Chapitre n°2 : Cadre Théorique
Dans le présent chapitre, nous voudrions examiner
quelques-unes des approches de l'espace qui nous étaient offertes de
telles sortes d'en avoir assuré une certaine vue d'ensemble, et qui nous
guidera à mieux localiser la théorie spatiale choisie. Longtemps,
la théorie littéraire s'est dévouée à la
dimension temporelle du récit. En outre, la critique traditionnelle ne
voit dans l'espace romanesque qu'un simple décor, un
arrière-plan, ou un mode de description. L'espace ne peut se limiter
à une fonction anodine. C'est un véritable enjeu
diégétique. Son appréhension comme structures spatiales de
l'intrigue permet aux personnages d'exprimer des mondes possibles.
2-1La poétique de l'espace :
Gaston Bachelard, le philosophe, est parmi les premiers
à consacrer ses recherches au domaine de la spatialité en
littérature. Dans La Poétique de l'espace, Gaston
Bachelard propose une approche qu'il nomme topoanalyse. Elle : «
Serait donc l'étude psychologique systématique des sites de
notre vie intime »22
Selon lui, l'étude de l'espace d'un roman vise à
dégager les valeurs symboliques liées aux paysages du point de
vue du narrateur ou de ses personnages. Mais cette démarche a
été décriée par la critique, en particulier le
sémioticien Henri Mitterrand qui estime que La Poétique de
l'espace ne permet pas de couvrir toute la dimension du texte.
2-2 Approche linguistique de l'espace :
-Pour Weisgerber, l'espace romanesque n'est pas un espace
auquel s'intéresse les sciences exactes mais celui qui s'apparente aux
sciences humaines ; c'est un espace :
Jonché d'obstacles, criblé de fissures,
défini par des directions et lieux de privilégiés,
bourré de sons, de couleurs, de parfums23.
De plus, il conteste, dans son ouvrage L'espace
romanesque, la relégation de l'espace aux sphères du
décor et de la description. En revanche, Weisgerber élève
l'espace au même rang qu'un personnage. Sa démarche prend en
considération les points de vues : du narrateur, des
22 G. Bachelard, La Poétique de
l'espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1957, p. 27
23 J. Weisgerber, L'Espace romanesque,
Lausanne, Editions L'Age d'Homme, Bibliothèque de
littérature comparée, 1978, p.19
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personnages et du lecteur. Selon Weisgerber, conjonctions,
adverbes et prépositions unissent non seulement les différents
lieux investis par les personnages, mais créent aussi la tension
diégétique.
-Roland Bourneuf met en valeur la relation de l'espace avec
les autres éléments constitutifs du roman. Il considère
l'espace « Au même titre que l'intrigue, le temps ou les
personnages comme un élément constitutif du roman
»24. Pour lui, une étude sur l'espace devrait
reconstituer la topographie du roman, ou il s'agit : d'identifier et de
caractériser chaque lieu de l'espace choisi pas l'auteur, de
dégager les relations qui s'établissent entre les lieux et les
actions des personnages. Comme il conviendra aussi de distinguer les lieux
réels ou évoluent les personnages et l'espace imaginé,
évoqué à travers la conscience des personnages, des
actions qui se déroulent dans chaque lieu et lui confèrent une
fonction dans le récit.
2-3 L'espace comme métaphore :
La narratologie de Gérard Genette ne tient aucun compte
de l'espace dans le récit. Cependant, ce théoricien a reconnu
l'existence de :
Quelque chose comme une spatialité active et non
passive, signifiante et non signifié, propre à la
littérature, spécifique à la littérature, une
spatialité représentative et non représentée
25
D'autre part, Genette envisage l'espace dans un sens
figuré. Il souligne que la métaphore spatiale est utilisée
par l'homme pour discuter sur un sujet donné en se
référant à l'espace pour avoir des perspectives d'avenir
ou, tel le cas de notre roman. L'approche spatiale chez Genette élude le
lien essentiel entre fiction et réalité. Néanmoins,
Genette confirme la fonction dynamique de l'espace et son autonomie
narrative.
2-4 La théorie spatiale narrative de H.
Mitterrand:
Mitterrand dans son ouvrage Le Discours du roman met
en avant le rôle essentiel de l'espace romanesque qu'il définit
comme étant le :
24 R. Bournef, « L'Organisation de l'espace dans
le roman ». Etudes littéraires, 1970, Vol, n°1,
p.82
25 G. Genette, « La Littérature et
l'espace », dans Figure II, Paris, Le Seuil (Points), 1976.
p.44
19
Champ de déploiement des actants et de leurs actes,
comme circonstant, à valeur déterminative, de l'action
romanesque 26
Pour Mitterrand, l'espace fait émerger le récit,
détermine les relations entre les personnages et agit sur leurs actions.
Une étude spatiale ne peut se limiter à une démarche
simplement topographique mais s'attèle à «
Dégager les valeurs symboliques et idéologiques
attachées à sa représentation »27.
Selon Henri Mitterrand, l'espace est muni d'une double dimension : l'une
topographique et l'autre fonctionnelle. C'est un instrument qui organise et
découpe les sous espaces affectés aux personnages, ordonne leurs
places, leurs mouvements, et leurs actes.
L'espace dans lequel évoluent les personnages dans
La Traversée est réel et préexiste au roman. Ces
lieux et déplacements sont porteurs de sens et de là-même
capables de remplir une fonction textuelle. C'est en nous basant sur la
théorie de l'espace narratif de Mitterrand que nous allons tenter
d'étudier l'espace dans La Traversée. Mais auparavant,
nous allons nous pencher sur l'analyse de Ferragus de Balzac.
Mitterrand démontre que l'auteur attribue le rôle d'actant
à l'espace. Pour lui, l'espace parisien est doublement
sémantisé puisqu'il est à la fois représenté
et commenté, autrement dit
d'un côté, [l'espace] se trouve inclus dans
l'univers raconté [...]; d'un autre côté, il fait l'objet
d'un discours, explicite ou implicite, s'inscrivant dans une conception, une
vision, une théorie de Paris28
Pour mieux cerner l'analyse faite par Mitterrand,
permettez-nous de vous étaler un bref résumé de
Ferragus. Dans le Paris de 1818, Auguste de Maulincour, officier
appartenant à la société du faubourg Saint-Germain, est
secrètement amoureux de Clémence Desmarets, épouse de
Jules Desmarets, un agent de change de la rue Ménars. Un jour,
Maulincour découvre que la jeune femme rend visite à un homme,
rue Soly, et il l'a suspecte rapidement d'avoir un amant. Profitant d'une
réception à l'hôtel du baron de Nucingen, rue Saint-Lazare,
il révèle à Clémence qu'il a percé son
secret. Après cette annonce, Maulincour échappera à la
mort à plusieurs reprises avant d'être finalement
empoisonné par Ferragus, l'homme à qui la jeune femme rendait
visite. Toutefois, avant de mourir, Maulincour a eu le temps de
dénoncer
26 H. Mitterrand, Le Discours du roman,
Paris, Presses Universitaires de France, coll. `Ecritures', 1980, p.190
27 Mitterrand 1980, p.194
28 Mitterrand 1980, p.189-212.
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Clémence à son mari. Or, il apparaît que
Ferragus, un ancien forçat et le chef de la société
secrète des Treize, n'est autre que le père de Clémence.
Craignant que ce mensonge fait à son mari sur ses rendez-vous secrets
ainsi que sur ses pauvres origines n'altère l'amour que celui-ci lui
porte, Clémence se laisse mourir. Terrassé par la douleur, Jules
quitte maison et travail pour aller vivre à l'extérieur de Paris.
Quant à Ferragus, il est aperçu, hagard et perdu, suivant le
cochonnet des joueurs de boules. Et toute cette intrigue se noue du fait d'une
rencontre fortuite, rue Soly.
Dans son analyse, Mitterrand procède d'une
manière rigoureuse. Il étudie d'abord les lieux tels qu'ils
figurent dans la diégèse et démontre que l'espace
participe à l'action et ne sert pas seulement de décor. Prenant
en considération les noms des rues ou se déroule l'intrigue,
Mitterrand a choisi la rue comme axe du récit. De notre
côté, nous avons choisi les axes Nord-Sud, Est-Ouest et vertical
dans l'étude de La Traversée. Cet axe de la rue est mis
en relation avec le personnage principal, Clémence Desmarets. Ainsi d'un
côté, apparait le Paris traditionnel, soit les rues Soly de
Ferragus et de Bourbon de Maulincour, et de l'autre, le Paris moderne, soit les
rues Ménars de Jules et l'Hôtel de ville où siège le
préfet. D'autre part, le Paris traditionnel représente les
relations naturelles, puisque Clémence se déplace d'un lieu
à l'autre, allant de chez son mari à son père. Pour ces
relations mondaines, Clémence peut fréquenter le Paris moderne
c'est-à-dire la rue Ménars et l'Hôtel de ville. En
utilisant différents discours sur les lieux pour créer un
discours littéraire, Mitterrand démontre que Balzac fait jouer le
rôle d'actant à l'espace. En outre, à travers les
figurations représentées, c'est l'histoire de la
société parisienne qu'il nous est possible de lire.
Afin d'aboutir à une telle conclusion, Mitterrand
analyse le récit en procédant de façon rigoureuse. Il
étudie d'abord les lieux réels apparaissant dans la
diégèse et voit quels sont les discours qui leur sont
associés. Cette partie est nommée la "narraticité". Puis,
il passe à l'établissement de la mimésis
géographique, c'est-à-dire qu'il effectue une répartition
des lieux mentionnés dans le récit et voit quelles sont les
valeurs qui recouvrent cette répartition. Ensuite, il peut
dégager le symbole idéologique contenu dans l'oeuvre pour
finalement présenter un modèle narratique ou toposémique.
Nous allons décidément appliquer la même démarche
que Mitterrand, tout en respectant la totalité du parcours des
protagonistes à travers le désert. La poétique de
l'espace de Bachelard nous accompagnera aussi tout au long de notre
travail. A présent, nous passons à l'application des
différentes étapes de l'analyse. Dans le premier chapitre, nous
allons donc retracé les lieux réels apparaissant dans l'oeuvre,
établissant ainsi la narraticité. Il s'agissait de relever les
caractéristiques qui servent à rendre
21
l'illusion spatiale romanesque réaliste. Ce chapitre
est divisé en deux sections soit le parcours analeptique-
c'est-à-dire le voyage qui est effectué avant le présent
narratif, il est question de l'article écrit par Mourad - et, les
parcours du présent narratif, ces derniers recouvrant les diverses
étapes du voyage. Ensuite nous nous consacrons à
l'établissement de la mimésis géographique, soit la
catégorisation des lieux mentionnés et le système de
valeurs qui y est associé. Dans l'oeuvre de Mammeri, cette
catégorisation des lieux s'est effectuée suivant les axes de
déplacements à travers les régions désertiques et
subdésertiques du pays (axes Nord-Sud et Est-Ouest), et suivant les
figures verticales, telles les formations naturelles et constructions humaines.
À chacun de ces axes correspond un système de valeurs qui vient
influencer le récit et qui participe même à l'intrigue.
À titre d'exemple, mentionnons le lien entre la caravane devancée
par les héros et le voyage des protagonistes. Dans ces
déplacements, le Sud représente le rêve, l'espoir d'un
avenir meilleur et ce, autant pour les protagonistes de La Traversée
que pour les héros. Ce Sud est un ailleurs qu'il est possible de
rêver, un futur. Toutefois, tant pour les protagonistes que pour les
héros, plus on s'approche du rêve, plus celui-ci s'effrite. Et la
localisation du rêve est toujours dans l'ailleurs par rapport à
l'ici - qui correspond au présent narratif.
Il est donc possible de voir à quel point l'espace et
les déplacements influencent la diégèse du récit.
Et non seulement l'espace est-il actantialisé, mais aussi sert-il de
véhicule à des notions plus abstraites; ce qui nous a
amené à parler des métaphores développées au
cours de la narration. Nous traiterons entre autres, dans le second chapitre,
celle de l'Algérie, de l'Algérie française, et de celle du
Voyage. Nous étudierons le mythe du désert et verrons comment il
s'est transformé. Nous analyserons encore la représentation
romanesque de l'Algérie des indépendances au désert, ainsi
que ce qu'il reste du rêve d'une Algérie française. Les
parcours des trois protagonistes -Mourad, Boualem et Serge - sont pour leur
part inclus dans la métaphore du voyage où, là encore, il
est possible d'observer la dynamique existant entre les systèmes
topologique, actantiel et diégétique. Nous réservons pour
la conclusion la présentation du système topologique apparaissant
sous la forme d'un carré sémiotique dans lequel nous pourrons
suivre les déplacements d'un personnage principal, Mourad. Le
modèle que nous proposerons intègre les axes et le système
narratif de l'oeuvre. Il sera ainsi démontré que l'espace est un
élément actif dans l'oeuvre étudiée, que La
Traversée se révèle un roman bien ancré dans
son époque et qu'une expérience de l'espace mythique du
désert y est largement narrée et vécue par les personnages
du roman.
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