Chapitre n°2 La métaphore de
l'Algérie
A travers les différentes étapes franchies par
les protagonistes et les axes de leurs déplacements, le lecteur est
incessamment amené à lire et relire l'espace pour pouvoir se
faire une image globalisante de l'Algérie. Les lieux visités au
sud reflètent la désillusion. Si nous nous reportons à
l'approche de l'espace telle que développée par Mitterrand, la
troisième étape de la présente analyse devrait être
une lecture de la société à travers l'espace. Nous
tenterons de dégager les grandes lignes du concept de l'Algérie
tel qu'il transparait dans La Traversée; un concept qui est
véhiculé par un auteur s'inscrivant dans une
société et une époque données. Ceci nous permettra
d'en arriver à une lecture de la société telle que
proposée par Mitterrand: soit l'analyse d'une métaphore de
l'Algérie qui se voudrait le "reflet" d'une société
algérienne du début des années 1970.
2-1La métaphore de l'Algérie :
Cette métaphore de l'Algérie ne peut être
dégagé qu'en faisant concourir l'axe des déplacements et
la verticalité des lieux visités. D'après le dictionnaire
Hachette 2010, le mot métaphore signifie : « Figure de
rhétorique qui consiste à donner à un mot un sens qu'on ne
lui attribue que par une analogie implicite »51.
Ce sont des concepts situés au niveau du texte que le lecteur peut
en toute liberté interpréter en vue d'en faire une
représentation abstraite. C'est à partir de ce point de vue que
nous envisageons découvrir une métaphore construite par l'auteur.
Le voyage à travers le sud n'engendre que la désillusion parmi
les protagonistes. Si les lieux du nord reflètent une image assez
idéalisée de l'Algérie des indépendances, ceux
situés au sud n'amènent que le rêve et les gisements de
pétrole. En effet, les lieux comme l'hôtel transatlantique de
Ghardaïa, le site pétrolier de Hassi Messaoud attirent ; l'un
permettait une halte, l'autre la richesse. Par contre, d'autres lieux
visités comme la piste d'El Adeb, ou celle d'In Salah éveille le
rêve. Elles donnent accès à des informations sur la culture
d'une minorité : Les Touregs. Le désert pétrolier et
administratif remplace le désert traditionnel. Néanmoins, les
déplacements réalisés du Nord au Sud ont permis de
déterrer une vérité : plus les protagonistes s'enfoncent
dans le Sud plus il y a désillusion, du fait de l'écart existant
entre le rêve et la réalité. Le voyage entreprit par les
protagonistes nous présente un espace fondé sur des lieux
affectés de noms propres. Les discours développés sur ces
lieux visités, font ressortir une image assez signifiante et
globalisante même de l'Algérie des indépendances,
c'est-à-dire celle des années 70-80.
51 Hachette, Edition 2010, p. 1032
35
Sur l'axe vertical, la narration permet l'émergence de
symboles dominants comme pour dissimuler ceux qui sont de formation naturelle
ou en voie d'extinction. Ainsi, le narrateur ne s'empêche pas de
mentionner que l'hôtel transatlantique est devenu un symbole de faiblesse
pour Mourad :
Le charme désuet de l'hôtel continuait
d'opérer sur lui comme au temps de sa splendeur passée. Pourtant
un délabrement insidieux mais sur le faisait s'effriter chaque saison un
peu plus [...], Mourad ne reconnaitrait plus rien de l'ombreuse oasis qu'il
avait jadis aimée52
De plus, ce lieu est devenu par excellence un transit pour les
pétroliers venant du sud pour regagner le nord. Un autre symbole de
construction humaine, il s'agit du site de pétrole de Hassi-Messaoud
:
Air conditionné, goudron, béton, fleurs
poussées sur de la terre rapportée, Hassi- Messaoud était
pou Boualam une insulte pour le désert
prophétique53
Cette image verticale peu décrite par le narrateur est
un symbole solide est durable, il exprime la faiblesse du désert naturel
des nomades. Une autre image symbolique, cette fois ci à In Amenas:
À la place des méharis d'antan on ne voyait
plus[...] que les masses poussives de grands camions ocre, qui brinquebalaient
dans la poussière comme des d'énormes hannetons
aveugles54
En se référant à une époque
lointaine, le narrateur nous dit qu'In Amenas est le lieu des méharis.
Un symbole fort ancien des peuples nomades, aujourd'hui menacés
d'extinction par la présence permanente de machines ocre. Cette image
marque la supériorité de cet objet de déplacement
mécanique conçu par l'homme, face à un moyen de
déplacement vieux comme le monde. Le narrateur n'hésite pas de
comparer les camions ocre à des hannetons. Cette manière de
métaphoriser les objets n'est pas fortuite quand on connait l'issue
réservée au
52 Mammeri 2005, p.56
53 Mammeri 2005, p.58
54 Mammeri 2005, p.58
36
territoire propre aux déplacements des méharis.
C'est comme si toutes les images qui expriment un état naturel devaient
être anéanties ou représentaient un symbole de faiblesse.
Boualem parait être sensiblement déçu depuis l'étape
de Hassi- Messaoud, pour lui le désert est devenu pervers. Une autre
image construite symbolise le désert administratif, il s'agit du
chef-lieu de la daïra de Djanet. Le sous-préfet reçoit les
recommandations du nord et veille à leur application. Celui-ci fait
remarquer à ses hôtes :
Djanet est la vraie capitale saharienne, vous le verrez
vite. Les centres que vous avez traversés jusqu'ici sont des
créations du pétrole, vous vous en êtes aperçus. Ici
nous sommes en retard. Vous le verrez demain, si vous allez à la
sébiha, la fête traditionnelle de Djanet. Nous sommes en retard,
mais nous travaillons à rattraper le temps perdu à grande
enjambées et bientôt vous serez à Djanet comme dans
n'importe quelle ville du nord 55
Ainsi le désert traditionnel se trouve conquis et
gouverné par le désert administratif et pétrolier. Comme
si la modernité devait succéder à tout prix à la
tradition. Le narrateur nous souligne que le sous-préfet tente de
sédentariser par tous les moyens les coureurs du vent. Derrière
ce jeu de mot se dissimule toute une idéologie : d'une part il y a les
nomades en déplacement régulier, de l'autre une élite au
pouvoir qui dénie sa mouvance et sa culture. Une autre image assez
solide, il s'agit de l'école où l'enseignement dispensé
aux jeunes nomades est conforme aux directives du pouvoir central.
L'encadrement est assuré par des pédagogues et des
administrateurs venus du nord. Ce qui rappelle l'époque coloniale.
Enfin, l'image de l'Algérie proposée dans notre
corpus obéi à une constante. D'une part, nous avons un
passé historique, de l'autre un avenir plein de promesse qui devrait
être concrétisé. Cette idée n'est pas celle qui
prend l'avantage après l'indépendance A l'issu de leur
périple, Mourad et ses compagnons ne sont pas arrivés à
faire l'équilibre entre les deux époques. Néanmoins, notre
modeste étude nous a donné la possibilité de connaitre
certains aspects de la société, mis au clair par le texte et par
la dynamique de la spatialité.
2-2 La métaphore du voyage :
55 Mammeri 2005, p. 71
37
Dans la littérature algérienne de langue
française, le voyage à travers le désert autorise un
pessimisme existentiel et politique de s'exhiber pour ceux qui l'effectuent.
Généralement, les héros meurent ou reviennent bredouilles
au lieu de départ. Leur quête n'aboutit pas ou du moins, elle est
vue comme mal définie. La fin du voyage pour le personnage principale se
différencie tout le long du parcours.
Le personnage de Mourad, ex maquisard, représente la
désillusion après le rêve d'un côté et
illustre sa propre fatalité de l'autre. Boualem évoque le
néo fondamentalisme musulman et un penchant pour la dictature. Par
contre Serge prétendant jouer le rôle de précurseur de la
révolution socialiste, est membre du Parti communiste algérien.
Chacun de ces personnages est projeté sur l'un des axes (horizontal ou
vertical) et en attribue la signification. A partir de là, Mourad du
rêve à la désillusion qu'il manifeste constamment, est
associé à l'axe nord-sud ou inversement, Boualem à la
quête d'un équilibre entre les forces peut-être en relation
avec le même axe. Quant à Serge, se voulant avant-gardiste soutien
le pouvoir en place, est lié à l'axe vertical. A présent
nous allons nous intéresser au parcours réalisé par Mourad
au sein de la métaphore du voyage.
Soulignons d'abord que Mourad fait partie de cette
génération des années cinquante, et est éminemment
lié à l'Histoire de la Guerre de la Révolution de Novembre
54 et à celle de ses héros. Mourad se place loin des
persécutions du système, car incapable d'adhérer au cercle
des compromis, et d'intégrer les clans. Mourad ne trouve qu'une
alternative et quand il en prit conscience, il dit : « Il n'y a qu'une
alternative, on rêve sa vie ou on la change »56.
Mais cette échappée n'est que temporaire. Mourad se rend à
l'évidence que changer sa vie est illusoire. A Timimoune, après
avoir assisté à la rencontre des pèlerins, Mourad : «
f...] avait le sentiment que le Dieu jaloux le chassait du paradis
»57. Le désert donne à voir à Mourad
qu'il est d'une race qui tend à disparaitre et à laquelle il
s'assimile : les berbères, « J'aime mieux être le dernier
des mohicans que le premier des traitres»58. Car le
désert des rêves de Mourad est balisé de frontières.
Il ne peut lui révéler l'authenticité de ses origines
ancestrales. Mourad l'intellectuel ne peut être délivré par
« la folie du désert »59 parce que les
vraies causes de son désespoir et de son aliénation sont
humaines. La sensibilité de Mourad traduit le drame de celui qui se sent
étranger à un espace devenu mirage, et auquel il ne croit pas. La
fuite est aussi une quête à double objectifs : désir de
langage et désir
56 Mammeri 2005, p.119
57 Mammeri 2005, p.118
58 Mammeri 2005, p.155
59 Mammeri 2005, p.70
38
d'écriture. La quête du héros devient
équivoque, du moment que l'espace du désert devient pour lui, non
seulement prétexte, mais quête d'âmes mortes,
légendaire, voire mythique, et aussi un espace de séquestration
et d'étouffement, de renoncement. Lors de la dernière
étape avant le retour à Ghardaïa, le narrateur rapporte
l'écriture à un temps tragique. Le dialogue qui s'établit
entre Mourad et Amalia, explicite une vision antinomique d'une pensée
profonde:
Amalia-un déserteur qu'est-ce que c'est ? Mourad-
c'est quelqu'un qui vit au désert. Amalia- ou qui y meurt ?
Mourad- c`est la même chose 60
Pour le narrateur, le héros ne peut échapper
à son destin tragique, terrassé par le malaise qui le ronge, il
prend le chemin du renoncement. Dans sa dernière lettre adressée
à Amalia, et qu'il détruit au lieu de la lui envoyer ou il expose
les raisons de son abandon :
Si je croyais aux signes, je trouverais cette
traversée exemplaire et j'en ferais un apologue pour l'endoctrinement
puéril des générations à venir. Car maintenant je
suis sûr que, si le désert atavique n'est entré que tard
dans ma vie, il est inscrit dans mes veine depuis toujours. Peut-être
l'ai-je apporté avec moi en naissant. Un jour nous devrions nous
rencontrer61
Mourad n'avait que faire d'une rubrique de la page culturelle
du quotidien Alger Révolution pendant que toute une
civilisation se délabre dans un Sud, en proie à de profondes
mutations. Mourad promenait dans son intimité le désert auquel il
rêvait. Si Bachelard soulignait qu' « Au contact du
désert, on ne change pas de place, on change de nature
»62.Tout porte à croire que Mourad est
devenu désert. A la fin du voyage, les rêves deviennent des
déceptions, le héros retourne à son village natal pour y
mourir. C'est à peu près le même sort réservé
aux héros de son propre apologue. La métaphore du voyage,
à travers le parcours de Mourad selon l'axe des déplacements nord
sud, apparait comme une quête de soi.
2-3 La métaphore de l'Algérie
Française :
60 Mammeri 2005, pp.108-109
61 Mammeri 2005, p.155
62 Bachelard 1957, p.187
39
Sur une carte géographique du Maghreb, le lecteur peut
voir le territoire algérien qui appartenait à la France depuis
1830. Devenu non seulement territoire français, mais peuplé de
colons. La présence de l'Algérie Française se fait sentir
à la lecture de l'incipit du roman, et ce concept marquera son
omniprésence dans la trame narrative du roman. Citons l'exemple :
Ils avaient épousés des bourgeoises
ripolinées [...], qui parlaient français, les plus chanceux, ou
les plus inconscients, avaient épousés des Européennes
[...j63
Comme Kamel, le directeur du journal qui avait
épousé Christine, juste avant l'indépendance. Devenu
ensuite bigame, il épouse, Zineb, une algérienne. Il y a aussi
Amalia qui parle très bien le français, et qu'a connu Mourad
à Poitiers. Plus loin, la mère supérieure Anne-marie et
soeur Véronique, vouées au service de Dieu, s'expriment en
français, ainsi que le lieutenant Cottin et le sergent Bernadi. Au
maquis après avoir soigné presque tous les blessés,
Elles partirent avec deux maquisards, à qui le chef
donna des consignes en français, afin qu'elles comprennent ce qu'il
disait 64
Toutes ces manifestations de la présence francophone
sur le territoire de l'Algérie s'avèrent importantes. Elle marque
les traces d'une présence française en Algérie. Il faut
souligner que d'autres personnages algériens comme Boualem, le Go et
Souad s'expriment aussi en cette langue dans ce roman. Plus loin dans la trame
narrative, le territoire parcouru a par les protagonistes, au cours de la
première étape du voyage, rappel au lecteur la présence
française encore existante, comme ruines du passé et emprunte du
présent. Et puis, sur la route vers Ghardaïa, les voyageurs
rencontrent une vieille dame anglaise parlant français avec un parfait
accent anglais. C'est là un fait qui justifie l'importance de la langue
française sur les plans linguistique et culturel. Ainsi la narration
fait ressortir la présence française encore vivante. La
traversée comme roman se place en ligne directe avec les
années 70. Le fait français trouve toute son affirmation durant
cette période. Il devient non seulement un outil de communication
incontournable pour le fonctionnement des appareils de l'état, mais
surtout une langue d'enseignement. Le roman souligne l'importance passée
et présente du fait français en Algérie.
63 Mammeri 2005, p. 5
64 Mammeri 2005, p. 38
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