2.2.2 Une liberté de commerce relative aux
circonstances
La réflexion que développe Malouet sur les
relations commerciales entre la métropole et ses colonies évolue
quelque peu dans le temps. Défenseur de l'Exclusif colonial dans les
années 1770, il n'en est pas moins hostile à toute application
stricte de la législation. Sa vision est centrée sur
287 Philippe MINARD, La fortune du colbertisme, op.
cit., p. 15.
288 Ibid., p. 16.
289 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 105.
290 Philippe MINARD, La fortune du colbertisme, op.
cit., p. 16.
291 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 575.
292 Ibid. ; Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie
REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit.,
p. 106.
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l'intérêt général, qui justifie
l'attitude à adopter en regard des circonstances. Son approche
évolue quelque peu dans les années 1790, où il
établit un modèle colonial qui dépasserait les
rivalités armées européennes et concourrait la paix.
Une justification de l'Exclusif
Pour Malouet, le commerce est « une relation de besoins
et de secours ». Ainsi, s'il est une chose oeuvrant dans le sens du
bonheur des peuples, c'est de libérer le commerce de nation à
nation sur toutes les denrées et marchandises possibles. Il va
même plus loin : les colonies, prises dans leur ensemble, sont le bien
commun de l'Europe. Par conséquent tout le monde a intérêt
à commercer avec les îles293. Toutefois, si certains
écrits de Malouet laissent penser qu'il est favorable à la
liberté de commerce, une analyse plus fine nous démontre qu'il
est avant tout sceptique à ce sujet. En admirateur de Montesquieu,
« l'arbitre des nations, l'immortel auteur de l'Esprit des lois
», il reprend à son compte l'analyse selon laquelle l'objet
des colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu'on
ne le fait avec des peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont
réciproques. Ce qui justifie l'Exclusif, car le but de la
métropole en regard de ces territoires est l'extension de son commerce.
La perte de liberté de commerce des colonies est compensée par la
protection de la métropole : protection militaire et législative.
Pour lui, donc, l'Exclusif se justifie pleinement dans la mesure où il
sert à préserver les intérêts de la
métropole294.
En ce sens, son analyse relaie celle développée
par Melon. Celui-ci estime en effet que la liberté de commerce pour les
colonies, au fond, est bien plus efficace que la protection de la
métropole, car la seule force du commerce peut tenir lieu de protection.
Mais, le principe de liberté de commerce doit être
subordonné à celui de l'intérêt national, ce qui
justifie la domination métropolitaine définie par Forbonnais.
Pour résumer, « la colonie doit enrichir exclusivement la
métropole, écrit Alain Clément. Cette richesse ne peut se
révéler que par le commerce entre la colonie et la mère
patrie. » La liberté est donc contenue dans les étroites
limites de l'intérêt national295.
Malouet raisonne à partir des faits. Il examine le cas
de la Guyane. Théoriquement soumise à la réglementation de
l'Exclusif depuis 1698, l'éloignement et le manque de liaisons
régulières limitent son application. Des liens commerciaux
s'établissent avec les Antilles, le Surinam, le Para
293 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 156.
294 Ibid., p. 160-161.
295 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 109.
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portugais et l'Amérique du Nord. Les responsables de la
colonie ferment d'ailleurs bien souvent les yeux sur ces entorses, comme le
montre Catherine Losier, car ils sont en général les premiers
à en profiter. Par exemple, les fouilles archéologiques
menées sur les habitations Macaye et Poulain montrent que jusqu'à
38 % des fragments d'objets retrouvés sont des productions
extérieures à la France296. Peu à peu, des
assouplissements sont apportés à l'Exclusif, qui permettent aux
navires étrangers d'accoster à Cayenne pour ravitailler la
colonie en denrées. En 1748, Lamirande et d'Orvilliers demandent une
extension de cette autorisation aux navires de toutes nationalités. En
1763, les textes organisant l'expédition de Kourou prévoient la
fin de l'Exclusif, qui sera effective le 1er mai 1768, pour une période
de douze ans. La mesure est renouvelée une seconde fois, portant la
limite de ce libre commerce à 1792297. Pour Malouet, le cas
de la Guyane est symptomatique. En le généralisant, il doute que
les colonies soient capables de tirer profit d'une quelconque ouverture
commerciale298.
Toutefois, il est réaliste et son expérience de
planteur lui fait voir les limites de l'application stricte de l'Exclusif, en
s'appuyant sur les contingences auxquelles sont parfois soumises les colonies,
dès lors que le ravitaillement de la métropole fait
défaut.
Vers une ouverture conditionnelle du commerce
colonial
Malouet concède qu'un assouplissement de l'Exclusif
peut être nécessaire quand la survie de la colonie est en jeu. Il
prend l'exemple vécu de la disette de farine de Saint-Domingue, survenue
en 1772 :
« La farine est, pour les colons qui s'en
nourrissent, un premier objet de nécessité , et, quand il est
question de subsistance, la métropole même ne peut avoir de
privilège exclusif pour l'approvisionnement, qu'en l'assurant
invariablement. En vain feroit-on valoir ici les droits, les conditions de
la
296 Catherine LOSIER, « Les réseaux commerciaux de
la Guyane de l'Ancien Régime: apport de l'archéologie à
l'étude de l'économie d'une colonie marginale », in
Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane: histoire et
mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage, discours, pratiques et
représentations, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Editions, 2011, p.
349.
297 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 106-108 ; Ciro Flamarion CARDOSO, La
Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 280-281.
298 Jean TARRADE, « Malouet et les colonies:
législation et exclusif », in Jean EHRARD et Michel
MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des
amis des universités de Clermont, 1990, p. 38.
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concession , · il n'en est pas qui ne doive
céder à la première loi, celle de subsister. Ainsi, toutes
les fois que la colonie a lieu de craindre une diminution ou une suspension
dans le transport des comestibles, son administration locale est
très-fondée à appeler les secours étrangers : c'est
ce qu'on a fait à Saint-Domingue en 1772299. »
En fait nous le voyons bien, Malouet n'est pas stricto
sensu opposé à la liberté commerciale des colonies.
Comme à son habitude, il navigue entre deux eaux. En esprit pratique et
réaliste, il s'élève contre la prohibition et les
monopoles absolus, donc contre l'Exclusif strict appliqué par
principe300. En prenant l'exemple des pénuries de farines, il
déplore les situations parfois contradictoires et potentiellement
conflictuelles qui naissent de l'application stricte de la
réglementation. Suite à de mauvaises récoltes en France ou
à une conjoncture spéculative défavorable à l'envoi
de farine aux Antilles, la métropole ralenti son approvisionnement et
Saint-Domingue se trouve en situation de pénurie301. Colons
et négociants, dans cette affaire, se renvoient la balle : les marchands
français cessent leurs livraisons parce que les colons font appel
à la farine de Nouvelle-Angleterre, meilleur marché. Les colons
rétorquent qu'ils ont été obligés de faire appel
aux Anglais parce que les Français ont cessé leurs
livraisons302. Toujours est-il que « la colonie a manqué
de farines de France en 1772, dit Malouet ; j'y étois, je l'ai vu.
» Dont acte: « On a eu recours aux Anglais, et on a fait
sagement303 ! »
Pour Malouet, donc, l'Exclusif se justifie par le fait qu'il
soutient le rôle dévolu aux colonies, c'est-à-dire servir
les intérêts de la métropole. Toutefois, une certaine marge
de manoeuvre doit être tolérée quand les circonstances
l'imposent, dès lors que la survie des colonies est en jeu. Cette
conception économique chez Malouet est à mettre en perspective
avec l'autre caractéristique de l'exploitation coloniale qui est
l'esclavage.
299 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 179-180.
300 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 47.
301 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 180.
302 Jean TARRADE, « Malouet et les colonies:
législation et exclusif », op. cit., p. 39.
303 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 180.
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