Partie théorique
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Chapitre n°1 : Présentation de l'auteur
1-1Sa vie :
Mouloud Mammeri est né le 28 décembre 1917
à Taourirt Mimoune, un petit village de la grande Kabylie coupé
du monde extérieur. D'une famille aisée et d'un père
détenteur de savoir. Mouloud Mammeri est donc confronté
très tôt au choc d'une double culture. Il découvre un monde
qui lui est étranger. Jusqu'à onze ans, il fréquente
l'école du village, première école dite kabylo
française, implantée en Kabylie en 1883 dans le cadre de la mise
en place de l'école laïque. Ces premières années de
formation orientent Mouloud Mammeri vers : « L'ouverture la plus large
possible sur les plus divers horizons »8. Il poursuit ses
études secondaires d'abord à Rabat, puis à Alger. Ayant en
vue l'école normale supérieure, il part pour le lycée
Louis Le Grand à Paris. De ces années d'études, Mammeri
dira :
J'ai réussi une formation remarquable. Après
tant d'années écoulées depuis ce lointain passé, je
suis encore gré à mes maitres de me l'avoir dispensé ;
j'en ai eu d'éminents : j'ai eu Jean Grenier comme professeur de philo
(c'est lui qui m'a poussé à écrire mon premier papier) ;
j'ai aimé Homère à travers Louis Gernet
9
Mobilisé en 1939, il est libéré en 1940.
Remobilisé en 1942, il prend part aux compagnes de l'Italie, France et
Allemagne. En 1947 à Paris, il subit avec succès les
épreuves du concours pour le recrutement de professeurs de lettres.
Enseignant à Médéa en 1947-1948, ensuite il est
nommé au lycée Ben-Aknoun près d'Alger. La plume de
l'auteur se voue pleinement à la cause nationale, lorsque la guerre de
libération éclate en novembre 1954. En 1957, alors que la guerre
de libération fait rage, Mouloud Mammeri rédige sa pièce
de théâtre « Le Foehn », qui traite de la
guerre d'indépendance. Elle ne sera jouée qu'en 1967 en
français au théâtre national d'Alger, ainsi qu'aux
théâtres régionaux de Constantine et d'Oran. En 1969,
Mouloud Mammeri motivé par la sauvegarde du patrimoine culturel
Algérien, traduit et transcrit les poèmes de Si Muhand Ou M'hand,
les préservant ainsi de l'oubli. De retour en Algérie, juste
après l'indépendance, Mouloud Mammeri est professeur à
l'Université d'Alger pendant quelques années où il y
assure un cours sur l'ethnographie de l'Afrique du nord. Il a aussi
dirigé à partir de 1969, le Centre de Recherches
Anthropologiques,
8 Tahar Djaout, Entretien avec Mouloud
Mammeri, Alger, Laphomic, 1987, p. 50
9 Djaout 1987, p.16
11
Préhistoriques et Ethnographiques (CRAPE) à
Alger. Suite aux évènements du printemps berbère du 20
avril 1980, il est exclu du champ culturel étatique, avant de prendre sa
retraite en 1982. Tout compte fait, l'auteur poursuit son oeuvre
littéraire et ses travaux sur la littérature orale
berbère. Entre 1969 et 1989, il a produit sept ouvrages entre l'essai et
la poésie, publiés chez Phon, Europe, Maspero ou Bordas,
précisément : La table ronde, La Meute,
Machaho, deux pièces de théâtre, Le foehn
ayant pour cadre la guerre de libération, et le Banquet,
précédée de La Mort des Aztèques où
il nous décrit l'extinction de toute une civilisation, et l'effondrement
de l'empire aztèque. Il publie aussi deux recueils de conte pour
enfants. Mouloud Mammeri crée en 1982 à Paris, avec la
collaboration de son ami Pierre Bourdieu, le Centre d'Etudes et de Recherche
Amazigh (CERAM) et la revue AWAL. De plus, il donnait des
conférences sur la langue et la littérature Amazigh, au sein de
l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales(EHESS). Durant l'année
1988, Mouloud Mammeri reçoit à Paris, de la part de
l'Université de la Sorbonne, le titre de « Docteur Honoris Causa
». Le 26 Février 1989, Mouloud Mammeri décède
à la suite d'un accident de voiture près d'Ain Defla à son
retour d'un colloque tenu à Oujda au Maroc.
1-2 Un auteur, une écriture, un style
1-2-1 Son rapport à la langue française
:
Dès son jeune âge, Mouloud Mammeri devient un
admirateur fervent et nostalgique de ses origines, de la culture de ses
ancêtres, de la société dans laquelle il vit. Pierre
Bourdieu, sociologue et ami de l'auteur dira:
L'histoire du rapport de Mouloud Mammeri à sa
société et sa culture originelle peut être décrit
comme une odyssée avec un premier mouvement d'éloignement vers
les rivages inconnus et plein de séduction, suivi d'un long retour, lent
et semé d'embûches, vers la terre natale10
Son oeuvre romanesque n'est pas abondante, contrairement
à certains écrivains de sa génération ; citons M.
Dib par exemple, mais ses romans ont tous été traduits en
plusieurs langues. Mouloud Mammeri est l'un des représentants les plus
éminents de la littérature algérienne des années
cinquante. Il s'empare tôt de la langue française, pour exprimer
son désarroi, sa frustration face à une époque coloniale
dramatique, et qui a pulvérisé toutes les
10 P. Bourdieu, L'Odyssée de la
réappropriation, Alger, in Awal, 1998, p.5
12
certitudes du passé d'un peuple. C'est à partir
de ce contexte que l'auteur a éprouvé la nécessité
d'écrire en cette langue, sans complexe d'exil ou d'aliénation.
Dans un entretien accordé à l'écrivain-journaliste Tahar
Djaout, il déclarait :
J'ai appris le français à l'école, il
s'agit donc d'un apprentissage artificiel. Mais une fois la langue acquise
j'avoue que j'en ai apprécié les avantages. Ce n'est pas pour ses
bénéfices pratiques, parce qu'elle permet une ouverture
très large sur le reste du monde, en particulier le monde moderne [...].
C'est surtout parce que c'est un instrument de libération- y compris
d'elle-même11
La question identitaire est au centre de ses romans. Elle se
conjugue en une inquiétude existentielle, un souci des origines. Il
revendique son algérianité à travers les discours
développés par les personnages de ses romans. La langue et la
culture berbère, longtemps ignorées par les instances politiques,
sont bien enracinées chez l'auteur. Mouloud Mammeri dévoile son
désappointement de cet état de fait à Tahar Djaout :
L'Etat algérien, [...] après un quart de
siècle d'indépendance, vit le scandale de ne pas reconnaitre
comme algérienne une langue parlée en Algérie depuis des
millénaires12
Pour lui, le berbère est sa langue maternelle, et par
laquelle s'exprime son bien-être. Mais la berbérité que
revendique l'auteur est perçue comme refuge contre la
dépersonnalisation, pour ce peuple isolé dans la montagne.
Dans Le Sommeil du juste le personnage d'Arezki
illustre bien cette idée. Le sujet tente, dans un premier temps, de se
démarquer de son identité d'origine, alors que ce n'était
qu'une illusion. Dans une lettre adressée à son maitre, M.
Poiré, Arezki dit : « [...] ce que j'ai avalé, de
siècles d'auteurs, de mots, de raisonnements
[...]»13.
11 Djaout 1987, p. 49
12 Djaout 1987, p. 49
13 M. Mammeri, Le Sommeil du juste, Phon, p.
133
13
Rappelé dans l'armée française, il s'est
rendu compte qu'en situation de dominé, s'exprimer par la langue de ses
aïeux, c'est affirmer son identité. Le narrateur nous le fait
savoir à travers ce passage :
Depuis que je suis un guerrier, écrit Arezki
à son ancien maitre, c'est fou ce que j'économise les mots, du
reste, j'ai par bonheur oublié tous ce qui ne servent à rien, la
moitié des vôtres y ont sombré14
Mouloud Mammeri est un intellectuel engagé, producteur
de pensées. Influant grandement les générations des
années soixante-dix et quatre-vingt, il a bien marqué son
époque. Dès sa parution en 1982, le roman est muni d'un
dispositif dit occulteur et dont l'origine sont les organes de la presse
algérienne. L'exception étant faite d'un article paru dans «
Révolution Africaine » en 1986. Dans ce sens M. Mammeri
déclarait à A. Djeghloul :
Quand La Traversée a paru, la moindre des
choses aurait été d'en parler en bien ou en mal, qu'importe. Or,
je sais que des journalistes ou des critiques littéraires ont
écrit des papiers sur La Traversée. Ils les ont proposés
à des journaux qui les ont refusés15
Cette déclaration affermit le discours sociopolitique
développé dans le roman, ce qui lui a valu non seulement sa
marginalisation médiatique, mais certainement son absence
d'édition. Ce n'est qu'à partir de 1991, deux ans après la
disparition tragique de l'écrivain, que son édition reprit son
cours.
L'écriture de M. Mammeri dans La Traversée
demeure la seule écriture prémonitoire et clairvoyante.
Comme roman, il retrace la situation de l'Algérie au lendemain de
l'indépendance. L'auteur choisit un cadre spatial ouvert sur les
inquiétudes, pour traduire l'évolution de son écriture et
le cheminement de sa pensée. Une vision antinomique s'installe chez
l'auteur non pas comme une tare, mais comme une chance qui présage un
avenir meilleur.
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