qu'on ne
délivre des remèdes que sur ordonnance du médecin. Il
demande par ailleurs au ministre le soutien d'un second apothicaire et le
retour en Guyane du médecin Laborde892
Il cherche donc à réduire au maximum les
dépenses inutiles. Il supprime des emplois qu'il juge superflus en
réformant la moitié de la brigade du port. Il ne garde que quinze
hommes sur les trente employés. Il envisage à terme de ne
conserver que quatre officiers et trois timoniers, et de former vingt esclaves
« à l'apprentissage de la mer et au service des
ports893. » Il y a un trop grand nombre de procédures
criminelles contre les esclaves, alors que la plupart des faits qui leur sont
reprochés sont du ressort de la police domestique. De fait, les
dépenses dues à l'emprisonnement des
890 ANOM C14/50 F° 73
891 ANOM C14/44 F° 212
892 ANOM C14/43 F° 79
893 ANOM C14/50 F° 70
212
esclaves marrons sont considérables, c'est pourquoi
Malouet en fait supporter le coût aux maîtres894.
L'exemple des postes de garde est en ce sens assez
significatifs. Le 22 décembre 1777, l'ordonnateur adresse au ministre
une longue lettre sur leur situation. Il y désapprouve la façon
dont ils sont créés, parfois en dépit du bon sens :
Fiedmond installe une garnison le long du Maroni pour défendre la
frontière avec le Surinam alors que cette zone n'est pas
contestée par les Hollandais. Pour Malouet, c'est du gaspillage d'argent
et de ressources. Les postes coûtent annuellement 60 000 francs et
dispersent les forces militaires, qui sont de toute façon « trop
peu nombreuses pour en imposer » : 15 soldats au poste d'Oyapock, 7
à Approuague, 8 à Kourou, 20 à Sinnamary et 25 à
Maroni. Les garnisons sont sous-employées, indisciplinées, se
livrent à la débauche et à la boisson. Les officiers et
sous-officiers, « privés, dans ces déserts, de toute
société, d'étude, de culture, d'émulation, [...]
s'abrutissent souvent, et deviennent incapables de donner des ordres
raisonnables895. »
De plus, trop de colons ruinés se reposent sur l'aide
apportée par les magasins et les hôpitaux implantés autour
des postes. Pour Malouet, c'est un vrai problème. « À mon
dernier passage à Sinnamary, écrit-il, je retrouvai à
l'hôpital les mêmes individus, toujours ivres, toujours
misérables. » Il souhaite donc prendre des mesures contre «
ceux qui profitent et ne produisent rien » et propose au ministre, d'une
part, de renvoyer en France, sous six mois, tous ceux qui ne sont pas capables
de subvenir à leur propre besoin ; d'autre part de supprimer les
hôpitaux et les magasins. À défaut de pouvoir supprimer
tous les postes, il faut les réorganiser différemment, ne laisser
sur place qu'un chirurgien, un commandant et deux archers, qui seront
visités deux à trois fois dans l'année par un officier ou
un administrateur, et concentrer toutes les forces militaires à Cayenne.
De cette façon, il n'y a plus à entretenir inutilement des
bâtiments, des corps de garde, une garnison, des infirmiers,
etc896.
Des économies à réaliser dans tous les
secteurs, Malouet s'attache également à reprendre en main la
circulation monétaire dans la colonie.
Réforme monétaire
La pénurie de numéraire est un problème
constant en Guyane. Administrateurs et habitants ont généralement
recours au troc, à différentes monnaies de papier internes
à la colonie et aux
894 ANOM C14/45 F° 213
895 ANOM C14/44 F° 362
896 ANOM C14/44 F° 362
213
lettres de change897. Depuis la fin du XVIIe
siècle, il existe une monnaie de compte coloniale, la livre coloniale,
indexée sur la production de la Guyane, qui vaut 30 % de moins que la
livre tournois. Pour 100 livres de denrées importées, il faut
verser 150 livres coloniales898.
Malouet estime ce système préjudiciable pour la
colonie. Il résume sa pensée à ce propos dans deux lettres
datées du 28 octobre et du 22 décembre 1777899
où il expose la situation concernant la circulation monétaire en
Guyane. Pour lui, la différence entre la valeur intrinsèque et la
valeur à Cayenne de 30 % pour la livre et d'un septième pour les
piastres est absurde : si ses appointements sont versés en livre, il
gagne 30 %, alors que s'ils sont versés en piastres, il n'y gagne qu'un
septième. Recevant des rouleaux de quatre livres dix sous pour six
livres payables en France, Malouet explique que « l'esprit du commerce, en
général, est l'avidité », et que de fait les
marchands augmentent systématiquement leurs prix de 30 %. Ce qui est
problématique à double titre, parce que les marchandises
coûtent plus cher, et que la la Guyane, toujours à cours de
numéraire, se retrouve « absolument [dépourvue] de grosse et
petite monnoie » pendant six mois de l'année900.
En conséquence, il présente au ministre deux
propositions. La première consiste à envoyer à Cayenne les
deux tiers des fonds assignés en espèces, ayant cours à
Cayenne pour un tiers en plus de sa valeur. « En somme, écrit C.F.
Cardoso, le système monétaire guyanais deviendrait pareil
à celui des Antilles. » La deuxième solution consiste
à envoyer de la monnaie de France, percée au milieu pour en
soustraire le dixième ou le douzième de sa valeur nominale, pour
constituer une réserve permanente de 100 000 écus, suffisante
à la circulation au sein de la colonie. Les pièces
étrangères ne seront plus reçues que comme marchandise au
poids. C'est cette deuxième mesure qui sera partiellement adoptée
en 1781 par la loi sur la circulation monétaire901.
Après une mesure destinée à encadrer la
circulation monétaire en Guyane et éviter ainsi un trop grand
désavantage commercial, Malouet remet de l'ordre dans les affaires
judiciaires de la colonie.
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