1.1.1 Informer la métropole, éclairer la
colonie
L'une des caractéristiques de l'action de l'ordonnateur
est constituée par la dimension informative de sa mission. Tout au long
des deux années qu'il passe en Guyane, Malouet informe la
métropole par une correspondance soutenue avec le ministère,
à qui il fait parvenir des lettres, des comptes-rendus et des
mémoires. Son action comporte également un fort aspect didactique
à l'attention de la colonie, qu'il s'agit d'informer et, d'une
façon plus générale, d'instruire.
Une correspondance normalisée
En qualité de représentant de l'administration
royale dans les colonies, l'ordonnateur correspond avec le ministre de la
Marine à qui il rend compte de son action, de la situation, demande des
instructions sur des sujets précis. En la matière, les
échanges épistolaires entre Malouet et Sartine sont abondants.
« [...] J'y ai plus écrit peut-être sur l'administration de
Cayenne que tous les administrateurs qui m'ont précédé
», déclare-t-il au moment de son départ en août 1778,
dans une lettre vraisemblablement adressée à son ami
François Legras, l'ancien procureur général du Conseil du
Cap741. L'inventaire de la sous-série C14 recense pour
Malouet, entre 1776 et 1778, 302 courriers échangés avec le
ministère. Sous l'administration de Maillart du Mesle (entre 1766 et
741 Gabriel DEBTEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et
plantations de Surinam vus par Malouet, 1777. », op. cit., p.
60.
175
1771) nous avons relevé 296 lettres, et 208 pour
l'ordonnateur de Préville (1773-1774 puis 17781785). Ce décompte,
à défaut de pouvoir être exact, permet néanmoins de
se faire une idée du volume des échanges épistolaires, qui
répondent aux exigences adressées aux administrateurs depuis les
années 1670 et la redéfinition du projet colonial initiée
par Colbert742.
La correspondance avec le ministre est distribuée en
fonction de la répartitions des pouvoirs à la tête de la
colonie. De fait, les sujets concernant l'autorité conjointe de
l'ordonnateur et du gouverneur font l'objet de « lettres communes »
signées des deux administrateurs. Les sujets relevant de
l'autorité de chacun sont consignés dans les « lettres
particulières. » Malouet fait également parvenir trois
comptes-rendus (pour l'année 1776743, 1777744 et
1778745) dans lesquels il passe au crible tous les sujets sur
lesquels il travaille et qui lui permettent de faire un point de la situation :
l'administration générale, les finances, les réunions du
Conseil supérieur, la justice, les décisions qu'il a prises,
l'état général de la colonie, etc.
Homme de cabinet, le besoin de répertorier,
d'étudier et de collecter les richesses naturelles des territoires
outre-mer fait également de l'ordonnateur un homme de terrain qui dresse
un inventaire des questions scientifiques touchant la colonie. Ainsi, Malouet
profite de sa tournée en Guyane pour visiter des cultures
d'épices et dresser des procès verbaux précis. Il examine
un giroflier planté depuis trois ans, mesure sa circonférence et
sa hauteur. Il fait de même avec un cannelier « du même
âge, ayant lorsqu'il a été planté un pied de
hauteur, lequel a été mesuré en notre présence et
s'est trouvé en avoir douze aujourd'hui. » Il renouvelle
l'opération sur l'exploitation de M. Macaye, où il inspecte un
giroflier et un cannelier746. Il visite l'habitation de M. Noyer,
chirurgien-major. Celui-ci a reçu de l'Île de France quatre noix
de muscade, qu'il met en terre le 8 février 1773 suivant les
recommandations de Pierre Poivre. Finalement, une seule noix germe. Malouet en
rend compte au ministre le 3 mai 1777 :
« Le muscadier donne des espérances de
réussite aussi heureuse que les transplantations des autres arbres d
'épiceries. f...] La tige qui le 2 juin 1774, n'avoit que sept pouces de
haut, a aujourd'hui six pieds et demi, et deux pouces et demi de
circonférence. Le 24 avril dernier l'arbre a porté
fleurs747. »
742 François REGOURD, Sciences et colonisation sous
l'Ancien Régime, op. cit., p. 250.
743 ANOM C14/43 F° 84
744 ANOM C14/50 F° 62
745 ANOM C14/50 F° 96
746 ANOM C14/44 F° 243
747 ANOM C14/44 F° 133
176
De passage aux anses d'Iracoubo, il observe la pêche
à la tortue, sur laquelle on fonde de grands espoirs. En
réalité, ce projet, imaginé à la hâte, ne
peut pas être édifié en un objet de commerce profitable. En
revanche, cette vérification lui permet de constater que la pêche
au lamantin, dans la baie de Cachipour, semble nettement plus prometteuse si on
y met les moyens. Pour le moment, il n'y a qu'un seul bateau appartenant
à un dénommé Limbourg, un « homme industrieux et
actif », qui écoule difficilement sa production. Cette visite lui
permet de suggérer au ministre un moyen de développer
plutôt cette industrie : d'abord, il faut fournir à Limbourg un
meilleur bateau pour qu'il puisse commercer avec la Martinique. Puis, il faut
augmenter le parc de bateaux si l'on veut approvisionner toutes les Antilles en
poisson sec748.
« Ne rien exclure a priori, soumettre à
l'expertise les faits les plus improbables comme les plus ordinaires, rendre
curieux ce qui est banal, exotique ce qui est familier749 » :
l'ordonnateur revêt donc une fonction d'enquêteur qui doit
être attentif à l'ensemble de l'espace naturel qui l'entoure, sans
pour autant se laisser entraîner par ses goûts ou sa
curiosité. On le voit aisément dans les comptes-rendus que fourni
Malouet. Des finances à la réfection de la prison, du
séminaire du Saint-Esprit inactif aux lourdeurs de la justice, de la
création d'une boucherie au recouvrement des dettes, des
difficultés rencontrées par les habitants à la
qualité des bois de construction : chaque sujet qui nécessite son
attention fait l'objet d'un chapitre particulier. De fait, transmettre le fruit
de son travail par la voie administrative, généralement sous
forme d'un mémoire ou d'un compte-rendu, impose une forme
codifiée, répondant à des exigences normatives. Il s'agit
en effet de rendre ces informations suffisamment lisibles et explicites pour
les centres du pouvoir et du savoir métropolitains. « Ce qui domine
est le souci de codifier, de calibrer, de rendre uniformes et universelles des
pratiques locales », précise Noëlle Bourguet, afin que les
données issues des colonies soient comparables entre-elles, analysables
et exploitables750.
Grâce à une correspondance normalisée et
codifiée, l'ordonnateur peut rendre compte précisément de
l'état de son travail et ainsi informer la métropole. Il utilise
également ces modalités sur le terrain diplomatique pour
rapporter ce qu'il observe au Surinam.
748 ANOM C14/43 F° 42
749 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde:
voyage et histoire naturelle », op. cit., p. 173.
750 Ibid., p. 173-174 ; François REGOURD,
Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op.
cit., p. 250.
177
Au coeur de la prospérité du
Surinam
Le voyage qu'il entreprend au Surinam est également un
moyen pour Malouet d'accéder à toutes les informations relatives
à la colonie hollandaise, qu'il adresse au ministre, et que l'on
retrouve dans le troisième volume de sa Collection de
mémoires. Sa correspondance développe abondamment ses
observations du modèle colonial hollandais. Parmi les points essentiels,
il juge l'administration coloniale plus efficace que celle de la France. «
Les principes y sont républicains et les formes monarchiques,
écrit-il à François Legras en 1778. Ce qui forme la
combinaison de gouvernement la plus efficace751. » Le pouvoir
est aux mains du gouverneur, qui nomme un magistrat supérieur en charge
de l'autorité publique. Celui-ci supervise un Conseil de police et
d'administration composé de douze conseillers élus par la
colonie. Le gouverneur rend compte de ses décision devant le Conseil,
qui peut émettre des réclamations, ainsi que chaque
particulier752.
D'une façon générale, Malouet se montre
admiratif par le fait que les magistrats respectent les lois sans rechigner,
sans s'indigner. Ils utilisent les recours légaux en cas de litiges. Il
prend l'exemple de M. Menerzaguer, gendre du gouverneur Neupveu,
condamné à tort à une amende de 200 pistoles. Celui-ci
paie, ne fait pas jouer son lien de parenté avec le gouverneur, et
attend le prochain Conseil pour se pourvoir. « Cet ordre-là est
admirable, écrit-il. Parmi nous, un gouverneur, dans ce cas-là,
se seroit mis en colère, et son gendre aussi ; on auroit envoyé
chercher le commissaire, on l'auroit humilié, et on auroit appris aux
assistans que les gens en place et leurs parens ne sont pas faits pour payer
l'amende. Voilà nos moeurs753 ! »
Malouet note que les impôts sont payés sans
problème, à échéance. Les denrées de la
colonies sont acheminées vers Paramaribo avant leur exportation.
Là, on vérifie si le propriétaire des denrées est
en règle avec ses impôts. S'ils ont été
payés, la cargaison est acceptée. Dans le cas contraire, le
montant est déduit du prix de la cargaison. Malouet, en esprit pratique,
tire parti de cette observation :
« Comme il faut toujours rendre ses lumières
acquises profitables à son pays, j'ai fait adopter à Cayenne cet
usage que le Conseil supérieur vient de consacrer par un
règlement754. »
751 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et
plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 60.
752 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires tome
3, op. cit., p. 71-72.
753 Ibid.
754 Ibid., p. 79.
178
Du point de vue des finances, la situation n'est cependant pas
reluisante. Il rapporte :
« Sur quatre cents habitations, vingt habitans
seulement ne doivent rien et sont d'une richesse énorme, cent doivent du
tiers au quart , · cent cinquante, la moitié, et le reste est
engagé pour les trois quarts, la totalité et au-delà de ce
qu'ils possèdent755. »
Sur un revenu total d'environ 22 millions, la colonie est
endettée à hauteur de 80 millions envers les créanciers
européens. Cette configuration alarmante confinerait au
découragement si les cultures n'étaient pas si florissantes. Il
écrit à son ami François Legras :
« Les Hollandais m'ont f...] présenté
le plus magnifique spectacle que puisse produire le courage et l'industrie. Une
armée de 100 000 hommes en bataille et la colonie de Surinam sont les
deux choses que je me félicite le plus d'avoir vues ? Je me suis
promené dans des jardins plus beaux que ceux des Tuileries, qui
étaient il y a dix ans couverts de dix pieds d'eau756.
»
Cet extrait renvoie à la description qu'il fait de
l'habitation de M. de Limes. Celle-ci, en effet, comporte un quai propre et
commode, un chemin empierré « au moyen duquel [il arrivoit] sans
[s']embourber à la maison du maître. » Le jardin est garni
d'arbres fruitiers, de légumes et d'une basse-cour abondante. « En
comparant tout ceci à la mesquinerie, à la malpropreté, et
à la misère de Cayenne, écrit Malouet, j'étois
tenté de me faire adopter Hollandais, et de renoncer à la France
Équinoxiale757. » Il attribue cette
prospérité à la mise en valeur des terres basses.
Celles-ci se présentent de façon uniforme sur 400 lieues «
entre l'Orénoque et l'Amazone758. » S'il estime que la
terre de Saint-Domingue procure de meilleurs rendements du fait de sa
qualité et du peu de travail qu'elle requiert, il constate que les
Hollandais sont de bien meilleurs techniciens d'une part, bien mieux
ordonnés et disciplinés d'autre part. Il salue «
l'uniformité d'ordre et de méthode dans la distribution et
l'exécution des travaux. » Au lieu de laisser libre cours à
leur « caprice », comme c'est le cas en Guyane, tous les habitants
sont soumis à l'exécution du même plan,
épaulés par des
755 Ibid., p. 87.
756 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et
plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 59.
757 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 98.
758 Ibid., p. 87.
179
ingénieurs compétents759.
Ainsi, Malouet considère que l'endettement de la
colonie n'est que passager et que ce problème se résoudra de
lui-même. Selon son analyse, il serait le résultat de la baisse du
cours du café et du « faste dans les bâtiments et les jardins
» qui auraient ruiné la majeure partie des habitants, à
l'image de l'habitation de M. de Limes dont ses « Tuileries [...] et sa
superbe manufacture, après un moment d'enthousiasme, [lui] ont paru
extravagants. » Ce sont des dépenses importantes et inutile
à ce niveau760. Malouet prédit que le marché va
s'autoréguler. Cet argument libéral lui fait expliquer à
Legras que les habitants les plus endettés sont contraints au fur et
à mesure de céder leurs biens à leurs créanciers.
« Lorsque la révolution sera consommée, écrit-il,
lorsque les gens ruinés auront disparu, on ne s'apercevra d'aucun
changement dans les produits761. » De fait, il trouve là
matière à appuyer le volet financier de son projet de
dessiccation des terres basses en Guyane. Les colons hollandais sont soutenus
d'un côté par la métropole qui leur accorde une avance de 4
à 10 esclaves en fonction de la superficie cultivée. D'un autre
côté ils bénéficient de la caution apportée
par l'engagement monarchique qui crée un climat de confiance à
destination des financiers amstellodamois, qui « investissent à 200
000 florins à 6% par terres762. »
Ainsi, les observations menées au Surinam, si elles
permettent une approche des raisons de la prospérité de cette
colonie, sont également l'occasion d'établir une comparaison avec
la Guyane et d'y puiser l'inspiration pour des solutions en Guyane. Dès
lors, Malouet entend fournir concrètement des exemples aux habitants
guyanais.
De la leçon à
l'exemple
Homme des Lumières, Malouet confère à son
travail une dimension informative et pédagogique à destination de
la colonie. D'une façon générale, il s'étonne du
manque de savoir des habitants et de leur obstination à persister dans
une voie qui, semble-t-il, n'est pas la bonne. Le champ lexical qu'il utilise
est éloquent et ses écrits, aussi bien que sa correspondance,
font état, presque à l'envi de « l'ignorance » qui
règne dans la colonie, du peu de « lumière » dont
disposent les habitants, de leur « conservatisme » et des trop rares
planteurs « habiles et éclairés ». En 1780,
759 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves
et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p.
59-60.
760 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 98.
761 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves
et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 60.
762 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 94.
180
dans le compte rendu au roi rédigé par Malouet et
Sartine, ce constat est repris :
« Il y a une alliance notoire entre la
pauvreté et l'ignorance dont résulte un amour-propre
opiniâtre, [l'habitant] se complaît dans sa manière
d'être, pourvu que les premiers besoins soient satisfaits763.
»
Selon Julien Touchet, les déficiences supposées
de la société coloniale appellent la tutelle d'une administration
intelligente764. Des ouvrages comme La Maison Rustique de
Préfontaine sont rédigés dans ce but didactique. Il s'agit
d'éclairer l'habitant, et Malouet se voit comme un agent important de
cet encadrement. Il est convaincu du bien fondé de ses idées ;
leur application, selon lui, relève de l'évidence. Ainsi, sa
tournée en Guyane est l'occasion d'informer les habitants qu'il
rencontre. Mais la tâche est ardue et Malouet avoue au ministre les
difficultés qu'il rencontre avec les habitants les plus
éloignés de Cayenne, criblés de dettes, souvent
très pauvres, insolvables, éloignés de tout : des voies de
communication, du courrier, de l'imprimerie, etc. Certains ne sont pas au
courant des projets de la métropole, et ne savent même pas qui il
est. « Comment plaire à de pareilles gens, et leur être
véritablement utile? » Ainsi, Malouet donne une dimension
pédagogique à ces rencontres. Il tente d'expliquer pourquoi il
est important de payer ses dettes et de n'emprunter de l'argent que quand on
est en état de le rembourser. Il explique également les
faiblesses des pratiques culturales, tente de combattre la force de l'habitude,
surtout des mauvaises habitudes. Il dévoile la nature exacte des projets
de la métropole et explique aux habitants quel est le but d'une
colonie765.
La dimension didactique de son projet occupe une place
centrale dans sa réflexion. Il cherche à établir, par
l'expérience du terrain, l'appréhension concrète des
choses observées sur place, un cadre à l'administration et un
modèle pour les habitants, « sans quoi [il auroit] eu l'air d'un
missionnaire apostolique et point d'un administrateur766. »
Avec le projet de mise en valeur des terres basses, Malouet veut doter la
Guyane d'une vitrine des lumières métropolitaines à
l'usage des habitants. Comme le lui fait remarquer Boutin : « nous n'avons
ni modèles, ni artistes, ni capitaux767. » Qu'à
cela ne tienne, l'ordonnateur ne se dépare pas d'un certain optimisme ;
son administration et le travail de l'ingénieur Guisan, nouvellement
recruté, vont changer les choses et
763 ANOM C14/52 F° 98
764 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
française (1720-1848), op. cit., p. 117.
765 ANOM C14/50 F° 67
766 ANOM C14/50 F° 68
767 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet tome 1,
op. cit., p. 121.
181
placer la Guyane sur la voie du développement :
« Des procès verbaux authentiques, des
opérations géométriques, sont substituées à
des fables absurdes, · un système de culture fondé en
raison et en fait va s'établir dans la Guyane, le Gouvernement ne peut
plus errer, les entrepreneurs savent ce qu'ils ont à faire pour
réussir, · il ne leur manque plus que des modèles de
dessèchemens, de bâtimens, d'écluses, de machines, et ils
vont être exécutés768. ,»
Par ailleurs, Malouet fait porter ses efforts en faveur de
l'éducation en Guyane et engage des mesures dans ce sens. Son projet
s'avère pragmatique, destiné à former la jeunesse aux
disciplines utiles dans les colonies. Dans son compte rendu pour 1777, il fait
part de sa reprise en main du collège, qui consiste en « un
maître d'école sur une habitation qui ne produit rien. » Pour
lui, créer un établissement scolaire digne de ce nom « est
de la plus haute importance pour la colonie. » Il engage un professeur de
mathématique qu'il fait venir de France, auquel il adjoint les services
du « plus sensé des missionnaires » et d'un «
maître d'écriture. » Il transforme la maison du
collège en pensionnat, qui accueille 22 élèves, dont 12
pensionnaires. C'est un enseignement aux visées utilitaristes qui est
prodigué ici, en phase avec les besoins d'une société de
cultivateurs. On y enseigne donc la géométrie, la
mécanique et l'hydraulique. « Nul besoin de latin769.
»
En concertation avec M. Maire, le directeur du collège,
Malouet projette d'embaucher en plus deux professeurs laïcs de
mathématiques, deux régents pour enseigner la grammaire,
l'histoire et la religion. Son projet pédagogique est de former une
sorte d'école d'ingénierie coloniale, où l'on enseigne
« la conduite des esclaves, le travail de la terre, en se fondant sur des
faits avérés. » Il projette également d'écrire
« une espèce de catéchisme moral et physique », qui
servirait de socle à l'élaboration du premier code de
l'éducation dans les colonies770. Le 28 août 1778, M.
Maire fait état de besoins en livres et de la nécessité
d'allouer une pension pour les enfants qui ne pourront payer les frais de
scolarité, en particulier les mulâtres771.
Même fort modeste, cet établissement, permettrait
donc, si l'on suit Julien Touchet, d'affirmer que la Guyane serait
arrivée dans la phase 2 du modèle de Basalla, qui décrit
le moment où émerge une science coloniale et des infrastructures
entraînant les colonies sur les chemins de l'autonomie
scientifique772. Il nous semble cependant que cette affirmation peut
être nuancée. En
768 Ibid., p. 187.
769 ANOM C14/50 F° 92
770 ANOM C14/50 F° 93
771 ANOM C14/50 F° 219
772 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 285.
182
effet, l'approche strictement diffusionniste proposée
par Georges Basalla peut, à première vue, se montrer
séduisante pour expliquer le développement de territoires par le
lien étroit entretenu avec la science européenne, qui surgit dans
un contexte colonial. Cependant, cette grille de lecture s'avère
être quelque peu rapide, car certaines régions, effectivement, ne
parviennent pas à s'extraire du sous-développement, de la
dépendance vis-à-vis de la métropole, et de l'exploitation
qui en résulte, comme le montre la Guyane. Ce cadre revient à
ériger les savoirs et les pratiques métropolitaines comme des
modèles, ce qui laisse de côté les cadres locaux et
préexistants à l'arrivée des
Européens773. De fait, considérer que la
création d'institutions dédiées aux savoirs constitue une
preuve de l'autonomisation scientifique de la Guyane, donc l'entrée dans
la phase 2 du schéma de Basalla, nous semble être une erreur de
perspective. Les savoirs institutionnalisés restent largement des
produits métropolitains, destinés à exploiter au mieux les
ressources guyanaises dans le cadre des objectifs ministériels.
Relais du pouvoir monarchique et vecteur d'une tradition
administrative et scientifique métropolitaine, l'ordonnateur est un des
rouages actifs de la Machine coloniale, qu'il alimente par le biais de la
correspondance ministérielle. Il est également le point
d'entrée du projet colonial dans les possessions outre-mer. Toutefois,
il convient de prendre du champ par rapport à cette analyse du
rôle de l'ordonnateur, qui suggère une colonie engoncée
dans un rôle périphérique et passif face aux apports du
centre européen. Ainsi notre approche se montre attentive à
l'appui essentiel des intermédiaires locaux, avec lesquels Malouet est
en relation.
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