1.3.2 Techniques culturales et moyens de production
Nous l'avons vu, l'abondante végétation de la
Guyane véhicule l'idée, largement partagée par les colons
et les administrateurs, que les terres sont très productives, en
dépit des relevés effectués par certains naturalistes
comme Bajon ou Leblond. Selon C.F. Cardoso, « de leur propre aveu, [Bajon
et Leblond] devaient faire face à la résistance coriace des
planteurs, qui se cramponnaient à leurs idées traditionnelles.
» Les connaissances des planteurs dans ce domaine semblent en effet fort
réduites. Ils attribuent volontiers les résultats
médiocres des cultures aux mauvaises conditions climatiques et au milieu
difficile : les ravages des fourmis, les pluies trop fréquentes qui
lessivent les sols, la chaleur de la saison sèche qui les brûle en
profondeur. Jamais les méthodes de culture ne sont remises en
question501. « La force du préjugé dans lequel on
est sur ce point est si considérable, dit Bajon, que lorsqu'on voit
quelqu'un s'écarter de cette conduite, & prendre une nouvelle route
& plus réfléchie, l'on se fâche contre
lui502. »
Les méthodes culturales sont pourtant rudimentaires et
témoignent d'un niveau technique peu élevé. Les propos de
Bajon à propos de la canne à sucre sont édifiants :
« Il paroît bien étrange que depuis le
temps qu'on la cultive dans cette colonie, on ne se soit jamais
écarté d'une routine peu méthodique, & qu'on n'ait
jamais fait avec réflexion, des essais propres à désabuser
de l'erreur dans laquelle on est sur la manière de la planter et de la
cultiver. f...] On s'est toujours opiniâtré à planter les
cannes dans des terres f...] nouvellement découvertes, sans les
labourer, & à les distribuer dans ces terres sans ordre et sans
soins503. »
Et les choses n'évoluent guère. En parcourant la
colonie, Malouet se rend compte que globalement, le problème des
cultures vient du désordre et du manque d'encadrement
général. Dans le quartier de l'Oyapock, il constate que «
les cultures y sont aussi désordonnées [que dans l'Approuague],
et si les habitants ne veulent pas se soumettre à des plans plus
sensés, [son] avis est
501 Ibid.
502 Bertrand BAJON, Mémoires pour servir à
l'histoire de Cayenne et de la Guiane françoise: dans lesquels on fait
connoître la nature du climat de cette contrée, les maladies qui
attaquent les Européens nouvellement arrivés, & celles qui
régnent sur les blancs & les noirs: des observations sur l'histoire
naturelle du pays, & sur la culture des terres, Paris, Grangé,
1778, vol.2, p. 360.
503 Ibid.
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bien de les laisser libres dans leurs fantaisies504.
»
Les travaux agricoles commencent invariablement par un abattis
(défrichement), culture itinérante sur brûlis dont la
réalisation est détaillée par
Préfontaine505. La terre, ainsi fécondée par
les cendres, donne sur une période de trois à cinq ans avant de
s'épuiser. Il convient dès lors pour le planteur d'anticiper, en
préparant un nouvel abattis. Celui-ci est exploité dès
qu'il est en rapport, quand bien même le précédent n'est
pas totalement épuisé, car le planteur ne peut pas entretenir
deux parcelles à la fois. L'habitant Boutin explique ce fonctionnement
à Malouet :
« Les premières récoltes suffisent pour
dépouiller [le sol] de cette couche de terreau qui nous donne d'abord de
grands produits, surtout en vivres ; mais les plants chevelus ou racines
pivotantes périssent au bout de quelques années. [...] Tout cela
vient bien pendant deux ou trois ans, mais aussitôt que la plante
rencontre le tuf, elle jaunit et
meurt5°6. »
Sur le long terme, cette itinérance débouche sur
un éloignement progressif des bâtiments d'exploitation, si bien
que parfois le planteur est forcé de les abandonner et d'en construire
des neufs, pour se rapprocher des nouvelles cultures. L'habitant Boutin en est
ainsi à son troisième établissement en vingt
ans507. Les conséquences de ce modèle extensif sont
multiples. D'abord, il entraîne une faible productivité et des
rendements agricoles médiocres, car les planteurs ne sont en mesure de
cultiver que de petites plantations. Les esclaves, occupés aux travaux
de défrichement quasi permanents, ne peuvent se consacrer à la
culture et à la fabrication de marchandises. Ensuite, une parcelle peut
être à nouveau cultivée, une fois qu'elle est revenue
« en grand bois », après une période de quinze à
vingt ans de jachère. À savoir que la forêt ne se
reconstitue pas sur les plus mauvais sols. Elle est remplacée par la
savane, ce qui condamne l'abattis à l'abandon508.
En outre, dans l'ensemble « la colonie de Guyane manque
cruellement de tout509. » En particulier, elle souffre d'un
manque chronique de capitaux. Si la terre est obtenue gratuitement, la mise de
départ pour lancer une habitation reste en revanche très lourde.
Le planteur doit construire les bâtiments, acquérir les outils et
les bêtes de somme. Il doit aussi acheter des esclaves, et renouveler
l'opération régulièrement, du fait d'une mortalité
supérieure à la natalité dans la main-
504 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 128.
505 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison
rustique, op. cit.
506 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 119.
507 Ibid.
508 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 143.
509 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne, op. cit.,
p. 441.
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d'oeuvre servile, nous l'avons vu. Les planteurs sont
confrontés à une augmentation des prix au cours de la
période, d'autant que les négriers français ont tendance
à vendre leur cargaison plus chère. En 1714, un esclave
s'achète 550 livres tournois en moyenne510. En 1763,
Préfontaine écrit que « le prix ordinaire d'un Nègre
à Cayenne, en tems de paix, est de mille livres. Une Négresse
vaut neuf cens livres, une Nègre de huit à neuf ans, sept
à huit cens livres511. »
Un planteur doit aussi tenir compte du temps nécessaire
à l'amortissement de son installation. Une sucrerie, en moyenne,
nécessite un investissement de 40 000 livres et l'achat de 100 à
200 esclaves. Au bout de cinq ans, la production devient
régulière, l'investissement est amorti en sept années.
Ainsi, s'il a les moyens d'attendre tout ce temps et si son habitation est bien
tenue, un planteur peut espérer une rentabilité allant de 12
à 14 % du capital. C. F. Cardoso évoque le cas du planteur Giraud
qui, en 1767, affirme retirer plus de 20 000 livres de revenu annuel de son
habitation de 43 esclaves. Cela étant, il ne faut pas perdre de vue que
l'immense majorité des planteurs ne peuvent pas afficher de tels
résultats. L'une des causes de ce marasme est, bien entendu, le manque
de capitaux et le besoin de s'en procurer, régulièrement
pointé du doigt512.
Ainsi, l'agriculture guyanaise se situe à mi-chemin
entre l'agriculture spéculative telle que pratiquée dans les
Antilles, et une agriculture presque artisanale, ce qui constitue un frein pour
obtenir des résultats intéressants sur le long
terme513.
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