2.3 La question de l'esclavage
Question éminemment centrale dans l'économie de
la pensée de Malouet, l'esclavage est la clé de voûte du
dispositif colonial, tant du point de vue économique, en tant que force
de travail, capital d'exploitation et objet de commerce, que du point de vue
social en tant que marqueur de la réussite du colon propriétaire
d'esclave. La question de l'esclavage divise à partir de la seconde
moitié du XVIIIe siècle, sous les assauts des philosophes et des
économistes, et Malouet se pose en défenseur inconditionnel de
cette institution dès les années 1780. Cependant, c'est sans
doute le sujet qui mérite le plus d'être nuancé car
l'opinion de Malouet évolue sensiblement entre les années 1770 et
les années 1780-1790, que l'historiographie le concernant retient
généralement.
2.3.1 Un mal nécessaire
Une chose qu'il est important de souligner est que depuis
Paris, on ne connaît strictement rien des réalités de
l'esclavage. Au mieux cette institution est-elle examinée en tant que
souffrance d'un Autre, abstrait et lointain, sinon comme profit
réalisé par le mode de travail dans les colonies304.
Cette distance est mise en lumière par Malouet qui fait part du choc
qu'est pour lui la confrontation à la réalité de
l'esclavage quand il met le pied à Saint-Domingue. « Ce fut pour
moi un spectacle nouveau et qui me fit une vive impression,
écrit-il305 » Il reconnaît que c'est une «
malheureuse institution »306 dont l'Europe n'est cependant pas
responsable. Ce ne sont pas les marchands européens qui créent la
servitude, qui perdurera de toute façon même s'ils se retirent de
ce commerce307. Pourtant, il est loin de s'opposer à ce
système et le présente comme une nécessité.
Il justifie tout d'abord le recours à l'esclavage comme
un impératif en regard d'un certain ordre naturel des choses.
« Personne ne croit aujourd'hui que les
Européens soient propres à cultiver les terres de la zone torride
, · ils ne pouvoient s'y établir que comme conquérans, et
les denrées précieuses qu'ils demandoient à ce sol
usurpé ne pouvoient être
304 Nick NESBITT, « Radicaliser les radicaux:
Saint-Domingue et le problème de l'esclavage dans la Révolution
», in Anja BANDAU, Marcel DORIGNY et Rebekka VON MALLINCKRODT
(dirs.), Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe siècle.
Circulation et enchevêtrement des savoirs, Karthala, 2010, p.
238.
305 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 44.
306 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 7.
307 Ibid., p. 25.
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produites que par des bras asservis308.
»
En effet, Malouet reprend l'idée largement admise au
XVIIIe siècle, selon laquelle les Européens ne sont naturellement
pas disposés à travailler dans les colonies, idée semblant
être accréditée par l'épreuve des faits pour les
contemporains. De plus, confrontés à l'impératif de mettre
en valeur leur terre, d'assurer la subsistance de leur famille, de payer leurs
dettes, ils sont, bien malgré eux, contraints d'acheter des esclaves car
ils n'ont pas d'autres moyens de remplir leurs obligations309. Il
use abondamment de l'argument économique à ce sujet, en
évoquant le sort des trente-six mois, ces travailleurs Blancs
qui « vendoient leur liberté pour ce
temps-là310.» À l'origine de la colonisation, en
effet, la force de travail n'est pratiquement constituée que
d'engagés Blancs. Mais « durement traités, souligne Paul
Butel, ils se font difficilement aux conditions climatiques, et les
épidémies [font] des coupes sombres dans les rangs des
travailleurs. » De plus ils coûtent cher, et la durée
brève du contrat de service, trois ans seulement chez les
Français (contre six chez les Anglais) n'incite pas l'habitant à
risquer ses capitaux dans l'achat d'engagés311. C'est donc
par calcul que l'on se tourne vers l'esclavage312. Ainsi, se
procurer vers une main-d'oeuvre relativement bon marché devient d'autant
plus nécessaire qu'en même temps, sur les grands marchés
d'Europe, le prix du sucre est en baisse au tournant du XVIIIe siècle.
Dès lors, les esclaves succèdent aux
engagés313. Les colons n'y voient que des avantages : leur
coût est rapidement amorti, ils représentent un capital toujours
disponible, ils peuvent être une source de profit non monétaire,
et entretiennent le prestige de leur propriétaire. Du point de vue des
maîtres, pragmatiques, le souci de contrôle de la main-d'oeuvre
justifie l'emploi d'esclaves Noirs, dont les chances de succès en cas
d'évasion sont moindres que s'il s'agit d'Amérindiens ou de
Blancs314.
L'importance de la main-d'oeuvre servile est un des principaux
critères de la richesse des planteurs au XVIIIe siècle. La
dimension de l'atelier d'esclaves conditionne la capacité de production
pour la plantation de la canne, sa coupe et son traitement au moulin pour
raffiner le sucre. Les esclaves représentent plus ou moins 30 % du
capital investi, proportion en hausse à la fin de l'Ancien Régime
en raison du renchérissement de leur prix. Pour Saint-Domingue, entre le
milieu des années 1770 et l'année 1790, la population d'esclaves
passe de 250 000 à 500 000 individus. En 1790, les négriers
français y vendent plus de 39 000 esclaves. Près de 18 000
sont
308 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 7-8.
309 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 13.
310 Ibid., p. 23.
311 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises
XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 93-94.
312 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites
négrières, op. cit., p. 82.
313 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises
XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 93-94.
314 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites
négrières, op. cit., p. 82-83.
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achetés au Cap, le plus grand port de la colonie, qui
en redistribue ensuite une partie jusque dans la
Partie-de-l'Ouest315. On comprend donc aisément que
l'institution de l'esclavage, même si elle est jugée malheureuse
par Malouet, trouve à ses yeux matière à
défense.
Il fonde également son approche en invoquant des
raisons de sécurité. Pour Malouet, il est vital que les esclaves
restent subordonnés à l'autorité des Blancs, pour garantir
la sécurité de ces derniers316. En effet, le
déséquilibre démographique pèse en défaveur
des Européens qui sont largement minoritaires. Les révoltes
d'esclaves sont l'obsession des colons qui craignent en permanence un
soulèvement massif de leur main-d'oeuvre317. Ce
phénomène est endémique dans les colonies, ce dès
les origines de la colonisation. Fuites et révoltes sont
attestées dès l'arrivée espagnole en Amérique
à la fin du XVe siècle, où les esclaves se
soulèvent contre leur sort. Le gouverneur Ovando demande même en
1503 aux souverains l'arrêt de l'envoi d'esclaves Noirs à
l'Espaflola. Les révoltes et la fuite sont des aspects indissociables
d'affrontements armés car les marrons lancent des raids contre les
plantations, volent du bétail et des vivres, enlèvent des femmes
et détroussent les voyageurs318. C'est en partie pourquoi la
Grand-Case, c'est-à-dire la maison du maître, se situe
sur les hauteurs de la propriété, pour des raisons de
sécurité, et à bonne distance de l'habitat des esclaves,
pour surveiller la main-d'oeuvre319. Le cas de figure des
révoltes serviles du Surinam au XVIIIe siècle est à ce
point de vue très représentatif des préoccupations
sécuritaires qui animent les colons. Le nombre des esclaves y est
considérable, et en croissance de façon continue. Si à la
fin du XVIIe siècle on compte environ 4 300 esclaves pour 800 Blancs, on
évalue dans les années 1750 à 50 000 l'effectif de la
population servile, répartie en 591 plantations. La condition que le
Surinam, prospère colonie hollandaise de plantation, réserve tout
au long du siècle à sa population servile est sans doute parmi
les plus terribles qui puissent exister en la matière. Le labeur y est
harassant, les sévices courants et les punitions impitoyables. Les
révoltes d'esclaves sont, de fait, nombreuses, et culminent dans les
années 1760 où des groupes de fuyards trouvent refuge dans la
forêt. Leur nombre exact est difficile à déterminer et
oscille entre 3 000 et 20 000. Toutefois la menace est sérieuse pour la
colonie. Afin d'endiguer une vague nouvelle de marronnage et de pillage, le
gouverneur de Paramaribo fait appel à des troupes de mercenaires
recrutées en Europe. Plus de 1 200 soldats participent à cette
guérilla, à laquelle ils sont mal préparés, dans un
milieu qu'ils ne connaissent pas et dont ils ne soupçonnent pas les
pièges. Ils sont épaulés par les Black
315 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises
XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 121-122.
316 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 310.
317 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème
de l'esclavage », op. cit., p. 65.
318 Rafael LUCAS, « Marronnage et marronnages »,
Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 2002, no 89,
p. 15-16.
319 Jacques de CAUNA et Marie-Cécile REVAUGER, La
société des plantations esclavagistes. Caraïbes
francophones, anglophones, hispanophones: regards croisés, Paris,
Les Indes savantes, coll. « Rivages des Xantons », 2013, p. 26 ; Jean
MEYER, Histoire du sucre, op. cit., p. 140.
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Rangers, troupes d'esclaves affranchis ou en promesse de
l'être. Ces forces conjointes réussissent à chasser un
certain nombre de marrons du territoire surinamien, mais au prix de lourdes
pertes : 1 100 soldats sur les 1 200 engagés périssent. La
guerre, connue comme la « première guerre des Boni »
s'étend quasiment sur une décennie, de 1768 à
1777320.
Pour Malouet, il est impératif d'endiguer ce
phénomène. Il estime que la contrepartie de l'esclavage passe par
une amélioration de la condition de la main-d'oeuvre.
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