Conclusion
C'est donc en suivant la piste tracée par Henri
Mitterrand que nous avons abordé l'aspect spatial de La
Traversée. Si nous nous reportons à l'étude
effectuée par Mitterrand sur le Ferragus de Balzac, il est possible de
diviser ainsi son approche : nous retrouvons une topographie mimétique
en surface, un modèle narratique formel en profondeur et un symbole
idéologique subsumant le tout. Tous ces niveaux sont aussi
explorés dans la présente étude. La partie pratique
retrace dans un premier chapitre ; la topographie mimétique en surface.
Le deuxième chapitre expose les symboles idéologiques ou les
métaphores tandis que, plus loin dans la conclusion, nous examinerons le
modèle narratique profond. Pour que cette démarche soit
applicable à une oeuvre, il faut que l'espace littéraire
préexiste au roman, ce qui était le cas pour l'oeuvre que nous
avons étudiée. L'étape dont nous parlons maintenant
s'appelle la narraticité et elle a été l'objet
d'étude du premier chapitre de la partie pratique de ce mémoire.
Il s'agissait en fait de voir quels étaient les lieux mentionnés
dans le récit et de vérifier leur authenticité par rapport
à un espace réel. C'est en relevant les différents
parcours effectués par les protagonistes que nous avons
déterminé la narraticité du texte.
Dans cette partie, nous nous sommes penchés sur le
parcours linéaire ou l'article écrit par Mourad. Une tribu
s'acharne à traverser le désert, précédée de
héros ... Ces derniers sont chargés d'indiquer la voie et
d'assurer la protection du convoi. Mais, "seuls et exaltés », ils
se lancent à l'aveuglette, suivis tant bien que mal par la meute
essoufflée. Aussi téméraires que distraits. Ils se font
décimer en grand nombre. Le reste des héros succombent une fois
l'oasis atteinte. Les épigones prennent les commandes et se proclament
les dignes successeurs des héros. A travers ce récit
linéaire, le lecteur aura reconnu l'Algérie en guerre et les
épigones ne sont que les futurs idéologues qui puisent dans les
anciennes doctrines des recettes pour gouverner le pays. Tous les indices
relatifs à ce parcours linéaire sont insérés dans
le récit du présent narratif. Les déplacements, ayant lieu
lors du présent narratif, se divisent en neuf étapes distinctes,
chacune associée à l'histoire de l'Algérie des
indépendances. Tant au niveau des parcours analeptiques qu'à
celui du récit premier, il est démontré que l'espace
déployé relève du domaine du réel et, qu'à
ce titre, il nous était possible de procéder à une
étude de la spatialisation narrative dans La Traversée.
La seconde étape de notre étude consistait donc à
établir la mimésis géographique ou la topographie
mimétique en surface, c'est-à-dire établir des
catégories de lieux et voir quelles valeurs leur sont attachées
afin de déceler une éventuelle actantialisation de l'espace. Les
catégories que nous avons établies sont celles des axes Nord-Sud,
Est-Ouest et la verticalité. L'axe Nord-Sud, lié à la
traversée du désert, s'est
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révélé l'axe de l'apprentissage alors que
les protagonistes font l'expérience de l'espace et découvrent que
plus ils se rapprochent du Sud -qu'ils avaient associé au rêve-
plus leurs rêves s'estompent. Ils doivent alors faire face à une
réalité qu'ils avaient espérée tout autre. Et, dans
La Traversée, il semble que cette dynamique, propre à
l'axe Nord-Sud, soit venue influencer la diégèse. Avec tant de
force que les échos du passé s'impriment dans le présent
narratif et le modifient. Quant à l'axe Est-Ouest, il est
rattaché aux déplacements dans les lieux visités où
les protagonistes tentent de recueillir des informations sur les nomades ou sur
l'histoire de leur civilisation. Il faut préciser qu'il existe une
différence entre les lieux situés à l'Est et ceux
situés à l'Ouest. Les premiers relèvent des
réalisations du pétrole, de la modernité et les seconds de
la tradition. Les protagonistes essayent de faire un équilibre tant
géographique que psychologique entre les deux pôles.
Pour sa part, l'axe vertical propose une substitution des
figures verticales naturelles par des constructions humaines plus solides afin
de présenter une image de force. L'axe vertical démontre aussi la
stratification des différents discours apparaissant à travers
l'histoire de l'Algérie des indépendances, et à travers le
récit romanesque permettant ainsi une pluralité discursive. Les
intersections des trois axes et les valeurs qui leur sont associées
historiquement ou spatialement viennent ainsi participer à la
diégèse et s'imposent au déroulement du récit.
Toutefois, l'espace tel qu'utilisé ici ne sert pas seulement comme
actant. Son intervention dans le récit contribue aussi à
transmettre un message symbolique. Le lecteur est ainsi mis en présence
de métaphores qu'il doit traduire. Lors de l'étude de La
Traversée, nous avons relevé trois métaphores
principales liées à l'espace et que nous avons examinées
plus en détail. Il s'agit de la métaphore de l'Algérie, de
celle de l'Algérie française -et de celle du Voyage.
Le mythe du désert des rêves et des souvenirs de
Mourad et la promesse d'un avenir meilleur qui est véhiculé par
ce mythe sont transposés dans La Traversée. La
désillusion semble persister jusqu'à la fin du récit,
l'espoir s'effrite. Mourad retourne à Tasga, un lieu qu'il a
défini comme un village fantôme et où il retrouvera
l'éternel repos, donc la possibilité de ne plus rêver.
La Traversée révèle aussi une
métaphore de l'Algérie française au lecteur attentif aux
signes. Le concept d'une Algérie française à
l'échelle du territoire géographique du pays apparaît
faible et comme appartenant au passé. Des vestiges d'une présence
française subsistent mais sans plus. Il faut ici rappeler que le voyage
à travers le désert est vu comme
une quête d'identité. Mais peut-être
serait-il utile de revoir ici les parcours de chacun des deux protagonistes :
Mourad et Boualem. Voyons d'abord celui de Mourad qui a parcouru tout le
désert pour se rendre compte qu'il est d'une race qui tend à
disparaitre. Toutefois, à la fin du voyage, Mourad prend le chemin de
renoncement, l'unique issue pour les marginaux. Si nous regardons les
déplacements de Boualem, nous pouvons constater qu'il n'a pas
rencontré les grands nomades après lesquels il courait, pour les
rallier à sa croisade. Dès son retour, il va vers la mer, vers
laquelle il n'était jamais allé, comme si elle pouvait effacer
les doutes auxquels il est en proie. Ainsi, ni Mourad ni Boualem ne sortent
indemnes de ce périple au Sahara. Serge, le communiste, soutient le
pouvoir en place. Son parti se situe au spectre du mouvement islamique, comme
pour nous montrer les dangers d'une idéologie islamique tentée de
prendre la succession d'un marxisme. Du côté féminin,
Amalia préfère coucher avec tout homme venu que de faire son
métier de journaliste. A la fin du voyage, les touristes
étrangers retournent chez eux sans que leur vie soit bouleversée.
Quant à Souad, elle joue l'utilité à côté de
la française.
A présent, nous suggérons un modèle
toposémique du parcours de Mourad, comme Mitterrand l'a établi
dans son étude de Ferragus de Balzac.
(Relations géographiques)
Nord Le mythe du désert Sud
Contraires
Point d'arrivée
Point de départ
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Est Le désert pétrolier et traditionnel Ouest
(Relations psychologiques)
L'axe Nord-Sud correspond au voyage à effectuer
à travers le désert. Le véritable point de départ
des voyageurs ne s'amorce qu'à partir de Ghardaïa en direction du
Sud-Est vers Hassi-Messaoud, et le dernier point pour le retour est
situé au Sud-Ouest, c'est à dire Timimoune. Par contre, l'axe
Est-Ouest fait référence aux déplacements dans les lieux
visités et aux états d'âmes des protagonistes. Du point de
vue sémiotique, Mourad ne peut passer de l'Est vers l'Ouest, d'où
l'obligation d'une descente vers le Sud à destination de Djanet. Au
Sud-Est, nous avons le désert pétrolier, aussi une Algérie
moderne ou du présent, autrement dit d'où commencèrent
l'expédition du pétrole et la narration; alors qu'au Sud-Ouest,
nous avons le
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désert traditionnel, aussi une Algérie profonde
ou du passé et le lieu ou prend fin le périple. Mourad cherchait
le désert de ses rêves. Sur l'axe des contradictoires, les
informations sur le désert traditionnel et le contact avec les coureurs
du vent sont recueillis en empruntant la piste que Mourad traversera du Sud-Est
(El Adeb) au Nord-Ouest du Sahara (Timimoune). Ici, il faut se rappeler le nom
d'Amayas, celui qui assuma le rôle de guide. Mourad se retrouve,
très tôt le matin du dernier jour, devant le panneau d'El Golea ou
dormait Ba Salem tranquillement. En outre, ce même panneau indique, par
son axe, le déplacement à travers le désert et donne
à Mourad la possibilité de se réfugier dans son village
natal, où il mourra. Ainsi le roman s'achève sur une fermeture ou
le héros connaitra une fin tragique. Le narrateur ne laisse pas une
ombre de liberté au lecteur d'imaginer une suite à l'intrigue.
L'approche de l'espace narratif de Mitterrand nous a
donné l'occasion de lire l'espace dans La Traversée et
de localiser ces spécificités. Le roman nous a offert beaucoup de
détails historiques, culturelles et géographiques sur
l'Algérie. Avec la dynamique de l'axe principale Nord-Sud, il nous
présente des personnages types qui tentent de se redéfinir en
effectuant une quête personnelle. Celle-ci s'avère infructueuse
dans le contexte de l'Algérie sous la gouvernance du parti unique. En
somme, l'oeuvre de M. Mammeri s'inscrit particulièrement dans un
contexte politique par le combat d'idées, que menaient les intellectuels
dans les années 70-80 pour un avenir prometteur et
générateur d'une vraie démocratie.
Le roman La Traversée aura surement parcouru
l'espace du désert pour transmettre au lecteur une image assez
signifiante de l'Algérie sous la gouvernance du parti unique. Tous les
rêves et les souvenirs sont anéantis à travers ce vaste
espace. Il est devenu quasiment impossible de vivre dans un pays ou
l'intellectuel est marginalisé. Pour l'auteur, le voyage à
travers le désert vise à dévoiler des
vérités, à réveiller le lecteur et non l'endormir.
La génération de l'après l'indépendance se trouve
trompée et ensuite mise à l'écart. Le voyage devient une
fuite sans issue. Notre travail n'a couvert qu'une dimension
infinitésimale de la spatialité dans le texte. Beaucoup de
domaines restent à explorer dans l'oeuvre de l'auteur. Dans un avenir
proche, nous ambitionnons étendre notre étude sur la
spatialité à toute l'oeuvre romanesque de l'auteur.
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Bibliographie : 1-Le Corpus :
MAMMERI, Mouloud, La Traversée, Phon,
1982,197p.
2-Les autres romans de M. Mammeri :
La Colline oubliée, Phon, 1952, 255p. Le
Sommeil du juste, Phon, 1955, 254p. L'Opium et le bâton,
Phon, 1965, 290p.
3-Théâtre
Le Banquet, précédé d'un essai La
mort absurde des Aztèques, Paris, Librairie académique Perrin,
1973.
Le Foehn ou la preuve par neuf, Paris, Publisud, 1982,
pièce écrite et jouée à Alger en 1967.
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