1.2 La population
Les instructions remises à Malouet donnent une
description de la population guyanaise. « [Elle] est de trois
espèces : celle des Blancs, celle des Indiens, ou naturels du pays, et
celle des gens de couleur427. » Relativement peu peuplée
en 1776, la colonie compte au total 9 676 personnes : 977 colons blancs, 200
libres de couleurs, et 8 499 esclaves noirs.
423 Yannick LE ROUX, Les communications intérieures en
Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794), op.
cit.
424 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 13
; Jean-Claude GIOCOTTINO, « Un monde tropical », op. cit.,
p. 30.
425 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
14.
426 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 112.
427 ANOM C14/43 F°223.
|
Blancs
Libres de couleur Esclaves
|
103
Tableau 4: Répartition de la population en
Guyane (1776)
Cette population est principalement concentrée sur
Cayenne et quelques points côtiers. Le graphique
ci-après428 montre que la population de Cayenne est quasiment
multipliée par 6 sur huit décennies, passant d'environ 2 000
individus en 1710 à quasiment 12 000 en 1788. Toutefois, nous voyons que
cet accroissement est à mettre principalement à l'actif de la
population servile, qui constitue l'immense majorité de la population,
alors que le contingent des Blancs connaît une progression très
faible, tendant vers une relative stagnation sur la période
considérée.
428 Catherine LOSTER, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime: étude archéologique et historique de
l'économie et du réseau économique d'une colonie
marginale, la Guyane (XVIIe et XVIIIe siècles), Thèse
présentée à la Faculté des études
supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre
du programme de doctorat en archéologie pour l'obtention du grade de
Philosophiae Doctor (Ph.d), Laval, Québec, 2012, p. 116.
104
14000 12000 10000 8000 6000 4000 2000
0
|
|
1710 1712 1717 1720 1723 1733 1737 1749 1763 1765 1770 1772
1776 1777 1781 1786 1787 1788
Libres (Blancs et libres de couleur) Esclaves africains Esclaves
amérindiens Population totale
Tableau 5: Evolution de la population de Cayenne
(1710-1788)
Enfin, s'ajoute à cette population un nombre
indéterminé d'Amérindiens (les estimations oscillent entre
15 000 et 20 000 individus) principalement dispersés dans la
forêt429.
1.2.1 Les Blancs
« Les Blancs, précisent les instructions, sont des
Européens que l'attrait de la fortune a appelé dans ce climat ou
qui sont nés dans la colonie des Européens anciennement
établis430. » Mis à part le personnel de
gérance et quelques « gens de conditions » à la
tête des rares habitations rentables, la population blanche est
constituée d'anciens forçats, d'engagés, de soldats
devenus cultivateurs, de vagabonds ou de rescapés des dramatiques
expéditions colonisatrices des XVIIe et XVIIIe siècles.
429 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 329.
430 ANOM C14/43 F°223.
105
Tableau 6: Evolution de la population blanche en Guyane
(1704-1788)
Comme le montre le graphique ci-dessus431, les
Blancs sont relativement peu nombreux en Guyane. On peut distinguer deux
périodes dans le peuplement de cette colonie. La première
période court des années 1680 jusqu'au traité de Paris en
1763. Celle-ci est caractérisée par une colonisation peu suivie
par la métropole, qui ne s'investit que de très loin dans le
peuplement de cette terre lointaine. Une propagande se met en place pour
obtenir des engagés sur trois ans, mais prend fin au tout début
du XVIIIe siècle432. Il faut véritablement attendre
l'expédition de Kourou en 1763 pour que s'ouvre une nouvelle
période de peuplement massif de la Guyane, qui connaît alors un
afflux de populations européennes inédit à
l'époque, qui se solde par la débâcle que l'on
sait433.
Le groupe des Blancs ne constitue pas cependant une
entité socio-économique homogène. Bien qu'il monopolise
pouvoir et propriété, il est organisé en couches
superposées, dans le strict respect de critères sociaux et
économiques434. Et de ce point de vue, les réussites
sont souvent très disparates. « C'est toujours l'impression d'un
manque de perspectives et d'espoirs, écrit C.F.
431 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 329 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 279.
432 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
60.
433 Voir p 142 sur l'expédition de Kourou.
434 Pierre PLUCHON, « Les populations libres »,
in Pierre PLUCHON (dir.), Histoire des Antilles et de la
Guyane, Toulouse, Privat, coll. « Univers de la France et des pays
francophones », 1982, p. 163.
106
Cardoso, de gens vivant au jour le jour et en proie à
la léthargie, qui se dégage de la lecture des documents
concernant les planteurs guyanais435. » La situation
économique des Blancs en Guyane n'est pas reluisante et confine à
l'indigence pour la majorité d'entre eux. Les quelques planteurs pouvant
témoigner d'une certaine aisance sont rares et appartiennent quasiment
tous à « l'aristocratie » locale ayant un siège au
Conseil supérieur, comme Boutin, Kerkhove, Macaye, ayant sans doute des
liens importants avec le marché international436. Dans son
étude portant sur plusieurs habitations en Guyane, Catherine Losier
montre bien les liens qui unissent les habitants les plus importants avec les
marchés extérieurs, témoignant pour certains d'une
véritable aisance matérielle, par exemple l'habitation
Macaye437. Il est cependant rapide de parler de richesse. Pour
reprendre le cas de Claude Macaye, procureur du Conseil supérieur de
1742 à 1781, il est une figure incontournable du milieu guyanais.
Située au fond de Rémire, l'habitation Macaye est un patrimoine
qui se transmet dans la famille depuis 1689. En 1737, l'habitation produit du
cacao et du café, puis du café sur un polder de 20 hectares
aménagé par Claude Macaye en 1764. Le recensement de 1772 fait
état d'une cinquantaine d'esclaves438. En 1775, le roi le
distingue pour services rendus en lui accordant des lettres de noblesses. Dans
une lettre du 30 janvier 1777, Macaye s'excuse auprès du ministre de ne
pas avoir présenté sa gratitude plus tôt, car les
dépêches ministérielles du 25 août 1775 ne lui sont
parvenues qu'en janvier 1777. Il déplore également le fait qu'il
ne puisse profiter de cette distinction car il n'a « point les moyens de
faire passer en France à un secrétaire du roy les sommes
nécessaires pour payer le sceau439. » Finalement, un
courrier du ministère daté du 11 juillet 1777 rend compte du
dénouement de l'affaire :
« Monseigneur a décidé le 11 juillet
1777 que les frais de sceau et de marc d'or des lettres de noblesses
accordées au sieur Macaye, procureur au Conseil supérieur de
Cayenne, seroient payés par la caisse des colonies440
»
L'unité permettant d'étalonner la richesse d'une
habitation est le nombre d'esclaves, qui sont accaparés par une
poignée de grandes exploitations. La réalité des habitants
confine à l'indigence et la misère noire. Un habitant sur six met
en valeur sa concession sans esclave ni matériel. La moitié
435 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 354.
436 Ibid.
437 Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime, op. cit., p. 318-326.
438 Ibid., p. 319-320.
439 ANOM E295 F° 291.
440 Ibid.
107
des habitations comptent moins de 10 esclaves. 11 % disposent
de plus de 50 esclaves, dont 2,5 % plus de 100441. Ce qui permet de
relativiser l'opulence qui, a priori, serait le lot commun des Blancs
et des notables de la colonie. Bien au contraire, Malouet fait état au
ministre, dans une lettre du 26 mars 1777, de la pauvreté quasi
générale. Parmi tous les habitants à qui il rend visite,
il n'en rencontre qu'une douzaine qui vivent convenablement, à l'image
d'un certain Gervais, un ancien soldat « qui cultive seul sept arpens de
terre plantés en vivres et en cotons » qui lui donnent «
l'existence d'un très riche paysan ». Mais pour la plupart des
autres, la misère noire est le lot quotidien. Malouet décrit un
habitant à Oyapock mourant de faim. D'autres, à Aprouague, «
ne vivant que de racines, n'ayant ni pain ni vin, obstrués, languissans
sur leurs grabats442. » Il relate sa rencontre avec « le
sieur Rochelle », dont le parcours semble l'avoir marqué :
« Cet homme a gagné cent mille écus
à Saint-Domingue, et il est venu les fondre ici sur une
détestable terre. Je l'au trouvé nu, travaillant avec ses
nègres, et n'ayant dans sa maison ni meubles ni provision443.
»
Ainsi, pour Jean Meyer, ces « petits Blancs »
vivotent dans un quotidien misérable, en butte avec les activités
des libres de couleur, dans une société qui suscite amertume et
jalousie. Il « se forme ainsi un esprit local, de médiocre
envergure, fait de rancoeurs longtemps remâchées le long des
années de demi-misère444. »
Enfin, il est à signaler à partir des
années 1760, en lien avec l'expédition de Kourou, un petit nombre
d'Acadiens. Il s'agit d'une quarantaine de familles regroupées dans les
savanes du littoral de la Guyane à partir de 1765, soit un total
d'environ 250 personnes installées entre Kourou et Iracoubo. Pour 254
habitants recensés en mai 1767 au poste de Sinnamary, on en retrouve
plus de 220 en 1772 dans les quartiers de Sinnamary et de Kourou, dont les deux
tiers sont des habitants acadiens ou des habitants alliés à des
familles acadiennes par l'intermédiaire des nombreux mariages qui ont pu
être célébrés sur la
période445.
Bernard Cherubini évoque le
désintérêt que l'historiographie consacre à ce
groupe, à l'image
441 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 352.
442 ANOM C14/50 F°65.
443 Ibid.
444 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale. I, La Conquête, Paris, Pocket,
1996, p. 171.
445 Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens en Guyane
(1765-1848) : une « société d'habitation» à la
marge ou la résistance d'un modèle d'organisation sociale »,
Port Acadie: revue interdisciplinaire en études acadiennes,
2009, no 13-14-15, p. 149-151.
108
du peu d'attention des administrateurs consacrée
à ces populations. Elles constituent une petite paysannerie locale,
à la marge du système d'exploitation dominant, celui de la grosse
habitation esclavagiste. Les Acadiens, en effet, vivent en vase clôt,
à l'écart de la société de plantation et de
Cayenne. Cette petite société s'organise autour de petites
unités économiques et domestiques constituées d'une
famille d'habitants blancs, en majorité d'origine acadienne ou
s'étant préalablement trouvés en Acadie avant 1764, et de
deux ou trois esclaves noirs. En moyenne, une famille possède deux
boeufs, une vache, quatre brebis, un mouton, trois cochons et six poules. Ce
qui engendre ainsi des formes d'autonomisations économiques, sociales et
politiques qui se traduisent par des stratégies matrimoniales et par des
choix de développement économique qui doivent parfois s'adapter
aux incertitudes des événements politiques et sociaux.
L'activité économique des Acadiens est diversifiée. En
plus de la pêche et de l'agriculture, ils exercent leurs talents de
bûcherons, de navigateurs et de bâtisseurs de
bateaux446.
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