Malouet, administrateur en guyane (1776-1778) mise en place d'un projet administratif et technique.( Télécharger le fichier original )par Benoît JUNG Paris Ouest Nanterre - Master 2 2014 |
Benoît JUNG MALOUET, ADMINISTRATEUR EN GUYANE (1776-1778) MISE EN PLACE D'UN PROJET ADMINISTRATIF ET TECHNIQUE Mémoire de Master 2 « Sciences Humaines et Sociales » Mention : Histoire Spécialité : Histoire Moderne Parcours : Recherche Sous la direction de M. François REGOURD Avertissement : Cette oeuvre est protégée par le Code de la propriété intellectuelle. Toute diffusion illégale peut donner lieu à des poursuites disciplinaires et judiciaires. Année universitaire 2014-2015 2 3 Remerciements Je remercie d'abord M. François REGOURD, pour sa disponibilité, ses conseils, et pour m'avoir permis de travailler sur ce superbe sujet. Un grand merci à mes vieux compères, toujours fidèles au poste, Angélique SONGY-PASQUIER, Florence CHOBRIAT, Xavier BIDOT, et Aymeric BEAUDOUX, qui ont bien voulu consacrer un peu de leur temps à me relire. Un salut amical à Sylvain BERGER, camarade de promotion depuis la première année de licence à Comète, pour l'hébergement lors des partiels, ses conseils avisés pour ce travail, et les discussions à bâton rompu. Bien entendu, je remercie ma famille et mes amis, qui subissent avec compréhension et bienveillance mon indisponibilité chronique. J'espère un jour pouvoir rattraper les occasions manquées. Une mention particulière à Samuel NOURRY qui m'a aidé à remonter en selle. Enfin, et par-dessus tout, je remercie ma compagne Céline pour son soutien sans réserve lors des moments difficiles et pour son infinie patience lors de mes échappées monomaniaques. Chapeau bas, et merci pour tout ! 4 Table des matières INTRODUCTION GÉNÉRALE 7 PREMIÈRE PARTIE - DE RIOM À CAYENNE. CONSTRUCTION D'UNE CARRIÈRE ET D'UNE PENSÉE COLONIALE 41 1 QUI EST PIERRE VICTOR MALOUET ? 42 1.1 Jeunesse auvergnate 43 1.1.1 Des origines modestes 43 1.1.2 Un parcours scolaire classique 44 1.2 Une carrière itinérante 46 1.2.1 Paris - Lisbonne - Allemagne : formation initiale 46 1.2.2 Entrée dans la Marine : apprentissage du métier d'administrateur 47 1.3 Un homme de réseau 59 1.3.1 Le réseau familial et auvergnat 50 1.3.2 Le réseau domingois : un appui en France et aux colonies 54 1.3.3 Le réseau de l'entourage ministériel 57 1.3.4 Un réseau mondain 59 CONCLUSION 61 2 MALOUET ET LES COLONIES 62 2.1 De l'utilité des colonies 63 2.1.1 Une mise en valeur des colonies 63 2.1.2 Un vecteur de développement pour la métropole 65 2.1.3 Les colonies : utiles au commerce, utiles à la paix 68 2.2 Liberté de commerce et Exclusif colonial. 70 2.2.1 L'Exclusif colonial : définition 70 2.2.2 Une liberté de commerce relative aux circonstances 71 2.3 La question de l'esclavage 75 2.3.1 Un mal nécessaire 75 2.3.2 Malouet philanthrope ? 78 2.4 Le « système colonial » de Malouet : un principe conservateur 87 2.4.1 Revenir aux affaires : le lobby colonial 87 2.4.2 Vers une radicalité idéologique 89 2.4.3 L'avenir des colonies : le « système colonial » de Malouet 91 CONCLUSION 95 DEUXIÈME PARTIE - DÉVELOPPER LA GUYANE : LA GENÈSE D'UN PLAN 96 1 APERÇU DE LA GUYANE SOUS L'ANCIEN RÉGIME 97 1.1 Le cadre naturel. 97 1.1.1 Relief et hydrographie 98 1.1.2 Le climat 99 1.1.3 Les sols 100 1.1.4 La forêt 101 1.2 La population 102 1.2.1 Les Blancs 104 1.2.2 Les gens de couleur 108 1.2.3 Les Amérindiens 113 1.3 Économie et production 117 1.3.1 Habitants et habitations 118 5 1.3.2 Techniques culturales et moyens de production 121 1.3.3 La production 123 1.3.4 L'élevage et la pêche 126 CONCLUSION 127 2 COMMENT METTRE EN VALEUR LA GUYANE ? 128 2.1 L'administration coloniale 128 2.1.1 Le ministère de la Marine : l'administration centrale 128 2.1.2 Gouverneur, intendant et Conseil supérieur : l'administration locale 130 2.1.3 L'administration en Guyane 135 2.2 Les savoirs en mouvement 138 2.2.1 Paris, ville-monde 138 2.2.2 Le modèle académique français 139 2.2.3 La Machine coloniale 143 2.3 Repenser le modèle colonial. La Guyane comme champ d'expérimentation 150 2.3.1 L'expédition de Kourou 151 2.3.2 L'entrée en scène du baron de Besner 154 2.3.3 La Guyane, une colonie de travailleurs libres ? 157 CONCLUSION 162 3 LA PROPOSITION DE MALOUET : ENTRE PRUDENCE ET PRAGMATISME 163 3.1 Dynamiser l'économie et le commerce 163 3.1.1 Ravitailler la colonie 164 3.1.2 Dynamiser le commerce et la production : aides, incitations et récompenses 165 3.2 Un aménagement scientifique et technique du territoire 167 3.2.1 « Entretenus » et missions scientifiques 167 3.2.2 Aménagements et infrastructures 168 3.3 Le peuplement. 168 3.3.1 Un peuplement venu d'Afrique et d'Europe 169 3.3.2 Un peuplement local 169 3.4 Police intérieure et administration 170 CONCLUSION 170 TROISIÈME PARTIE - L'ADMINISTRATEUR DES LUMIÈRES EN GUYANE 172 1 UN INTERMÉDIAIRE ENTRE LA COLONIE ET LA MÉTROPOLE 173 1.1 Centraliser et diffuser l'information 174 1.1.1 Informer la métropole, éclairer la colonie 174 1.1.2 Circulation des savoirs et relais locaux 182 1.2 L'Assemblée nationale de Guyane : un outil de communication 193 1.2.1 Un exercice de communication 194 1.2.2 Le projet de Malouet 197 1.2.3 Une collaboration entre la métropole et la colonie 201 CONCLUSION 207 2 PRÉPARER LE DÉVELOPPEMENT GUYANAIS 208 2.1 Administrer la colonie, administrer les hommes 208 2.1.1 Assainir les finances 208 2.1.2 Réformer la justice et réprimer ses abus 213 2.1.3 Un coup d'arrêt aux projets de Bessner 215 2.1.4 Conflits de personnes et difficultés administratives 220 2.2 Activités scientifiques, économiques et urbanistiques 225 6 2.2.1 La cartographie 225 2.2.2 Travaux d'urbanisme et d'assainissement 227 2.2.3 La promotion de nouveaux secteurs d'activité : les épices et les bois 229 2.2.4 Un développement sous l'aile de l'État : l'élevage et la pêche 232 2.3 L'asséchement des terres basses : l'élan donné par Malouet. 235 2.3.1 Une technique ancienne exportée dans les colonies 236 2.3.2 Un transfert de savoirs du Surinam vers la Guyane 240 2.3.3 Les premiers travaux lancés par Malouet 245 CONCLUSION 250 3 LA GUYANE APRÈS MALOUET 251 3.1 Un bilan mitigé 251 3.1.1 L'apport de Guisan 252 3.1.2 Des projets prometteurs qui n'aboutissent pas 255 3.2 Une proposition de relecture 257 3.2.1 La réception du projet de Malouet en Guyane 258 3.2.2 Une réévaluation de l'action de Malouet en Guyane 260 3.2.3 La Guyane, un sacrifice consenti par Malouet ? 264 CONCLUSION 267 CONCLUSION GÉNÉRALE 268 ANNEXES 272 ILLUSTRATIONS 302 SOURCES 304 BIBLIOGRAPHIE 307 7 INTRODUCTION GÉNÉRALE« Arrivé [à Cayenne] au mois de novembre 1776, le premier aspect de cette colonie m'a épouvanté ; l'air misérable de la ville m'annonçoit celui de la campagne, et la tournure des habitans me donnoit la plus fâcheuse idée de l'espèce et du produit de leurs travaux. Le commerce réduit aux choses de première nécessité, l'industrie dépourvue des ustensiles et des bras qui lui sont nécessaires, l'émulation éteinte par le défaut d'exemples et de succès, les préjugés de l'ignorance et de l'amour propre qui se complaît dans les habitudes les plus perverses : tel est le spectacle qu'offre cette société de malades aux yeux d'un homme sain qui vient les visiter1. » Tel est le sombre tableau brossé par Pierre Victor Malouet (1740-1814), nommé commissaire ordonnateur à Cayenne entre 1776 et 1778. Et pour cause : cette colonie s'affiche comme le parent pauvre aux marges de l'empire colonial français, alors dominé par les îles à sucre prospères des Antilles, dont Saint-Domingue constitue le fleuron. Né à Riom (Puy-de-Dôme) le 11 février en 1740, il est issu d'un milieu d'officiers modestes. Après une scolarité exemplaire menée au sein des collèges Oratoriens de Riom puis de Juilly en région parisienne, Malouet poursuit ses études à Paris où il devient diplômé en droit. Après un rapide passage au service du compte de Merle, alors en ambassade au Portugal, il est nommé intendant de la Marine à Rochefort en 1763, poste où il apprend très rapidement à utiliser ses relations à bon escient, parfois avec opportunisme, pour obtenir de l'avancement2. En octobre 1763, il est nommé inspecteur des magasins des colonies, poste qu'il partage entre Rochefort et Bordeaux jusqu'en avril 1767. En mars de la même année, il est envoyé à Saint-Domingue en qualité de sous-commissaire de la Marine. Il y épouse en avril 1768 Marie-Louise Béhotte (1747-1783) et se trouve à la tête des plantations de sucre et de café appartenant à son épouse, sises à Maribaroux, faisant partie des plus riches de la partie du Nord3 et lui permettant d'amasser une fortune confortable4. Il se 1 Archives Nationales d'Outre-Mer (ci-après ANOM) série C14, registre 50, folio 62 (ANOM C14/50 F° 62) 2 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (17401814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, p. 17-24. 3 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises de plantation à la fin de l'ancien régime, selon Pierre Victor Malouet », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, p. 41. 4 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, Deuxième édition., Paris, E. Plon, 1874, vol. 2/1, p. 43,72 ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, Deuxième édition., Paris, E. Plon, 1874, vol. 2/2, p. 200. 8 lie d'amitié avec des personnages influents : le procureur général Legras5, l'intendant Bongars6 et le négociant havrais Stanislas Foäche7. C'est avec l'aide de Bongars que Malouet devient en 1769 ordonnateur par intérim au Cap français puis commissaire de la Marine. De retour en France en 1774, il fait valoir l'expérience acquise à Saint-Domingue et, après une suite d'événements rocambolesques durant lesquels il manque de ruiner sa carrière, il se voit nommé commissaire général de la Marine et ordonnateur en Guyane entre 1776 et 17788. Son retour en métropole est marqué par une suite d'événements tragiques. Il perd en quelques semaines ses deux filles et son beau-frère. Ces décès l'affectent durement ; il s'éloigne du milieu ministériel et songe un temps à se retirer définitivement de la vie publique en s'installant à la campagne. Malgré tout, il trouve du réconfort dans le travail et reprend du service9. Il est nommé commissaire du roi pour la vente de l'arsenal de Marseille en 1780, et devient intendant de la Marine et ordonnateur à Toulon de 1781 à 1789. À la veille de la Révolution, il s'oriente vers la politique : en 1789 il est nommé, avec l'appui de Necker10, député du Tiers état du baillage de Riom aux États généraux. Il est l'un des principaux rédacteurs des cahiers de doléances, et intègre l'Assemblée nationale où il devient l'un des chefs les plus en vue du parti constitutionnel11. L'insurrection du 10 août 1792 le contraint à la fuite. Le 2 septembre, il parvient à quitter Paris et s'exile en Angleterre où il rejoint les proscrits. Veuf depuis 1783, il fréquente Mme du Belloy, créole de Saint-Domingue12. Il vit très mal cet exil qui lui coûte sa fortune et affecte passablement son moral et sa santé. Très affecté par l'arrestation de Louis XVI, il demande en vain à la Convention le droit de défendre le roi. Il est rejoint par d'autres planteurs en exil et négocie le 25 février 1793 le traité de Whitehall avec Sir Henry Dundas, par lequel il livre Saint-Domingue aux Anglais pour lui éviter de passer sous la coupe de la République et de la Convention13. Le coup d'État du 18 brumaire (9 novembre 1799) lui permet de revenir en France et de renouer avec le ministère de la Marine. Après la paix d'Amiens, il est nommé le 25 février 1803 commissaire général de la Marine puis devient préfet maritime à Anvers, avec pour mission de développer ce port destiné à faire pression sur la marine britannique croisant dans la Manche14. Son union avec Mme du Belloy est célébrée le 8 mars 1808, en présence d'un par terre de dignitaires et de proche de l'Empereur, dont Napoléon lui-même15. En 5 ANOM E 274 6 ANOM E 38 7 Gabriel DEBIEN, Plantations et esclaves à Saint-Domingue: sucrerie Fodche, Dakar, coll. « Note d'histoire coloniale », n° 67, 1962, 92 p. 8 Jean TULARD, Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1999, p. 257. 9 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 168-170. 10 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne, sociabilités, fidélités et pouvoirs des fonctionnaires coloniaux en Guyane au XVIIIe siècle, Thèse de doctorat en histoire moderne, sous la direction de Guy Martinière, Université de la Rochelle, La Rochelle, 2007, p. 418. 11 Jean TULARD, Dictionnaire Napoléon, op. cit., p. 257. 12 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 2, op. cit., p. 267 ; Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 », Revue française d'histoire d'outre-mer, 1962, vol. 49, no 176-177, p. 310. 13 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 293 ; Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, Poche, coll. « La découverte », 1992, p. 289. 14 Jean TULARD, Dictionnaire Napoléon, op. cit., p. 257. 15 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 258. 9 janvier 1810, Malouet est fait baron puis maître des requêtes, ce qui lui permet d'intégrer le Conseil d'État en février. En 1812, il est mis à la retraite par l'empereur. En réalité, il tombe en disgrâce suite aux réserves qu'il émet lors d'une séance du Conseil d'État à propos du bien fondé de la campagne de Russie16. Malouet est à nouveau contraint à l'exile ; il se retire en Touraine. Le retour des Bourbons lui permet de devenir ministre de la Marine de Louis XVIII le 13 mai 1814, point d'orgue d'une carrière et d'une ascension sociale toutes deux patiemment et méthodiquement construites. Il décède le 6 septembre de la même année, ruiné. Ses funérailles sont prises en charge par le roi17. Tout au long de sa carrière, Malouet s'illustre par un travail assidu et une intelligence vive. Bien qu'il conçoive qu'il faille entreprendre des réformes, il n'en reste pas moins prudent et tâche d'être pondéré dans sa réflexion. Ce désir de médiété est une constante du personnage, qui n'envisage jamais de solutions radicales. Fondée sur une vision utilitariste, pragmatique et conséquentialiste, la réflexion de Malouet entend conserver ce qui a été éprouvé par l'histoire, ce qui est utile et efficace, pour n'en modifier que les éléments susceptibles d'être améliorés. « Les théories, écrit-il, les déclamations philosophiques ne m'ont jamais séduites ; j'ai étudié les faits plus que les systèmes, et j'ai trouvé dans l'histoire, plus que chez les moralistes, tous les préceptes de philosophie et de politique que les gouvernements sont tenus de suivre pour se conserver18. » Ainsi, au lieu de vouloir réformer la société de fond en comble, ou de défendre bec et ongle un modèle séculaire qui semble être arrivé en bout de course, Malouet choisit la voie médiane et promeut une monarchie parlementaire inspirée du modèle anglais19. Il est fermement convaincu de l'utilité des colonies, qu'il juge indispensables pour le commerce et pour le prestige national. Membre du club de Massiac, c'est un esclavagiste notoire et forcené20 qui s'oppose en 1787 et en 1789 aux Amis des Noirs et à Condorcet lors d'une très vive controverse21. Très attaché à la monarchie, il estime qu'elle est garante de l'intérêt général et doit, en vertu de ce principe, prendre à son compte la mise en valeur des colonies, dans la stricte limite de ses intérêts. De ce fait, Malouet prend parti pour que les colons conservent l'initiative dans la gestion de leurs affaires, dès lors que celles-ci font écho aux intérêts nationaux. S'appuyant sur cette ligne directrice, il s'applique durant les deux années qu'il passe en Guyane à mettre au jour les raisons du marasme qui y règne. Dans une optique résolument 16 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit. 17 Jean TULARD, Dictionnaire Napoléon, op. cit., p. 257 ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. XXV. 18 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 79-80. 19 Robert H. GRIFFITHS, Le Centre perdu, Malouet et les« monarchiens » dans la Révolution française, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1988, 275 p ; Sergienko VLADISLAVA, « Les monarchiens au cours de la décennie révolutionnaire », Annales historiques de la Révolution française, 2009, no 356, pp. 177-182. 20 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 186-192. 21 Carl Ludwig LOKKE, « Le plaidoyer de Malouet en faveur de l'esclavage en 1789 », Annales historiques de la Révolution française, 1938, 15e année, no 87, pp. 193-204. 10 utilitariste, en phase avec l'air du temps, il arpente la Guyane durant le premier trimestre de 1777 et va à la rencontre de ses habitants et des Amérindiens. Il questionne, il observe les cultures, il suggère des améliorations ; il constate aussi le laxisme ambiant de l'administration et la mauvaise gestion dont elle se rend coupable, minée par les intrigues et les conflits d'intérêts. Il dresse en janvier 1777, devant l'Assemblée générale de Guyane, un bilan assez juste de la situation et émet une série de propositions afin de remédier aux dysfonctionnements constatés22. La fonction d'ordonnateur qu'il occupe alors fait de lui un personnage important du dispositif colonial. En effet, par le règlement du 4 novembre 1671, Colbert a doté les colonies d'une direction bicéphale relayant l'autorité de la métropole. Elle se compose d'un gouverneur, représentant du roi, qui exerce le pouvoir politique, et d'un intendant de la Marine, en charge de l'administration. Un Conseil supérieur exerce les pouvoirs judiciaires, à l'instar des parlements métropolitains, et fait office de contre-pouvoir aux deux administrateurs. En Guyane, l'intendant de la Marine est représenté par un commissaire général, nommé par le pouvoir et faisant fonction d'ordonnateur. Ce personnage est investi de moyens d'action étendus aux domaines de la police, de l'administration, des finances et de la justice23. Homme du roi, l'ordonnateur détient la réalité du pouvoir et joue le rôle d'interface entre la colonie et la métropole. Il rend compte de son activité au ministre par la rédaction de mémoires, mais il est relativement autonome dans sa prise de décision et dans les actions à mener. Homme de cabinet et homme de terrain, c'est un rouage déterminant dans la mise en oeuvre de la politique scientifique de la métropole24. Les différents administrateurs qui se succèdent en Guyane sont confrontés à une terre qui, au XVIIIe siècle, reste largement méconnue et mal définie. La France prend pied un siècle plus tôt sur un territoire d'environ 150 000 km2, couvert à 90 % par la forêt amazonienne. Le médecin naturaliste Pierre Barrère, botaniste du roi, en donne un aperçu en 1743 : « Toute la côte de la Guiane est admirable par sa verdure. Ce ne sont que d'épaisses forêts de différens arbres toujours verds, qui couvrent toute cette étendue de pays, & des futayes qui s'étendent si avant dans les terres, qu'on les perd de vue25. » 22 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 85-87. 23 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime. L'évolution du régime de « l'Exclusif » de 1763 à 1789, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Publications de l'Université de Poitiers Lettres et Sciences Humaines », 1972, p. 78. 24 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime: le cas de la Guyane et des Antilles françaises, XVIIe-XVIIIe siècles, Thèse de doctorat en histoire moderne, sous la direction de Paul Butel, Université Bordeaux Montaigne, Bordeaux, 2000, 755 p. 25 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France équinoxiale, contenant la description des côtes de la Guiane, de l'île de Cayenne, le commerce de cette colonie, les divers changements arrivés dans ce pays, et les moeurs et 11 Les colons n'occupent, concrètement, qu'une étroite bande côtière d'une vingtaine de kilomètres de large, s'étendant sur environ 300 km entre la rivière Iracoubo, à l'ouest, et le fleuve Oyapock à l'est. La population est relativement faible au XVIIIe siècle, et difficile à évaluer avec précision. Serge Mam Lam Fouck avance ces quelques chiffres26 :
Marie Polderman propose le décompte suivant à partir des années 177027 :
Enfin Ciro Flammarion Cardoso nous donne ces chiffres28 :
Ces tableaux, à défaut de fixer exactement le nombre d'individus peuplant la Guyane, permettent toutefois d'établir un ordre de grandeur. En reprenant les chiffres de Cardoso, qui couvrent la période 1776-1778, quand Malouet aborde Cayenne en octobre 1776, la population est de 9 676 personnes, principalement concentrée sur Cayenne et quelques points côtiers, disséminés çà et là. S'ajoute un nombre indéterminé d'Amérindiens (les estimations oscillent entre 15 000 et 20 000 individus) principalement dispersés dans la forêt29. coutumes des différents peuples sauvages qui l'habitent; avec les figures dessinées sur les lieux, Paris, Piget, 1743, p. 6. 26 Serge MAM LAM FOUCK, Histoire générale de la Guyane française des débuts de la colonisation à la fin du XX° siècle. Les grands problèmes guyanais, Petit-Bourg, Ibis rouge, 2002, p. 30. 27 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763 : mise en place et évolution de la société coloniale, tensions et métissages, Guyane, Ibis Rouge Editions, coll. « Collection Espace outre-mer », 2004, p. 279. 28 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817) Aspects économiques et sociaux. Contribution à l'étude des sociétés esclavagistes d'Amérique, Guadeloupe, Ibis Rouge Editions, 1999, p. 326. 29 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit. 12 Enjeux stratégiques et rénovation administrative Au milieu du XVIIIe siècle, la Guyane suscite un regain d'intérêt et nourrit les espoirs de l'administration, qui voit dans son développement un moyen de pallier la perte de la plupart des colonies du royaume. En conséquence du traité de Paris qui vient clore la Guerre de Sept Ans (1756-1763), Louis XV (1715-1774) voit son empire colonial, alors au faîte de son extension, réduit comme peau de chagrin. Il perd le Canada, quelques îles des Antilles, les établissements du Sénégal (sauf Gorée) et la plupart des établissements en Inde. Les grands gagnants sont bien évidemment les Anglais, qui se retrouvent en position hégémonique sur la scène internationale. En réalité, Choiseul30 préfère conserver les îles à sucre des Antilles au détriment du Canada. Cette diplomatie s'inscrit dans le cadre des idées du temps, influencée par les philosophes et les économistes ainsi qu'une large partie de l'opinion éclairée des cercles dirigeants. En effet, le Canada est la seule colonie de peuplement française. Ce type de colonie est largement décrié dans les années 1760 car il serait pour les contemporains un facteur aggravant d'un affaiblissement démographique présumé de la métropole31. Comme le montre Philippe Castejon, on assiste en Europe depuis le début du XVIIIe siècle à un glissement sémantique du mot « colonie » qui perd sa signification de foyer de peuplement sur le modèle Antique, pour se fondre de plus en plus dans une acception d'ordre purement économique, à mesure que se développent les réflexions, notamment françaises, autour de l'économie politique au XVIIIe siècle32. Ainsi, seules sont jugées utiles les colonies dont l'économie est complémentaire de celle de la métropole, ce que n'est pas celle du Canada qui entre en concurrence avec la métropole. En revanche, les îles à sucre remplissent les objectifs du mercantilisme colbertien, à l'image de Saint-Domingue, en fournissant les denrées que le royaume ne peut pas produire, lui évitant de les acheter à l'étranger. Alimentée par une consommation bourgeoise, urbaine et aristocratique chez qui le café, le cacao, le sucre, deviennent de plus en plus des produits de consommation courants, cette utilité des colonies offre des débouchés aux négociants, stimule le développement des ports et permet de substantielles rentrées de numéraires qui viennent combler le déficit commercial33. Il devient dès lors primordial pour la monarchie française de conserver un point d'ancrage dans la zone des Caraïbes afin de contrebalancer la puissance anglaise et les navires nord-américains qui, 30 Étienne-François, comte de Choiseul puis duc de Choiseul-Stainville (1719-1785), principal ministre de Louis XV entre 1758 et 1770. 31 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 14. 32 Philippe CASTEJON, « Colonia, entre appropriation et rejet: la naissance d'un concept (de la fin des années 1750 aux révolutions hispaniques) », Mélanges de la Casa Velasquez, 2013, vol. 43, no 1, p. 253-254. 33 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit. 13 par une politique commerciale agressive à destination des Antilles, mettent à mal les négociants français, de moins en moins protégés par l'Exclusif colonial. Évoquant la cession du Canada, l'abbé Raynal explique : « f...] La perte de ce grand continent détermina le ministère de Versailles à chercher l'appui dans un autre ; et il espéra trouver dans la Guyane, en y établissant une population nationale et libre, capable de résister elle-même aux attaques étrangères, et propre à voler avec le temps au secours des autres colonies, lorsque les circonstances pourraient l'exiger34. » Par ailleurs, une refonte importante du cadre réglementaire intervient de façon concomitante à la Guerre de Sept Ans et des enjeux stratégiques qui en découlent pour le dispositif colonial français. On assiste à un effort de rénovation administrative qui, selon Jean Tarrade, est motivé par le fait que les colons ont facilement accepté la domination anglaise durant la Guerre de Sept ans, préférant capituler sans combattre pour éviter la destruction de leurs habitations. C'est pourquoi, avant même la fin des hostilités, dès juillet 1759, le ministère de la Marine édite une série d'ordonnances royales pour réformer l'administration de Saint-Domingue et des îles du Vent. L'objectif est de restreindre l'autorité militaire du gouverneur sur les colons. Ces ordonnances sont complétées par un arrêt du 21 mai 1762, qui fixe les bornes du pouvoir militaire par rapport à la justice. Toutes ces mesures visent à intéresser les administrateurs à l'intérêt général plutôt qu'aux intérêts personnels. Afin de répondre aux revendications des colons, le gouvernement crée trois Chambres mi-parties d'agriculture et de commerce, qui leur permettent d'avoir des représentants officiels à Versailles. La grande ordonnance du 2 mars 1763, comporte deux mesures essentielles. La première confirme l'établissement de la dualité des pouvoirs entre le gouverneur et l'intendant, dont les prérogatives sont définies et scrupuleusement bornées. La seconde supprime les Chambres mi-parties et les remplace par des Chambres d'agriculture, qui continuent d'envoyer des députés à la Cour35. 1763 est donc une année charnière. Le Ministère de la Marine, en charge des colonies, se concentre de ce fait sur la Guyane qui, par sa position stratégique et ses ressources naturelles, semble être le candidat idéal. On imagine des solutions pour dynamiser ce territoire. Des projets ambitieux de développement voient le jour mais se soldent tous par des échecs, dont le plus 34 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française. Le premier empire colonial. Des origines à la Restauration, Paris, Fayard, 1991, vol. 2/1, p. 272. 35 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 74, 75, 78-80. 14 retentissant est sans aucun doute celui du ministre Choiseul, qui tente d'établir une colonie de peuplement à Kourou en 176336. L'impréparation, la méconnaissance des contraintes du milieu guyanais et la légèreté avec laquelle cette entreprise est conduite débouchent sur un véritable désastre humain et financier, qui entache durablement l'image de la colonie et lui vaut la réputation tenace d'être un enfer vert. Sur les 10 000 à 14 000 personnes ayant fait voile vers Cayenne, Pierre Pluchon estime que cette « improvisation criminelle » coûte la vie à environ « 9000 individus, emportés par la fièvre jaune et les complications palustres, [et] environ 25 millions de livres prélevées sur un Trésor appauvri par la Guerre de Sept Ans37. » Les prolongements de cette tentative avortée marquent durablement les esprits, qui voient dans ce fiasco la preuve que les Blancs ne sont pas faits pour établir des colonies de peuplement agricole sous les tropiques, et encore moins pour y travailler. Cette idée devient la scie musicale des esclavagistes et se donne à voir, par exemple, dans un mémoire sur la Guyane rédigé en 1777 par Claude Laloue (ou La Loué), « soldat au dépôt des recrues des colonies38 », à la demande de Malouet : « C'est peu connoitre les colonies situées au-delà du tropique que de les croire susceptibles d'être cultivées par des Européens. Tels forts et vigoureux que soient les colons qu'on y transportera, ils succomberont toujours sous le poids d'un travail qui peu à peu réduiroit leur corps dans un affaissement presque total et pour la guérison duquel l'air d'Europe seroit indispenssable. Les Nègres sont par la nature de leur tempérament les seuls hommes en état de soutenir les grands travaux à faire dans ces climats brûlants39. » Au début des années 1770, la Guyane revient cependant sur le devant de la scène, en grande partie grâce à Alexandre Ferdinand, baron de Besner. Cet alsacien, militaire de carrière, se trouve impliqué dans l'expédition de Kourou en 1763, chargé avec le baron de Haugwitz de recruter des émigrants sur les bords du Rhin. Il est envoyé en Guyane en 1765 pour enquêter sur les raisons du 36 David LOWENTHAL, « Colonial Experiments in French Guiana, 1760-1800 », The Hispanic American Historical Review, 1952, vol. 32, no 1, pp. 22-43 ; François REGOURD, « Kourou 1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial », in Charlotte de CASTELNAU-L'ESTOILE et François REGOURD (dirs.), Connaissances et pouvoirs, les espaces impériaux (XVIe - XVIIIe). France, Espagne, Portugal, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2005, pp. 233-252 ; Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French Atlantic », Past & Present, 2006, no 192, pp. 67-108 ; Marion F. GODFROY, Kourou, 1763 : le dernier rêve de l'Amérique française, Paris, Vendémiaire, coll. « Chroniques », 2011, 285 p. 37 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 278. 38 ANOM E250 F°69 39 ANOM C14/45 F°364 15 désastre de l'expédition, mission qu'il met à profit pour développer un nouveau projet de colonisation, destiné à mettre en valeur la rive droite du Tonnégrande40 avec une poignée de colons allemands rescapés de Kourou. Sa tentative, pour le moins hasardeuse, échoue en engloutissant 800 000 livres41. À son retour en France en 1773, le ministre de Boynes lui signifie qu'il ne sera plus employé en Guyane. Cependant, Besner est opiniâtre, ambitieux, et peu se prévaloir d'un réseau influent qu'il sollicite pleinement. Aspirant à en devenir gouverneur et désirant y implanter une compagnie de commerce, il reprend à son compte l'idée selon laquelle le climat tropical n'est pas favorable aux Blancs. Il soumet un plan au ministre Sartine, dans lequel il prévoit une mise en valeur agricole de la Guyane en s'appuyant sur les Amérindiens, et surtout sur les esclaves marrons42 du Surinam, venus se réfugier en territoire français. Besner est opposé à l'esclavage et mise sur un affranchissement progressif des esclaves réquisitionnés ainsi que leur accès à la propriété. Il part du principe qu'un propriétaire est plus enclin à bien cultiver et à défendre ses terres. Il fait le pari que ces hommes se sentiront redevables envers la métropole qui les couvre de ses bienfaits, et de ce fait seront des alliés fidèles en cas d'invasion anglaise43. Malouet, de retour de Saint-Domingue en 1774, cherche à faire valoir son expérience en tant que planteur et administrateur au Cap français. À la demande du ministre Sartine, il intègre le comité de législation sur les colonies et présente en 1775 un travail sur l'administration de Saint-Domingue et ce qu'il conviendrait de faire pour en améliorer la mise en valeur44. Ce rapport, agréé en 1776 pour Cayenne, constitue le quatrième volume de sa Collection de Mémoire sur les colonies qu'il publie en 180145. Il étudie le projet de Besner et, même s'il ne disqualifie pas complètement le plan de son concurrent, ces « rêveries » le laisse dubitatif. Il suggère à Sartine d'envoyer un homme fiable en Guyane pour vérifier les assertions de Besner46. C'est dans ce contexte qu'il est nommé commissaire-ordonnateur et s'embarque pour Cayenne, fin août 1776. Il doit appliquer le projet qu'il a défendu devant M. de Maurepas, et rendre compte de la faisabilité du plan proposé par le baron de Besner47. 40 Situé à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Cayenne. 41 ANOM C14/35 F°253 42 Esclaves fugitifs. 43 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires et correspondances officielles des colonies, et notamment sur la Guiane française et hollandaise, tome 1, Paris, Baudouin, Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/1, p. 387-388 ; Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », Western Society for French History, 2011, no 39, pp. 107-121. 44 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 72. 45 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires sur les colonies, et particulièrement sur Saint-Domingue, Paris, Baudouin, Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/4, 390 p. 46 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 83. 47 Ibid., p. 85-87. 16 Une enquête aux ramifications multiples Malouet défend son projet face à Maurepas48 et conclut ainsi : « C'est dans la colonie même, en interrogeant
les habitants, en visitant les terres, en employant à cet examen des
ingénieurs et des cultivateurs exercés , Ainsi, la mission qui lui est confiée se déploie tous azimuts. Dès lors, nous avons choisi d'aborder le sujet en nous appuyant sur une méthodologie qui varie les angles d'observation, afin de mettre en lumière le personnage de Malouet, sa carrière et son passage en Guyane, en ciblant des éléments révélateurs de son époque, des mentalités, des logiques de réseaux ou de la circulation des savoirs et des élites entre la métropole et ses colonies. En suivant sa réflexion, nous assistons à l'élaboration d'un plan de mise en valeur d'un territoire lointain, en adéquation avec les objectifs définis par la métropole. L'administration intègre ce processus dans la Machine coloniale, telle que définie par James E. McClellan et François Regourd, c'est-à-dire un réseau d'hommes et d'institutions qui se constitue autour du ministère de la Marine et des cercles scientifiques parisiens, qui vise à déployer et à soutenir la colonisation française50. Le statut d'ordonnateur confère à Malouet une large palette de prérogatives qui font de lui un agent de la monarchie, un prolongement du pouvoir métropolitain en Guyane. En tant que tel, il est le vecteur 48 Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas (1701-1781), ministre de la Marine sous Louis XV de 1723 à 1749, puis principal ministre de Louis XVI de 1774 à 1781. 49 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 84-85. 50 James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The Colonial Machine: French Science and Colonization in the Ancien Regime », Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, pp. 31-50. 17 d'une culture savante européenne, qui s'inscrit dans l'objectif cartésien de se « rendre comme maître et possesseur de la nature » par son savoir. Cette culture savante forme outre-mer ce que George Basalla nomme en 1967 dans un article fondamental, une « science coloniale », c'est-à-dire une science sous tutelle de la métropole, fondée sur les institutions et la tradition scientifique d'une nation qui bénéficie d'une culture savante établie51. À ce titre, Paris est un point de convergence majeur des savoirs, où culture des Lumières et cultures d'outre-mer se rencontrent. C'est une véritable ville-monde qui rayonne sur l'Europe entière. Cette métropolisation des savoirs repose sur un réseau formé d'institutions et de sociabilités savantes, qui permettent l'échange et la collecte des informations tout en venant alimenter la prise de décision de l'État. Ce réseau d'institutions, par le truchement du Bureau des colonies, participe au déploiement de la « science coloniale », ensemble de savoirs à la fois normalisés et mobiles52. Malouet se trouve ainsi acteur et vecteur de ce système. Acteur parce qu'il participe à la vie mondaine et culturelle de la capitale, il fréquente les salons, dont celui de Madame Necker ou Madame de Castellane où il se lie d'amitié avec l'abbé Raynal et Diderot, fréquente d'Alembert, controverse avec Condorcet53. En qualité d'administrateur, il détermine, coordonne et dynamise la politique scientifique en fonction des informations qu'il récupère sur le terrain et de la lecture qu'il en fait. Vecteur car il intervient dans un grand nombre de domaines, il est porteur d'une tradition administrative et scientifique, véhicule de la politique métropolitaine. Quand bien même son passage en Guyane est bref, il donne une impulsion, il jette les bases d'un programme qui se veut raisonné, en phase avec les spécificités inhérentes à la colonie. Son approche se trouve inscrite dans un contexte économique marqué par le mercantilisme, qui envisage de façon classique le fait colonial comme un moyen d'enrichissement pour la métropole par le commerce des denrées exotiques. Ce qui induit une gestion de ces territoires lointains comme des centres de production à moindre coût54, adossée à une connaissance scientifique du milieu, dont les visées utilitaristes cherchent à déterminer quelles sont les plantes utiles pour le commerce de la métropole. Ainsi, Malouet fait porter son effort sur la façon d'exploiter les ressources naturelles de la Guyane, dont la luxuriance de sa nature laisse dans beaucoup d'esprits de l'époque l'image d'une terre fertile, facile à cultiver. D'un caractère pragmatique, il préfère s'en remettre aux observations 51 George BASALLA, « The Spread of Western Science », Science, 1967, vol. 156, no 3775, pp. 611-622. 52 François REGOURD, « Capitale savante, capitale coloniale: sciences et savoirs coloniaux à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 20 juin 2008, n° 55-2, no 2, pp. 121-151 ; François REGOURD, « Les lieux de savoir et d'expertise coloniale à Paris au XVIIIe siècle: institutions et enjeux savants », in Anja BANDAU, Marcel DORIGNY et Rebekka VON MALLINCKRODT (dirs.), Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe siècle. Circulation et enchevêtrement des savoirs, Paris, Editions Karthala, 2010, pp. 32-49. 53 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 68-73. 54 François VÉRON DE FORBONNAIS, « Colonie », in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Lausanne et Bernes, Sociétés Typographiques, 1782, vol.8, pp. 519-523. 18 qu'il effectue sur le terrain. Sa réflexion est structurée autour de cinq grands axes :
Approche historiographique L'étude que nous allons mener sur Malouet en Guyane mobilise des champs d'investigation diversifiés et convoque une problématique qui a à voir avec l'histoire des sciences et des savoirs en contexte colonial, mais aussi avec l'histoire de l'administration, de l'économie et de la Guyane. Autant d'objets historiographiques dont nous allons préciser les contours. Sciences, savoirs et techniques dans le contexte colonial d'Ancien Régime L'historiographie des sciences et des savoirs dans le contexte colonial se dessine depuis une vingtaine d'années à la suite du renouvellement de la recherche en histoire des sciences et en histoire coloniale. Elle s'insère dans le champ « Science et Empire », essentiellement défriché par la 55 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane française (1720-1848) Le jardin des Danaïdes, Guyane-Guadeloupe-Martinique, Ibis Rouge Editions, coll. « Espace Outre-mer », 2004, p. 151. 56 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 96. 57 ANOM C14/50 F°96 19 recherche anglo-saxonne, qui s'intéresse à la façon dont s'articulent ensemble la production de savoirs scientifiques - tant métropolitains qu'indigènes - et le fait colonial. Depuis les années 1960, différents modèles théoriques, qui visent à éclaircir les mécanismes de fond du déploiement de la science métropolitaine dans les territoires outre-mer, voient le jour. L'accent est mis en particulier sur les interactions entre le centre (la métropole, et l'Occident d'une manière générale) et sa périphérie (les possessions outre-mer). Le modèle diffusionniste que Georges Basalla décrit en 1967 dans la revue Science58, dans un article qui fait date, envisage la diffusion à l'échelle mondiale des savoirs et des techniques, considérée comme étant d'origine exclusivement européenne. Selon lui, cette diffusion a lieu en trois phases, correspondant à trois configurations différentes des relations entre la métropole et les espaces outre-mer qu'elle domine. La première phase est un moment d'exploration, durant lequel les périphéries sont d'abord un objet d'étude et un lieu de collecte de données, qui sont traitées au centre. Elles deviennent durant la deuxième phase des colonies équipées en infrastructures. Ce moment se caractérise par un transfert de technologie, qui revêt aussi une dimension pédagogique. La troisième phase intervient au moment de la décolonisation, où les colonies adhèrent à la science métropolitaine, sur laquelle elles fondent leur futur développement autonome. Basalla conçoit son modèle à l'époque des indépendances, ce qui n'est pas neutre car il contribue à justifier a posteriori l'entreprise coloniale en présentant la « mission coloniale » comme un succès, et la décolonisation comme la preuve de sa réussite. De surcroît, ce modèle strictement diffusionniste décrit une relation centre/périphérie univoque, dans laquelle tout viendrait de la métropole, à destination d'une périphérie passive, vierge de tous savoirs scientifiques. Ce biais important conduit Basalla à négliger la question de la réception de la science coloniale, dans des sociétés indigènes où une tradition scientifique peut exister, parfois de façon très développée, comme c'est le cas en Inde ou en Chine. Il omet enfin de prendre en compte le contexte international, les enjeux économiques, stratégiques, politiques, qui influencent la prise de décision du pouvoir central, donc le développement de certaines parties de la science coloniale. Le modèle fondateur de Basalla évolue au fur et à mesure des critiques, s'affine, se diversifie et se complète À partir des années 1970 apparaît un modèle qui se fait critique de l'entreprise coloniale et de ses prolongements néocoloniaux. La configuration spatiale et le découpage chronologique y sont quasiment identiques à ceux de Basalla, mais la nature de la relation centre/périphérie est reconsidérée à travers une grille de lecture marxisante. Cette 58 George BASALLA, « The Spread of Western Science », op. cit. 20 réflexion, que l'on trouve par exemple chez Michael Worboys dans sa thèse publiée en 197959, dénonce une domination productrice de sous-développement. La science est alors considérée comme un instrument de cette exploitation. Sa fonction, dans la phase d'exploration comme dans la phase proprement coloniale, consiste à prospecter, à localiser et à évaluer les ressources disponibles, au seul profit de la métropole. À partir des années 1980, l'étude des situations locales se diversifie et amène la recherche à contester la pertinence des modèles fondés sur l'idée d'un centre unique. Les colonies de peuplement, comme l'Australie ou les États-Unis par exemple, sont considérées comme des centres secondaires, ayant bénéficié plus largement des transferts de technologie que les colonies d'exploitation. C'est dans cette optique que Roy MacLeod forge en 1982 le concept de « moving metropolis », qui rend compte de situations d'autonomie plus ou moins avancées dont peuvent jouir certains centres secondaires60. Il faut attendre les années 1990 pour que la question de la réception de la science par les sociétés conquises sorte de l'ombre. Ce tournant s'opère principalement chez des chercheurs issus des pays anciennement colonisés, notamment de l'Inde. Leur contribution restitue aux périphéries leur statut d'acteur dans la fabrication des savoirs, en insistant sur les formes de résistance aux savoirs occidentaux, sur la persistance des savoirs indigènes pendant et après la période coloniale. Ces analyses mettent en évidence des formes d'appropriation et d'adaptation, à travers une hybridation des savoirs qui met en évidence la présence de savoirs indigènes au sein même des savoirs considérés comme occidentaux. La collecte des données sur ces territoires serait davantage inscrite dans une logique de pillage des savoirs locaux ; les savoirs produits seraient le résultat d'une collaboration largement dissimulée par les Européens. On parle alors de co-construction des savoirs, idée développée par exemple par Kapil Raj qui étudie le cas de la cartographie britannique en Inde au XIXe siècle61. C'est dans ce cadre réflexif que s'insère l'histoire des sciences et des savoirs en contexte colonial à l'époque moderne. Cette historiographie s'est longtemps centrée sur Saint-Domingue et véhicule une image de l'environnement culturel du colon assez stéréotypée, donnant à voir des individus oisifs, peu portés sur les activités culturelles, se complaisant dans un modèle de mise en valeur agricole peu efficace, rétifs à tous changements, obsédés par l'argent. Cette vision quelque peu réductrice est largement reprise dans les travaux de synthèse 59 Michael WORBOYS, Science and British Colonial Imperialism, 1895-1940, Thesis Submitted in Fulfilment of the Requirements for the Degree of Doctor of Plilosophy in the School of Mathematical and Physical Sciences, University of Sussex, 1979, 428 p. 60 Roy MACLEOD, « On Visiting the « Moving Metropolis »: Reflections on the Architecture of Imperial Science », Historical Records of Australian Science, 1982, vol. 5, no 3, pp. 1-16. 61 Kapil RAJ, « La construction de l'empire de la géographie. L'odyssée des arpenteurs de Sa Très Gracieuse Majesté, la reine Victoria, en Asie centrale », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1997, vol. 52, no 5, pp. 1153-1180. 21 de Pierre Pluchon et Jean Meyer, parus au début des années 199062. Ces deux forts volumes, en effet, n'évoquent que très rapidement la science et les savoirs dans les colonies. Alors qu'à l'évidence, les soucis scientifiques et techniques touchent aussi des colonies comme la Guyane, dès le début du XVIIIe siècle. Les sources en témoignent et suggèrent des colons attentifs aux avancées techniques, soucieux de rationalisation et d'efficacité, à l'image de Jacques-François Artur63, Brûletout de Préfontaine, qui rédige un véritable mode d'emploi de l'exploitation coloniale en Guyane à destination des nouveaux planteurs64, ou bien les essais de poldérisation menés par Macaye ou Kerckove65. Ainsi, face à une approche parfois lacunaire des préoccupations scientifiques et techniques dans les colonies, l'étude de parcours individuels, que l'on retrouve dans les travaux réalisés par Jean Chala, Marie Polderman ou Céline Ronsseray66, tend à donner une image plus fidèle en mettant en lumière, par exemple, la figure de Jacques François Artur (1708-1779), médecin du roi à Cayenne entre 1736 et 1771. Par ailleurs, le transfert savant européen vers le Nouveau Monde soulève un questionnement sur la réception et l'appropriation des savoirs à un niveau local, en rapport avec l'histoire connectée et l'histoire atlantique. En travaillant à une échelle plus grande, sur le terrain de l'Amérique coloniale, les interactions multiples, les circulations et les articulations entre social, culturel et économique se dessinent et mettent en valeur l'ancrage local des pratiques scientifiques qui se constituent67. Les connexions entre ces différents éléments intègrent le « processus d'américanisation », que Serge Gruzinski définit comme une « métamorphose sur le sol [américain] de toutes sortes d'éléments issus des autres parties du monde. » Tout en jouant sur les échelles, il s'agit de mettre en lumière les effets produits par l'introduction des sociétés européennes outre-Atlantique sur le terrain local, en s'intéressant aux réactions d'adaptation, d'appropriation et de diffusion de savoirs variés, dans le contexte 62 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit. ; Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale. I, La Conquête, Paris, Pocket, 1996, 839 p. 63 Céline RONSSERAY, « Un destin guyanais: Jacques-François Artur, 1er médecin du roi à Cayenne au XVIIIe siècle », Annales de Normandie, 2003, vol. 53, no 4, pp. 351-380. 64 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison rustique à l'usage des habitans de la partie de la France équinoxiale, connue sous le nom de Cayenne, Paris, Chez Cl. J. B. Bauche, Libraire, à Sainte-Geneviève, 1763, 412 p. 65 Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », in Marie-Thérèse PROST (dir.), Evolution des littoraux de Guyane et de la zone caraïbe méridionale pendant le quaternaire, Paris, ORSTOM, coll. « Colloques et Séminaires », 1992, pp. 327-345. 66 Jean CHAÏA, « Pierre Barrère (1690-1755) médecin botaniste à Cayenne », 89e congrès des sociétés savantes, 1964, tome I, pp. 17-26 ; Jacques François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guianne, transcription établie, présentée et annotée par Marie Polderman, Guyane, Ibis rouge éditions, coll. « Collection « Espaces guyanais » », 2002, 800 p ; Céline RONSSERAY, « Un destin guyanais », op. cit. 67 Adi OPHIR et Steven SHAPIN, « The Place of Knowledge: A Methodological Survey », Science in Context, 1991, vol. 1, no 4, pp. 3-21. 22 de sociétés métissées68. Cette approche invite à prendre le contre-pied d'une vision européocentriste, diffusionniste et impériale qui confine les colonies dans un rôle passif à l'endroit des Lumières venues du monde occidental69. C'est donc une invitation à considérer le rôle actif des territoires outre-mer en se penchant sur les différentes zones d'échanges (la plantation, la mission jésuite, le port, un campement en forêt, etc) où se retrouvent les populations européennes, africaines et amérindiennes, qui polarisent les circulations des savoirs. Les enjeux locaux surgissent alors au sein de ces « zones de contact », c'est-à-dire des espaces sociaux où se rencontrent différentes cultures originellement étrangères, dans un contexte caractérisé par une forme asymétrique de domination et d'accaparement du pouvoir tel qu'on l'observe par exemple dans les sociétés esclavagistes70. Le concept de middle ground renvoie à ces espaces que sont les zones de contact. Les importants travaux de Richard White parus en 1991 (traduits en français en 2009) décrivent ce processus social et politique dynamique, par lequel colons français et populations amérindiennes des Grands Lacs parviennent à mettre en place un système de compréhension et d'accommodation mutuelles. Plus généralement, c'est une façon, pour des populations culturellement étrangères, d'instaurer la coexistence entre elles, en ayant recours à ce qu'elles croient comprendre des coutumes, des valeurs et des représentations de l'Autre71. De ce point de vue, pour la Guyane, les interactions entre Européens et Amérindiens sont essentielles et montrent à quel point le processus de colonisation repose en partie sur ces interactions. Les missions jésuites s'avèrent être un lieu privilégié pour observer la rencontre entre ces deux mondes. Lors de sa tournée dans la colonie, Malouet relate quelques épisodes significatifs. Alors que les jésuites pensent encourager les Amérindiens à assister à la messe en échange d'une bouteille de taffia, ces derniers croient qu'ils sont conviés à venir assister à un spectacle de chant72. Ce malentendu montre la façon dont chacun comprend, s'approprie et réinterprète la culture de l'autre, pour former un ensemble de nouvelles pratiques partageables. C'est également l'occasion d'essayer de saisir la façon dont les Amérindiens pensent la rencontre selon leurs propres représentations et deviennent acteurs de leur propre histoire en déployant des stratégies de résistance au discours missionnaire. Cette posture permet de s'extraire 68 Louise BENAT-TACHOT, Serge GRUZINSKI et Boris JEANNE (dirs.), Les processus d'américanisation, Paris, Le Manuscrit, coll. « Fabrica Mundi », 2012, 2 volumes. ; Serge GRUZINSKI, « Les mondes mêlés de la monarchie catholique et autres « connected histories» », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2001, vol. 56, no 1, pp. 85-117 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Connected Histories: Notes towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian Studies, 1997, vol. 31, no 3, pp. 735-762 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Holding the World in Balance: The Connected Histories of the Iberian Overseas Empires, 1500-1640 », American Historical Review, 2007, vol. 112, no 5, pp. 1359-1385 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Par-delà l'incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps modernes », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2007, vol. 54-4bis, no 5, pp. 34-53. 69 Lissa ROBERTS, « Situating Science in Global History: Local Exchanges and Networks of Circulation », Itinerario, 2009, vol. 33, no 1, p. 10. 70 Mary Louise PRATT, « Arts of the Contact Zone », Profession, 1991, no 9, pp. 33-40 ; Lissa ROBERTS, « Situating Science in Global History », op. cit. 71 Richard WHITE, The Middle Ground: Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650 - 1815, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Cambridge studies in North American Indian history », 1991, 544 p ; Mary Louise PRATT, « Arts of the Contact Zone », op. cit. 72 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 47. 23 de l'image traditionnelle véhiculée par les quelques études menées à ce sujet en Guyane, entre bienveillance à l'égard de l'action missionnaire et dénonciation de sa diabolisation des croyances chamaniques73. Dans cette perspective, la figure des Go-Betweens est déterminante. Suivant l'idée de passeur culturel mise en lumière par Serge Gruzinski et Carmen Bernand74, les Go-Betweens peuvent se définir par leur rôle d'intermédiaire. Ils permettent, au sein des zones de contact, la rencontre et le déploiement d'interactions durables entre les différentes cultures en présence75. Comme le montre le périple de Malouet en Guyane, il peut s'agir d'habitants, de guides amérindiens, de chefs de tribus, etc. En outre, l'action de cet administrateur à Cayenne est caractérisée par la mise en oeuvre de projets scientifiques et techniques, par la coordination des informations collectées sur le terrain et leur exploitation. Ainsi le draînage des zones humides constitue le fer de lance de son programme. Toutefois cette thématique est fort peu étudiée, malgré les moyens, les savoirs-faire engagés et l'implication personnelle de l'ordonnateur dans ce projet. La valorisation des terres basses mobilise d'importantes ressources techniques et savantes en amont, dont la finalité rencontre des débouchés économique et commerciale en aval, mais constitue également pour la Guyane une révolution agricole, pour reprendre les termes de Yannick Le Roux76, en regard des changements culturaux qu'elle entraîne. Le passionnant ouvrage de Raphaël Morera, en particulier, permet d'éclairer en détail la mise en place des cadres juridiques, techniques et économiques de tels projets77. La mise en culture des terres basses intègre un plan général de rationalisation de l'exploitation de la Guyane qui, sous la houlette de Malouet, s'appuie sur l'expertise de spécialistes ou bien d'habitants éclairés : l'ingénieur Jean Samuel Guisan, les ingénieurs-géographes Mentelle, Dessingy et Brodel, l'expert forestier Bagot, l'éleveur La Forrest, les zélés Bois-Berthelot et Couturier qui accompagnent Guisan dans ses expéditions de reconnaissance des terres basses. Ces domaines sont pourtant peu étudiés pour le moment et apporteraient, à l'évidence, des perspectives nouvelles. Ainsi, il est encore une histoire des ingénieurs coloniaux à mener, et les avancées récentes dans le domaine de la cartographie78, de la collecte et des 73 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ? Malentendus et traduction culturelle dans les missions jésuites en Guyane », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), . 74 Carmen BERNAND et Serge GRUZINSKI, Histoire du Nouveau Monde, Paris, Fayard, 1996, 2 tomes p. 75 Neil SAFIER, Measuring the new world: enlightenment science and South America, Chicago, University of Chicago Press, 2008, 387 p ; Neil SAFIER, « Global Knowledge on the Move: Itineraries, Amerindian Narratives, and Deep Histories of Science », Isis, 2010, vol. 101, no 1, pp. 133-145 ; Simon SCHAFFER, Lissa ROBERTS, Kapil RAJ et James DELBOURGO (dirs.), The brokered world: go-betweens and global intelligence, 1770-1820, Sagamore Beach, MA, Science History Publications, coll. « Uppsala studies in history of science », n° 35, 2009, 522 p. 76 Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit. 77 Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 265 p ; Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les côtes à polders. Les fondements humains de la poldérisation », L'information géographique, 1999, vol. 63, no 2, pp. 78-86. 78 Caroline SEVENO, La cartographie des Antilles françaises. Genèse, pratiques et usages dans une perspective comparative. France, Angleterre, Espagne, XVIIe-XVIIIe siècles, Thèse de doctorat en histoire moderne, sous la direction de Dominique Margairaz, Université Panthéon-Sorbonne, Paris, 2012, 542 p ; Isabelle LABOULAIS-LESAGE, Combler les blancs de la carte: modalités et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVIe-XXe siècle), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Sciences de l'histoire », 2004, 314 p. 24 explorations scientifiques79, enfin sur l'ingénierie coloniale avec la publication des mémoires de Guisan80, ouvrent la voie à des réflexions passionnantes. Un autre versant de l'histoire des sciences et des savoirs concerne les mécanismes de réseaux et des sociabilités savantes qui sous-tendent l'élaboration et la diffusion des sciences et des savoirs européens. Dans ce schéma, la ville de Paris joue un rôle central, véritable carrefour entre les mondes européens et ultra-marins, que mettent en évidence plusieurs travaux récents81. Les logiques de réseaux qui animent cette circulation, de sociabilité aussi bien mondaines que savantes au niveau français mais aussi européen82, se structurent autour d'un dispositif académique dédié, qui centralise et étudie les informations venant des colonies83. Spécifiquement centrée sur la zone des Antilles et de la Guyane de l'Ancien Régime, la thèse de François Regourd soutenue en 2000, décrit un modèle français qui s'appuie sur un appareil institutionnel et scientifique omniprésent pour soutenir son déploiement colonial84. On complétera avec profit cette lecture en consultant l'étude menée en 2004 par Julien Touchet sur la relation entre la botanique et la colonisation en Guyane au XVIIIe siècle85. 79 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde: voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle) », in Claude BLANCKAERT, Claudine COHEN, Pietro CORSI et Jean-Louis FISCHER (dirs.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Muséum national d'histoire naturelle, 1993, pp. 163-196. 80 Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées: ingénieur à la Guiane française, 1777-1791, texte préfacé, introduit et annoté par Yannick Le Roux, Olivier Pavillon et Kristen Sarge, Lausanne, Suisse: Matoury, Guyane, Éditions d'en bas; Ibis Rouge Éditions, coll. « Espace outre-mer », 2012, 333 p. 81 Sverker SORLIN, « Ordering the World for Europe: Science as Intelligence and Information as Seen from the Northern Periphery », Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, pp. 51-69 ; François REGOURD, « Capitale savante, capitale coloniale », op. cit. ; Antonella ROMANO et Stéphane VANDAMME, « Sciences et villes-mondes, XVIe - XVIIIe siècles: penser les savoirs au large », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2008, n° 55-2, no 2, pp. 7-18 ; Stéphane VANDAMME, « Measuring the scientific greatness: the recognition of Paris in European Enlightenment », Les Dossiers du Grihl, 2007, no http://dossiersgrihl.revues.org/772, p. 14 ; Stéphane VANDAMME, « How to produce local knowledge in an European Capital? The territorialization of Science in Paris from Descartes to Rousseau », Les Dossiers du Grihl, 27 juin 2007. 82 Antoine LILTI, « Sociabilité mondaine, sociabilité des élites? », Hypothèses, 1 mars 2000, no 1, pp. 99-107 ; Antoine LILTI, Le monde des salons: sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, 568 p ; Maria Pia DONATO, Antoine LILTI et Stéphane VANDAMME, « La sociabilité culturelle des capitales à l'âge moderne: Paris, Londres, Rome (1650-1820) », in Christophe CHARLE (dir.), Le temps des capitales culturelles XVIIIe - XXe siècles, Champ Vallon., Seyssel, coll. « Époques », 2009, pp. 27-63 ; Jean-Pierre VITTU, « Un système européen d'échanges scientifiques au XVIIIe siècle: les journaux savants », Le Temps des médias, 2013, vol. 1, no 20, pp. 47-63. 83 Yves LAISSUS, « Le Jardin du Roi », in René TATON (dir.), Enseignement et diffusion des sciences au XVIIe siècle, Paris, Hermann, 1964, pp. 287-341 ; Daniel ROCHE, « Académies et académisme: le modèle français au XVIIIe siècle », Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, 1996, vol. 108, no 2, pp. 648-658 ; Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes et leur rôle dans les relations culturelles et sociales au XVIIIe siècle », Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, 1999, vol. 111, no 1, pp. 395-414 ; Emma C. SPARY, Utopia's Garden: French Natural History from Old Regime to Revolution, Chicago, The University of Chicago Press, 2000, 352 p. 84 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit. ; James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The Colonial Machine », op. cit. 85 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit. 25 Le contexte colonial Ce n'est qu'au début des années 1990 que paraissent les deux synthèses de Pierre Pluchon et Jean Meyer86 déjà citées, qui renouvellent l'histoire coloniale en proposant une approche s'éloignant à la fois de la célébration de « l'oeuvre coloniale » de la IIIe République et de la dénonciation anticolonialiste. L'idée est de proposer une analyse critique du fait colonial en partant du point de départ, c'est-à-dire de l'impulsion donnée du centre vers la périphérie. Un nombre important d'études ont été menées sur la région antillaise, en particulier Saint-Domingue, la perle des Antilles, fer de lance du commerce sucrier français. Gabriel Debien soutient sa thèse à la Sorbonne en 1952 et livre une étude de la société coloniale d'Ancien Régime qui fait date87. Enfin, plus spécifiquement consacré à Saint-Domingue, l'ouvrage de Paul Butel paru en 2007 sur l'histoire des Antilles françaises, constitue une véritable somme qui retrace les origines de la colonisation, en passant par l'essor sucrier du XVIIIe siècle, la traite négrière et l'esclavage, ainsi que les différentes problématiques politiques et sociales88. En dépit du grand nombre de recherches publiées depuis les années 1950, la période de 1763 à 1789 reste cependant assez mal connue dans beaucoup de ses aspects commerciaux et coloniaux. À partir du début des années 1970 quelques contributions, à l'image de celle donnée par Jean Tarrade89, apportent un éclairage nouveau sur la question. Des recherches plus récentes font le point sur les mécanismes réglementaires mis en place par Colbert dans le but d'encadrer et d'accompagner l'essor du commerce colonial90. Enfin, des travaux publiés à partir des années 2000 exposent l'émergence de la pensée économique au XVIIIe siècle, que l'on retrouve formulée chez les physiocrates et les libéraux des origines, qui questionne et parfois remet en cause les relations que la métropole entretien avec ses colonies91. 86 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit. ; Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit. 87 Gabriel DEBIEN, La société coloniale aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les engagés pour les Antilles: 1634-1715, Société de l'histoire des colonies françaises., Paris, 1952, vol. 3/1, 279 p ; Gabriel DEBIEN, La société coloniale au XVIIe et XVIIIe siècles. Les Colons de Saint-Domingue et la Révolution. Essai sur le Club Massiac (août 1789-août 1792), Armand Colin., Paris, 1954, vol. 3/2, 414 p ; Gabriel DEBIEN, La Société coloniale aux XVIIe et XVIIIe siècles. Destinées d'esclaves à la Martinique, 1746-1778, I.F.A.N., Dakar, 1960, vol. 3/3, 91 p. 88 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises XVIIe-XXe siècle, Paris, Perrin, 2007. 89 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit. 90 Philippe MINARD, La fortune du colbertisme: État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998, 512 p. 91 Paul B. CHENEY, « Les économistes français et l'image de l'Amérique: L'essor du commerce transatlantique et l'effondrement du « gouvernement féodal» », Dix-huitième siècle, 2001, no 33, pp. 231-246 ; Alain CLÉMENT, « Les mercantilistes et la question coloniale au XVIe et XVIIe siècles », Outre-mers: revue d'histoire, 2005, no 348-349, pp. 167-202 ; Alain CLÉMENT, « « Du bon et du mauvais usage des colonies » : politique coloniale et pensée économique française au XVIIIe siècle », Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy, 2009, n° 56, no 1, pp. 101-127 ; Alain CLÉMENT, « Libéralisme et anticolonialisme. La pensée économique française et l'effondrement du premier empire colonial (1789-1830) », Revue économique, 2012, vol. 63, no 1, pp. 5-26 ; Pierre LE MASNE, « Les Physiocrates et les 26 Les publications de documents et les études locales permettent d'orienter les connaissances vers des aspects de la vie quotidienne et de la gestion des plantations. Nous pouvons aller voir du côté des nombreuses publications de Gabriel Debien, ou vers des publications plus récentes fournies par exemple par Philippe Hrodèj92. La question de l'esclavage, aspect central de l'histoire coloniale française, est dominée au XXe siècle par une tendance d'abord très descriptive du système et de son fonctionnement. Gabriel Debien en 1974 (Les esclaves aux Antilles françaises ) décentre la question pour s'intéresser non pas à l'esclavage en tant qu'institution, mais à l'esclave. Repris par les historiens français dans les années 1980, la thématique se concentre davantage sur l'esclave en tant que sujet de sa propre histoire. Parmi l'immense bibliographie disponible, nous avons retenu l'ouvrage d'Olivier Pétré-Grenouilleau93 paru en 2006, synthèse de référence qui a fait date en déchaînant une vive polémique lors de sa sortie, par la remise en cause qu'il donne de la vision traditionnellement retenue de la nature de la traite occidentale. L'aspect législatif qui encadre l'esclavage, à savoir l'édit de 1685, généralement appelé « code noir », qui définit quels sont les droits et les devoirs du maître et de l'esclave, est aussi à prendre en compte dans la mesure où Malouet propose des mesures pour le réformer. L'interprétation qu'en donne Louis Sala-Molins, en dépit d'indéniables faiblesses sur le plan historique, a longtemps prévalu par son approche philosophique de la condition servile, telle que définie dans l'édit de 1685, dénoncé comme un texte inique et raciste, ravalant l'esclave au rang d'objet. En revanche, les travaux actuels de Jean-François Niort, fondés sur une approche historique et juridique démontrent que l'édit, inspiré du droit romain, envisage la relation maître/esclave non pas sur un critère de couleur mais sur la distinction entre libre et non-libre. L'esclave bénéficie ainsi d'un statut juridique et des droits assortis, du moins en théorie94. Enfin, les prolongements de cette thématique trouvent leurs ramifications dans l'histoire de l'anticolonialisme et de l'abolition de l'esclavage. Les ouvrages fondateurs d'Yves Benot publiés à la fin des années 1980 ouvrent la voie à une réflexion féconde, prolongée par Marcel Dorigny, nouant ensemble les Lumières, la Révolution Colonies: Antimercantilisme ou Anticolonialisme? », Communication aux Journées d'étude de l'ACGEPE « Les économistes et les colonies», 2013, pp. 1-24. 92 Gabriel DEBIEN, Plantations et esclaves à Saint-Domingue: sucrerie Fodche, op. cit. ; Fred CELIMENE et André LEGRIS, L'économie de l'esclavage colonial. Enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle, Paris, CNRS, 2002, 188 p ; Philippe. HRODEJ, L'esclave et les plantations : de l'établissement de la servitude à son abolition. Hommage à Pierre Pluchon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 340 p. 93 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites négrières. Essai d'histoire globale, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2006, 733 p. 94 Louis SALA-MOLINS, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, Paris, Presses universitaires de France, 2003, 292 p ; Jean-François NIORT, « Le problème de l'humanité de l`esclave dans le Code Noir et la législation postérieure », Cahiers aixois d'histoire des droits de l'outre mer français, 2008, no 4, pp. 1-29 ; Jean-François NIORT, « Homo servilis : essai sur l'anthropologie et le statut juridique de l'esclave dans le Code noir de 1685 », Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, 2010, no 50, pp. 1-18. 27 et l'abolition de l'esclavage95. La Guyane sous l'Ancien Régime Un rapide constat s'impose : l'historiographie a largement oublié la Guyane, colonie marginale et marginalisée, même si des contributions récentes se chargent de combler ce manque. Elle est encore peu diversifiée et ne s'est intéressée qu'à quelques domaines pour le moment. La relation entre l'homme et la nature y occupe une place centrale, sur fond de conquête, d'adaptation au milieu naturel et d'aménagement du territoire. Les premiers travaux historiques proviennent d'écrivains, d'amoureux de la Guyane, souvent des proches des milieux d'affaires, des colons ou des administrateurs, qui livrent des récits centrés sur la promotion de la colonisation. Au début du XXe siècle, les récits historiques sont davantage le fait de créoles, désirant forger une identité guyanaise, en mettant l'accent sur le développement. C'est seulement à partir de la fin des années 1960 que des travaux d'historiens voient le jour. Il faut aller voir du côté de Michel Devèze qui, en 1962, rédige un article un peu imprécis reprenant les grandes lignes de l'histoire de la Guyane au XVIIIe siècle. Il publie en 1977 un petit Que sais-je, très bien fait, attentif à établir des comparaisons entre les Guyanes françaises, hollandaises et britanniques (aujourd'hui Surinam et Guyana)96. En 1999, Serge Mam Lam Fouck fait paraître son Histoire générale de la Guyane française, premier ouvrage retraçant l'histoire de la Guyane des débuts de la colonisation au XXe siècle. Il déploie sa réflexion, parfois de façon quelque peu succincte sur certains points, à travers une approche thématique qui s'intéresse au territoire, au peuplement, à la dépendance économique et les relations avec la métropole. Enfin, pour un travail plus approfondi et davantage centré sur la période qui nous intéresse, nous préférerons de loin La Guyane française, 1676-1763 de Marie Polderman, un fort volume de plus de 700 pages, véritable outil de travail extrêmement documenté, fruit d'une recherche au long cours d'une quinzaine d'années97. Les volets économiques et sociaux sont abordés une première fois par l'historien brésilien 95 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit. ; Yves BENOT, La révolution française et la fin des colonies. Essai, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l'appui », 1988, 272 p ; Yves BENOT, Roland DESNE et Marcel DORIGNY, Les Lumières, l'esclavage, la colonisation, Paris, La Découverte, 2005, 336 p ; Marcel DORIGNY, « La Société des Amis des Noirs et les projets de colonisation en Afrique. », Annales historiques de la Révolution française, 1993, vol. 293, no 1, pp. 421-429 ; Marcel DORIGNY, Esclavage, résistances et abolition. Actes du 123e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, section d'histoire moderne et contemporaine, Fort-de-France, 6-10 avril 1998, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1999, 575 p. 96 Michel DEVEZE, « La Guyane française de 1763 à 1799, de l'Eldorado à l'enfer », Bulletin de la Société d'histoire moderne, 1962, no 19-20, pp. 2-6 ; Michel DEVEZE, Les Guyanes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je? », n° 1315, 1968, 128 p. 97 Serge MAM LAM FOUCK, Histoire générale de la Guyane française des débuts de la colonisation à la fin du XX° siècle, op. cit. ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit. 28 Ciro Flamarion Cardoso, suite à sa thèse soutenue à Paris au début des années 1970 qu'il publie en 1999. Cet ouvrage constitue un outil incontournable et extrêmement documenté. L'auteur aborde l'histoire de la Guyane entre 1715 et 1817, à travers le cadre naturel, l'économie et le cadre esclavagiste. Il caractérise la Guyane comme une colonie atypique du fait de son sous-peuplement, sa faiblesse économique et sa place marginale dans les circuits commerciaux atlantiques. À ces travaux pionniers, la thèse récente de Catherine Losier croise les sources historiques et les données archéologiques afin d'analyser les circuits commerciaux auxquels participe la Guyane, et engage à nuancer l'état de pénurie permanent de la colonie que suggère la lecture des archives, et que reprend l'historiographie en général98. Enfin, la thèse de Céline Ronsseray propose une approche davantage sociologique et permet d'aborder la question des administrateurs et de leurs rapport au pouvoir à travers l'étude des parcours, des relations et des réseaux de chacun99. C'est un travail important et unique en son genre pour la Guyane, et à ce titre constitue un apport de première importance à notre recherche. La question du peuplement de la Guyane s'intéresse d'une part aux Amérindiens, que l'on trouve étudiés par le géographe Jean-Marcel Hurault100. D'autre part, les projets de peuplement européens, qui occupent une place centrale dans l'historiographie, avec la question omniprésente de Kourou, sont bien étudiés par la recherche française et anglo-saxone101. De façon plus marginale, dans le prolongement de l'expédition de Kourou, signalons le peuplement des Acadiens, mis en lumière par Bernard Cherubini102. Enfin, l'archéologie permet d'appréhender la culture matérielle et l'esclavage. C'est une discipline récente en Guyane, qui n'apparaît qu'au début des années 1980, souvent à l'initiative d'amateurs éclairés. À l'heure actuelle, il n'existe que deux thèses en archéologie sur la question : celle de Yannick Le Roux sur l'habitation en Guyane et celle de Catherine Losier sur le 98 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit. ; Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime: étude archéologique et historique de l'économie et du réseau économique d'une colonie marginale, la Guyane (XVIIe et XVIIIe siècles), Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en archéologie pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.d), Laval, Québec, 2012, 468 p. 99 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit. 100 P. FRENAY et Jean HURAULT, « Les Indiens Émerillon de la Guyane française », Journal de la Société des Américanistes, 1963, vol. 52, no 1, pp. 133-156 ; Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de Guyane française. Premier article », Population, 1965, 20e année, no 4, pp. 603-632 ; Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de Guyane française. Deuxième article », Population, 1965, 20e année, no 5, pp. 801-828. 101 David LOWENTHAL, « Colonial Experiments in French Guiana, 1760-1800 », op. cit. ; François REGOURD, « Kourou 1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial », op. cit. ; Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit. ; Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op. cit. 102 Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens, « habitants » en Guyane de 1772 à 1853. Destin des lignées, créolisation et migration », Etudes canadiennes, 1996, no 40, pp. 79-97 ; Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens en Guyane (1765- 1848) : une « société d'habitation» à la marge ou la résistance d'un modèle d'organisation sociale », Port Acadie: revue interdisciplinaire en études acadiennes, 2009, no 13-14-15, pp. 147-172. 29 ravitaillement de Cayenne. Les travaux en cours de Nathalie Cazelles, sous la direction de Florence Journot, portent sur la production sucrière103. Dans l'ensemble, peu de sites coloniaux sont fouillés, en partie du fait des contraintes imposées par le milieu amazonien, humide et difficile d'accès. Les sites les plus fouillés sont les habitations Picard et surtout la grande habitation jésuite de Loyola. Fondée en 1688 pour financer les missions d'évangélisation, elle s'étend sur près de 1 000 hectares. C'est la plus importante habitation de Guyane et à son apogée dans les années 1720, elle emploie un contingent de 400 esclaves. Les premiers vestiges sont découverts en 1988, mais il faut attendre 1994 pour que des fouilles soient entreprises. Depuis, le site a connu quinze campagnes de recherche qui ont mis à jour les domaines résidentiels (cuisine, hôpital, quartier des esclaves, maison de maître) et religieux (chapelle, cimetière), la forge, la poterie, et un certain nombre d'infrastructures agricoles comme la sucrerie, la chaufferie, l'indigoterie, etc104. Malouet : une historiographie à compléter Les travaux sur ce personnage, grand commis de l'État, sont assez rares, parfois datés et partiaux, donnant souvent à voir un Malouet sous son meilleur jour. Nous avons également rencontré à plusieurs occasions une confusion chez certains auteurs, entre Pierre Victor Malouet et son frère cadet Pierre Antoine Malouet, baron d'Alibert105, « écrivain de la Marine et des classes au Fort Dauphin106. » Ce qui semble être la première étude sur Malouet est menée par Gaston Raphanaud en 1907 pour sa thèse de droit107. Raphanaud commente et recopie largement les écrits de Malouet en empruntant une démarche thématique, ce qui en fait un outil très pratique pour retrouver des informations. Toutefois l'auteur, en thuriféraire de l'administrateur, livre une image lisse et convenue du personnage, complètement détachée du contexte. Sans vraiment apporter d'éléments autres que ce que l'on peut retrouver dans les écrits de Malouet, son ouvrage présente de 103 Yannick LE ROUX, L'habitation guyanaise sous l'Ancien Régime. Étude de la culture matérielle, Thèse de doctorat en Art et archéologie, sous la direction de Jean-Marie Pesez, EHESS, Paris, 1995, 850 p ; Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime, op. cit. ; Nathalie CAZELLES, Les industries sucrières et rhumières en Guyane française du XVIIe au XXe siècle, Thèse d'archéologie en préparation depuis 2010, sous la direction de Florence Journot, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris. 104 Yannick LE ROUX, Réginald AUGER et Nathalie CAZELLES, Les jésuites et l'esclavage Loyola. L'habitation des jésuites de Rémire en Guyane française, Québec, Presses de l'Université du Québec, 2009, 281 p ; Yannick LE ROUX, « Loyola, l'habitation des jésuites de Rémire en Guyane française », In Situ. Revue des patrimoines [Revue en ligne]: < http://insitu.revues.org/10170>, 2013, no 20. 105 Dominique ROGERS, « Raciser la société: un projet administratif pour une société domingoise complexe (17601791) », Journal de la société des américanistes, 2009, vol. 95, no 2, pp. 2-20 ; Philippe HRODEJ, « L'État et ses principaux représentants à Saint-Domingue au XVIIIe siècle: contradictions et manquements. », Outre-mers, 2007, vol. 94, no 354, p. 174 ; Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 29. 106 ANOM E 298 bis F°230-231. 107 Gaston RAPHANAUD, Le baron Malouet : ses idées, son oeuvre, 1740-1814, Paris, A. Michalon, 1907, 316 p. 30 ce fait un intérêt assez faible pour notre propos. De nouveaux travaux son produits par l'archiviste américain Carl Ludwig Lokke, dans deux articles datant de la fin des années 1930. Partant du constat que Malouet n'a pas tout dit dans ses Mémoires, il se propose d'éclairer certaines zones d'ombres. Ainsi, Lokke relate l'épisode où Malouet se fait attaquer par voie de presse dans un article anonyme (certainement Condorcet et les Amis des Noirs108) à propos de son Mémoire sur l'esclavage des Nègres. Sa seconde publication narre l'épisode durant lequel, en 1793, Malouet déclenche les ires du club de Massiac, devant lequel il défend la cause des planteurs mulâtres, dans le but d'obtenir l'égalité des droits avec les planteurs européens109. En 1959, l'historien américain David Lowenthal fait paraître un article sur les projets coloniaux français en Guyane en se concentrant sur la période 1760-1800. En adoptant une démarche comparative entre le Surinam et la Guyane, Lowenthal propose une synthèse, parfois imprécise, qui donne cependant à voir un point de vue extérieur au contexte européen, livrant un jugement sévère à l'encontre de la démarche française et de l'attitude des colons. Le programme de Malouet y est largement repris, ainsi que ses prolongements avec Guisan110. Nos recherches nous ont amenées à consulter un article de Gabriel Debien et Johanna Felhoen Kraal paru en 1962, dans lequel figure une copie d'une lettre que Malouet, de retour du Surinam en 1777, adresse vraisemblablement à son ami François Legras. Cette copie conserve le texte d'une des lettres qui sont détruites par Malouet en 1792, dans laquelle il démontre le danger pour la prospérité et le devenir de la société coloniale du fait de la dureté des maîtres. C'est un document extrêmement intéressant qui permet de nuancer largement et de confronter le discours de l'administrateur aux sentiments de l'homme111. C'est en 1988 que l'ouvrage de Robert H. Griffiths explore le parcours politique de Malouet durant la période révolutionnaire. Élu député aux États généraux grâce à Necker, et en tant qu'un des chefs de file des « monarchiens », il défend une ligne modérée favorable à une monarchie constitutionnelle à l'anglaise112. Enfin, les actes du colloques Malouet (1740-1814) parus en 1990 et dirigés par Jean Ehrard et Michel Morineau proposent des articles qui balaient un large champ de la vie de Malouet et qui, d'une façon plus générale, permettent de mieux dessiner les contours de l'élite administrative et leur attitude à l'endroit de la Révolution113. Malgré cela, le contenu est d'un intérêt inégal pour 108 ANONYME, « Journal de Paris », 18/04/1789. 109 Carl Ludwig LOKKE, « Le plaidoyer de Malouet en faveur de l'esclavage en 1789 », op. cit. ; Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », The Journal of Negro History, 1939, vol. 24, no 4, pp. 381-389. 110 David LOWENTHAL, « Colonial Experiments in French Guiana, 1760-1800 », op. cit. 111 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet, 1777. Copie d'une lettre de Pierre-Victor Malouet, datée 28 décembre 1788. », Overdruk uit de West-indische gids, 1955, no 36, pp. 53-60. 112 Robert H. GRIFFITHS, Le Centre perdu, op. cit. 113 Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814). Actes du colloque des 30 novembres - 1er décembre 1989, Revue d'Auvergne, Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, vol.1-2, Tome 104, 206 p. 31 notre propos. Son passage en Guyane y est évoqué en quelques pages seulement par Rodolphe Robo114 et reprend en partie ce que Malouet raconte dans ses écrits. En revanche Marc Perrichet étudie avec précision comment il compose ses réseaux et construit sa carrière115. Ainsi, il ne semble pas exister de travaux approfondis mettant en scène Malouet dans son rôle d'administrateur en Guyane. À l'image des travaux de Jean Chala, Marie Polderman et Céline Ronsseray116, notre ambition est de tenir une ligne qui nous permette de révéler des aspects du personnage de Malouet qui semblent avoir été peu étudiés jusqu'à présent. En nous attachant à l'étude d'un parcours individuel, que nous connectons à un contexte colonial attentif aux sciences et techniques, nous souhaitons donner une lecture alternative à celle généralement admise de cet administrateur, lecture que nous espérons pertinente et capable de poser quelques modestes jalons pour d'éventuelles futures recherches. Présentation des sources Les sources imprimées Ces observations liminaires nous amènent à considérer la question des sources, et dans un premier temps celle des sources imprimées. La lecture d'une partie de ce corpus est le point de départ de notre investigation sur la Guyane. Ces sources sont relativement nombreuses et sont généralement le fait de voyageurs, de marchands, de scientifiques, de religieux ou d'observateurs de passage, qui décrivent l'environnement naturel, la géographie ou les meurs des sociétés amérindiennes. Citons des auteurs comme Pierre Barrère, Bertrand Bajon ou John Gabriel Stedman pour le Surinam117. Ces ouvrages sont parfois orientés vers des objectifs utilitaristes, à destination 114 Rodolphe ROBO, « Malouet en Guyane », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814)., Revue d'Auvergne., Riom, 1990, vol.1-2, tome 104, pp. 57-60. 115 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, pp. 25-33. 116 Jean CHAÏA, « Pierre Barrère (1690-1755) médecin botaniste à Cayenne », op. cit. ; Jacques François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guianne, op. cit. ; Céline RONSSERAY, « Un destin guyanais », op. cit. 117 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France équinoxiale, op. cit. ; Bertrand BAJON, Mémoires pour servir à l'histoire de Cayenne et de la Guiane françoise : dans lesquels on fait connoître la nature du climat de cette contrée, les maladies qui attaquent les Européens nouvellement arrivés, & celles qui régnent sur les blancs & les noirs: des observations sur l'histoire naturelle du pays, & sur la culture des terres, Paris, Grangé, 1777, 2 volumes ; John Gabriel STEDMAN, Voyage à Surinam et dans l'intérieur de la Guiane, contenant la relation de cinq années de courses et d'observations faites dans cette contrée intéressante et peu connue, Paris, chez F. Buisson, 1798, 3 volumes. 32 du colon souhaitant s'établir dans de bonnes conditions118, ou bien ils développent des considérations techniques et scientifiques de haut niveau à l'intention des planteurs souhaitant rationaliser son exploitation ou innover dans le domaine des techniques culturales119. Le deuxième temps de notre recherche nous amène aux sources imprimées concernant Malouet. Il s'agit de publications rédigées par ses amis parlant de lui dans des correspondances ou à l'occasion de son décès. Quelques-unes sont compilées dans la deuxième édition de ses Mémoires. Par exemple l'Académicien Jean-Baptiste-Antoine Suard (1732-1817), qui produit une notice biographique en 1814, ou bien le linguiste et précurseur de l'anthropologie Joseph-Marie de Gérando (1772-1842) qui publie une courte biographie de Malouet en 1820, ou encore un article anonyme paru dans le journal L'Union en 1867. Il est de même fait mention de Malouet dans la correspondance entre Madame de Staël et Suard120. Bien évidemment, le caractère partial de ces documents ne fait aucun doute : on y salue à longueur de pages l'ami fidèle et distingué, le père et le mari aimant, l'administrateur intègre et dévoué corps et âme à la France, le politicien éclairé, l'orateur charismatique... Pour sa part, Malouet nous a laissé une Collection de mémoires sur les colonies publiée en 1801 en cinq volumes et ses Mémoires qui ne paraissent qu'en 1868 en deux volumes121. Les volumes de sa Collection de mémoires traitent de son passage en Guyane (volumes 1 et 2), rapportent ses observations concernant le voyage qu'il effectue au Surinam en juillet 1777 (volume 3), contiennent une étude qu'il rédige sur l'administration de Saint-Domingue et qu'il présente devant le comité de législation des colonies en 1775 (volume 4) et enfin, exposent l'ensemble de sa réflexion sur l'esclavage (volume 5). Signalons tout de suite le caractère univoque de ces documents. Ils ne proposent qu'une vision qui, malgré la clairvoyance et la probité dont Malouet se pare, se restreint au seul point de vue de son auteur, d'autant plus qu'il écrit a posteriori. Dès lors, il lui est facile de se décrire comme un personnage constant dans ses idées, ayant vu les choses venir avant tout le monde. Ce qui signifie aussi qu'il peut très bien avoir oublié certains éléments, comme il peut aussi en passer sous silence, ou bien les réécrire dans un sens qui n'écorne pas son image. Le contexte dans lequel Malouet produit ces écrits doit être évoqué afin de prendre la mesure de ce que 118 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison rustique, op. cit. 119 Jean-Samuel GUISAN, Traité sur les terres noyées de la Guyane, appelées communément terres-basses, L'imprimerie du Roi., Cayenne, 1825, 482 p. 120 Jean Baptiste A. SUARD, Gazette de France. Notice sur le caractère et la mort de M. le Baron Malouet, Pillet, 1814, 12 p ; Joseph-Marie DE GERANDO, « Malouet (Pierre Victor) », in Biographie universelle ancienne et moderne ou histoire par ordre alphabétique, de la vie privée et publique de tous les hommes qui se sont distingués par leurs écrits, leurs actions, leurs talents, Paris, Michaud Frères, 1820, vol. 52/26, pp. 403-407 ; « Malouet avant 1789 », L'Union, 1867, Etude de l'ancienne société française, pp. 24-41 ; Robert DE LUPPE, Madame de Staël et J.-B.-A. Suard : correspondance inédite (1786-1817), Genêve, Librairie Droz, 1970, 128 p. 121 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit. ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit. 33 nous affirmons. Concernant ses Mémoires, la préface de la deuxième édition122 nous renseigne. Malouet rédige en 1808 le manuscrit qu'il souhaite voir publié vingt ans après sa mort. Début 1830, son fils présente le manuscrit à Charles X, qui préfère en différer la publication « jusqu'au moment où la génération à laquelle [il appartient] aura disparu de ce monde. » En effet, le roi s'offusque que Malouet y égratigne son cousin, le duc d'Orléans. Fidèle à son habitude et peu enclin à entretenir des relations pacifiées avec ses adversaires, celui-ci tient des propos très vifs à l'endroit du duc et de son attitude lors de la Constituante : « f...] Sa conduite a été d'une
scélératesse absurde . Ce qui explique une publication tardive, près de cinquante années après la mort de leur auteur. Par ailleurs, Malouet souhaite que ses Mémoires sont pour lui l'occasion d'être utile aux générations futures. Le récit de sa vie doit servir d'exemple, ce qui le pousse, nous dit-il, à parler le moins possible de lui et à se cantonner aux faits, uniquement aux faits. L'exercice peut sembler délicat quand le texte est rédigé à la première personne du singulier, et que son auteur décrit sa carrière, ses amis qui ont quasiment tous un nom à particule, les embûches qu'il a surmontées, les décisions lumineuses et déterminantes qu'il a prises, etc. Malgré le fait qu'il s'en défende, Malouet se place au centre de son récit. Toutefois, comme le fait remarquer Michèle Duchet, l'emploi de la première personne n'est ici qu'une façon de définir ses responsabilités et de prendre position124. Il convient donc de distinguer le personnage public, principal protagoniste de ces écrits, de l'homme, largement en retrait. On ne trouve donc que très peu d'allusion à sa vie personnelle, à ses sentiments, car Malouet estime que cela n'en vaut vraiment pas la peine125. 122 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit. 123 Ibid., p. 263-264. 124 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, p. 63. 125 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 1. 34 Les circonstances de la publication de sa Collection de mémoires, en revanche, nous éclairent davantage sur le contexte politique et les intentions de Malouet. Nous sommes en 1801, et le coup d'État du 18 Brumaire change la donne politiquement. Nombre de « monarchiens », dont fait partie Malouet, se convertissent au bonapartisme126. Fraîchement revenu de son exil londonien et ruiné, il tente de faire valoir son image d'administrateur intègre et expérimenté, spécialiste des colonies. La période est propice à une réflexion sur l'esclavage et les colonies, et s'enrichit d'une argumentation nouvelle nourrie par les faits. Pour la plantocratie, l'expérience abolitionniste de 1794 prouverait deux choses. Premièrement, que les Noirs livrés à eux-mêmes commettent des exactions sans nom contre les Blancs, à l'image du soulèvement de Saint-Domingue. Deuxièmement, que les Noirs, une fois libres, sont incapables de travailler par eux-mêmes127. C'est aussi à cette époque que le préjugé de couleur, qui irrigue largement la pensée à la fin du XVIIIe siècle, est établi en vérité scientifique par des publications comme l'Histoire naturelle du genre humain de Virey en 1801128. Cette atmosphère est l'occasion pour les planteurs de se constituer en lobby très puissant, autour de personnages comme Baudry des Lozières (qui publie en 1802 Les égarements du nigrophilisme'29) et Moreau de Saint-Méry. Ces planteurs, propriétaires à Saint-Domingue et esclavagistes notoires, développent une véritable propagande en vue du rétablissement de l'esclavage. Bien évidemment, Malouet est de ceux-là. Le ton particulièrement revanchard des introductions des volumes 4 et 5 de sa Collection de mémoires est tout à fait révélateur de son état d'esprit. Il relie les événements des années 1770 aux problématiques telles qu'elles se présentent au début du XIXe siècle, en épanchant sa bile, parfois de façon consternante, contre l'abolition de l'esclavage, l'égalité des droits, les droits de l'homme, les révolutionnaires et les abolitionnistes. Ses écrits, plaidoyer pour un retour à l'ordre d'Ancien Régime et à la restauration des colonies, ne sont certainement pas étrangers au rétablissement de l'esclavage par Bonaparte en mai 1802130. Par ailleurs, Malouet annonce dans son introduction qu'il entend témoigner de son expérience afin de servir d'exemple aux générations futures. Il utilise l'exemple de son passage en Guyane pour appuyer ses dires et dénoncer les projets entrepris à chaud, sans vérifications préalables. Ses visées sont éminemment politiques : « Le sort de la Guiane importe peu, sans doute, au salut de l'Europe , mais la 126 Robert H. GRIFFITHS, Le Centre perdu, op. cit. ; Sergienko VLADISLAVA, « Les monarchiens au cours de la décennie révolutionnaire », op. cit. 127 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 184. 128 Julien-Joseph VIREY, Histoire naturelle du genre humain, Paris, Crochard, 1824, 3 volumes p. 129 Louis-Narcisse Baudry Des LOZIERES, Les Egarements du nigrophilisme, Paris, Migneret, 1802, 323 p. 130 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 184-186. 35 conservation ou le bouleversement des colonies ne sont pas indifférens à sa prospérité. Nous avons tant de malheurs à réparer, qu'il seroit désirable de fermer toutes les issues qui peuvent conduire à de nouveaux malheurs. f...] Ce n'est donc pas inutile, que de rappeler aux gens à projet et au Gouvernement f...] comment ceux qui les ont précédés se sont égarés, et ce qu'ils ont à faire, ou à éviter, pour employer fructueusement leur activité131. » C'est cette initiative qui lui vaudra, sans doute, de revenir aux affaires en 1803 au poste de préfet maritime à Anvers. C'est donc en ayant en permanence à l'esprit ces éléments que nous avons abordé la lecture du témoignage que nous laisse Malouet. Pour autant, l'analyse qu'il produit dans les années 1770 sur la situation en Guyane est lucide et pointe les dysfonctionnements d'une colonie embourbée dans une routine, où le laisser-aller partage le devant de la scène avec les intrigues et les conflits d'intérêts entre administrateurs et planteurs. Si ce constat est empreint de réalisme, la lecture de ses écrits met au jour une personnalité consciente de sa valeur, qui dispense morale et jugements tout au long de son récit, livre des commentaires péremptoires sur les différents administrateurs, commissaires ou personnels ministériels, surtout s'ils sont d'avis contraire au sien. Malouet, homme du roi, éduqué chez les Oratoriens, personnage éloquent à la plume alerte, ayant la citation de Cicéron et de Virgile facile, se trouve confronté au milieu guyanais où la bonne société à laquelle il est habitué à Paris est plutôt restreinte. Il manifeste parfois un sentiment de supériorité à peine voilé envers ces petits planteurs de Guyane, ou envers le gouverneur Fiedmond. Malouet manie volontiers l'ironie à l'endroit de ces gens, décrits, au mieux, comme des personnages sympathiques, sinon comme des rustres aux idées courtes (surtout s'ils ne partagent pas son avis)132. Cela concourt à une franche impression de mise en valeur assumée, reprise par son petit-fils qui, dans un exercice de piété familiale, place en exergue des deux tomes des Mémoires cette citation extraite du deuxième volume : « C'était peu de jour après le retour
de Varennes. Lorsque j'entrai, la reine dit au jeune Dauphin . 131 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 43-44. 132 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires et correspondances officielles des colonies, et notamment sur la Guiane française et hollandaise, Paris, Baudouin, Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/2, p. 280 ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 401. 36 répondit l'enfant. - C'est M. Malouet, reprit la reine
, Le ton est donné et ne trahit pas Malouet qui se peint en homme providentiel pour la Guyane, le seul qui aurait compris ce qu'il fallait faire pour développer cette colonie qui, avant lui, n'aurait été dirigée que par des profiteurs et des intrigants aux compétences discutables. Ce manque d'objectivité ne permet bien évidemment pas de comprendre entièrement ses positions, sa démarche, et plus globalement les enjeux qui entourent la volonté métropolitaine de développer la Guyane. Dernière remarque à propos des sources sur Malouet : beaucoup de passages sont écrits de tête car la documentation dont il dispose est incomplète. Lors de son retour de Guyane en 1778, il est capturé par des corsaires Anglais, qui s'emparent de ses biens et de quatre caisses contenant des insectes : « Revenant de Cayenne au mois de novembre 1778, il fut attaqué et pris par un corsaire anglais qui le conduisit à Weymouth. Les caisses contenant ses collections, ses papiers, ses documents, tout fut pris, rien ne fut rendu134. » Ses archives personnelles sont réduites à la portion congrue. Il dispose seulement de quelques manuscrits qu'il a fait relier. (Il est d'ailleurs envisageable qu'il ait pu sélectionner ce qu'il souhaitait publier.) Tout le reste de ses documents est brûlé en 1793. Il a perdu tous ses cartons contenant des dépêches ministérielles, des rapports, des ordres et instructions du roi, plusieurs mémoires et des correspondances personnelles135. À son retour d'exil en 1801, il abandonne à Londres une partie de sa correspondance et détruit le reste136. Les sources manuscrites Par ailleurs, notre recherche s'appuie sur des sources manuscrites, qui sont constituées des archives du Ministère de la Marine et des colonies. Une partie est conservée à Aix-en-Provence ; 133 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 2, op. cit., p. 66. 134 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 76, 115, 165, 457. 135 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 44-45. 136 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 2, op. cit., p. 278. 37 toutefois, les archives concernant la correspondance à l'arrivée en provenance de la Guyane française entre 1651 et 1856 sont regroupées dans la sous-série C14 du fonds « colonies », et conservées en micro-films aux Archives Nationales de Paris à l'hôtel de Soubise. Cette série est d'une grande richesse. Elle se compose de lettres, de rapports et de mémoires formant la correspondance officielle entre les administrateurs coloniaux et le ministère de la Marine. L'accès à ces documents n'est pas particulièrement aisé pour l'historien en herbe ou le chercheur chevronné, s'il ne réside pas en région parisienne ou s'il vient de l'étranger. Une consultation de cette série nécessite au préalable un travail préparatoire important et un dépouillement minutieux de l'inventaire analytique137 pour optimiser au mieux le temps passé en salle de lecture. La deuxième série d'archives du fonds « colonies » sur laquelle nous avons travaillé est la série E, consacrée au personnel colonial ancien des XVIIe et XVIIIe siècles. D'un très grand intérêt également, elle contient des éléments divers, tels que mémoires, actes d'affranchissement, états de service ou pièces d'état civil, qui forment de véritables dossiers personnels sur les cadres administratifs et certains personnages gravitant autour (comme des ingénieurs, des militaires). Elle renferme aussi des éléments provenant du Bureau des Contentieux, qui sont généralement des procédures judiciaires concernant des colons, des armateurs ou des négociants. Cette série, localisée à Aix-en-Provence, présente l'avantage d'être entièrement numérisée et disponible en ligne sur le site des Archives Nationales d'Outre-Mer138. Toutefois, nous avons abordé ces documents en ayant en tête que toutes les parties prenantes n'ont pas nécessairement rendu compte par écrit de leur vécu. Le quotidien des Amérindiens ou des esclaves est difficile à appréhender et se dévoile en creux, à travers des témoignages indirects. De fait, l'essentiel de la documentation est associée aux agents royaux et à l'élite coloniale. Encore faut-il qu'elle sache manier la plume, ce qui est loin d'être une évidence, comme l'écrit Artur au ministre en 1774 : « Il n y avoit que lui [le procureur général] et moi de lettrés dans le Conseil, vu la disette absolue de sujets dans la colonie139. » La série C14 du fonds « colonies » est constituée de documents administratifs, souvent 137 C. BOUGARD-CORDIER, G. PITTAUD DE FORGES, M. POULIQUEN-SAROTTE, É. TAILLEMITE et C. VINCENTI-BASSEREAU, Inventaire des archives coloniales, sous-série C14, correspondance à l'arrivée en provenance de la Guyane française, Paris, Archives nationales, 1974, vol. 2 tomes (articles 1-50, articles 51-91 et index)/. 138 Voir l'inventaire en ligne de la série E : < http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/ark:/61561/up424ojc > 139 ANOM E9 F°65 38 destinés à rendre compte des actions menées, à justifier certaines décisions, parfois certains échecs. Une lecture croisée montre, en étant attentif, que leurs auteurs n'hésitent pas à orienter le contenu afin d'obtenir des avantages. Ainsi, nous devons faire avec une documentation qui ne reflète pas nécessairement la réalité de façon fidèle. Elle est aussi souvent incomplète, soumise aux vicissitudes de l'histoire, rassemblée à la hâte au moment du départ, perdue ou détruite, conservée dans de mauvaises conditions. De fait, nous avons parfois été confrontés à des documents inutilisables parce que l'état de l'orignal ne permet pas de lire son contenu, ou bien illisibles parce que l'encre a presque disparu. Certains documents sont parfois mal dupliqués si bien que des feuillets sont tronqués. Enfin, certaines cotes d'archives ne sont parfois pas exactes, ce qui rend l'accès aux documents concernés quelque peu fastidieux, voire impossible. Le cas s'est présenté pour le rapport concernant l'état de la Guyane, rédigé en 1775 par l'ordonnateur Delacroix, source sur laquelle Malouet a beaucoup travaillé avant son arrivée à Cayenne140. Cela étant, leur consultation nous a permis d'affiner certains éléments. Nous pouvons ainsi relativiser fortement le propos de Malouet sur la paternité de la mise en valeur des terres basses qu'il semble s'octroyer. Sa rivalité, pour ne pas dire son antipathie, envers le baron de Besner le pousse à occulter des éléments du plan de son concurrent pour la Guyane. Il s'y oppose, par principe, alors que de toute évidence l'analyse du baron, par bien des aspects, est tout aussi pertinente que la sienne. Si Malouet se décrit comme un administrateur animé par l'intérêt général, au service dévoué de Sa Majesté, la lecture des archives et de ses correspondances révèle un homme qui n'oublie pas pour autant ses objectifs de carrière. Il cherche à préserver son image, en oubliant pudiquement certains épisodes fâcheux à Saint-Domingue, qui sont révélés au grand jour dans différents dossiers judiciaires sur les quels nous reviendrons141. Problématique Notre problématique provient d'un questionnement portant sur l'imbrication de trois facteurs : savoir, voyage et pouvoir. Le savoir, en tant que moyen de compréhension et de représentation du monde, et le voyage, en tant que moyen de découverte et d'ouverture, sont fondamentalement bouleversés depuis le XVIe siècle. L'ouverture du Vieux Continent sur le reste du monde d'une part, et l'arrivée progressive de nouveaux concepts se substituant aux savoirs anciens d'autre part, influent sur la façon dont le pouvoir se conçoit, sur une échelle bien plus vaste 140 Ce mémoire figure sous la cote ANOM C14/44 F°71, qui renvoie à des documents du début du XIXe siècle. 141 ANOM dossiers E200 et E298, voir également le point 1.3 : Un homme de réseau p. 50 , 39 désormais. Versailles appuie son effort de colonisation en déployant dans ses possessions outre-mer administrateurs et scientifiques, vecteurs et relais de son autorité et de la tradition scientifique métropolitaine. Ces hommes sont en effet envoyés dans des terres lointaines afin d'administrer et de mettre en valeur un patrimoine naturel destiné à remplir les objectifs de la politique coloniale. Les différents projets de développement de la Guyane s'inscrivent pleinement dans cette imbrication entre savoir, voyage et pouvoir. L'intérêt d'un travail de recherche sur Malouet, dans le cadre de sa mission en Guyane, réside donc dans le fait qu'il donne à observer comment s'organise, comment s'appréhende et se planifie le développement d'une colonie marginale et éloignée, où presque tout est à faire. Il s'agit là d'analyser à partir de sources croisées l'application concrète et la construction, à la lumière de l'expérience locale, d'un projet administratif et technique capable d'extraire la Guyane de son marasme, afin de répondre aux objectifs de la monarchie relayés par le ministère de la Marine, et de voir quel est l'apport spécifique de Malouet sur ce terrain. Plan Notre première partie présente le parcours de Pierre Victor Malouet. Depuis Riom jusqu'à Cayenne, nous allons décrire l'ascension d'un bourgeois provincial, que rien ne destinait à entrer dans la Marine, à travers son parcours scolaire, sa formation et les réseaux qu'il entretient. Son passage à Saint-Domingue s'avère déterminant puisque c'est là qu'il fourbit ses premières armes de planteur et d'administrateur. C'est pour lui l'occasion d'élaborer une vision de l'exploitation coloniale éprouvée par une expérience d'une dizaine d'années, qui sert d'échafaudage à l'édifice dont son « système colonial » constitue la façade. Ensuite, nous nous attacherons à connecter le parcours de Malouet au contexte métropolitain sur lequel repose la diffusion d'une tradition administrative et d'une science coloniale. Entre culture métropolitaine et culture d'outre-mer, Malouet évolue dans un milieu cosmopolite où se rencontrent savants, philosophes et intellectuels. Paris est le phare de l'Europe et le réseau académique et institutionnel participent largement à ce rayonnement. Dans un contexte de modernisation de l'appareil administratif, la Guyane fait figure de terrain d'essai pour de nouvelles méthodes de mise en valeur, mais elle est également le théâtre d'affrontement idéologiques autour de la question de l'esclavage, qu'il nous faudra préciser. Enfin, notre troisième partie rendra compte de la réalisation concrète du projet de Malouet en nous appuyant sur le rôle d'intermédiaire entre la métropole et la colonie de l'ordonnateur. Son volet technique est relayé en grande partie par Guisan, cheville ouvrière des assèchements et de la 40 reconnaissances des terres basses, ainsi que des travaux d'aménagements dans la colonie. Son volet administratif se place dans la logique de rationalisation administrative entreprise depuis les années 1760. Enfin, il conviendra de voir quels ont été les résultats du passage de Malouet en Guyane, du devenir de ses réalisations, afin d'en proposer une lecture rénovée. 41 PREMIÈRE PARTIE - DE RIOM À CAYENNE. CONSTRUCTION D'UNE CARRIÈRE ET D'UNE PENSÉE COLONIALE. 42 En 1801, quand Malouet publie ses Collections de mémoires, le souvenir de son entrée dans la Marine en 1764 lui rappelle qu'à l'époque, il était loin de s'imaginer qu'un jour il serait envoyé en Guyane en tant qu'administrateur142. En effet, ses origines sociales et géographiques ne semblent pas, a priori, le destiner au service des colonies. Entre 1712 et 1809, Cayenne s'est vue administrée par deux auvergnats seulement (Pierre Victor Malouet et Michel Gabriel Bernard, tous deux nés à Riom), alors que pour la même période, il se dégage des statistiques une prédominance d'éléments issus de la région parisienne, de l'Aunis et Saintonge, et de la Provence143. De même, le recrutement s'effectue généralement au sein des officiers de Marine, ce qui contribue parfois, comme le décrit Céline Ronsseray, à la formation de véritables dynasties d'administrateurs, à l'image des La Barre entre 1665 et 1691 ou des Guillouet d'Orvilliers entre 1716 et 1763144. La démarche adoptée dans cette première partie éclaire l'ascension de Malouet depuis Riom jusqu'à Cayenne, en se focalisant sur les moments importants qui ponctuent son parcours. En mobilisant une approche biographique et prosopographique, nous allons dans un premier point aborder sa formation scolaire et son ascension professionnelle, la constitution d'un réseau de relations qui lui ouvre les portes de la Marine, et la confrontation aux réalités des premières responsabilités. Le second point sera consacré à l'étude de la pensée que nourrit Malouet à l'endroit des colonies. L'objectif est double. Il s'agit d'une part de montrer comment sa réflexion se construit au fur et à mesure de l'évolution de sa carrière. Partant, nous tâcherons d'apporter un regard nouveau sur les idées de ce personnage, qui ne sont pas toujours aussi clairement formulées que le laisse sous-entendre ses Mémoires et les travaux lui ayant été consacrés. D'autre part, cette analyse du rapport qu'entretien Malouet avec les colonies nous permettra de cerner le moment de sa réflexion qui correspond à sa mission en Guyane. 1 QUI EST PIERRE VICTOR MALOUET ? Avant d'aller fouler le sol de Guyane, attardons-nous quelque temps en France et en Europe, afin d'évoquer les origines de Malouet, sa formation et les réseaux qu'il constitue au fil de ses nombreux voyages. 142 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires sur les colonies, et notamment sur le régime colonial, Baudouin, Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/5, p. 5-6. 143 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 145. 144 Ibid., p. 114. 43 1.1 Jeunesse auvergnate1.1.1 Des origines modestes Pierre Victor Malouet est né le 11 février 1740 à Riom, « dans une condition médiocre, privé des avantages de la fortune145. » Il est le premier enfant mâle de Pierre André Malouet et de Catherine Villevaux à survivre, après le décès en bas âge de leurs cinq précédents garçons entre 1730 et 1740. Il a un frère qui naît en 1744 (Pierre Antoine Malouet d'Alibert, dont nous reparlerons) et une soeur qui naît en 1745 (Marie Geneviève)146. Malouet est issu d'un milieu d'officiers campagnards, venus s'installer en ville pour y réaliser de meilleurs affaires, en se rapprochant d'une clientèle plus argentée et plus nombreuse147. Son grand-père paternel, Alexandre, est un petit procureur de Fournols qui a épousé l'héritière d'un marchand-tanneur. Ce rapprochement avec les tanneurs n'est d'ailleurs pas anodin puisque cette corporation est importante à Riom, formant une élite d'une quarantaine de maîtres. Son père, Pierre-André, reprend la robe paternelle et devient notaire royal et procureur en la sénéchaussée d'Auvergne en 1740, à la naissance de Pierre Victor. Lors du baptême de ce dernier, est présent l'écuyer Claude Aimable Panayde Deffan, procureur du roi au bureau des Finances148. Jean-Baptiste Villevault, le grand-père maternel de Pierre Victor, est quant à lui conseiller du roi et contrôleur des monnaies à Riom149. La famille Malouet évolue donc dans un milieu composé de financiers, de procureurs et de notaires, à l'image des Gerle, Cailhe ou Redon, à qui elle est très liée. Ainsi, Pierre-André Malouet a pour marraine en 1705 l'épouse d'Antoine Gerle ; Alexandre Gerle est parrain en 1713 d'Alexandre Malouet ; le frère aîné de Pierre Victor (mort en bas âge) a pour parrain en 1730 son oncle le notaire Gilbert Michel Cailhe ; enfin sa soeur Marie Geneviève a pour marraine en 1745 Marie Cailhe, sa cousine germaine150. Cet entourage détermine également le début de parcours de Pierre Victor Malouet, illustré par une scolarité qui reste conforme à celle suivie par des individus d'extraction sociale et familiale identique. 145 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 2. 146 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse », op. cit., p. 17. 147 Ibid. 148 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 256. 149 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. IV. 150 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse », op. cit., p. 19 ; Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 257. 44 |
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