Introduction générale
L'année 1982, l'auteur faisait paraitre aux Editions,
Phon, « La Traversée »1, son
quatrième et dernier roman, après une absence de dix-sept ans sur
la scène littéraire. Durant cette période, toutes les
oeuvres de M. Mammeri y compris « La Traversée »
seront frappées d'interdit, que ce soit dans la presse ou dans
l'édition. Auparavant, il avait publié : « La Colline
oubliée »2(1952), ce premier roman a suscité
une vive polémique au sein du milieu nationaliste. En cette même
année, il est couronné par le « Prix des Quatre Jury »
que l'auteur a refusé, « Le Sommeil du juste
»3(1955) où l'auteur retrouve son
algérianité, comme en témoigne Othmane Saadi (juin 1967)
dans AL-Moudjahid athaqafi en arabe : « (...) le louant d'avoir
trouvé son algérianité avec Le Sommeil du juste
(1955)»4. « L'Opium et le Bâton
»5 (1965) est adapté au cinéma par l'Office National du
Cinéma et de l'Industrie Cinématographique (ONCIC) en 1969, sorti
en salle en 1971 sous la réalisation d'Ahmed Rachedi. Chacun de ces
romans se restreignait à un espace géographique clos : le
village.
Pour l'essentiel, le narrateur nous raconte dans le roman,
l'histoire de Mourad, un journaliste d'une quarantaine d'années environ,
qui vient de déposer sa démission au journal « Alger
Révolution », car il ne veut plus jouer le jeu des élus
qui lui ont ouvert les portes du paradis. Mais avant de quitter le journal,
Mourad rédige un article intitulé « La Traversée
du désert (apologue en trois tableaux) »6.
Ça n'a pas l'air de plaire à certaines autorités. Cela
dit, bien entendu, le directeur du journal Kamel n'a pu faire autrement que de
constater qu'il y avait une dimension politique masquée. Mourad
décide de s'exiler en France. En attendant, il effectue un voyage
symbolique, jette un dernier regard sur les tréfonds de son
arrière-pays (Le Sahara) qui se délabre continuellement. Il
préfère retourner au village, rejoindre ses origines avant que la
mort ne l'emporte.
Il s'ensuit clairement que le roman raconte le drame de
Mourad. Intellectuel et héros, à la fois, il appartient par ses
origines à une minorité linguistique isolée, dans un
village (Tasga) asphyxié, devenu fantôme. La société
que décrit le narrateur avec une lucidité teintée
d'amertume, renie ses idéaux et à laquelle il ne s'identifie pas
totalement. Il exprime ses états d'âme, son mal de vivre, ses
désillusions. Le héros est coincé entre deux espaces :
celui des
1 M. Mammeri, La Traversée, Phon,
1982,197p
2 M. Mammeri, La Colline Oubliée,
Phon, 1952, 255p
3 M. Mammeri, Le Sommeil du juste, Phon,
1955, 254p
4 Jean Déjeux, Situation de la
littérature maghrébine de langue française, O.P.U,
Alger, 1982, p. 150
5 M. Mammeri, L'Opium et le Bâton,
Phon, 1965, 290p
6 M. Mammeri, La Traversée,
Éditions EL-OTHMANIA, Alger, 2005, p.30
7
siens, méconnaissable ; celui de la
société urbaine qui a fini par trouver des
stéréotypes, pour mener « la grande vie
»7. Lui et ses semblables mènent une vie au
ralenti, se déchantent lentement, faute de croire à des valeurs
pouvant justifier l'existence. La seule issue possible à ce
déchirement : la fuite au terme d'une prise de conscience par le
héros de ce qu'il est, un homme d'une époque révolue. Il
ne croit même plus à la révolution qui avait pourtant
motivé pleinement son engagement, pour son combat contre l'oppresseur.
Il s'est avéré que cette révolution faite de promesses,
ouverte sur un avenir moderne, n'était que leurre. Et le narrateur ne
cesse de nous révéler l'impuissance du héros face à
l'ordre établi.
Dans La Traversée, nous assistons à une
ouverture de l'espace : c'est le désert qui devient, essentiellement, la
scène ou plusieurs lieux sont cités et les personnages se
déplacent continuellement. Il faut souligner que le déroulement
de la diégèse dans un contexte postcolonial représente un
indice qui exprime l'importance qu'occupe l'espace dans le roman. Or, celui-ci
ne peut se limiter à une simple mention de lieux, ou de décors
statiques mais intervient de la même manière que le ferait un
personnage. Le décor est donc le premier élément faute de
quoi l'action ne peut se réaliser. En outre, le décor
relève du domaine du réel. L'auteur doit créer l'illusion
réaliste afin de donner plus de vraisemblance au récit. C'est
à partir de cette caractéristique que nous avons eu l'idée
d'entamer le roman dans son aspect spatial.
Nous proposons de faire une étude de l'espace de La
Traversée qui consiste à montrer : comment l'auteur
présente les différentes étapes du voyage qu'effectue
l'équipe des journalistes. Quelles sont les valeurs symboliques et
idéologiques attribuées aux lieux visités ? Peut-on parler
de métaphores développées au cours de la narration ?
Partant de ce questionnement, nous aboutissons à l'interrogation
globalisante de notre problématique qui se résume comme suit :
« L'espace du désert joue-t-il le rôle
d'actant dans La Traversée ?».
Notre objectif est de dégager l'aspect
sémantique de l'espace du désert dans La
Traversée. A ce stade de notre réflexion, nous
émettons les hypothèses suivantes :
Le désert comme espace topographique et fonctionnel,
organisé et suggéré par l'auteur, dégage des
valeurs symboliques et idéologiques.
Le désert en tant qu'actant sert de véhicule de
concepts plus abstraits et permet de dégager des métaphores en
particulier celle de l'Algérie.
7Mammeri 2005, p.7
8
Notre intérêt transparait dans le désir
d'informer le lecteur sur cet auteur talentueux, qui a écrit durant plus
d'une trentaine d'années, et que l'en croit connaitre mais qui demeure
le chantre de la culture berbère, non reconnu à sa juste valeur,
parfois même lésé dans sa propre oeuvre. Il s'agit
également d'apporter quelques précisions sur la
littérature algérienne d'expression française, notamment
celle qui s'illustre dans l'espace de la production romanesque.
Le choix de notre thème n'est pas du tout de
circonstance, mais réside dans le constat selon lequel, nous sommes en
présence d'un roman qui fait partie du patrimoine culturel
algérien. Il est produit par un maitre de l'écriture. Une
denrée rare de nos jours. A la lecture du roman, nous étions
entrainés dans une diversité d'espaces dont le voyage à
travers le désert s'accorda à nos ambitions, ce qui nous a
motivés d'en faire un objet de travail. Ce voyage d'un mois nous a fait
découvrir le monde isolé du sable, la nature sauvage. S'il est
certes long et pénible, il nous a orientés sur d'autres pistes de
lecture en particulier sociopolitique. Reste que le roman se
révèle intéressant et imbu de symboles à
décrypter.
Notre travail se compose de deux parties
complémentaires. Dans la première partie, nous étalerons,
tout d'abord, un aperçu sur la biographie de l'auteur, ainsi que les
faits importants qui ont couronné sa vie. Ensuite, nous aborderons le
mode d'écriture dans le roman La Traversée. Enfin, nous
examinerons quelques-unes des approches théoriques qui nous
étaient offertes, afin d'avoir une certaine direction, et pour qu'on
puisse le mieux situer notre théorie spatiale choisie. Dans la
deuxième partie, nous retracerons les différentes étapes
du voyage apparaissant dans la diégèse. Ensuite nous tenterons de
dégager les valeurs symboliques et idéologiques qui s'y
attachent. Enfin, nous étudierons la métaphore de
l'Algérie. Pour clôturer notre travail, nous synthétiserons
la totalité des étapes de l'analyse de notre corpus.
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